La Réserve : Archives Barbara Michel (I)
Imagination et fiction : ferment et clôture de la pensée
Initialement paru dans : Désir de penser, peur de penser, dir. E. Enriquez, Cl. Haroche, J. Spurk, Ed. Parangon/Vs, Lyon, octobre 2006, p. 188-222
Texte intégral
Préambule
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1 Je tiens à remercier les organisateurs du colloque pour deux raisons princi...
1Le colloque « Désir de penser, Peur de penser »1, m’a permis de revenir sur des idées laissées en plan et de revisiter d’anciens travaux pour les réinterpréter de nouveaux. J’ai ressenti le thème du colloque comme une invitation à oser formuler une pensée en train de se faire. Il m’a donné envie de prendre au sérieux des malaises éprouvés et de revenir sur des fragments, parfois anecdotiques, de recherche. Les pages, qui vont suivre, sont une tentative pour rendre intelligible une réflexion suscitée par trois ans de terrain à propos des technologies.
2 G. Deleuze, « Différence et répétition », P.U.F., Paris, 1968, p. 4.
« Comment faire pour écrire autrement que sur ce qu’on ne sait pas, ou qu’on sait mal ? C’est là-dessus naturellement qu’on s’imagine avoir quelque chose à dire. On n’écrit qu’à la pointe de son savoir, à cette pointe extrême qui sépare notre savoir et notre ignorance, et qui fait passer l’un dans l’autre. C’est seulement de cette façon qu’on est déterminé à écrire. »2
2Ce qui va suivre n’a rien de figé dans du définitif, juste une proposition, un essai pour faire tenir ensemble des bribes de compréhensions.
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3 « Il semble que les traditions sociologiques et, en tout cas, l’espoir inte...
3Seul le blocage, la clôture de la pensée est catastrophique, en effet, c’est de mes erreurs que je puise l’énergie de faire un pas de côté, c’est à partir de mes ignorances comme zones de non-savoir que je peux continuer à me former, à apprendre et à transformer ce que je pense à un moment en quelque chose d’autre le moment d’après. Il ne s’agit pas des revirements de la pensée, mais de porter une attention extrême à toutes les clôtures que l’esprit met en place pour construire du « prêt sur mesure ». La première lutte est celle de la réflexion contre elle-même, l’esprit a toujours tendance à se satisfaire à bon compte d’un os de la pensée qu’il ronge avec la prétention d’enfin « pouvoir tout dire sur tout »... La sociologie est une discipline qui m’a fournie trop d’espoir3, proche du « sale espoir » de « l’Antigone » d’Anouilh, prétention à enfin tout comprendre, tout savoir. En définitive mon combat est une lutte plus interne qu’externe... En finir avec les clôtures, les totalitarismes de l’esprit, toujours prêts à ressortir sous le moindre prétexte, toujours présents, fantômes de la réflexion, ma pensée me semble le premier obstacle à une avancée de la réflexion... C’est mon tout premier ennemi avec lequel je suis familiarisée, dans sa prétention à enfermer le vivant dans du savoir...
4« Remettre la pensée sur ses pieds » selon la formule de Marx, ce n’est pas forcément avoir une vision matérialiste du monde, mais peut-être reconnaître qu’on ne pense pas à vide, en circuit fermé, en autarcie ou même en autonomie. En écrivant ce travail, j’ai relu nombre de sociologues qui ont forgé mon point de vue actuel, la pensée est une drôle d’histoire, elle s’approprie sans arrêt les idées des autres qui l’arrangent et critique avec véhémence celles qu’elle ne peut faire sienne. La pensée non contente d’être une pilleuse, s’arrange pour trahir ses sources. Les auteurs que j’utilise me servent parfois de béquille, parfois de miroir (ceux qui me prouvent en disant mieux que moi ce que je crois penser), parfois d’exutoire (ceux qui font une erreur que j’arrive à détecter), parfois de modérateur à une réflexion trop radicale.
Introduction
5Pour ne pas vous perdre dans mon propos, je vais aller droit au but, et vous dire d’emblée les questions, un peu hasardeuses, que je me pose.
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4 D’abord, limitées dans le champ de la discipline sociologique où j’observe ...
6Comment expliquer tant de discours sur le mésusage de la technique ? Dans le processus de conception des TIC, différents registres de fiction s’entremêlent et favorisent un imbroglio composé d’un peu de fonction, d’un peu de fiction, d’un peu d’imaginaire. Les TIC autoriseraient-elles des comportements fictionnels de la conception aux usages ? Seraient-elles des dispositifs propices à la fictionnalisation de soi, de l’autre et du monde ? La piste suivie est celle de chercher à explorer comment les capacités de l’imagination créatrice semblent parfois limitées4.
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5 La fiction, dans son acception courante, crée un univers imaginaire, en pri...
7D’un côté, nous semblons hantés par la réalité. En effet, quand l’être et le paraître se confondent, la question de la réalité de l’existence nous taraude. Et d’un autre côté, nous avons recours à différentes formes de fiction5 pour nous rassurer sur la réalité. Pourtant, ce qui semble manquer, c’est la capacité de ces fictions à nous transporter, au moins momentanément, dans un ailleurs fantasque, fantaisiste, voire merveilleux qui permette de féconder la pensée.
8Or, les technologies de communication et d’information favorisent ou participent à des formes inédites de rapport réel/fiction qu’il s’agit d’explorer. Sont-elles des dispositifs de fictionnalisation, au sens de M. Foucault, qui nouent, curieusement, le « croire et la question du réel » (De Certeau) ? Ne nous (dé) possèdent-elles pas de notre imagination individuelle ? Le terme « possession » est, certes, un peu excessif…
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6 R. Bastide, « Le sacré sauvage et autres essais », Paris, Payot, 1975, pp 1...
9J’utilise ce terme de « possession », car j’ai en tête, gravé un passage du film, « Les maîtres fous », de Jean Rouch. Voici la scène : Un Noir, habillé comme les colonisateurs (casque et veste coloniale) est atteint de « danse de Saint Guy ». L’hypothèse de J. Rouch, sur la colonisation et ses dégâts, est fine. Pour lui, les dimensions économiques et politiques de la colonisation ne sont pas aussi graves que ce qu’il nous montre dans cette séquence de possession. Le Noir reprend les symboles de la colonisation, il singe le colonisateur, lui qui est traité de singe par les Blancs. Est-ce pour se délivrer de la domination ? Ou est-ce que les dégâts de la colonisation sont plus profonds qu’on ne le prétend habituellement ? C’est-à-dire que la colonisation agirait jusque dans la transe traditionnelle et envahirait, posséderait aussi les rêves du colonisé… D’ailleurs, Roger Bastide dans « Sociologie du rêve »6, semble aller, lui aussi, dans ce sens.
10Les technologies actuelles (Web, téléphone portable, ordinateur, TV, etc.) ne seraient-elles pas en train de changer le statut de la fiction ?
11Les TIC ne seraient-elles pas des dispositifs qui fictionnaliseraient notre représentation du monde, de l’autre et de soi ? Du coup, en forçant un peu le trait, on pourrait prétendre que ces dispositifs de fictionnalisation prendraient possession, non pas de nos vies matérielles, mais de nos rêves, de nos fantaisies et de nos imaginations. Tout se passerait un peu comme dans la démonstration magistrale de Jean Rouch à propos de la colonisation.
7 A. Pessin, « Le vocabulaire de l’imagination créatrice », Cahiers Pédagogiq...
« Il faut rappeler d’abord que l’imagination se situe au centre même de l’aventure d’homo sapiens. C’est lorsqu’on prend conscience de la mort, il y a quelque cent mille ans, que nos ancêtres ouvrent ce qu’Edgar Morin appelle « la brèche anthropologique », c’est-à-dire l’affrontement à l’inconnaissable. C’est de ce formidable choc que dérive la déprogrammation génétique d’homo, la substitution de réponses inventées aux réponses réflexes et la spéculation sur tous les possibles de la vie et de la mort. L’homme devient homme en s’instituant comme être d’imagination, là réside sa spécificité et le caractère illimité de son aventure. »7
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8 Et tout scientifique en connaît l’importance. Souvent d’ailleurs, il préfèr...
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9 J’utilise le terme « d’imagination individuelle », en me référant à la démo...
12L’imagination est « l’outillage mental » dont nous disposons pour saisir le monde. Nulle production humaine ne se fait sans son aide8. Or, si l’imagination individuelle9 sert à élargir le champ de l’expérience et aussi de l’existence, que dire si elle est comme colonisée de l’intérieur par ces intermédiaires que sont les TIC…
1. Détour par le mésusage de la technique
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10 A. Gras, « Grandeur et Dépendance : sociologie des macro-systèmes techniqu...
13De nos jours, tout un ensemble de techniques convole littéralement. Interroger la technique photographique n’est pas simple, il faut dans son analyse prendre en compte des « macro-systèmes techniques. »10
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11 Le matériel : appareil-photo, ordinateur, lecteur CD, DVD, caméra, vidéo, ...
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12 Le logiciel : Photo-shop, MP3, MPEG, Logiciels 3D, mais aussi logiciel de ...
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13 Les relais de transmission : infrarouge, bluetooth, Wifi, ADSL, GPS, borne...
14On assiste, aujourd’hui, à une espèce de « copulation » entre les éléments matériels de la technique et les éléments logiciels. Nombre « d’objets techniques » d’information et de communication, appelés il y a trente ans « média », voire « mass média » s’appellent, depuis peu, NTIC pour souligner leur nouveauté. Or ce qui est devenu difficile, c’est d’établir des catégories claires et précises permettant de définir un ensemble de techniques très hétéroclites et pourtant très enchevêtrées. Il devient de plus en plus difficile d’isoler l’appareil11 à la fois des logiciels12 et des modes de transmission des données13.
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14 H. Lefebvre pense très tôt la technique comme renforcement de la quotidien...
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15 L. Sfez dans « Technique et idéologie », Paris, Seuil, 2002, fait une démo...
15Pour faire vite, je vais les appeler technologies ou TIC. Ces technologies exercent une certaine fascination jusque dans nos vies quotidiennes et privées. Proche en cela de ce qu’Henri Lefebvre étudiait en son temps à propos des « arts ménagers. »14 Or c’est le plus souvent le discours tenu sur la chose qui nous séduit et moins souvent la technique qui semble parfois même rébarbative. Ainsi les TIC nous fascinent parce qu’elles prétendent avoir une place centrale dans l’organisation de nos sociétés et de nos vies, dans un mélange de fantaisie, de propagande et de vérité15.
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16 Michel B., Bicaïs M., « Les représentations des TIC et l’acceptabilité soc...
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17 Nous entendons par « grand public », tous les individus susceptibles d’uti...
16Il y a un peu plus de trois ans, une recherche sur « l’acceptabilité sociale des TIC »16 du futur proche m’a laissée quelque peu perplexe. L’enquête qualitative très complète (une cinquantaine d’entretiens) a recueilli les discours du « grand public »17 et des distributeurs de TIC à propos de leurs représentations et usages des TIC et à propos des « produits-services » en phase de pré-projet de conception à FTR&D. En outre, elle a permis d’interroger des concepteurs, tous chefs de projet de ladite entreprise, sur leur travail de conception et sur leurs représentations personnelles des TIC.
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18 Ils utilisaient le langage de l’entreprise, reprenaient à leur compte pers...
17J’avais comme idée provisoire, en début de recherche, que la conception technologique pouvait condenser une époque et fournir une image stimulante vers une ouverture des possibles. Bref, concevoir, c’était tout à la fois inventer, trouver, construire et aussi créer. Or les entretiens des concepteurs étaient plutôt pauvres en imagination. Les concepteurs s’exprimaient de façon laborieuse, voire pour certains d’entre eux difficultueuse18.
18Premier discours qui m’a étonnée : l’affirmation gratuite « technologiquement aujourd’hui tout est possible », commune à tous les concepteurs, revenait sans cesse dans leurs entretiens.
19Deuxième discours surprenant : une vision de la société comme toujours « branchée » où tout est réduit à l’usage, à l’achat et à la vente. Finalement, un monde dans lequel argent et vitesse sont les toutes premières valeurs.
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19 En 2002, j’ai participé à un groupe d’experts, missions spécifiques CNRS d...
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20 Un concepteur d’expliquer : « Mon travail, c’est la vente de l’idée, du pr...
20Troisième discours, la nécessité formulée d’intégrer l’usage dès la conception19 pour accélérer la spirale de l’invention à la consommation jusqu’à l’absurde20.
21Les entretiens de concepteurs étaient centrés sur l’utilité, l’usage et l’utilisateur. Du coup, j’ai essayé de concentrer mon analyse sur la manière dont l’utilisateur potentiel était envisagé. La présence d’une représentation de l’utilisateur n’indique rien des usages effectifs, mal connus et peu étudiés. Ces histoires à propos de l’autre comme utilisateur mettent en scène le statut de l’individu dans les « macro-systèmes techniques ».
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21 B. Michel, « Le rôle de la représentation de l’utilisateur dans la concept...
22Voilà, en résumé, les représentations de l’utilisateur recueillies21 : pour le « grand public », nous trouvons trois figures de l’utilisateur : c’est un être végétatif (belle plante ou légume, c’est selon) ; c’est un autiste (enfermé et coupé des autres) ; c’est encore un être standardisé et berné par son pouvoir d’achat.
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22 Nous avons regroupé sous le terme d’utilisateur ce que les concepteurs nom...
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23 Le concepteur cherche à gérer la diversité des utilisateurs sur le modèle ...
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24 Alors même que le protocole d’enquête prévoyait d’interroger les concepteu...
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25 « Quand la guerre économique devient l’essentiel de la vie, quand chaque i...
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26 « Je prends le point de vue de l’utilisateur final pour définir un certain...
23Pour les concepteurs, l’utilisateur22 est une donnée qui structure l’offre de TIC. Le concepteur prétend être à l’écoute des usages. Il parle au nom de l’utilisateur23, mais il s’agit d’un utilisateur fictif, puisque le concepteur ne prend jamais en compte ses propres expériences d’usage. Il ne s’envisage, lui-même, jamais comme utilisateur24. Car l’utilisateur est considéré comme segment de marché, cible à atteindre, d’ailleurs le concepteur justifie l’utilité de son projet en décrétant que cela répond à un besoin. Le concepteur cherche à rationaliser l’utilisateur pour le rendre plus prévisible, plus universel, donc aussi plus gouvernable25. L’utilisateur est modélisé dans une suite de prescriptions fonctionnelles26. Appelés dans le langage FT « les scénarios d’usage », c’est un enchaînement d’actions et de réactions. L’utilisateur sert, aussi, de ressource mobilisable pour gagner dans le processus décisionnel. La figure de l’utilisateur aide encore à convaincre la hiérarchie de l’entreprise du bien fondé du projet de conception.
24Le concepteur tient un discours économique sur l’utilisateur mais toujours mâtiné « d’humanisme » car son projet doit « changer la vie des gens ». « Moi, ce qui m’intéresse dans la visiophonie », nous dit l’un d’entre eux, « c’est d’augmenter l’échange affectif entre les proches. »
25En définitive, l’utilisateur est mis en récit comme autre très abstrait, très rationalisé et parfois très caricaturé. Il est toujours critiqué car non-conforme aux souhaits du concepteur. L’utilisateur est tout d’abord, un ignorant des enjeux actuels des techniques. C’est un naïf. Il a deux défauts majeurs, il n’utilise pas toutes les potentialités de la technique. Il ne se conforme pas à la « performativité » des technologies. De plus, l’utilisateur est un être ingrat car il ne montre pas assez d’intérêt pour les technologies. « Quand je vois autour de moi, les gens pas attirés par la technique, je me dis mais, c’est du gâchis, ça ne les intéresse pas. »
26C’est encore un être faible, sensible à la marque, à l’habillage, à la publicité et au « look », du coup « il faut cacher la technique pour mieux la vendre ». La technologie doit être transparente, invisible pour que l’utilisateur ne s’en rende pas compte. Donc, il est trop sensible au gadget et pas assez à la prouesse technique. « C’est un être friand de pacotille », défaillant en intelligence et aussi en capacité relationnelle et parfois même inhibé affectivement. Certains concepteurs allant jusqu’à prétendre que la technologie actuelle est trop intelligente pour le quidam. L’utilisateur n’est jamais envisagé comme un acteur de la conception, encore moins de la production, ni même de la consommation.
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27 Il faut souligner que concepteurs et « grand public » partagent une même v...
27Il y a ainsi une quasi-unanimité pour déclarer27 : « Ce n’est pas la technique qui est mauvaise, c’est l’usage qu’on en fait. » Finalement, la technologie serait une réalité déjà possible à réaliser, elle ne pose ni difficulté, ni problème. Seul l’utilisateur, trop sensible au déguisement éthique de la réclame, boude en sous-doué, l’attractivité des convergences des TIC.
2. La technique n’est ni bonne ni mauvaise, ni neutre
28Pourquoi, la figure de l’utilisateur suscite-t-elle un discours fait de reproches, de désapprobations et de confusions ?
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28 Dans ce douloureux rapport à l’utile, on pourrait se demander si les conce...
29C’est peut-être que le couple conception-utilisation fonctionne comme celui de production-consommation. Les premiers sont valorisés et jugés actifs, tandis que les seconds seraient dévalorisés parce qu’inactifs. Dans ce récit sur l’utilisateur, il y a tout un jeu d’images où le concepteur agite une figure négative de l’utilisateur pour convaincre et se convaincre de l’utilité de ce qu’il conçoit. L’utile semble gouverner le discours du concepteur et ne le renvoie qu’à un immense vide de sens et de vécu. On sait bien, depuis « Mon oncle » de J. Tati, que la logique fonctionnelle croise la logique de l’ennui ! Pourquoi la question de l’utilité est-elle si douloureuse28 ?
30Prétendre qu’il n’y a que des « bons » et des « mauvais » usages de la technique permet d’affirmer en contrebande que la technique est neutre. Tout se passe comme si en noircissant l’utilisateur, cela permettait de rendre neutre la technique. Il y a, semble-t-il, un schéma conventionnel, issu d’une vulgate bien établie, qui déclare : « La technique est un moyen », juste un moyen, donc elle est neutre. Considérée comme moyen, la technologie ne serait responsable ni des dégâts qu’elle occasionne, ni non plus des exploits dont le seul mérite reviendrait à ceux qui savent exploiter ses ressources.
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29 Le montage est un assemblage de discours hétérogènes, il noue des fragment...
31Attenter à ce schéma, c’est souvent se faire taxer de technophobie. Ce schéma est à la fois un schéma mental et un montage29.
32D’un côté, on adhère à la réalité des TIC comme moyen : cela permet de dire sans sourciller, « technologiquement, tout est possible ». De l’autre, on est incrédule sur son usage : cela permet d’être incrédule sur l’humain ; il n’est pas prêt, pas assez intelligent, pas assez mature, ni responsable de ses actes, du coup on comprend mieux cette insistance sur le mésusage supposé de la technique.
33Tant que nous restons dans ce schéma, on peut bien comprendre que l’individu lambda, par ses faiblesses, faibles « performativités », méconnaissance de la technique (il n’utilise pas toutes les capacités de la machine), par son inculture, soit incapable de bien se servir de la technologie, pour en faire de l’art par exemple.
34Remettre en cause la neutralité de la technique, qu’est-ce à dire ?
35Une fausse piste serait de vouloir considérer certaines techniques comme « bonnes » et d’autres comme « mauvaises ». Juger la technique à ses effets ou à son influence est une erreur. Pléthore de prises de position, qui, pour faire vite, s’inquiètent, ou au contraire, espèrent d’une technique qu’elle change le réel. Défendre ou attaquer le technique revient à tenir des positions outrées qui l’installent comme magique et qui dramatisent ou exacerbent ses conséquences.
36Prenons l’exemple du revolver, certes un peu spécieux car soulevant de vives émotions. Quelle est l’utilité de l’arme ? Quelle est sa fonction ?
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30 « Pratique, rapide, facile et sûre » est un des dogmes de la technique. La...
37Dans la vision neutre de la technique, il n’y a que de mauvais usages. L’arme peut tout aussi bien sauver des vies ou tuer. Elle n’est pas responsable du comportement criminel proprement humain. L’arme est un simple moyen neutre, mis au service de l’humain. Elle permet d’atteindre sa cible plus facilement, plus rapidement, plus sûrement30. Cela revient à tenir la technique comme docile et à notre service. Mais, peut-on rendre le revolver responsable de meurtre ? Non, penser « le revolver tue, on devrait arrêter sa fabrication… » est un peu absurde. Pourtant, avec l’exemple du revolver, nous pressentons bien que la technique n’est pas neutre. L’arme est un intermédiaire qui signifie la toute puissance de celui qui la brandit. En cela, elle n’est pas neutre. Cet automne, durant les violences urbaines, mon imaginaire personnel a galopé, en voyant des policiers brandir des « flash-balls » depuis leur auto... « Tirer au hasard, de sa voiture, sur la foule. » L’arme brandie, agite dans nos têtes, une toute puissance de mort et nous savons aussi qu’elle ne peut rendre la vie. Un revolver, fut-ce un « flash-ball », n’est pas neutre, c’est un dispositif avec l’idée d’une cible à atteindre grâce à l’arme. C’est cela qui n’est pas neutre, et pas du tout les intentions des gentils humains qui se protègent et des méchants qui tuent. L’arme est un dispositif, un intermédiaire qui dit la toute puissance de celui qui l’a en main et cela n’est pas neutre.
38La technique n’est ni bonne, ni mauvaise, ni neutre : dire cela, c’est se garder de croire que la technique aurait des effets bons ou mauvais. Ni technophile, ni technophobe, une technique ne renouvelle pas plus la créativité qu’elle ne la détruit. Cependant, elle n’est pas neutre. Avant tout, il faut faire abstraction de la croyance dans l’efficacité pratique (« réelle ») d’emblée accolée à la technique. Bref, elle transforme notre rapport au monde par son rôle d’intermédiaire et agit sur nos manières de penser et de sentir.
39La technique n’est pas neutre par le « montage » qu’elle opère entre du croire et du réel, elle agit dans cet entre-deux. Ainsi, elle attire toujours l’attention sur la fonctionnalité, l’opérativité, la « performativité » comme si elle voulait nous convaincre qu’elle permet d’agir dans le réel, nous convaincre qu’elle transforme nos vies quotidiennes, professionnelles, et même artistiques.
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31 Le rapprochement entre technique et « instrumentum » par Heidegger dans « ...
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32 P. Legendre, « De la Société comme Texte, linéaments d’une anthropologie d...
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33 P. Legendre, op. cit., p. 82.
40Quand Heidegger suppose que « l’essence de la technique n’est rien de technique », ne faut-il pas oser s’interroger sur les raisons de l’instrumentalité technique31 ? « L’instrument » désigne chez les juristes romains « la preuve des preuves », le document écrit ; il renvoie au pouvoir d’établir la vérité, de la signifier. « Entendue ainsi, la technique fait foi - notons ce concept juridique essentiel ; la foi - et de ce point de vue, on peut dire que la technique du forgeron dans la tradition africaine et celle de l’ingénieur sont sous un même statut structural. »32 On aperçoit pourquoi l’instrumentalité de la technique permet un discours d’évidence et du crédit qui s’y attache. La technique est la preuve par excellence de l’assemblage d’une pratique, d’une production dans la sphère de l’agir social, et du discours de foi tenu dans l’ensemble de la société. « En résumé, la technique ressortit à un pacte dogmatique, elle est scellée dans le système de représentation. Autrement dit, la manifestation même de sa matérialité met en rapport ce qui est fait et ce qui est vrai. L’agir et la question de la vérité. »33
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34 Ainsi s’édifie en trompe l’œil une nouvelle sociologie de la technique, cf...
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35 A. Leroi-Gourhan, « Milieu et technique », Albin Michel, 1945, p. 361.
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36 « La technique tend à l’homme de l’ultra-modernité, le nouveau miroir du m...
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37 J. Pouillon, « Le cru et le su », Paris, Seuil, 1993. Le tri, entre croire...
41Pour analyser les discours autour de la conception de TIC, il faut comprendre comment la technique est profondément inscrite dans la logique du montage, de ce que P. Legendre appelle la question industrielle. La radicalisation de la modernité permet d’entrer dans le vif : l’exaltation de la technique est-elle une foi ? La réflexion sur la technique a perfectionné ses outils, ses méthodes, ses théories… et recherche une insaisissable synthèse. Elle s’intéresse « aux constructeurs collectifs qui édifient de gigantesques systèmes socio-techniques »34 mais ne dit mot sur l’architecture qui rend possible un tel déploiement. L’idée d’un déterminisme de la technique, formulée par Leroi-Gourhan, a le mérite de nous aider à rompre avec l’ambiance magique que diffuse le fantasme fou d’une toute puissance technologique. De quel déterminisme s’agit-il ? Il s’agit de prendre en compte « le point de contact entre un milieu intérieur et un milieu extérieur », le point où dans une société « se matérialise cette pellicule d’objets », la production matérielle35. « Le point de contact » peut être l’articulation entre la chosité matérielle et sa construction dans la représentation. L’expansion de la technique n’est-elle pas liée à un « déterminisme symbolique », dès lors, la technique prend tout son relief, comme l’autre part de nous-mêmes. Nous avons foi en elle parce que nous avons foi en notre image. »36 Et nous pourrions ajouter, ayant trop foi en notre image, nous verrons plus loin comment nous doutons de notre existence. L’expression « je crois » valant pour le doute et la conviction37.
42La technologie transforme nos manières de penser le monde, les autres et soi. C’est notre façon de nous raconter des histoires qui change et peut-être avec, nos capacités de symbolisation. En un mot, et je m’avance un peu, ce qui change avec les TIC, ce sont nos rêves, nos rêveries, nos fantasmes et nos fantaisies. Parions que c’est cela qui s’appauvrit et pas autre chose.
3. Les concepteurs et la fiction
43Les TIC sont des intermédiaires, non neutres. Elles jouent de fictions à plus d’un titre.
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38 I. Asimov (et ses lois de la robotique) est l’auteur de S.F., le plus cité.
44Premier constat. Les concepteurs, des ingénieurs de formation, sont habités par la science-fiction. C’est à la fois leur source d’inspiration, leur manière de communiquer et leur façon de trouver des utilités à ce qu’ils inventent. Les entretiens, réalisés lors de l’enquête, sont pétris d’une culture de science-fiction (ils sont amateurs et citent nombre de livres38 et de films de S.F.).
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39 Liste non exhaustive des films cités par les concepteurs où certains passa...
45De plus, la S.F. fait en quelque sorte partie de la culture d’entreprise. Pour communiquer en interne leur projet de conception, ils réalisent, parfois avec l’aide de cinéastes de talent, des films, appelés « Dream Stories » ou « Imaginaire des télécommunications », qui leur permettent de décrire le futur proche des technologies. Les scénarii empruntent régulièrement des références explicites à des films très connus et très populaires de S.F.39 Pour communiquer et convaincre en interne de leur projet, les concepteurs cherchent par la mise en récit et par la fabulation à montrer une situation technique non encore advenue.
46Deuxième constat : il ne s’agit pas de mettre en doute les avancées technologiques et la multiplicité des produits/services, mais elles ne peuvent advenir sans le soutien de la fiction. La fiction de la technologie rend-elle possible sa réalité ? Il n’est d’ailleurs pas de projets qui ne soient soutenus par des récits, des fables, des mythologies. Quand on analyse ces récits, dans les films de F.T.R.&D., on s’aperçoit pourtant que la fiction, malgré ses emprunts à la S.F. est relativement dépourvue d’idées inventives. Les histoires fictionnelles fabriquées par les concepteurs ne renouvellent ni notre regard sur les technologies, ni notre regard sur l’humain. L’avenir décrit ne donne que peu de possibilités d’interprétations. Tous les possibles technologiques montrent un univers d’objets et d’opérations où tout est déjà là, trop croyable car sans recul par rapport à l’adhésion suscitée par les TIC. C’est-à-dire qu’il n’y a pas cet écart entre ce qui se donne pour du vraisemblable dans la S.F. et la non-croyance qu’elle suscite. Ces fictions sont trop vraisemblables pour agiter dans nos têtes le merveilleux, le fantastique (rêves et cauchemars) qui nous enchante dans la S.F.
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40 Tous ces objets communicants montrent une société sans heurt, ni conflit, ...
47En effet, tout, dans ces films, se déroule dans une atmosphère où les détails d’ordre relationnel, affectif ou bêtement pratique, nous entraînent dans une crédulité relative pour décrire un monde technologique qui semble dans une certaine mesure, être déjà le nôtre (cf. l’extrême importance de la datation : date du projet, date du film, date à l’intérieur de l’histoire, « nous sommes en 2037 »…). Parfois le discours tenu autour de l’objet séduit, mais il est en revanche difficile d’être séduit par le projet lui-même. Les histoires contées sont pétries d’idéologies et d’indécidables technologiques. Par exemple, un téléphone qui s’appelle « bisounours » pour les enfants en bas âge est censé servir à rapprocher les familles recomposées. En quoi y a-t-il conception innovante avec ce téléphone portable ? Ou encore, l’ordinateur, qui sert à réapprovisionner le réfrigérateur, est justifié par le travail de la femme de maison qui a un poste important40. Là encore, rien n’est dit des difficultés techniques du couplage réfrigérateur-ordinateur et surtout de comment s’opère la livraison à domicile et le rangement des denrées.
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41 L.V. Thomas, « Anthropologie des obsessions », Paris, L’Harmattan, 1988, p...
48Dans ces films de FTR&D, tout est possible technologiquement jusqu’au monde cauchemardesque, spécifique de la S.F. C’est, en tout cas, le parti pris de la S.F. dans « L’homme illustré » de Ray Bradbury. De fait, quand l’objet fait tout, nous sommes désorientés. La maison qui fait tout dépasse les bornes du supportable, tant elle rend vaine et insipide l’existence. « Rien de pire que cette dépendance à l’endroit d’une machine auto-suffisante et omniprésente. »41 Les films de FTR&D agitent une vision de l’humain infirme sous prétexte de le rendre plus puissant. Nous devenons comme dépassés et futiles face aux performances de ces objets. Les fictions nous montrent ainsi, un univers rempli de technologies auto-suffisantes. Cela éclaire pourquoi les concepteurs pensent que les utilisateurs en font un mauvais usage.
49Or, notre protocole d’enquête, auprès du « grand public », prévoyait de visionner des scénarios d’usage d’objets du futur, pour les familiariser avec « des conceptions techniques innovantes ». Les réactions des interviewés oscillaient entre un, « mais ça existe déjà » et une désapprobation du monde qu’ils visionnaient, « mais où ça va tout ça » ; entre un « ça serait peut-être pratique » et un « je ne sais pas si j’en ai envie ». Bref, tous se trouvaient piégés dans un univers de rationalisation du quotidien, vraisemblable, sans aucune distance de non-croyance qui est un des ingrédients de la S.F. Rien, ils n’entraient pas dans un monde merveilleux qui permettait de délier les langues et de se projeter dans le futur. Seules, d’ailleurs apparaissaient leurs peurs face à l’avenir technologique présenté.
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42 Mis à part quand nous adhérons au montage et schéma mental de la neutralit...
50Concepteurs et « grand public », c’est-à-dire tous ceux qui sont susceptibles d’utiliser les technologies d’information et de communication, ressentent un même malaise. Bien sûr, nous rêvons tous de nous affranchir de l’espace, du temps et du déterminisme, mais, ce que nous proposent les TIC et leurs services est, en définitive, trop vraisemblable (en train d’arriver), trop proche de la réalité pour conserver un aspect de merveilleux. Elles ne nous donnent ni espoir, ni attente du futur42.
Premier exemple : le rêve de téléportation
51Nous rêvons tous de téléportation. Un des films de FT, « Téléportation virtuelle par Internet », montre une grand-mère, qui, grâce à l’aide de l’ordinateur de sa petite fille, va de façon virtuelle retrouver un ancien amant au Portugal, à Ericeira. Des petits robots bourrés de capteurs parlent, se déplacent, voient, touchent, sentent et goûtent à sa place toutes les saveurs du Portugal. Elle, dans sa chambre, est émerveillée des prouesses de la technique.
52Beaucoup de personnes interrogées, dans leur rêverie, nous ont dit qu’elles aimeraient des techniques qui permettent de se dématérialiser pour se rematérialiser à l’endroit de son choix. Or les TIC font, précisément, le contraire : ce sont les informations numérisées (donc immatérielles) qui se transportent, sous forme d’ondes, d’un bout à l’autre de la planète.
53Les concepteurs, dans leur film d’entreprise, ont eux aussi le même rêve, ils le transforment en idée de conception, en nouveau service… Des petits robots qui sillonneraient la planète à notre place et nous, tout seuls, dans un lieu tranquille, sans personne, nous pourrions à moindres frais voyager et rencontrer l’autre.
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43 En 2003, FTR&D travaillait au projet « Quintessence » pour que l’ordinateu...
54Ce rêve de téléportation, par Internet, s’abrite d’un côté sous la rigueur scientifique, mais de l’autre en prend à son aise avec la prévision scientifique. À terme, si cette technique se réalise (elle pose encore beaucoup de problèmes proprement techniques), on risque un embouteillage de petits robots, les robots ne rencontrant que des robots. Où seraient les sensations humaines que nous promettent les TIC43 ? Et, là, le film de F.T. s’écarte avec désinvolture de toute rationalité pour verser dans le fantastique.
Deuxième exemple : la peau du dragon
55Par ailleurs, toujours en 2003, j’ai réalisé quatre entretiens auprès de personnes qui employaient des logiciels 3D. Coïncidence, trois d’entre elles travaillaient à rendre « vraie » la peau du dragon… Des heures durant, elles cherchaient à fabriquer une image de la peau d’un animal fantastique, non existant, pour lequel il n’y avait ni modèle, ni original à copier. Trois sur quatre des interrogés, cherchaient à rendre réaliste la fiction du dragon.
56Pourquoi reprendre un exemple aussi traditionnel et mythique que le dragon ?
57Pourquoi vouloir faire vrai alors qu’il aurait, peut-être, suffi de laisser courir son imagination ?
58Pourquoi penser qu’un logiciel 3D permette plus, que d’autres techniques, d’imaginer la peau du dragon ?
59Ils étaient pris dans la manipulation, l’opérativité du logiciel 3D, sa complexité, ils n’avaient plus le temps du rêve… Certains, devant mon air un peu dérouté, m’ont rassurée me disant qu’il s’agissait là d’un exercice, d’un entraînement et qu’une fois possédée la maîtrise du logiciel, les possibilités seraient illimitées. Là encore, dans cet exemple, fiction et réalité s’entremêlent, mais encore une fois de façon pauvre. Les trois personnes me montraient sur l’écran, des versions de texture de peau du dragon, pas si différentes les unes des autres à mon œil de non experte en dragon. Et cela ne renouvelait en rien mon imagination.
4. De la fiction au fictionnel
60Dans ces deux exemples, rêve de téléportation ou de dragon, il y a un mélange de registres : fiction cognitive, fiction ludique et Science-Fiction s’imbriquent.
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44 J.-M. Schaeffer, « Fiction et croyance » (2001), in « Art, création, ficti...
61La S.F. est source d’inspiration pour prouver les capacités de la technique, comme s’il s’agissait à chaque fois de prouver que la technologie apporte quelque chose de plus. Pour cela, on s’aide alors de « fictions cognitives » (construction consciente) et, en même temps, la forme est proche d’une « fiction ludique »44. Dans ces deux exemples, ils ne sont pas les seuls, le « comme si » de la fiction devient gage de vrai.
62Ne sommes-nous pas en train de mélanger, au minimum, deux types de fiction que la rationalité avait pris soin de séparer ? Il y a non-séparation entre des fictions qui se présentent comme telles et qui supposent une adhésion « libre et volontaire » (une fois le déroulement de l’histoire fini, nous n’y croyons plus) ; et un autre type de fictions qui donnent lieu à l’obligation d’y croire, qui sont partagées par l’ensemble d’un monde social et qui tiennent lieu de « réel » auquel tous adhèrent.
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45 M. Augé, « La guerre des rêves », Paris, Seuil, 1997, p. 132.
63On peut se demander, comme le fait M. Augé, si la fiction ne change pas de nature « à partir du moment où elle ne semble plus constituer un genre particulier, mais épouser la réalité au point de se confondre avec elle. »45 Avec les dispositifs technologiques, le brouillage des registres de la fiction entraîne peut-être une nouvelle manière plus confuse de vivre la fiction.
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46 Ces deux exemples sont proches d’une conduite fictionnelle (côté spectacul...
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47 M. Augé, op. cit., fait l’hypothèse que la fiction change de nature et qu’...
64M. Augé propose l’adjectif de « fictionnel »46 pour désigner des mises en pratique de la fiction, plutôt que l’adjectif « fictif » qui s’apparente au mensonger. C’est peut-être là que commence, pour nous, une expérience de fictionnalisation du monde, de l’autre et de soi47.
65À des degrés divers, nous faisons tous l’expérience d’une existence qui se fictionnalise avec l’aide des TIC. Tout au moins, cela jette un certain trouble dans nos esprits.
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48 Il est difficile de développer, ici, la naïveté des visions du monde chez ...
66Or dans un univers culturel gouverné par l’utilité48, c’est là que se manifestent le plus des conduites ou des expériences de fictionnalisation qui semblent proches, par certains aspects, de ce que Leiris ou Bastide voyaient chez d’autres peuples colonisés.
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49 M. Leiris, « La possession et ses aspects théâtraux chez les éthiopiens de...
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50 M. Augé, op. cit., pp. 48-49.
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51 J. Jamin, « Fiction haut régime : du théâtre vécu au mythe romanesque », R...
67Les phénomènes de possession font coexister des « effets de réel dans la fiction » et des « effets d’illusion dans le réel ». Dans une séquence de transe, la différence entre le « théâtre joué » (feint par les maîtres de cérémonie) et le « théâtre vécu »49 (incarné par les amateurs) n’est pas si nette que cela. Le registre de la fiction des uns et le registre de la croyance des autres s’interpénètrent au cours de la transe. D’ailleurs la personne envoûtée s’irréalise dans des êtres fictifs… « Le jeu du possédé est strictement contemporain de l’avènement de la puissance qui le possède. Cependant le possédé est dépossédé de lui-même… Le rôle qu’il joue, le personnage qu’il mime s’affirme, dans l’instant de la possession, comme la vérité d’une apparence modelée avec plus ou moins d’insistance sur le stéréotype de la puissance incarnée. »50 Les phénomènes de possession sont des expériences où la personnalité se fictionnalise. Dans un enchevêtrement complexe de faits, de choses et d’êtres, la frontière entre imaginaire et réel se brouille. « Dans l’expérience de la transe, dont, par définition, le possédé n’a aucune conscience ni ne conserve aucun souvenir, se trouvent, en quelque sorte, mise en œuvre une logique mimétique et, bien plus un processus fictionnel. Le personnage -le génie- prend le pas sur la personne l’incarnant, le représentant, voire le « créant », et se voit attribuée une existence certes fictive, mais douée d’une certaine autonomie qui le rend présent sinon réel, au point que la personne en vient à parler et à agir comme le personnage -voire à parler et à agir en tant qu’elle est le personnage. »51
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52 « L’ennui c’est que cet être de fiction n’est ni le fruit d’un cerveau dér...
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53 Le clone informatique est un double de soi qui permet d’être là en permane...
68Cette expérience d’irréalisation de soi dans un soi fictif52, sous le coup des TIC, semble une expérience contemporaine (cf. les clones et les avatars53 informatiques).
5. L’équivalence entre être et percevoir
69Les TIC ne procéderaient-elles pas d’une reconfiguration du « croire et de la question du réel » (De Certeau), qui pourrait à terme, sans prise de distance, entraîner une espèce de (dé) possession de nos facultés mentales d’imagination et de créativité ?
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54 « Tout acte mental repose sur la faculté qu’a l’esprit d’avoir en sa prése...
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55 H. Lefebvre, « La présence et l’absence : Contribution à la théorie des re...
70Les TIC jouent les intermédiaires entre présence et absence, visible et invisible, être et apparaître, familier et étrange. En cela, elles nous font naviguer entre raison et fiction. Dit simplement, les TIC rendent présent ce qui n’est pas et rendent absent ce qui est. Proche, en cela des mécanismes de la pensée qu’H. Arendt décrit dans « La vie de l’esprit »54. Si on admet que dans bien des cas penser, c’est « se représenter dans l’absence et dans le manque ». On pourrait se demander si les TIC ne favorisent pas un mouvement plus général qui nous livre « en proie à l’absence ». « L’homme moderne en proie à l’absence. Paradoxe surprenant entre tous : l’échange, la communication, l’information, les discours continuels, le discours sur le discours, ont dénudé cet « homme » sans essence ni définition générique, l’ont dépouillé de la nature, de l’usage… La disparition des références, l’éclatement de l’unité vécue et conçue, la prédominance des représentations le laissent en proie à une absence mal ressentie comme telle et pleine de ressentiments… Le véritable problème n’est-il pas de reconnaître et d’exposer ce qu’est la présence, et ce qu’elle n’est pas, l’absence. »55
71Dispositif de fictionnalisation, les TIC génèrent une confusion entre présence et absence. Cela permet de comprendre les flous et les malaises. Avec leur multiplication, un appauvrissement des idées, des rêves et des envies, donc de tous ces ferments de la créativité, n’est-il pas à craindre ?
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56 Il lance la réflexion sur la non-neutralité de la technique. « …, ce n’est...
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57 Terme, je suppose, qu’il emprunte à Sartre dans son « essai sur l’imaginai...
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58 La technique photographique est un « intermédiaire entre des phantasmes in...
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59 R. Castel semble, déjà, se poser une question d’avenir. « Par un mécanisme...
72Déjà dans « Images et fantasmes », R. Castel56 montre comment l’appareil-photo joue un rôle de traduction de nos fantasmes, un rôle de transposition. La photo est « un support fantasmatique », il ne saurait en aucun cas être un « phantasme ». R. Castel explique d’une part, la photo est souvent conçue comme une simple technique de reproduction mécanique de la réalité, c’est-à-dire un « analogon57 de la présence » (semblable à de la présence) ; de l’autre, elle reproduit, elle remplace et du coup substitue de la présence en absence58. En cela « elle opère un rapt, un vol, un viol ». « Elle déréalise ce qu’elle fixe, elle est littéralement le négatif de la présence. »59
73On peut généraliser ce que R. Castel dit de la photo argentique à l’ensemble des techniques du Web (pourtant numérique). Le Web, ne rend-il pas fantomatique toute présence, la sienne comme celle des autres ? Grâce à Internet, nous sommes en contact, mais la rencontre (de face à face) en direct avec l’autre semble problématique, comme si se mêlaient, dans notre esprit, « support » de relation et relation. Comme si nous confondions phantasme, imagination, création avec ces « supports » à rêveries que sont les technologies. Il y a un risque de s’embrouiller entre « fantasme » et « phantasme ».
74Ainsi quand je suis en train de « chatter », « je sais bien » que je ne suis pas en présence de l’autre, « mais quand même »… La formule, « je sais bien mais quand même », opère un déni de réalité ou mieux un déni d’imagination.
75Quand la fiction technologique « prétend présentifier du réel », elle ne fait au fond « qu’assimiler le réel au semblant qu’elle produit » (De Certeau). Du coup une attente pèse sur la technologie, celle de participer à notre existence, voire pour certains, de la fabriquer. Il y a là comme un flirt innocent avec du fantastique : transformer de l’ordinaire en extraordinaire. Or la SF, nous propose l’inverse, elle joue de l’extraordinaire pour le faire entrer dans de l’ordinaire. Il s’agit alors plus d’un quasi-fantastique. L’univers technologique est fantastique… ou presque.
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60 Intermède d’un coup de téléphone d’un inconnu. C’est un informaticien CNRS...
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61 M. De Certeau, dans « L’invention du quotidien, Paris, Union Générale d’Éd...
76Suffit-il d’être branché sur le net, sur sa ligne téléphonique, sur son ordinateur pour exister ? C’est un mode particulier d’existence, fondé sur une quasi-absence60. Tous ces dispositifs technologiques ne sont-ils pas en train de recomposer nos manières de penser la présence et l’absence, l’être et l’apparaître, le visible61 et l’invisible, le familier et l’étrange.
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62 A. Cauquelin, « L’exposition de soi : du journal intime aux Webcams », Par...
77A. Cauquelin note finement dans « L’exposition de soi » que le terme réalité a envahi notre quotidien. « Aucune époque, dit-elle, n’a été si désireuse d’en traquer les traces, aucune n’a éprouvé cet intense besoin de croire à la réalité du monde où nous vivons ; nous ne savons plus nous reconnaître comme du réel. »62
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63 G. Berkeley (1685-1753), Evêque anglican, philosophe, physicien, s’efforce...
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64 « Nos pensées, nos sentiments, les idées forgées par notre imagination n’e...
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65 A. Portman, « La forme animale », trad. G. Rémy, Paris, 1961, p. 17.
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66 H. Arendt, op. cit., p. 52.
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67 Le pragmatisme va prendre appui sur ce constat et développer toute une con...
78Avec l’aide des technologies, nos convictions du moment (celles qui dominent ou nous dominent) se résument par la formule de Berkeley. « Être, c’est percevoir », rien n’existe en dehors du fait d’être perçu. Au « cogito ergo sum » de Descartes, Berkeley63 répond « être, c’est paraître », c’est-à-dire les sensations, les perceptions sont premières. Si l’être et le paraître coïncident, l’existence devient affaire d’apparence. Les humains existent parce qu’ils sont sujets percevants et perçus64. L’apparence, la forme perçue est première : « Ce n’est pas ce qu’est une chose, mais la façon dont elle paraît qui doit orienter la recherche. »65 La prédominance de l’apparence exprime alors l’idée selon laquelle seul ce qui se montre par des formes sensibles accède à de l’existence. En plus du besoin de se montrer, les hommes se présentent aussi, en paroles et en actes, et indiquent par là comment ils entendent paraître et ce qui, à leur avis, est digne ou non d’être vu. « Se présenter diffère de se montrer par le choix conscient et actif de l’image offerte ; quand l’être vivant se montre, il n’a d’autres alternatives que de faire voir les propriétés qui sont les siennes. »66 Toute une tradition empirique67 s’appuie sur ce constat où la réalité n’est plus essentielle puisque tout ce qui paraît est fait pour être reçu.
79Percevoir, pour Berkeley, est passif. Autrement dit : « Si les autres me voient, je ne peux pas ne pas exister. » A travers ces dispositifs technologiques, n’y a-t-il pas une injonction à être perçu comme preuve de l’existence ? Si je passe à la TV, si j’ai un site Web, un Blog, si j’enregistre mes faits et gestes quotidiens à l’aide d’une Webcam, ou si j’envoie un mail dans un réseau de mail, peut-être suis-je ?
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68 A Cauquelin, op. cit., p. 71.
80Mais il y a là, un procédé fictionnel à l’œuvre qui réduit l’existence à l’apparence. « On me voit, donc j’existe. Est-ce bien sûr ? »68
81Les TIC semblent venir combler un déficit de réalité par une fictionnalisation de l’existence de soi, de l’autre et du monde. Premier exemple minuscule : un collègue, économiste, me montre sur son ordinateur, comment en tapant son nom sur Google, il apparaît sur plusieurs sites, y compris ses derniers ouvrages. Simple narcissisme ou angoisse existentielle (si on me voit, alors j’existe) ? Deuxième exemple, tout aussi minuscule : un ami, musicien brésilien, qui a toujours vécu dans la galère financière, mais d’une vie riche en rencontres, décide de faire un site Web. J’ai le malheur de lui demander si c’est à but commercial ou pour trouver des musiciens. Il se met en colère et me dit que cela fait trop d’années qu’il n’a pas droit à l’existence.
69 A Cauquelin, op. cit., p. 79.
« Vous vous soutenez par la croyance d’autrui. C’est comme plus il y a de monde pour vous percevoir et plus vous existez. Votre réalité s’accroît de la croyance des autres en votre existence. »69
82N’y a-t-il pas là dans cette quête de réalité quelque chose d’un peu pathétique ?
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70 A Cauquelin, op. cit., p. 85
83Comme un effort désespéré pour accéder à de l’existence. Effort d’autant plus désespérant qu’il nous conduit à un paradoxe : « Ce qui est perçu comme garant de la réalité montre exactement l’inverse : l’image, la fiction, l’arrangement, l’audience. »70
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71 La double envie d’apparaître et de disparaître est une caractéristique de ...
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72 Nombre de téléphones fixes, aujourd’hui, affichent le nom de l’appelant, s...
84Une double demande contradictoire71 s’exprime dans l’usage de ces technologies. « Être incognito et s’exposer ». Avec les blogs, les sites Web ou les pages personnelles à caractère sexuel, chacun croit parler de ses pensées profondes, de soi, de son intimité, mais cela se double d’une envie de disparaître, de prendre un pseudo, de masquer son identité sociale. Bref, il y a tout un jeu du paraître/disparaître qui se redouble d’une technologie, rendue de plus en plus invisible au fur et à mesure que croît la demande de visibilité de soi et des autres72.
Conclusion : des fictions existentialisantes
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73 A Cauquelin, op. cit., p. 78.
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74 Je dirige une thèse sur ce sujet. Et je ne développe pas l’exemple qui est...
85Tout cela contribue à redistribuer l’être dans le paraître, dans une visibilité de l’apparence qui entraîne de nombreuses « fictions existentialisantes ». Nombreux sont les projets d’internautes qui caressent le fantasme de tout voir ou de tout montrer. Ils confondent, alors, « support de fantasme » et « phantasme ». « L’intimité s’exhibe et perd en singularité ce qu’elle gagne en visibilité. »73 Si on prend l’exemple des pages personnelles à caractère sexuel74, l’exposition de soi et de sa sexualité montre nombre de conformismes, de valeurs convenues, de stéréotypes mais, tout cela ne nous apprend rien de plus sur la sexualité.
86Vous pouvez exposer votre « engin » dans votre cuisine, le filmer à l’aide d’une Webcam, tout cela relève de la « fiction existentialisante », et reste, un peu maigre, en imagination. Du coup, une menace pèse, non pas tant sur le « réel » de la sexualité mais sur son imaginaire. L’imaginaire, les phantasmes, les rêveries et même l’imagination sexuelle s’appauvrissent quand on prend ces dispositifs technologiques de fictionnalisation de la sexualité pour argent comptant.
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75 Les sites à caractère sexuel représentent une estimation de trois cent mil...
87Finalement, ce qui est montré dans ces sites75 semble peu propice à une pratique sexuelle créative. La présentation de soi relève du CV privé avec une relative standardisation (du type « c’est mon choix ») ; avec des catégories commodes, rigides et préfabriquées (on se définit comme homosexuel, hétérosexuel ou bisexuel) ; avec une mise en scène du soi sexuel qui ne donne accès qu’à du fictif et de « l’analogon ». Tout cela est d’ailleurs autoréférentiel et ignore l’autre, le partenaire.
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76 A. Cauquelin développe l’idée « d’un art sans qualité ». Elle montre dans ...
88L’exposition de soi et de son intimité sur le Web conduit à un paradoxe : ce qui est produit, distribué et perçu comme garant d’une réalité de la sexualité montre l’inverse de la fiction existentialisante. La formule d’A. Cauquelin, « ceci n’est pas une œuvre, mais j’en suis l’auteur »76 s’applique très bien à ce genre de corpus.
89Est-ce que la fonction d’exorcisme de nos phantasmes dont parle R. Castel, déjà en 1965, à propos de la photographie aurait si bien réussi à s’imposer avec la multiplication des TIC, support à fantasmes, que finalement nous serions, sans nous en rendre compte, progressivement vides d’imagination individuelle et, par contre coup, de ferment de créativité.
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77 L’expérience de la contemporanéité semble marquée comme pour les peuples c...
90Si on admet que notre monde contemporain est proche d’une situation coloniale, comme le souligne M. Augé puisque dans les deux situations, il y a « une sensibilité à l’accélération de l’histoire », « un rétrécissement de l’espace » et « une individualisation des destins »77, l’hypothèse d’une colonisation de l’imagination s’éclaire.
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78 Tout ce que je viens de développer pourrait apparaître comme bien dramatiq...
91Serions-nous impressionnés par des reconfigurations entre fiction et réalité, impressionnés par des assimilations entre être et apparence, par des dispositifs techniques propices à la fictionnalisation ? En bref, nos manières de penser et de sentir le monde, les autres et le soi, seraient comme possédées78, mais sans savoir par qui.
Notes
1 Je tiens à remercier les organisateurs du colloque pour deux raisons principales : leur thème m’a donné envie de penser ; et, dans mon projet de communication, bien trop vaste, ils m’ont lancé un défi, clarifier la question de « la colonisation de l’imagination » sur lequel je n’étais pas certaine.
2 G. Deleuze, « Différence et répétition », P.U.F., Paris, 1968, p. 4.
3 « Il semble que les traditions sociologiques et, en tout cas, l’espoir intellectuel qu’il a fait naître, font place à trois grands idéaux politiques. Le premier est tout simplement la valeur de vérité -le fait. (...) Dans notre monde, faire de la sociologie, c’est faire la politique de la vérité. Mais la politique de la vérité ne rend pas compte des valeurs qui orientent notre entreprise. (...) Telle est justement la seconde valeur, qui est en définitive celle du rôle que joue la raison dans les affaires humaines. Une troisième valeur va de pair avec les deux premières : C’est l’humaine liberté, avec toute son ambiguïté. Raison et liberté sont les valeurs cardinales de la civilisation occidentale ; toutes deux sont saluées pour des idéaux. Mais dans la pratique, dans l’ordre des critères et des objectifs, elles suscitent bien des controverses. Aussi l’une de nos tâches intellectuelles, à nous sociologues, consiste à élucider l’idéal de la raison et l’idéal de la liberté. » C. Wright Mills, « L’imagination sociologique », Paris, Maspero, 1971, p. 189.
4 D’abord, limitées dans le champ de la discipline sociologique où j’observe trop souvent un retour frileux vers l’académisme ; limitées encore dans l’univers culturel où la création artistique paraît parfois stérilisée et cela malgré nombre de penseurs érudits qui se penchent à son chevet.
5 La fiction, dans son acception courante, crée un univers imaginaire, en principe, elle ne cherche pas à faire croire ni à la réalité, ni à la véracité de cet univers. Elle est inventée, pourtant, elle fait souvent des emprunts au monde connu ou commun. La notion de fiction est cependant, beaucoup plus complexe, polysémique et sujette à de multiples interprétations. Le problème que nous pose la fiction est son inévitable relation d’une part avec l’imaginaire collectif et d’autre part avec l’imagination individuelle. Selon les formes de fiction, elle peut être « une amorce de libre-pensée » ou son contraire. Elle peut ainsi, selon les cas, ouvrir le chemin des possibles ou enfermer dans de l’illusion.
6 R. Bastide, « Le sacré sauvage et autres essais », Paris, Payot, 1975, pp 109-124.
7 A. Pessin, « Le vocabulaire de l’imagination créatrice », Cahiers Pédagogiques, n° 349, 1996, p. 14.
8 Et tout scientifique en connaît l’importance. Souvent d’ailleurs, il préfère parler « d’intuitions » de découvertes. La science cognitive actuelle ne parvient pas à démontrer grand chose quand dans certaines de ces analyses elle ne la prend pas en compte...
9 J’utilise le terme « d’imagination individuelle », en me référant à la démonstration de M. Augé sur les trois pôles de l’imaginaire. L’auteur décrit les liens et non-liens entre un imaginaire collectif (+mémoire), un imaginaire individuel (+ mémoire) et un troisième pôle « création-fiction ». Quand la « création-fiction » prend source dans l’imagination individuelle, elle permet de jouer à prendre des distances entre familier et étrange, entre ordinaire et extraordinaire. Quand l’imagination individuelle se nourrit de fiction, ou mieux du « tout fictionnel », est-elle encore capable de créativité et de jeu ? La prise de distance nécessaire entre croyance et fiction se réduit alors et le « tout fictionnel » est pris pour preuve de réel.
10 A. Gras, « Grandeur et Dépendance : sociologie des macro-systèmes techniques », Paris, PUF, 1993.
11 Le matériel : appareil-photo, ordinateur, lecteur CD, DVD, caméra, vidéo, webcam, vidéoscope, vidéophone, home-cinéma, téléphone, sans fil ou mobile, visiophone, TV haute-définition…
12 Le logiciel : Photo-shop, MP3, MPEG, Logiciels 3D, mais aussi logiciel de moteur de recherche Google, ou encore Peer to Peer…
13 Les relais de transmission : infrarouge, bluetooth, Wifi, ADSL, GPS, borne interactive, Web, antennes et relais de toutes sortes, sans oublier la « fée électrique ».
14 H. Lefebvre pense très tôt la technique comme renforcement de la quotidienneté. « Mais l’on sait bien aussi que la technique et les arts ménagers n’ont pas supprimé les aspects les plus triviaux de la quotidienneté… Ces techniques posent avec acuité le problème du temps disponible et libre. Elles n’ont pas métamorphosé la quotidienneté en activité créatrice supérieure, mais plutôt creusé un vide. » « Critique de la vie quotidienne », Paris, tome 2, L’Arche, 1961, p. 9.
15 L. Sfez dans « Technique et idéologie », Paris, Seuil, 2002, fait une démonstration très pertinente de ce mélange.
16 Michel B., Bicaïs M., « Les représentations des TIC et l’acceptabilité sociale », rapport de recherche du Cercle de sociologie des représentations du CSRPC, Grenoble, janvier 2003, 123p.
17 Nous entendons par « grand public », tous les individus susceptibles d’utiliser un jour ces technologies et nous avons pris soin d’interroger à la fois des passionnés de TIC mais aussi des non-utilisateurs.
18 Ils utilisaient le langage de l’entreprise, reprenaient à leur compte personnel des exemples communs à tous et employaient un vocabulaire imprécis avec un grand nombre de néologismes.
19 En 2002, j’ai participé à un groupe d’experts, missions spécifiques CNRS de STID, pour accélérer le cycle de l’Innovation. Le groupe de réflexion voulait intégrer les usages dès la conception. Nous parlions de « conception participative » ou de « E Conception ». Il s’agissait donc de diagnostiquer les « verrous » de la conception, pourtant pas un mot dans le groupe sur la temporalité de l’histoire longue des usages (en gros depuis le milieu du XIX siècle, deux logiques président aux développements des TIC, « conserver », « converser »), pas un mot non plus sur les difficultés proprement techniques.
20 Un concepteur d’expliquer : « Mon travail, c’est la vente de l’idée, du projet. Il me faut construire la présentation pour montrer que ça répond à un besoin. » Nous parlions de produits services qui n’existaient pas encore. Et le concepteur de poursuivre : « Là, moi, j’essaie de me situer sur un créneau où je propose des idées qui partent de nouveaux usages que l’on voit. »
21 B. Michel, « Le rôle de la représentation de l’utilisateur dans la conception », ch. 5, in « Le consommateur au cœur de l’innovation », ouvrage collectif sous la direction de J. Caelen, Paris, CNRS Editions, 2004, pp 107-129.
22 Nous avons regroupé sous le terme d’utilisateur ce que les concepteurs nommaient « les gens », « les clients », « les consommateurs », « les usagers » sous–entendu d’un service public, « le grand public de masse », voire « les citoyens ».
23 Le concepteur cherche à gérer la diversité des utilisateurs sur le modèle de la multiplicité d’interconnexions, d’une universalisation de l’interactivité et cela lui permet de jongler avec la personnalisation des services, « le profiling des gens ». Il a une idée des identités comme éphémères, variables et qui se confond avec la notion d’identification (carte d’identité, adresse IP, biométrie).
24 Alors même que le protocole d’enquête prévoyait d’interroger les concepteurs sur leurs usages de TIC.
25 « Quand la guerre économique devient l’essentiel de la vie, quand chaque individu est jugé en producteur-consommateur le totalitarisme n’est pas loin. Chaque individu n’apparaît plus que comme « individu de masse » devant « être en conformité » avec les besoins et les tendances du plus grand nombre. L’individu original se voit maudit. Seul l’individu conforme, adaptable, remplaçable a droit de cité. » E. Enriquez, « La déconsidération généralisée », in « La considération », Paris, Desclée de Brouwer, 1998, p. 222.
26 « Je prends le point de vue de l’utilisateur final pour définir un certain nombre de fonctions. »
27 Il faut souligner que concepteurs et « grand public » partagent une même vision négative de l’utilisateur.
28 Dans ce douloureux rapport à l’utile, on pourrait se demander si les concepteurs ne sont pas pris dans un ressentiment. Ils développent en tout cas quelques-uns des traits de personnalité de « l’homme totalitaire » : « la soumission aux règles », « les automatismes dénués de pensée », « l’effacement de soi » dans un système technique où « tous les hommes sont au même titre devenus superflus ». « C’est l’absence de pensée, incitant les individus « à s’attacher fermement à tout ce que peuvent être les règles de conduites prescrites par telle époque, dans telle société », qui pour Arendt est à l’origine du mal. » Cl. Haroche, « Éléments d’une anthropologie politique du ressentiment. Genèse des sentiments dans les processus de frustration et de refoulement », in « Le ressentiment », Bruxelles, éd. Bruylant, 2002, p. 63.
29 Le montage est un assemblage de discours hétérogènes, il noue des fragments de récits convenus pour induire du sens. Proche de ce que P. Legendre appelle « montages dogmatiques » dans « Le désir politique de Dieu : Étude sur les montages de l’État et du droit », Paris, Fayard, 1988. « Les progrès technologiques, loin de liquider la question des montages dogmatiques, ne peuvent que l’exacerber. » (p. 38)
30 « Pratique, rapide, facile et sûre » est un des dogmes de la technique. La thèse de M. Bicaïs est en cours à ce sujet.
31 Le rapprochement entre technique et « instrumentum » par Heidegger dans « La question de la technique », in « Essais et conférences », Gallimard, 1958, nous invite à prendre acte de l’étymologie. « Instrumentum » est formé sur le verbe « struo » = empiler, dresser ; le verbe « instruo » signifie fournir, équiper, et par enchaînement instruire quelqu’un de quelque chose.
32 P. Legendre, « De la Société comme Texte, linéaments d’une anthropologie dogmatique », Fayard, 2001, p. 82.
33 P. Legendre, op. cit., p. 82.
34 Ainsi s’édifie en trompe l’œil une nouvelle sociologie de la technique, cf. T. P. Hughes, « L’histoire comme systèmes en évolution », Annales, 53, 1998, pp. 839-857.
35 A. Leroi-Gourhan, « Milieu et technique », Albin Michel, 1945, p. 361.
36 « La technique tend à l’homme de l’ultra-modernité, le nouveau miroir du monde -du monde portant l’énigme de l’autre qui me dévoile. » P. Legendre, op. cit., p. 84.
37 J. Pouillon, « Le cru et le su », Paris, Seuil, 1993. Le tri, entre croire et savoir, s’impose toujours après coup. « N’importe quelle croyance peut s’énoncer, mais la plus forte demeure inconsciente sinon de son contenu, du moins de sa nature : croire, c’est croire ne pas croire. Comment s’y retrouver, savoir qu’on croit ou être sûr qu’on ne croit pas, qu’on s’imagine plus simplement savoir ? » (p. 10)
38 I. Asimov (et ses lois de la robotique) est l’auteur de S.F., le plus cité.
39 Liste non exhaustive des films cités par les concepteurs où certains passages de films sont utilisés : « 2001, l’Odyssée de l’espace », Stanley Kubrick, 1968, (Naissance de la conscience, contrôle du monde par les machines) ; « Blade Runner », Ridley Scott, 1982, (Robots cyborg : imiter l’humain, différence homme/machine, surpopulation et urbanisation) ; « Terminator », James Cameron, 1984, (Délégation à la machine esclave, séparation, amélioration des capacités humaines, naissance de la conscience) ; « Brazil », Terry Gilliam, 1985, (Bureaucratie, dérive de la société d’information, omniprésence de la technologie et dépendance) ; « Total Recall », Paul Verhoeven, 1990,( Séparation réel/virtuel, machine à souvenir, disparition de l’identité) ; « Ghost in the Shell », Mamoru Oshii, 1995, (Cyborg : amélioration des capacités humaines, différence homme/machine, pirates informatiques et conséquences sur le réseau, naissance de la conscience) ; »Traque sur Internet », Irwin Winkler, 1995, (Fichage, flicage, disparition de l’identité) ; « Le cinquième élément », Luc Besson, 1996, (Personnalisation de l’environnement, Gadgets technologiques) ; »Bienvenue à Gattaca », Andrew Nicoll, 1997, (Manipulation génétique -eugénisme et ségrégation-, société de contrôle, « pirates » génétiques, prédétermination) ; « ExistenZ », David Cronenberg, 1999, (Séparation réel/virtuel, dérive des jeux vidéos, rapport de sensualité avec les machines) ; « The Matrix », Larry & Andy Wachowski, 1999, (Séparation réel/virtuel, contrôle du monde par les machines, programmation de la réalité) ; « Minority Report », Steven Spielberg, 2001, (Société de contrôle, personnalisation de la publicité, anticipation des sentiments, disparition de l’identité) ; « AI Intelligence Artificielle », Steven Spielberg, 2001, (Robots cyborg : imiter l’humain, naissance de la conscience) ; « Avalon », Mamoru Oshii, 2002, (Séparation réel/virtuel, surréalité des jeux vidéos) « I Robot », Alex Proyas, 2004, (Robots esclaves, révolte des machines).
40 Tous ces objets communicants montrent une société sans heurt, ni conflit, ni inégalité. Tout de la vie professionnelle ou privée est réglé par la mise en relation.
41 L.V. Thomas, « Anthropologie des obsessions », Paris, L’Harmattan, 1988, p. 37.
42 Mis à part quand nous adhérons au montage et schéma mental de la neutralité de la technique et du progrès permanent que cette neutralité est censée générer.
43 En 2003, FTR&D travaillait au projet « Quintessence » pour que l’ordinateur puisse à terme rendre compte des cinq sens humains.
44 J.-M. Schaeffer, « Fiction et croyance » (2001), in « Art, création, fiction », Ed. J. Chambon, 2004. L’auteur parle de fictions théoriques qui sont des constructions conscientes, qu’on peut critiquer où ceux qui les élaborent croient décrire la réalité. Il les distingue des fictions ludiques qui entraînent une attitude de non-croyance. La fiction cognitive engendre l’adhésion alors que la fiction ludique qui est partagée, ne demande pas à être crue et nous emporte dans une « imagination vivace ».
45 M. Augé, « La guerre des rêves », Paris, Seuil, 1997, p. 132.
46 Ces deux exemples sont proches d’une conduite fictionnelle (côté spectaculaire, intensité dramatique, faculté hallucinatoire et étonnante sont caractéristiques des conduites fictionnelles).
47 M. Augé, op. cit., fait l’hypothèse que la fiction change de nature et qu’elle se confuse à la réalité. Il prend l’exemple des parcs Disney qui mettent en scène le spectacle des dessins animés et qui sont photographiés par les visiteurs. « Le décor reproduit ce qui est déjà décor et fiction, procédé qui consiste à remettre en image ce qui vient de l’imagination… La fiction imite la fiction. L’exemple de Disney, qui n’est en somme que l’entreprise la plus aboutie de la mise en fiction ou en spectacle… », p. 172.
48 Il est difficile de développer, ici, la naïveté des visions du monde chez les ingénieurs. Il semble qu’ils sont prêts à prendre de multiples fictions (monde magique) pour argent comptant (Cf. les diverses pratiques issues de bricolages spirituels de toutes sortes : médecines parallèles, succès de la Kabbale, croyances paranormales…). L’hypothèse d’une personnalité « schizoïde », coupée en deux, des ingénieurs n’est pas satisfaisante : d’un côté « désenchantés » par une pratique professionnelle (rationnelle, matérialiste, voir scientiste) et de l’autre « ré-enchantés » dans la vie privée par toutes sortes de balivernes. En vertu de quoi ces deux parts seraient-elles si bien délimitées ? Pourquoi ne s’interpénétreraient-elles pas ?
49 M. Leiris, « La possession et ses aspects théâtraux chez les éthiopiens de Gondar », in « Miroir de l’Afrique », Paris, Gallimard, 1996. (Paru initialement en 1956)
50 M. Augé, op. cit., pp. 48-49.
51 J. Jamin, « Fiction haut régime : du théâtre vécu au mythe romanesque », Revue « L’Homme », p. 175-176, éd. de l’EHSS, juillet/décembre 2005, p. 177.
52 « L’ennui c’est que cet être de fiction n’est ni le fruit d’un cerveau dérangé ni un vieux « reste d’obscurantisme » facilement dissipé, mais le semblant purement authentique de l’activité de pensée elle-même. » H. Arendt, « La vie de l’esprit », tome 1, Paris, PUF, 1971, p. 63
53 Le clone informatique est un double de soi qui permet d’être là en permanence branché et qui nous remplace en cas d’absence. Par exemple, nous pourrions utiliser notre clone informatique dans une visioconférence. Le public de la visio-conférence n’y verrait que du feu. L’avatar est conçu pour rendre à peu près les mêmes services que le clone. Simplement, il nous permet de choisir dans une panoplie de personnalités, celles qui nous conviennent. De plus, il a l’avantage sur le clone de pouvoir être multiple pour une même personne. « Tout se passe comme si, grâce aux esprits et aux génies qu’ils « s’inventent » les envoûtés se dotaient d’un véritable « vestiaire de personnalités » (Leiris) d’où ils prélèvent, selon les circonstances, leurs humeurs, leurs maux, et leurs ébats, jusqu’au moindre détail vestimentaire qui sert alors à identifier et, ce faisant, à singulariser les puissances qui s’emparent d’eux autant qu’ils s’en emparent, et d’où ils soustraient des attitudes et des comportements tout faits, à mi-chemin de la vie et du théâtre. » J. Jamin, op. cit., p. 177.
54 « Tout acte mental repose sur la faculté qu’a l’esprit d’avoir en sa présence ce qui est absent pour les sens. » H. Arendt, op. cit., p. 93. Cela n’empêche pas que les cinq sens, avec la vue en premier lieu, sont utilisés comme métaphore de la pensée.
55 H. Lefebvre, « La présence et l’absence : Contribution à la théorie des représentations », Paris, Casterman, 1980, pp. 229-230.
56 Il lance la réflexion sur la non-neutralité de la technique. « …, ce n’est pas un objet neutre. « Un art moyen : essai sur les usages sociaux de la photographie », ouvrage collectif, Paris, Les Éditions de Minuit, 1965, p. 291. Il ne poursuit pas et dans sa phrase, il y a ambiguïté : parle-t-il de la technique photographique ou de la photo ? D’ailleurs, tout l’ouvrage parle de la photo en mêlant ces deux aspects.
57 Terme, je suppose, qu’il emprunte à Sartre dans son « essai sur l’imaginaire » (1940) : « Comment l’individu s’empare d’objets pour viser à travers eux des absents et comment l’acte imaginaire produit d’un même mouvement une « présentification » de l’absent et une « absentification » du présent. J’ai nommé analogon, un être présent en proie à des absences. »
58 La technique photographique est un « intermédiaire entre des phantasmes individuels et un imaginaire collectif ».
59 R. Castel semble, déjà, se poser une question d’avenir. « Par un mécanisme comparable à celui de l’hallucination (mais qui ici emprunterait ses fictions au lieu de les créer), la photographie pourrait devenir le substitut du réel et, à la limite, le remplacer en l’éliminant. » , op. cit., p. 307. C’est cette piste de recherche, ouverte par R. Castel que nous poursuivons.
60 Intermède d’un coup de téléphone d’un inconnu. C’est un informaticien CNRS. Il ne sait pas pourquoi il me téléphone, mais il a mon numéro par une connaissance commune. Il travaille sur un logiciel qui transforme automatiquement, les lettres de l’alphabet en chiffres. Avec ce logiciel, il prétend pouvoir démontrer que nombre de mots du dictionnaire n’existent pas. J’écris sur fiction, croyance, réel et voilà la surréalité qui débarque. Qu’en faire ? Rien, si ce n’est en rire d’un franc rire vitaliste.
61 M. De Certeau, dans « L’invention du quotidien, Paris, Union Générale d’Éditions, 1980, montre que notre position (moderne) est celle de « croire ce qu’on voit ».
62 A. Cauquelin, « L’exposition de soi : du journal intime aux Webcams », Paris, Ed. ESHEL, 2003, p. 71.
63 G. Berkeley (1685-1753), Evêque anglican, philosophe, physicien, s’efforce de combattre la philosophie de Locke (1690) des qualités premières inséparables de l’idée de matière (solidité, étendue, forme, nombre, mouvement ou repos). Berkeley ne se dit pas idéaliste même si certains philosophes comme Cuvillier, le classent parmi l’idéalisme empiriciste ; selon les auteurs, ses thèses sont appelées « spiritualisme » ou encore « anti-matérialisme », ou « nominalisme ». Pour moins de confusion, nous préférons le terme de thèse berkeleyenne pour le différencier du courant idéaliste et du courant matérialiste.
64 « Nos pensées, nos sentiments, les idées forgées par notre imagination n’existent pas hors de l’intelligence, chacun l’accordera. Il me semble non moins évident que les sensations variées ou idées imprimées dans les sens, quel que soit leur mélange ou leur combinaison ne peuvent exister autrement que dans une intelligence qui les perçoit (...) La table sur laquelle j’écris, je dis qu’elle existe ; c’est-à-dire, je la vois et je la touche. (...) Car ce que l’on dit de l’existence absolue de choses non pensantes, sans rapport à une perception qu’on en prendrait, c’est pour moi complètement inintelligible. Leur existence cesse d’être perçue ; il est impossible qu’elles aient une existence hors des intelligences ou choses qui les perçoivent. » Berkeley, « Principes de la connaissance humaine », Part. 1.
65 A. Portman, « La forme animale », trad. G. Rémy, Paris, 1961, p. 17.
66 H. Arendt, op. cit., p. 52.
67 Le pragmatisme va prendre appui sur ce constat et développer toute une construction scientifique. Nous ne savons pas si nos postulats sont vrais, mais l’essentiel est que ce que nous construisons fonctionne... Une certaine forme de pragmatisme et d’empirisme prétend qu’il n’y a qu’à construire un modèle, appliquer ce modèle et enregistrer si son application est efficace ou non dans l’ordre des pratiques. La cohérence du modèle ainsi mis en place assure que ça « marche », ça fonctionne, ça s’applique et ainsi, à la rigueur, pour ceux qui ne peuvent se passer d’une référence au réel, la réalité se met à exister… Le pragmatisme est une manière d’évacuer à la fois la croyance et la réalité, l’essentiel étant que « ça marche ». Un second courant, aussi conséquent que le pragmatisme, prétend que puisque « tout est sensation » nous devons choisir parmi ces perceptions celles qui nous semblent non plus les plus « efficaces » mais « les meilleures ». C’est-à-dire celles qui nous conviennent. Le courant pragmatique se double d’un courant « spiritualiste ». La pensée « positive » peut alors transformer les « mauvaises sensations » en « bonnes sensations ». La méthode Coué, et tous ses avatars, permet de croire qu’il n’y a qu’à « bien » se représenter pour faire exister ce qui est bon pour nous. Il me semble que ce petit détour par Berkeley éclaire un nœud actuel : plus notre société se prétend matérialiste, utilitaire et fonctionnaliste et plus les croyances de toutes sortes jusqu’aux plus farfelues se réveillent. Cela permet de saisir pourquoi des scientifiques, des ingénieurs, des banquiers, des industriels, des cadres supérieurs participent à la fois des deux mondes du pragmatisme le plus cynique et de la croyance la plus naïve ; cela permet de comprendre pourquoi nos techniques sont de plus en plus prégnantes et pourquoi le développement de croyances irrationnelles telles que le mouvement du New Age atteint toutes les couches de la société.
68 A Cauquelin, op. cit., p. 71.
69 A Cauquelin, op. cit., p. 79.
70 A Cauquelin, op. cit., p. 85
71 La double envie d’apparaître et de disparaître est une caractéristique de l’individu contemporain. « Il (Gauchet) observe que désormais les modes de comportements, essentiellement mus par les seuls intérêts pour le soi, se caractérisent par une sorte de mobilité, par une tendance au déplacement constant. Insaisissable et incernable, l’individu qu’il désigne comme « » l’individu hypercontemporain » associe toujours le retrait à la participation. Il n’échange, ne se lie, que sur le mode de la prudence, du contrôle, de la maîtrise qui prend ainsi une forme générale, celle du retrait. Au moment même où il participe, il se retire. Il s’affirme quand il se détache. » Cl. Haroche, « Discontinuité et insaisissabilité de la personnalité. Le rapport au temps dans l’individualisme contemporain. », in « Malaise dans la temporalité », Publications de la Sorbonne, 2002, p. 163.
72 Nombre de téléphones fixes, aujourd’hui, affichent le nom de l’appelant, sauf si ce dernier paie l’opérateur pour que cela soit rendu invisible.
73 A Cauquelin, op. cit., p. 78.
74 Je dirige une thèse sur ce sujet. Et je ne développe pas l’exemple qui est détaillé par Frédéric Pailler dont j’espère la soutenance proche.
75 Les sites à caractère sexuel représentent une estimation de trois cent mille connectés à chaque moment du jour et de la nuit. Doit-on conclure à la misère sexuelle ou accepter avec un bel optimisme sociologique que cela ne change rien aux pratiques. D’ailleurs nos outils sociologiques ne nous permettent pas de faire une étude des pratiques. Du coup, nous devons faire des paris au sens pascalien du terme.
76 A. Cauquelin développe l’idée « d’un art sans qualité ». Elle montre dans « L’exposition de soi » et dans « Petit traité du jardin ordinaire », Paris, Payot, 2003, comment le « sans qualité » a envahi la scène de l’art contemporain et est aussi présent dans le faire des gens ordinaires. Cette reprise de la vie quotidienne par des artistes donne une possibilité de comparer les œuvres qui jouent du « sans qualité » avec le « sans qualité » de tous.
77 L’expérience de la contemporanéité semble marquée comme pour les peuples colonisés par trois excès : « Un excès d’événements qui rend l’histoire difficilement pensable, un excès d’images et de références spatiales dont l’effet paradoxal est de refermer sur nous l’espace du monde, un excès de références individuelles, en entendant par là l’obligation qu’ont les individus de penser par eux-mêmes leur rapport à l’histoire et au monde… Mais on peut, me semble-t-il sans arbitraire, considérer que les peuples colonisés ont été les premiers à les affronter et que les mouvements prophétiques…sont des anticipations de la situation aujourd’hui généralisée à la planète entière et vécue par tous comme contemporaine. » M. Augé, « Pour une anthropologie des mondes contemporains », Paris, Aubier, 1994, p. 145.
78 Tout ce que je viens de développer pourrait apparaître comme bien dramatique. Mais les TIC ne sont qu’une « branchette de l’économie » et elles n’occupent dans nos vies qu’une part minime. Seul, le zoom de l’analyse les fait, encore une fois, sembler investies d’enjeux démesurés.
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Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Barbara Michel
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – ISA
En 2006, Barbara Michel était membre du Laboratoire de sociologie CSRPC-ROMA (ex EMC2).