La Réserve : Archives Barbara Michel (I)
Temporalités et carte bancaire
Initialement paru dans : S. Dufoulon dir., Internet ou la boîte à usages , l’Harmattan, 2012, p. 31-57
Texte intégral
« La société se paie toujours de la fausse monnaie de son rêve. » (M. Mauss)
Introduction
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1 En 1974 Moreno dépose le brevet de la carte à puce, en 1984 se crée le GIE ...
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2 Les objets protocolaires sont par excellence : le réfrigérateur 98 % ou le ...
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3 La carte bancaire, diffusée très largement depuis 1984, connaît un certain ...
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4 Voir en 1999 notre article : B. Michel, « La carte bancaire : les représent...
1Dire de la carte bancaire que c’est un média peut surprendre de prime abord. Pourtant, elle a toutes les caractéristiques des « nouveaux média », tout en étant déjà très ancienne dans les pratiques de chacun. Depuis quelques années, le système bancaire français propose à sa clientèle un service : la carte bancaire1. Réservée jusque-là à une minorité privilégiée (American Express, Dinner Club…), l’utilisation de la carte bancaire se diffuse largement: elle est devenue un « objet protocolaire »2 même si l’acquisition reste subordonnée à des conditions encore restrictives. La carte bancaire s’est imposée comme une évidence de facilité, de rapidité, de fiabilité, et de sécurité. Elle connaît un relatif succès3. Au début de l’étude, quand nous en parlions, il semblait à tous que la carte bancaire avait suscité de multiples recherches: pourtant la seule étude sociologique existante datait de 1990 et était celle de A. Gueissaz4.
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5 La carte bancaire est tout à la fois : un mode de paiement, de crédit (voir...
2La simplicité de la carte bancaire n’est qu’apparente5, l’objet est un assemblage de techniques de haute performance, qui mélange des techniques d’information et de communication, des logiques d’infrastructures de réseaux (ligne téléphonique et électricité, réseau d’ordinateurs), des interconnexions à d’autres techniques comme les caisses enregistreuses ou les distributeurs de billets, composite de techniques de bande magnétique (lecture optique) et de puce (qui mémorise nombre d’information, etc.). C’est un objet technique qui appartient de fait à ce qu’il est convenu d’appeler les « nouveaux médias ».
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6 A. Bressand, C. Distler, « La planète relationnelle », Flammarion, Paris, 1...
3Le dispositif technique de la carte bancaire désigne un hybride de plusieurs techniques qui mêlent informatique, carte à puce, et caisse « enregistreuse de génie » ; l’outil perfectionné, complexe et coûteux dont le fonctionnement se veut simple et facile pour l’utilisateur ; « machine relationnelle du quotidien »6 dont la fonction mélange dans la même histoire contact, contrat et connivence ; objet culturel qui fabrique du réseau d’un triple point de vue : infrastructure (techniques), infostructure (normes) et infoculture (usages mis en commun des différents acteurs).
4C’est ainsi que la carte bancaire est un produit complexe, à la fois instrument de crédit, de paiement et une « carte d’identité » économique ; un produit technique lié à l’informatisation des circuits d’intermédiation, et un chaînon intermédiaire entre les moyens de paiement traditionnels et la carte à mémoire, c’est aussi un lieu d’apprentissage social de la monétique.
5La carte bancaire est un média qui permet la communication entre différents partenaires ; une vaste circulation d’informations relatives aux achats, entre différents partenaires ; une assurance de solvabilité ; une information sur les modes de consommation de chaque utilisateur ; un flux d’échanges qui englobent production, consommation et répartition. Le dispositif permet : « d’assurer le débit » pour développer la consommation, car « circuler c’est mesurer ». Une déréalisation des transactions par une abstraction plus grande du système de paiement. La carte bancaire met en une double interactivité : une interactivité Homme/Machine ; une interactivité entre quatre types d’acteurs (banquiers, commerçants, entreprises, utilisateurs individuels). Un triple réseau se constitue autour du dispositif technique, à partir des normes du système bancaire et à propos des échanges relationnels entre les acteurs.
6Entre les peurs de « 1984 » d’Orwell et les espérances du « village global » prédites par Mac Luhan, le système carte bancaire est un exemple de transformation de notre organisation et de nos relations, il peut servir de référence à ce que nous nous efforçons de comprendre, à savoir l’incidence des médias actuels sur nos vécus.
1. Vers une sociologie des usages
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7 J. Ellul, Propagandes, Colin, Paris, 1963.
7Depuis les années 1980, les notions d’usages et d’usagers permettent de rompre avec l’idée d’une conception étriquée de l’utilisateur comme passif et soumis soit à la manipulation, soit aux diktats de l’offre. Dès les années 1960, Ellul7 attire l’attention sur les propagandés comme complices de la propagande et montre toute l’importance du rôle du propagandé pour expliquer la dynamique et l’ampleur du phénomène. Il met en doute la pertinence des études américaines sur les effets et les influences des média. Notre société, d’après la théorie d’Ellul, par la sur-information nourrit un goût pour les idéologies, il y a des conditions sociales politiques ou culturelles qui favorisent la propagande par une demande du propagandé à croire en quelque sorte. Derrière la société dite d’information et de communication, une société d’usagers se tapit. L’usager est très largement étudié comme mettant en œuvre des procédures, des modalités d’appropriation, de détournement, de piratage ou de rejet des nouvelles technologies (et/ou des messages).
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8 C’est dire qu’entre nous et les autres nous multiplions les média qui devie...
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9 Norbert Wiener prédit que nous allons vers un monde où « les messages entre...
8La remarque générale est que la communication est de plus en plus médiée8 par des dispositifs techniques9. La société d’usagers repose sur une coupure de plus en plus nette entre un monde de la production et un monde de la consommation. Si le producteur se réfère sans arrêt aux prétendues demandes et besoins des consommateurs, c’est plus une mise en scène qu’une réalité.
10 M. De Certeau, L’invention au quotidien, Union Générale d’Éditions, Paris,...
« À une production de plus en plus rationalisée, expansionniste, centralisée, spectaculaire et bruyante fait face une production d’un type tout différent, qualifiée de consommation, qui a pour caractéristiques ses ruses, son effritement au gré des occasions, ses braconnages, sa clandestinité, son murmure inlassable, en somme une quasi-invisibilité puisqu’elle ne se signale guère par des produits propres, mais par un art d’utiliser ceux qui lui sont imposés. »10
9Quand De Certeau attire l’attention sur l’activité du consommateur, il montre que le consommateur n’est pas que de la « pâte à modeler », qu’il agit à partir de ce qu’on lui propose, et surtout il démontre l’absurdité des nombreuses études linéaires et déterministes qui partent de l’invention à la production d’objets (le message peut dans ce cas être aussi analysé en terme d’objet) comme si seul le producteur était un acteur. Dans la coupure idéologique entre producteurs et consommateurs, un oubli est toujours commis, les producteurs sont toujours aussi en situation d’être des consommateurs d’autres produits que les leurs. Or la représentation du consommateur passif, idiot, est très bizarre, voire masochiste si simplement nous acceptons que tous nous sommes mis dans une situation de consommateur. Quand nous produisons, notre représentation de nous-mêmes est valorisée, quand nous consommons notre image se détériore. C’est cette coupure en deux qu’attaque de plein front De Certeau. Mais ce qu’il écrit va être sur-utilisé, pour s’abstraire des déterminismes à l’œuvre comme si tous les acteurs de la consommation étaient perpétuellement en train de transgresser l’ordre de la production. La focalisation excessive sur les individus et leur capacité de création, d’expression devient à son tour une idéologie de la recherche qui masque les enjeux de pouvoir qui se jouent dans la double activité production/consommation. La surévaluation du pouvoir de l’usager est susceptible des mêmes critiques que la surévaluation du déterminisme technique ou économique. Si l’usager, rusé et malin, était perpétuellement en mesure de détourner la production, il faudrait alors l’installer en contre-pouvoir. Mais ce n’est jamais le cas, pour De Certeau, il y a bel et bien domination des consommateurs par le système de production et c’est à l’intérieur des contraintes que l’activité du consommateur se situe. Cela nous amène à constater que par rapport aux produits, aux techniques, aux normes, il y a un « usage contraint ». C’est à l’intérieur de l’usage contraint qu’une activité incessante de représentations de l’usage se met en place, pour précisément se donner d’autres justifications de ce qu’on fait avec ces produits. Les significations qu’on attribue au faire quotidien avec ces techniques permettent de transformer le faire, de l’habiller en quelque sorte de multiples sens qui attribuent des raisons à nos faires. L’exemple le plus clair est la manière dont certains interviewés se représentent le retrait d’argent au DAB. « On va se faire une petite tirette » ou « c’est simple, je mets le truc dans la fente et c’est formidable ça me crache des billets ». Cela ne nous dit rien sur la manière d’agir, mais tout sur une façon de se représenter de façon supportable ce que l’on fait.
10L’usage apparaît au croisement d’une logique technique qui définit un champ de possible, une logique économique qui détermine le champ des utilisations rentables et une logique sociale qui détermine la position particulière du consommateur avec ses désirs. Quelle est la conséquence si nous admettons que ces trois logiques qui s’entrecroisent sont un jeu à l’intérieur des représentations ? Prétendre que le statut des représentations est peut-être en partie accessible par l’entrecroisement de ces logiques qui ne sont pas autre chose qu’une espèce d’activation des représentations d’une société à un moment donné.
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11 La logique des produits, tel que l’ordinateur est spécifique d’une obsoles...
11Si les études qui partent de la technique ont une fâcheuse tendance à penser la technologie comme structurant les usages, des études plus récentes renversent juste la perspective pour penser la technologie comme structurée par les pratiques des usagers. La tendance à la profusion technique est entretenue par la nécessité dans laquelle se trouvent les grandes firmes de devoir sans cesse introduire de nouveaux services (problème d’une création artificielle de l’obsolescence des produits).11
12La première façon d’envisager l’usager est de l’instituer comme arbitre, capable de choisir l’innovation radicale contre celle qui n’en est pas une, dotée du pouvoir décisionnel de savoir où se situent les sauts qualitatifs de la technique, les accroissements du confort d’usage. Bref, c’est l’idée très utile du consommateur comme celui qui sanctionne, et finalement régule le marché. La représentation est très arrangeante pour les innovateurs et leurs compétitions, les firmes et leur concurrence. L’usager décide que le meilleur gagne.
13Depuis les années 1980, on assiste à une transformation des représentations de l’usager du point de vue des producteurs. D’un public qu’on s’imaginait collectif et relativement homogène, les producteurs sont passés à une représentation peu claire de consommateurs hétérogènes qu’il s’agit de fédérer grâce au bon produit.
14Cela n’est pas sans liaison avec le regain d’intérêt des sciences sociales pour les usages.
12 Th. Vedel, « Sociologie des innovations technologiques et usagers », Média...
« À l’image d’une technologie structurante dont les caractéristiques déterminent les usages sociaux, s’est substituée la conception d’une technologie molle, objet d’une construction sociale aussi bien lors de la phase de sa production que de la phase de diffusion. »12
L’utilisateur devient un producteur de sens
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13 J.-Cl. Kaufmann, « Les résistances aux lave-vaisselle », Sociologies des t...
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14 « Or, on peut avancer l’hypothèse que le déferlement des artefacts d’ingén...
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15 J.-M. Charon, « Télétel, de l’interactivité homme/machine à la communicati...
15De nombreux travaux soulignent comment les usages se développent selon une logique propre. L’accent est mis sur l’autonomie dont disposent les utilisateurs des techniques13. Par rapport aux intentions des inventeurs et fabricants, l’usage décale toujours l’anticipation d’utilisation projetée à l’avance. De Certeau peut être considéré comme l’éclaireur de cette position sociologique. « Producteur silencieux », « inventeur méconnu », l’usager emploie des « manières de faire, des ruses, des braconnages » avec tous ces objets techniques. La diffusion quantitative d’une technique ne nous renseigne en rien sur ce que font ceux qui l’utilisent. Bien trop souvent, le sociologue reconstruit l’usage à partir de sa représentation personnelle d’usage, il réduit les manières de faire à sa façon à lui ou celle de ses proches. Dans cette optique, l’utilisation prévue, le mode d’emploi délivré par les fabricants et le déterminisme technique disparaissent au profit d’une analyse des significations d’usages. Certains sociologues sont convaincus qu’à ce niveau-là d’analyse, il s’agit de « pratique effective »14. Nous ne le croyons pas, l’entretien même le plus approfondi, l’observation ethnométhodologique ne nous permettent pas de conclure à une « réelle » connaissance de la pratique. Mais nous avons au moins une analyse fine de la manière dont les utilisateurs se représentent ce qu’ils font. C’est déjà très riche d’enseignement. Perriault est très certainement un des premiers sociologues qui a défriché l’usage des « machines à communiquer ». Ainsi les utilisateurs font apparaître des « déviances, des variantes, des détournements, des arpèges » par rapport au mode d’emploi prescrit par les inventeurs de techniques. Entre la fonction de l’appareil technique et l’usage (projet d’acquisition, perception de l’appareil, utilisation avec ses proches, etc.), il y a toujours au moins un décalage. Entre l’usage incorporé dans la technique et la conception d’usage de l’utilisateur, il y a toujours un écart, si minime soit-il.15
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16 E. Castro-Thomasset, L’apostasie de la télévision : étude d’une forme d’ic...
16Entre la conception doublement déterministe de la technique et la conception surévaluée de la plasticité de la technique à construire des objets mous, façonnables à merci par les acteurs, il semble que les analyses sociologiques de l’innovation connaissent un cheminement similaire à la sociologie des média. Aux études américaines d’influence sociale, notamment en matière d’opinion publique, des études plus récentes ont accordé une attention aux usages des média.16 D’un paradigme du récepteur comme être passif et manipulé on est passé à celui de l’acteur avisé. Le risque est de surévaluer l’autonomie des usagers et de gommer les catégories sociales qui marquent aussi l’usage et comment l’offre de produit structure l’usage.
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17 Michel B., Le rôle de la représentation de l’utilisateur dans la conceptio...
17La sociologie de l’usage17 questionne l’utilité, l’utilisation, le mode d’emploi, mais aussi les façons dont les différents acteurs mis en relation par le dispositif entrent en liaison ou non. Comment le dispositif technique est-il interprété par chacun ? Quelles en sont les représentations d’usages ? Cela entraîne-t-il une transformation des représentations de la banque et de l’argent, du rapport privé-public, du temps et de l’espace ?
18Une sociologie des usages doit d’abord tenir compte de la manière diverse dont chaque acteur s’approprie l’objet. La carte bancaire se présente pour l’utilisateur, comme un produit qui se substitue partiellement aux instruments de crédit et aux moyens de paiement existants (espèces, chèques), tout en leur étant étroitement complémentaire. Quels sont parmi tous les facteurs qui conditionnent la plus ou moins grande diffusion de la carte bancaire, ceux qui relèvent d’un comportement différencié des ménages selon qu’ils appartiennent à tel ou tel milieu socioculturel (catégorie socio-professionnelle, revenu, région, environnement rural ou urbain, tradition culturelle) ?
19En quoi l’usage de la carte bancaire provoque-t-il des transformations dans les habitudes de dépense, de crédit et d’épargne, dans les modes de consommation et de vie, dans les systèmes de représentation des différentes catégories de ménages ?
20Comment commerçants et particuliers l’intègrent-ils dans leurs habitudes et leurs systèmes de représentation ? Et comment définissent-ils de façon différenciée selon les milieux, des modes d’usage de la carte bancaire éventuellement très différents des modes d’utilisation prévus ou prédéterminés par les stratégies des offreurs (banques, entreprises de distribution, publicitaires) ?
21Il ne s’agit en aucun cas de nier les déterminismes sociaux à l’œ, d’ailleurs ces déterminismes se retrouvent dans le dispositif technique, dans le système bancaire et dans les usages très différents selon les classes sociales, juste les significations d’usages rendent supportable les déterminismes, voire les occultent.
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18 En 1984, les banquiers français font un pari de joueurs. Ils supposent que...
22La carte bancaire par exemple permet une cristallisation et une transformation d’un certain nombre de représentations sociales. L’objet technique nous semble un prétexte pour construire en dur des représentations sociales qui permettent d’accéder à un système de croyances. Banquiers, industriels, commerçants et simples utilisateurs activent avec la carte bancaire des représentations, cela s’exprime par « un faire faire » qui donne l’illusion de la réalité alors qu’il ne s’agit que d’une pratique plurielle de croyants, de pratiquants qui appliquent leurs représentations. Les établissements bancaires ont eux aussi des représentations d’usages, leur décision de se regrouper en GIE privé est aussi un « faire faire » qui a dû se reposer sur des représentations pour se mettre en place. Nous ne traitons pas les banquiers d’idéalistes, mais il nous semble que leurs actes, prétendument attribués à la seule rationalité économique, n’expliquent pas grand-chose que des tautologies du style, « ils veulent faire toujours plus de profit, ils décident dans le sens de leur intérêt pour asseoir toujours mieux leur profit financier »18... Qu’il y ait des rapports de pouvoir nous en sommes convaincus, mais nous supposons aussi qu’il s’agit d’une croyance qui est avant tout un « faire faire ». Les représentations sont là pour nous convaincre aussi, nous faire adhérer à quelque chose qui n’a pas la belle consistance qu’on lui accorde généralement. Finalement l’argent repose sur une foi, une confiance de chacun qu’il s’agisse de simples coquillages, de papier monnaie, de chèque ou de monétique, nous manipulons des symboles. Le dispositif carte bancaire tout aussi compliqué, soit-il du point de vue technique, ne marche-t-il pas juste parce que nous sommes déjà convaincus. Il faut autre chose que de la technique, du dressage des corps pour aller à un distributeur de billets pour retirer du liquide. Il y faut une croyance que les sociologues de la technique ou de l’usage n’envisagent jamais, tellement ils sont convaincus eux-mêmes...
23Si on admet le point de vue que des récits, des représentations précédent ce que nous faisons, il est possible alors de penser que nos actions sont une preuve d’une mise en acte de récits.
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19 « Dans l’Amérique contemporaine, l’argent a pris une importance invraisemb...
24Les représentations d’usages prennent en compte deux dimensions dans le champ de l’offre et de l’utilisation, une dimension idéologique et une dimension symbolique. La dimension économique est sur-étudiée dès qu’on parle technique, elle se présente comme évidence. Nous la sous-estimerons d’autant plus volontiers qu’étudiant un dispositif technique qui tourne autour de l’argent19, la dimension économique est omniprésente dans les représentations.
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20 Michel B., Le Rôle de la représentation de l’utilisateur dans la conceptio...
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21 Lorsque les banques ont voulu faire payer chaque chèque aux clients, une a...
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22 Quand on parle de coût collectif de l’intermédiation financière comme dans...
25Les représentations des usagers ont une dimension idéologique20. Les usagers constituent un groupe virtuel qui renvoie à une analyse du discours sur ce groupe qui n’en est que rarement un. Parfois les usagers s’organisent en associations de défense de consommateurs21. Est-ce pour autant qu’il s’agit d’un groupe ? Leur représentativité est toujours douteuse, leur capacité d’action est relative, faible et limitée. Nous avons interrogé des banquiers et certains s’évadaient de la grille d’entretiens pour nous parler de leur pratique personnelle de la carte bancaire... Mais chacun des acteurs a une représentation des usagers qui est intéressante à étudier. Les banques, les entreprises, la grande distribution et les usagers eux-mêmes ont une représentation de ce que les autres groupes font. Elle se présente comme idéologique, car, cette représentation des usagers permet une connaissance de la manière dont chacun se positionne à la fois dans le dispositif technique, dans le système bancaire et dans les usages. Les utilisateurs de la carte bancaire sont atomisés, ils ne forment qu’un groupe latent, cela favorise une assimilation du marché à la démocratie, de l’usager au consommateur ou client, et de la liberté au choix plutôt qu’à la participation à un projet collectif. Il y a là comme un brouillage qui s’opère entre le privé et le public22, pour le sociologue les utilisateurs posent un problème, car c’est un groupe ni organisé, ni institutionnalisé, seule la situation du marché les fait apparaître et l’expression de leurs préférences se réduit à une décision d’achat ou non. La première manière de s’en sortir est de réintroduire les classes sociales dans l’analyse des utilisateurs. Avec la carte bancaire, c’est inévitable et nous savons déjà beaucoup de choses sur l’utilisateur selon son appartenance sociale.
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23 L’expérimentation de la CB s’est faite en parallèle avec celle du Minitel ...
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24 Pour la carte bancaire, l’explication technique, le mode d’emploi, a dispa...
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25 Les banquiers français habitués à la fidélité de leur clientèle n’ont pas ...
26La dimension symbolique est couverte par les représentations d’usages. L’inventeur, les concepteurs, les techniciens qui appliquent, et maintiennent, le dispositif, les entreprises bancaires, de distribution commerciale, et les utilisateurs ont tous une conception d’usage. Ainsi les concepteurs postulent des besoins et des attentes de la part des futurs utilisateurs, ils leur prêtent des comportements précis et souvent très linéaires. Les producteurs de la carte bancaire ont des représentations selon leurs propres objectifs et s’efforcent de deviner les représentations des utilisateurs pour d’une part tenter de les transformer en agissant sur les représentations de la technique proposée (publicité, modes d’emploi, guides techniques, expérimentations23 et discours d’accompagnement24) et d’autre part pour coller aux représentations d’usages supposés25. Pour l’utilisateur d’une technique, tout est plus simple, car la manière dont il se représente son usage est le seul usage de la technique ou au moins le meilleur.
27La notion d’usages est devenue ces dernières années beaucoup moins confidentielle. Pour preuve, un récent rapport du Conseil de la recherche souligne « qu’on ne peut plus aujourd’hui étudier les technologies sans en étudier simultanément l’acceptabilité sociale et culturelle ». Mais les notions d’acceptabilité ou d’impact semblent un peu en retard sur les recherches sociologiques actuelles. Le point de départ de toute sociologie des usages est l’imbrication de la technique et de l’usage. Mais il ne faut pas oublier non plus que l’usage est directement relié en plus de la technique à la notion de service. Avec la carte bancaire, c’est avant tout un service bancaire qui s’achète. Le média carte bancaire est tour à tour un bien de consommation, un équipement de service, et un dispositif technique.
2. Un exemple : les représentations temporelles à l’œuvre dans la carte bancaire.
Les multiples temporalités à l’œuvre
1- La temporalité capitaliste
2- La temporalité des banques
3- La temporalité de la monétique
4- La temporalité de la monétique
3- Petite description des figures d’usage
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26 La banque a intérêt à ce que l’argent de la monétique circule le plus poss...
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27 Par exemple, le temps de réponse des automates et des caisses enregistreus...
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28 J’ai interviewé un étudiant qui avait deux cartes bancaires de la même ban...
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29 « Le temps vécu » comme temps du faire regroupe une profusion de significa...
28La temporalité (temps du faire), spécifique des usages se caractérise par une incorporation de la technique, différentielle selon les groupes sociaux26. Les figures d’usages sont alors celles des pratiquants (ascète, adepte, libertin, dévot, excommunié ou apostat). Chacune de ces figures décline un rapport spécifique à la temporalité instituée et instituante (Castoriadis). Dans les figures d’usages, il s’agit de saisir une manière de croire comme « faire faire » (De Certeau). Si l’usager incorpore les normes temporelles27 du dispositif, il les aménage en fonction de ses convictions. Il ruse et utilise des tactiques à partir d’occasions. Les « ratés du temps » sont repérables à partir de l’ensemble des figures d’usages. Ils réintroduisent l’impensé dans le temps calculé, des épaisseurs, des accidents de l’histoire, des ruses de l’agir28. Il y a une complexité des jeux entre une logique idéologique d’un système d’argent et de temps qui est imposée à tous et les temps disparates du « vécu ». Les utilisateurs marquent une adhésion, une confiance, une foi très variée dans l’espoir que peut susciter la technique. Il n’y a pas de croyance homogène dans le progrès de la technique, seulement des « récits » de société, le temps des histoires (De Certeau) qui marchent devant les humains, les humains (des classes sociales ? Des individus ? Des clients ? Des consommateurs ? etc.) appliquent « les histoires » que raconte « l’institution imaginaire de la société », mais de manières plurielles et cacophoniques. Ils incarnent la multiplicité des « temps vécus »29 ; ils incorporent « l’imaginaire de la société ».
29Arrivent-ils parfois à partir des déterminismes sociaux et des incapacités à réussir (le message fonctionnel de la technique) que quelque chose de nouveau se crée malgré tout ? Quel rôle joue l’ignorance relative de la technique et de la logique des banques ? Quelle mémoire suscite la monétique (la mémoire du chèque est une mémoire de papier, quid d’une mémoire d’informations électroniques ?), entre oubli de quoi et sélection de quoi ?
30Les figures d’usage sont indépendantes des capacités financières des usagers, elles ne recouvrent pas les catégories socio-professionnelles, la solvabilité ou l’appartenance sociale. Un même usager peut, dans son histoire personnelle, changer de figure d’usage. Les figures d’usage permettent de décrire les diverses manières d’adhérer aux dogmes qui traversent la carte bancaire. La confiance dans le système (dispositif technique et organisation bancaire) varie d’un interlocuteur à l’autre. En latence, ce dont nous parlent les usagers, c’est de leur conception de l’institution sociale et de leur manière de faire avec... Il y a de la crédulité, des critiques et des doutes à propos du système carte bancaire. Les figures d’usage font apparaître non pas une logique d’adaptation plus ou moins grande au système, mais une logique de jugement du système. Les conceptions morales, l’éthique de la responsabilité, de la vertu et de la faute (qui est coupable dans le système) sont quasi-omniprésentes dans tous les entretiens. Parler d’argent, de monétique font surgir des positions où sous les vocables de facile, pratique, rapide, toute une vision de la société est discutée à partir des valeurs attribuées à la technique et à l’organisation bancaire. Les figures d’usage font apparaître comment, chacun analyse son rapport à l’institutionnalisation de la temporalité bancaire et technique.
31L’ascète prévient l’accélération du temps et de la dépense en se fixant des règles supplémentaires pour ne pas être pris au dépourvu, il anticipe sur les excès de rapidité en se freinant lui-même, en s’imposant des privations. En un mot, il se mortifie lui-même pour ne pas être pris en flagrant délit de faute face à l’argent facile. Par les barrières supplémentaires et contraignantes qu’il s’impose, il recherche une libération « morale », un affranchissement qui refoule les plaisirs de la facilité et de la rapidité prônés par le système. C’est que l’institution du temps lui semble comporter des dangers pour « son vécu », il y a là comme une morale « surmoïque » comme instrument pour lutter contre un système qui inquiète comme « pousse au crime ».
32L’adepte, lui, consent, il acquiesce à l’institution temporelle, il souscrit au discours de rapidité, il s’initie comme s’il devait suivre la voie ouverte par le système qui doit être apte à le construire comme individu socialisé, s’il se consacre à aller dans le sens du système c’est qu’il attend un mode de création, une temporisation de son être, il souhaite agir dans l’acceptation de l’institution de la temporalité par des actes en cohérence avec l’organisation sociale. Ce n’est pas tant un conformiste, mais une personne qui souhaite se mettre en accord avec le temps de ses contemporains. Sa foi dans le gain de temps se dit sur le mode de la découverte, mais chemin faisant sa confiance, rarement aveugle, est parfois troublée par des doutes qu’il fait taire pour rejeter la mauvaise conscience d’une certaine précipitation.
33Le libertin projette la culpabilité sur le système carte bancaire, à la pression temporelle du système qu’il juge illusoire, il substitue ses désirs, ancrés dans des significations personnelles. À la vocation de rapidité prônée par la monétique, il choisit délibérément de réintroduire une distance humoristique et il cherche dans l’institution de la temporalité des injonctions intérieures dont il attend une possible harmonie. Il n’est pas contestataire du système, car quand il s’affranchit des impositions de la technique ou de la banque, c’est juste un discours imaginaire comme s’il fallait, face aux contraintes temporelles, inventer des histoires de plaisirs, juste pour rendre supportable ce qui autrement ne le serait pas.
34Le dévot se dévoue, il s’incorpore l’institution de la temporalité, il observe scrupuleusement les consignes temporelles. Il cherche à remplir par des actes quotidiens la mission qu’il suppose au système. Un peu comme l’ascète, il prend du temps pour s’y consacrer. S’il est calculateur, c’est moins par hyper-conformisme au système que par soumission à ce qu’il croît être les demandes de l’organisation sociale. Son intérêt est conçu comme s’enchaînant fatalement à l’intérêt général de tous, ainsi il est fier d’avoir une carte bancaire, cela prouve qu’il appartient au système, d’une certaine façon, il fait des efforts pour rester digne d’avoir été élu ; il sait qu’il poursuit une fin difficile, il accomplit les contraintes temporelles comme une tâche ardue, ce qu’il attend c’est une définition qui le valorise pour tant d’efforts. Pour le dévot, l’institution de la temporalité est civilisatrice de ses désirs et de ses pulsions, en acceptant fidèlement le système, il vise à accéder à un désir jugé supérieur, celui d’utilité personnelle et sociale. Pour l’homme civilisé qu’il est, certes il y a un prix à payer, mais il ne conçoit pas la possibilité d’un retour en arrière, il se soumet d’autant plus volontiers à l’institution de la temporalité qu’il se sent modelé dans son identité par elle. Il accepte que temps et argent ne soient jamais du plaisir, il est prêt au sacrifice pour se mettre au service du dogme tel qu’il l’imagine, mais son discours est traversé par une espèce de malheur utile et irréversible.
35L’excommunié et l’apostat nous permettent de comprendre la position des pratiquants, ils nous déclinent les inconvénients et les avantages à ne pas communier, à ne pas communiquer dans le système. En dehors de l’institution temporelle par choix ou non-choix, ils sont en fait d’une hétérogénéité extrême par rapport à l’institution imaginaire de la société.
L’ascète ou le temps ritualisé
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30 « On doit savoir se contrôler. On est des êtres humains, on est censé savo...
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31 « Faire un code, et puis il y a de l’argent qui sort, c’est une tentation,...
36L’ascète agit tout en contrôle30 ; il cherche à contrôler sa relation au temps et à l’argent. Il vit la carte bancaire comme un objet dont il faut se méfier : « trop facile pour être honnête »31, « trop rapide pour ne pas faire de bêtise avec... » « Je ne m’en sers pas tellement pour faire des achats, par mesure de prudence. J’ai l’impression de dépenser plus en payant par carte, j’essaie donc de payer par chèque au maximum ». Cette institutrice de 38 ans insiste sur le fait qu’elle l’utilise le moins possible, « ça m’arrive quand par exemple je tombe en panne de chéquier, mais rarement » ; elle ne sait pas si sa carte est à débit différé et son usage exclusif de la carte bancaire est le retrait chaque semaine d’une somme de 400 francs. Le seul souvenir de la carte à ses débuts est le suivant : « Au début, je m’en servais en tant que moyen de paiement, puis je me suis rendue compte qu’on dépensait beaucoup de cette manière-là, et pour faire les comptes, c’est moins pratique je préfère le chéquier. »
37L’ascète raconte des histoires sur ses proches qui avec la carte bancaire disjonctent, achètent trop, sans maîtriser ni leur comptabilité, ni leur pulsion consommatrice. Pour ne pas tomber dans ces travers, l’ascète se donne des règles personnelles d’usage : retirer la même somme toutes les semaines, aux mêmes horaires et au même DAB pour ne pas s’embrouiller... Par exemple, il laisse volontiers sa carte bancaire bien rangée à la maison lorsqu’il décide de faire du « shopping ».
« La carte, elle est rangée à la maison dans un portefeuille, on la prend pour les courses une fois par semaine, après on la remet à sa place. (...) J’ai tellement peur de la prendre ou de m’en servir, ça m’angoisse, c’est trop petit cette carte, c’est comme un gadget, je n’ai pas confiance (...) Les gens qui sortent leur carte Premier avec une fierté dans le genre “regardez, j’ai de l’argent”, c’est flagrant, c’est affreux. (...) Il y a un côté magique qui me fait peur... Je n’ai pas confiance »
38répète cette femme de 38 ans qui tiendra un discours très différent en tant que commerçante de bijoux aux Arcs.
« Je n’ai pas confiance dans les banques, derrière la carte, il y a de l’arnaque bancaire (...) Je n’ai pas confiance dans tout ce qui est ordinateur. Tout ce qui est informatique, électronique, dès qu’on branche quelque chose je n’ai plus confiance. Je ne connais pas le fonctionnement du réseau bancaire. C’est vrai, là, c’est fait en deux secondes. Il y a un côté magique qui ne me plaît pas du tout. Tout ce qu’on peut faire avec, si je peux l’éviter, je l’évite. Moins je fais d’opérations avec la carte, mieux c’est... Au moins, il n’y aura pas d’embrouille. »
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32 « Quand les jeunes ont leur première carte, ils font des conneries. C’est ...
39L’ascète ne veut en aucun cas se laisser tenter par la facilité de l’achat. De même, il gère son argent de façon précise, tatillonne, il sait de lui-même au centime près ses dépenses, il n’utilise pas le débit différé accordé par le banquier. Lorsqu’il utilise la carte bancaire pour payer, c’est toujours pour les mêmes types d’achats. Ainsi, il n’utilise la carte bancaire que le samedi pour les courses ménagères de la semaine ou pour ses dépenses professionnelles et jamais pour ses achats personnels. Le dispositif carte bancaire est perçu comme une pagaille possible et il imagine pouvoir s’en abstraire en ritualisant de façon personnelle sa pratique, il moralise le rapport à la carte, à l’argent et au temps.32
L’adepte ou le « tout le temps, partout »
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33 « Je me sers du chèque quand je ne sais pas où j’ai mis ma carte bancaire....
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34 « Si on me l’enlevait, ce serait vraiment une régression, un manque (...) ...
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35 « C’est rapide, hop, on tape le code et puis voilà, c’est réglé. C’est ça ...
40À l’opposé de l’ascète, l’adepte est un pratiquant naïf qui adopte la prétendue facilité du dispositif. À la méfiance de l’ascète pour le système répond l’adepte tout en confiance. Chaque fois que c’est possible, l’adepte utilise la C.B.33. Il l’a toujours sur lui et se sent protégé avec34... Grâce à sa carte bancaire il peut tout, à tout moment, tout lui est possible. Il se demande parfois, sans arriver à s’en souvenir, comment c’était avant la carte bancaire, comment il faisait pour s’en passer. « Avant, j’avais tendance à faire plus attention, à faire régulièrement mes comptes, je faisais attention à ne pas oublier de remplir le talon de mon chèque. Aujourd’hui avec la carte, on reçoit un relevé tous les mois, je crois que c’est suffisant. C’est tellement plus rapide et efficace que le chéquier. » (Employée de 32 ans) La carte bancaire représente la liberté, avec elle, il gagne du temps dans ses achats, dans ses déplacements et dans la gestion de ses comptes. Il fait une totale confiance au dispositif qui est là pour le protéger, l’aider, lui faciliter la vie. Le guichet automatique fait pour lui, à sa place, toutes les opérations jusqu’à sa comptabilité personnelle. S’il vérifie parfois, c’est en gros, pour échapper à la trivialité mesquine de la gestion et rapidement, pour ne pas perdre du temps avec cela. Il adhère au dogme de la rapidité de la transaction35, dans un souci de se libérer. Il accepte le système, on peut se demander s’il ne s’agit pas en fait d’une manière de se dégager du joug bancaire. Il souhaite d’ailleurs pouvoir se passer de tout rapport direct avec la banque. Le DAB est envisagé comme intermédiaire neutre entre les intérêts de l’adepte et celui du banquier.
Le libertin ou le jeu avec l’argent et le temps
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36 « Avec la carte, j’ai une plus grande sensation de liberté qu’avant. Je pe...
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37 Certains misent sur l’éventuelle panne du DAB : « la machine peut s’emball...
41Le libertin utilise sa carte sans tenir compte de la temporalité du dispositif, il joue cependant dans le dogme de la dépense luxueuse de temps et d’argent, il recherche avec la carte des marges de liberté possible, de plaisir36. L’une d’entre elles consiste à ne pas prendre en compte la logique financière à l’œuvre dans le système carte bancaire et à y introduire sa temporalité de sujet. Une jeune femme nous explique comment, chaque fois qu’elle aime un homme, la carte bancaire lui sert à le séduire (invitation au restaurant, cadeaux réglés en carte bancaire) et qu’autrement elle n’en a aucun usage. Ainsi nous dit-elle « Chaque fois que mon histoire d’amour se casse la gueule, je vais voir mon banquier pour lui rendre ma carte ». Le libertin trouve la carte bancaire intéressante. Elle représente la possibilité d’achats luxueux, de chances de gains inattendus37. L’usage se veut non conformiste, le libertin tente toujours de détourner la logique du système pour en tirer du plaisir. « J’aime payer “le restau.” avec ma carte, nous dit l’un, ça fait grand seigneur ». Le DAB devient une machine à plaisir, une espèce de casino, une boîte magique érotisée, elle est installée imaginairement comme jeu érotique dont témoignent les expressions imagées comme « aller au DAB, c’est se faire une petite tirette » ou « Je mets ma carte dans la fente, eh hop ! La machine me crache des billets, c’est fantastique ! » Le libertin jongle avec ses comptes et espère des opportunités. Le système carte bancaire n’est pas pris au sérieux, le libertin l’installe au cœur de ses fantasmes personnels, il parle des ouvertures imaginaires que lui permet la carte, jamais il ne moralise le système, la technique ou ses usages. Il rêve à propos de failles possibles du système, il les imagine à partir d’aspects plaisants avant tout pour lui. Rien n’est sérieux ni l’argent, ni le temps dans son discours, pourtant derrière ses plaisanteries, une certaine angoisse sourd, perpétuellement détournée par les bons mots.
Le dévot ou le temps compté
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38 « La carte bancaire ne coûte pas excessivement cher à l’année. Tu vas dépe...
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39 Les commerçants touchent selon les banques de 500 à 800 francs pour une ca...
42Le dévot se calque sur la logique temporelle du dispositif carte bancaire et cherche par tous les moyens à l’utiliser à son avantage. C’est la seule figure qui pratique le dogme au pied de la lettre. La carte bancaire doit être utilisée pour lui faire gagner temps et argent. Il sait utiliser le débit différé comme un crédit à taux zéro. Il connaît la logique bancaire, ses droits de consommateur. Pour lui, la temporalité de l’usage colle à celle du dispositif. Il a conscience de l’accélération de la vitesse de circulation des informations grâce au dispositif et passe beaucoup de temps à en tirer profit. Il adhère au système carte bancaire et escompte avec le plus de rationalité possible prendre de vitesse le système à son propre jeu. Le dévot est calculateur38. Des commerçants ainsi cherchent à rentabiliser les commissions et prix de location du T.P.E. en calculant le coût annuel du dispositif et grâce à leur vigilance (carte volée ou débitrice) faire en sorte que le coût soit nul39.
L’excommunié ou la perte de temps
43S’il est excommunié du dispositif carte bancaire, cela ne l’empêche pas d’en parler et d’espérer pouvoir un jour revenir dans le système.
« La carte bleue signifie pour moi les voyages, l’aventure, c’est la vie belle dans toute sa splendeur, la vie que chaque homme sur terre aimerait vivre, c’est le rêve, ce à quoi on ne peut presque pas atteindre tellement c’est beau. Le bleu de la carte me fait penser à la paix de l’esprit et du corps et je peux vous assurer que parfois cette harmonie est difficile à assurer. Je voulais avoir une carte des grands, une carte qui soit agréable, ne pas avoir une petite carte, j’étais plutôt ambitieux. Pour moi, avant une belle carte, c’était une carte Gold. Je trouvais magnifique son aspect esthétique, car elle représentait beaucoup d’argent. (...) Votre carte, c’est une cuisinière à pognon, ça ne vous donne pas du gaz, mais ça vous donne de l’argent. (...) Un jour le banquier me l’a proposée, il m’a fait tout son blabla et je me suis retrouvé avec, cette carte, je l’admets, était très utile, mais elle n’était pas du tout adaptée à mon cas. (...) Tant que je ne saurai pas gérer mon argent mieux que je ne l’ai fait, je préfère m’abstenir »
44(L’interviewé est interdit bancaire pour dix ans en fait il n’a pas le choix).
« La carte c’est un passeport pour l’argent, si on ne fixe pas de limites, les gens sont voués à leurs pulsions de dépenses d’argent » déclare un jeune homme qui de par ses trop faibles revenus n’a pas accès aux services de la carte, mais il prétend : « c’est mieux j’aurais trop peur de perdre le sens de l’argent concret. »
45Certains excommuniés ont toutes sortes d’autres cartes (Cofinoga, Carte-Pass Carrefour, Casino ou de téléphone), une femme au foyer confond ainsi pendant toute la durée de l’entretien carte bancaire avec toutes les cartes publicitaires qui ont le même format... tout l’entretien se déroule sur des quiproquos.
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40 Ou à le limiter à une carte de simple retrait et à le restreindre dans son...
46Si l’excommunication bancaire est rarement définitive, elle est vécue de façons forts diverses selon les cas. L’excommunié est soit un interdit bancaire, soit quelqu’un qui n’a pas les critères bancaires d’admissibilité dans le dispositif carte bancaire (RMIste, sans emploi, sans revenu suffisant pour intéresser les banques). C’est un « mauvais client » pour la banque au sens moral du terme. Même s’il est parfois « une bonne affaire » au sens financier puisque c’est celui qui paye un maximum d’agios et autres... La culpabilité prononcée, la punition bancaire, consiste à lui refuser la carte bancaire40, de manière à lui faire perdre du temps et à contrôler ses déplacements d’argent. Il doit aller au guichet, aux heures ouvrables, retirer du liquide. C’est le cas pour certains artisans dont les affaires marchent mal, c’est au moment où ils travaillent qu’ils doivent aussi se rendre à la banque, certains le vivent comme une vexation de plus subie. L’excommunié a perdu la liberté de temps et d’argent prônée par le dogme.
L’apostat ou le refus de l’institution de la temporalité
47Si l’excommunié est exclu, l’apostat choisit librement, pour sa part, de s’exclure du système carte bancaire. Il adopte une position de refus des dogmes prônés par le système bancaire et technique. Ainsi, il est très critique sur les gains de temps supposés dans le paiement par carte. Il ne fait pas confiance au dispositif, pas plus qu’à la banque. Il refuse par avance, et de façon idéologique, ce produit bancaire dont il peut se passer.
« Je n’ai pas besoin de carte, je fonctionne différemment. Une carte, ce n’est pas un besoin. On nous force à prendre des cartes bancaires, mais avant on s’en passait bien. C’est fait pour nous faire consommer encore plus qu’il ne le faudrait. (...) Les gens dorment, mais un jour ils vont se réveiller et ils verront que ce n’est pas utile, que ça ne sert à rien. »
48Commerçant de 33 ans, l’interviewé accepte le système pour son magasin comme inévitable pour ne pas « rater les ventes », mais il porte un jugement très critique sur ses clientes « qui ne se rendent pas compte qu’elles vivent à crédit ». Le débit différé, « c’est s’engorger encore plus et payer à retardement ses achats, comme une véritable bombe. »
49Il soupçonne qu’au bout du compte le coût du dispositif sera supporté par lui. C’est le cas d’une jeune femme qui ne supporte pas l’idée qu’une banque lui prenne un centime sur son maigre salaire et déclare qu’elle se passe très bien des services coûteux des banques. Elle n’accepte pas non plus l’idée de « perdre sa vie », donc son temps « à claquer du fric dans une société de consommation ». Très critique sur les aspects d’organisation de notre société, l’apostat prône une attitude de refus, de non-coopération dans quelque chose avec laquelle il n’est pas d’accord. Il refuse et dénonce aussi le malaise temporel qui traverse notre société, il démonte ce qu’il juge comme des aberrations et des erreurs du système.
Conclusion
50On peut observer une certaine correspondance entre ignorance du présent (du temps institué et instituant) et une capacité d’anticipation. Comme s’il fallait ignorer ce qui nous attend pour pouvoir l’attendre encore. Anticipons-nous parce que nous ignorons ? Le temps ouvert de l’avenir est-il tant à craindre comme temps d’incertitudes ? L’univers temporel de la prévision, celle des banques et celle engendrée avec l’aide de la technique comporte pour les simples individus que nous sommes une dose d’angoisse de la prévision. La logique prévisionnelle comme politique d’éradication de l’événement, de l’accident, du risque, de l’imprévu et de l’occasion nous transforme en humain dont la vie de tous les jours est sans avenir, grise et vide, car prévue d’avance. L’ennui devient alors l’essence de notre être, c’est cela l’angoisse de la prévision. Le devenir aplati, aplani est un imaginaire qui développe un discours utopique, la technique se présente comme promesse de temps meilleurs réalisables maintenant sur terre. Face à ces deux imaginaires, l’individu n’est pas une alternative (ou rarement, il lui faudrait mettre en œuvre une logique de résistance que seuls les apostats actualisent). L’hypothèse qu’ils réagissent par « des comportements de possession » pour échapper imaginairement aux dominations temporelles imposées explique en partie certain faire. Notre société raconte à n’en plus finir une « histoire de crise » qui se décline dans des variantes idéologiques multiples. Mais à la base du raisonnement, notre société est interprétée comme en rupture avec tout ce qui la précède, elle est imaginée comme exceptionnelle par tous. Des délires de mutation, de changement radical, de changement extraordinaire hantent les discours (des discours savants aux discours ordinaires). Espoirs démesurés et craintes tout aussi démesurées de chambardement de société semblent agiter un fond commun. Cela s’ancre ensuite dans des discours plus idéologiques qui opposent un devenir apocalyptique à un devenir messianique. Mais il y a un fond commun par rapport au temps, il s’agit de sortir de la temporalité humaine par le haut ou par le bas, d’annuler en définitive le temps tel qu’il est signifié. Affaire complexe, les représentations temporelles nous auraient-elles enfermés dans un temps dont nous chercherions à nous émanciper ? Deux versions caricaturales traversent les discours : une croyance dans des capacités d’évolution, de progression (sans aucun accord dessus) et des croyances inverses dans l’évolutionnisme en négatif, dans un désenchantement systématique du progrès. Il faut que cela change, autrement ça ira très mal, mais sur les changements à introduire, les discours éclatent en de multiples fragments et l’accord est introuvable... Il y a là une profonde inquiétude dans notre société contemporaine qui sourd d’un peu partout. Comme dans La lettre volée d’Edgar Alan Poe, elle crève l’écran, mais n’est jamais prise en compte, reconnue telle quelle, car elle suscite pléthore de significations.
51Les coquetteries du symbolique déplacent l’envie profonde de tout un chacun de changement sans consensus sur le comment et dans quelle direction, par leur jeu de transposition à l’infini, elles risquent de nous faire oublier que tout est perpétuellement à réinventer peut-être juste pour le plaisir de l’échange en pure perte… Dans tout cela, nous détectons un malaise face à l’institution de la temporalité, parfois l’imaginaire développé va jusqu’au langage de la possession. Comme si le temps ainsi institué nous colonisait et nous obligeait pour le conjurer à le singer pour le métamorphoser symboliquement.
Notes
1 En 1974 Moreno dépose le brevet de la carte à puce, en 1984 se crée le GIE (groupe d’intérêt économique) carte bancaire, et en 1990 une décision du GIE généralise la technologie de la puce, en 2012 Monéo est intégré à la carte bancaire. L’extension de la carte à mémoire (la puce) n’a cessé de s’imposer depuis ; la carte de téléphone, la carte de santé, les cartes de stationnement, le décodeur de la télévision payante, les cartes de voyages (la SNCF a un projet de monétique de carte de transport et de paiement), etc.
2 Les objets protocolaires sont par excellence : le réfrigérateur 98 % ou le téléviseur, 96 % des Français en possèdent. L’American Express et la Dinner Club ne sont pas des cartes bancaires, mais des cartes de crédit, car elles ne sont pas en liaison avec une banque. On assiste à la multiplication des cartes bancaires proposées en France. Le choix est relatif puisqu’en général, c’est le banquier qui la propose en fonction de ce qu’il connaît du client. Il y a les cartes nationales : de simple retrait (qui n’est ni un mode de paiement, ni un mode de crédit) et les classiques à débit différé ou non. Puis il y a les cartes internationales : Visa internationale et Euromaster Card. Ensuite, il y a les cartes professionnelles : Visa affaire, Business Card ou Master Card. Et enfin les cartes de prestige : Premier Visa, Gold Master Card. À cela s’ajoutent encore les cartes de crédit revolving comme la carte Satellis.
3 La carte bancaire, diffusée très largement depuis 1984, connaît un certain succès, comparé à d’autres techniques comme la domotique qui devait, selon les pronostics de l’époque, bouleverser l’espace du logement. En 1995, en France, plus de 24,5 millions de cartes bancaires (carte de simple débit et carte de crédit) sont en circulation ; 21 000 DAB (Distributeurs automatiques de billets) sont en service ; 500 000 commerçants ont accepté le mode de paiement par carte. Tout cela assure 20 % du volume des transactions bancaires. La moyenne des opérations effectuées par carte bancaire est de 109 par an. En à peine plus de dix ans, la carte bancaire s’est imposée comme nouveau mode de paiement, elle s’est banalisée. Est-ce parce qu’il s’agit de maniement d’argent que la technique a paru secondaire ? Est-ce parce que la technique, pour une fois, n’est pas apparue comme révolutionnaire, chamboulant tout dans les modes de vie qu’elle s’est si vite imposée comme pratique et facile ? Nous ne connaissons pas les causes du succès, mais par rapport à d’autres nouvelles techniques, elle semble, au moins dans un premier temps, être acceptée sans trop de réticences. La domotique n’a pas connu un développement aussi spectaculaire, ni le minitel.
4 Voir en 1999 notre article : B. Michel, « La carte bancaire : les représentations des techniques et des usages », rapport de recherche numéro un, CSRPC (EA 1967, Centre de Sociologie des Pratiques et des Représentations Culturelles), UPMF, mars 1999. Voir aussi A. Gueissaz, « La carte bancaire et ses utilisateurs ; une approche anthropologique », CAESAR, Université Paris X Nanterre, Rapport rendu à la Direction Générale de la Concurrence et de la Consommation, Ministère des Finances et pour le GIE carte bancaire, mars 1990.
5 La carte bancaire est tout à la fois : un mode de paiement, de crédit (voire de crédit revolving comme les cartes Satellis ou Aurore), un prélèvement automatique, une téléconsultation des comptes, un télépaiement et un virement automatique. Dans sa présentation, c’est à la fois un morceau de plastique, une carte de visite et une carte à puce.
6 A. Bressand, C. Distler, « La planète relationnelle », Flammarion, Paris, 1995.
7 J. Ellul, Propagandes, Colin, Paris, 1963.
8 C’est dire qu’entre nous et les autres nous multiplions les média qui deviennent des intermédiaires, dans le même temps ces intermédiaires sont notre « milieu » au sens de Leroi-Gourhan.
9 Norbert Wiener prédit que nous allons vers un monde où « les messages entre l’homme et les machines, entre les machines et l’homme, entre la machine et la machine sont appelés à jouer un rôle croissant. » N. Wiener, Cybernétique et société, Société Générale d’Éditions, Paris, 1962, p. 204.
10 M. De Certeau, L’invention au quotidien, Union Générale d’Éditions, Paris, 1980, p. 75.
11 La logique des produits, tel que l’ordinateur est spécifique d’une obsolescence artificielle. Quoique vous achetiez aujourd’hui à la fois comme machine ou comme logiciel, vous avez intérêt à attendre encore six mois de plus, car les prix baisseront et vous pourrez acquérir un meilleur modèle et ainsi de suite. Ce mouvement d’obsolescence des produits s’est accéléré au fur et à mesure du développement de la micro-informatique. Il y a là tout un jeu de représentations qui joue de la rapidité, et annule le nouveau de la technique par du déjà désuet. Le plus révolutionnaire est toujours déjà dépassé. Mais cela ne conduit pas encore à la réversibilité de l’argument. C’est juste une représentation qui fait des consommateurs, mais aussi des producteurs, des gens qui ont toujours, et quoiqu’ils fassent un train de retard. Anticiper devient la valeur centrale pour répondre à cette représentation. Mais pour l’innovateur, ça devient anticiper sur l’anticipation... À ce petit jeu-là, il n’y a que des perdants, que des plus ou moins arriérés. Volonté d’aller plus vite que la musique, d’ouvrir plus de possibles que la technique, de trouver l’utilisation plus rentable que l’utilisation actuelle, tout cela basé sur une expansion imaginaire de plus de désirs pour un plus d’anticipation. L’hypothèse de représentations pathogènes me saisit, mais cela n’est pas du tout dramatique si je n’induis en contrebande aucun « effet de réel ».
12 Th. Vedel, « Sociologie des innovations technologiques et usagers », Médias et nouvelles technologies, Éd. Apogée, Rennes, 1994, p. 15.
13 J.-Cl. Kaufmann, « Les résistances aux lave-vaisselle », Sociologies des techniques de la vie quotidienne, L’Harmattan, 1992, pp. 201-208.
14 « Or, on peut avancer l’hypothèse que le déferlement des artefacts d’ingénieurs dans l’univers du quotidien depuis trente ans fut une nécessité autant symbolique que pragmatique. » A. Gras « Les techniques de la vie quotidienne et l’institution imaginaire du temps, du changement et du progrès », A. Gras, B. Joerges, V. Scargigli, Sociologie des techniques de la vie quotidienne, L’Harmattan, 1992, p. 13.
15 J.-M. Charon, « Télétel, de l’interactivité homme/machine à la communication médiatisée », Les paradis informationnels, Masson, 1987. J.-C. Baboulin, J.-P. Gaudin, Ph. Mallein, Le magnétoscope au quotidien, Aubier Montaigne, Paris, 1983.
16 E. Castro-Thomasset, L’apostasie de la télévision : étude d’une forme d’iconoclasme contemporain, L’Harmattan, Paris, 2000. Ce travail particulièrement intéressant, mais je suis là de parti pris, va plus loin qu’une simple analyse des usages. Le raccourci méthodologique utilisé par E. Castro-Thomasset est un modèle très pertinent pour aborder l’usage des objets protocolaires. Analyser les discours de ceux qui ne veulent pas avoir l’usage d’une technique, renseigne mieux, et plus vite sur les pratiquants. Les raisons et justifications des apostats permettent en plus de saisir l’ensemble du système technique. Le non-usage est révélateur des idéologies de l’usage, et d’une plus grande variation des utilisations et non-utilisations. Ceux qui se mettent volontairement à l’écart d’une technique semblent avoir plus réfléchi que les autres aux significations de leur non-pratique.
17 Michel B., Le rôle de la représentation de l’utilisateur dans la conception, ch. 5, dans « Le consommateur au cœur de l’innovation », sous la direction de Jean Caelen, CNRS Éditions, 2004, pp. 140-190.
18 En 1984, les banquiers français font un pari de joueurs. Ils supposent que le dispositif carte bancaire qui permet finalement de prendre un petit % sur chaque transaction est un « Jackpot », mais déjà le coût de l’équipement technologique annonce la rentabilité du dispositif pour 2003. Leur pari est à plus long terme qu’il n’y paraît, car s’ils ont prévu la diminution du nombre d’employés de banque, ils n’ont pu dans leur calcul intégrer le nombre d’emplois techniques que le dispositif entraîne pour le renouvellement et la maintenance du dispositif technique. Quand je traite les banquiers de joueurs, c’est pour souligner que tout n’est absolument pas rationnel dans leur décision d’une rénovation bancaire. Pour oser leur « pari », il leur a fallu une bonne dose de croyance, mais en quoi ? À se laisser trop impressionner par une prétendue « réalité » économique, on risque de passer à côté d’une manière de penser le monde, qui intolérante déclare « nulles et non avenues toutes les autres façons de “croire” en ce monde, prétendant être seule objective ». Alors qu’elle est en quelque sorte plus subjective qu’il n’y paraît, quand elle exprime que l’acteur pense le monde sous sa forme scientifique, technique et économique.
19 « Dans l’Amérique contemporaine, l’argent a pris une importance invraisemblable. L’argent sert à satisfaire les besoins vitaux des industries, des sociétés, des corporations, des États, des Nations. Le monde occidental moderne dans son entier est fondé sur l’idée qu’il se fait de l’argent. Le commerce international, la valeur du dollar au Japon ou en Europe, pour ne citer que cela, déterminent la vie et la fortune d’un nombre considérable d’individus. L’argent donne tant de puissance à ceux qui en détiennent de grandes quantités qu’ils doivent s’entourer de gardes du corps, de conseillers, de trust, etc., pour parvenir à la dissipation de ce pouvoir. Ceux qui sont démunis doivent se procurer de l’argent d’une manière ou d’une autre auprès d’autres individus ou du Gouvernement. Pour bien des gens, être riche équivaut à être Dieu. La croyance “Dieu c’est de l’argent, l’argent c’est Dieu” est un facteur déterminant de comportement dans nos sociétés occidentales. » J. C. Lilly, les simulacres de Dieu, Retz, Paris, 1980. La première édition date de 1959. John Lilly explique que « le but de ce livre est de vous apporter suffisamment d’exemples pour que vous puissiez reconnaître vos propres imitations de Dieu, comprendre votre système personnel de croyance. » Ce petit livre n’a pas la prétention d’être un travail de savant, bien au contraire l’auteur remet en cause une multiplicité de croyances... « Nous, bio-ordinateurs, avons fini par confectionner hors de nous-mêmes ces ordinateurs qui nous disent qui nous sommes. Nous sommes l’observateur neutre, l’opérateur neutre enfermé dans un ordinateur, et qui ne se soucie nullement de récompense ou de châtiment, mais qui ne s’intéresse qu’au renforcement neutre ? Cet état où l’on connaît la haute indifférence de la machine à calculer est tout à fait étonnant. Celui qui le découvre peut atteindre l’extase, une extase logique, rationnelle ; il peut se mettre en colère, une colère logique et rationnelle ; il peut avoir des désirs sexuels, eux aussi logiques et rationnels, ou toute autre émotion, mais sans jamais sortir des limites de l’évaluation complète et de la rationalité. Cette étape est l’étape à venir dans l’évolution de l’organisme dont je parle -celui que l’on désigne sous le nom d’Homo sapiens. » (p. 24)
20 Michel B., Le Rôle de la représentation de l’utilisateur dans la conception, ch. 5, dans « Le consommateur au cœur de l’innovation », sous la direction de Jean Caelen, CNRS Éditions, 2004, pp. 140-190.
21 Lorsque les banques ont voulu faire payer chaque chèque aux clients, une association de consommateurs a brandi la menace de se servir de papiers libres autres que des chèques s’ils devenaient payants. Légalement, rien n’interdit de payer sur papier libre pourvu que toutes les informations nécessaires soient inscrites. Devant ce mouvement de consommateurs, les banques ont arrêté leur projet. « Le système de paiement français est dominé par le chèque. Sur 5,5 milliards d’opérations de paiement effectuées en 1983 autrement qu’en espèces, 80 % l’ont été par chèque. La France est le deuxième pays au monde qui utilise le plus de chèques. Et surtout de petits chèques : 800 millions de chèques émis en France en 1983 étaient d’un montant inférieur à 100 francs. (...) Le coût de traitement d’un chèque est supérieur à 3 francs et cela ne représente qu’une partie du coût global pour la collectivité. C’est trois fois plus que les formes de monnaie électronique qui s’approchent aujourd’hui de leur régime de croisière comme l’avis de prélèvement ou le virement automatique. » D. Lebègue, « L’utilisation de nouveaux moyens de paiement », revue Banque, n ° 439, 1984.
22 Quand on parle de coût collectif de l’intermédiation financière comme dans l’exemple de la note précédente, on mêle les coûts des systèmes de paiement supportés par des banques privées qui ne redistribuent pas leur profit aux coûts supportés par l’ensemble de la collectivité. Ainsi le système de paiement monétique s’il ne rapporte pas « le jack pot » espéré par les banques devra-t-il être supporté par l’ensemble des Français au nom d’une saine économie ? En cas de profit du système, rien n’est clair sur le partage des bénéfices.
23 L’expérimentation de la CB s’est faite en parallèle avec celle du Minitel à Vélizy.
24 Pour la carte bancaire, l’explication technique, le mode d’emploi, a disparu au profit d’un document que personne ne lit sur les normes juridiques bancaires. Le discours d’accompagnement est important, par exemple le code à quatre chiffres est présenté comme hautement confidentiel, alors qu’il est inscrit sur la piste magnétique de la carte et que, moyennant un tout petit appareillage, n’importe qui peut le lire. Pourtant le discours bancaire est toujours le même, vous devez mémoriser votre code confidentiel, ne jamais le laisser avec votre carte bancaire.
25 Les banquiers français habitués à la fidélité de leur clientèle n’ont pas prévu en installant des DAB que nombreux sont ceux qui vont chercher du liquide au DAB sans distinction de la banque. La B.N.P. et d’autres banques cherchent aujourd’hui à imposer une fidélisation à leur DAB en pratiquant des prix très différentiels de carte selon le nombre de retraits de liquide que vous effectuez ailleurs.
26 La banque a intérêt à ce que l’argent de la monétique circule le plus possible et le plus vite. Plus les acteurs de la carte bancaire opèrent de transactions financières, plus vite la banque gagnera son pari. Son idéal serait de transformer les utilisateurs de la carte bancaire en consommateurs, en acheteurs et vendeurs vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
27 Par exemple, le temps de réponse des automates et des caisses enregistreuses est une norme technique. Certains usagers font un calcul de temps lorsqu’ils achètent de l’essence en grande surface. S’il faut attendre que chacun paie son essence, est-il plus rapide de remplir un chèque pendant l’attente, ce qui économise le temps du paiement à la caisse ? D’autres sur le même exemple font un calcul inverse et optent pour la carte bancaire Le temps que prend le paiement est évalué très diversement, dans des situations similaires, selon les personnes interrogées. Si le temps de l’automate est strictement identique pour chacun, personne ne le perçoit de manière identique. Trop long ou trop rapide, il n’est jamais pris pour un temps similaire et homogène par les usagers.
28 J’ai interviewé un étudiant qui avait deux cartes bancaires de la même banque : l’une dans une agence à Annemasse, l’autre dans une agence à Grenoble. Du point de vue de la logique du système carte bancaire, c’est impossible. Les ordinateurs censés recouper les données des comptes clients seraient-ils moins infaillibles qu’il n’y paraît ? L’avantage pour cet usager était de jouer sur un double débit différé à l’intérieur de la même banque. Il ne l’avait pas prémédité, l’occasion s’était présentée...
29 « Le temps vécu » comme temps du faire regroupe une profusion de significations accordées au temps. L’épaisseur de la durée, l’écoulement de la vie, les cycles de la vie (avec des rythmes de vie pluriels), le travail de sélection et d’oubli de la mémoire, la profusion des occasions avec la double figure de l’imprévu et de l’incertain, et les idées de devenir sont discourues dans le « temps vécu ».
30 « On doit savoir se contrôler. On est des êtres humains, on est censé savoir quand même se contrôler. Il ne faut pas qu’on se laisse avaler par la machine. (...) J’évite de m’en servir de payer avec. Mais s’il le faut, je l’utiliserai. Avec la carte, il faut faire attention aux dépenses, vérifier avec les relevés de compte. » (étudiante de 23 ans)
31 « Faire un code, et puis il y a de l’argent qui sort, c’est une tentation, ça, c’est la facilité de la carte, je trouve ça très vicieux » (employé de bureau de 30 ans).
32 « Quand les jeunes ont leur première carte, ils font des conneries. C’est pareil quand ils ont leur première voiture, ils roulent trop vite. C’est après les accidents que l’on comprend, à moins d’être intelligent tout de suite. » (salarié des travaux publics de 35 ans)
33 « Je me sers du chèque quand je ne sais pas où j’ai mis ma carte bancaire. » Nous dit un commerçant de 46 ans. L’usage entre chèque ou carte bancaire comme mode de paiement est strictement l’inverse de l’ascète. « Je ne crois pas exagérer si je dis que je paie tout par carte. Et ce que je ne peux pas payer par carte comme le téléphone, ça se fait par prélèvement » (technicienne de 32 ans)
34 « Si on me l’enlevait, ce serait vraiment une régression, un manque (...) Je la mets directement dans la poche pour l’avoir tout de suite à portée de main. (...) ça fait partie des bijoux de famille (...) ce serait dur de vivre sans, maintenant, après tout ce qu’on fait avec. » (apprenti mécanicien de 21 ans)
35 « C’est rapide, hop, on tape le code et puis voilà, c’est réglé. C’est ça qui m’a plu dans la carte dès le début, ce côté rapide, efficace. (...) Je trouve ce système génial, surtout quand on est coincé le soir pour l’essence ou pour aller boire un coup, on peut avoir du liquide tout de suite. Quand même c’est sympa d’avoir de l’argent disponible à tout moment, c’est fini la galère d’aller chercher du liquide à la banque. (...) Maintenant, on connaît le luxe du liquide à portée de main. (pédiatre de 55ans)
36 « Avec la carte, j’ai une plus grande sensation de liberté qu’avant. Je peux vivre à découvert, si tout le monde faisait comme moi ça relancerait l’économie. (...) L’argent, c’est une sorte de drogue pour moi. (...) Je retire l’argent la nuit quand je fais la fête... Je retire souvent, et même trop souvent quand je fais la bringue. Et vu que je fais souvent la fête. » (Architecte d’intérieur 28 ans) “L’argent, j’en ai quand je veux où je veux” est le leitmotiv de cet entretien.
37 Certains misent sur l’éventuelle panne du DAB : « la machine peut s’emballer, donner un billet de plus que vous n’auriez pas demandé »
38 « La carte bancaire ne coûte pas excessivement cher à l’année. Tu vas dépenser beaucoup plus avec une carte bancaire, c’est pour ça qu’ils l’ont faite d’ailleurs. D’abord, ça devrait être gratuit. On fait travailler la banque avec la carte. Elle prend un pourcentage au passage. (...) Bon, c’est illogique, mais c’est la règle, c’est la loi. Tout est illogique dans ce monde, on ne va pas faire de procès. On est obligé d’en passer par là. La preuve : moi j’en paie trois ! J’ai même une Gold qui me coûte 700 balles par an. J’ai 45 ans, ça doit faire 25 ans, j’en ai toujours eu une. Je ne sais pas depuis quand ça existe la carte bancaire, mais j’en ai toujours eu une. » (représentant de commerce)
39 Les commerçants touchent selon les banques de 500 à 800 francs pour une carte volée ou débitrice renvoyée à la banque.
40 Ou à le limiter à une carte de simple retrait et à le restreindre dans son choix de DAB et des sommes débitées.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Barbara Michel
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – ISA
En 2012, Barbara Michel était membre du Laboratoire de sociologie CSRPC-ROMA (ex EMC2).