La Réserve : Archives Barbara Michel (I)
Le rôle de la représentation de l’utilisateur dans la conception
Initialement paru dans : Jean Caelen dir., Le consommateur au cœur de l’innovation, CNRS Éditions, 2004, p. 140-190
Texte intégral
« Ce qui a créé l’humanité, c’est la narration. » (Pierre Janet)
1Les utilisateurs de TICs, c’est-à-dire nous tous, parlons beaucoup d’utilité, d’usage, d’utilisateur. Quel est le sens de ces dires ? Nous allons nous concentrer sur la mise en récit de l’utilisateur et la manière de raconter l’autre comme récitation des « représentations d’usage ». Chacun récite un morceau de la grande saga des TICs, saga qui ressemble à s’y méprendre à la réclame de jadis pour certain. Un peu comme dans « Rosalie fait ses courses », chacun récite, voir annone, un bout de la saga. Si nous n’avons pas accès à ce que nous faisons des TICs, c’est que les usages sont très mal connus, jamais étudiés, si ce n’est à travers les filtres d’histoires qu’on se raconte sur les autres comme utilisateurs. La présence d’une représentation de l’utilisateur n’indique rien de l’usage effectif. Ces histoires à propos de l’autre comme utilisateur mettent en scène le statut de l’individu dans les systèmes techniques, de plus en plus contraints dans la consommation. La saga des TICs a un grand nombre de réciteurs, il manque la sagacité d’un Jacques Tati pour la restituer.
1 M. De Certeau, L'invention du quotidien, Union Générale d'éditions, 1980, p...
« Hier constitué en secret, le réel désormais bavarde. Il n’y a partout que nouvelles, informations, statistiques et sondages. Jamais histoire n’a autant parlé ni autant montré. Jamais en effet les ministres des dieux ne les ont fait parler d’une manière aussi continue, aussi détaillés et aussi injonctive que les producteurs de révélations et de règles ne le font aujourd’hui au nom de l’actualité. Les récits de ce qui se passe constituent notre orthodoxie… Le réel raconté dicte interminablement ce qu’il faut croire et ce qu’il faut faire. Et qu’opposer à des faits ? On ne peut que s’incliner, et obéir à ce que, tel oracle, ils signifient. La fabrication de simulacres fournit ainsi le moyen de produire des croyants et donc des pratiquants. Cette institution du réel est la forme la plus visible de notre dogmatique contemporaine. Elle est donc aussi la plus disputée entre partis. »1
2Comme le dit justement M. De Certeau, « notre société est devenue une société récitée ». Il y a une grande parenté entre l’innovation technique qui produit du vraisemblable, la conception de produits services nouveaux qui jouent des logiques du possible et la fiction.
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2 La téléportation semble faire rêver bon nombre de nos contemporains. Or c'e...
3Pour être crédible, la fiction tout comme le discours sur la technique doit s’appuyer sur les croyances partagées du moment par l’ensemble des acteurs ; récits de fiction et récits techniques ouvrent parfois des possibles improbables2. Cela prépare les esprits à accueillir l’innovation, esquissée dans la narration et à la situer dans des actions vraisemblables, c’est-à-dire semblable au vrai, au réel. C’est une manière de dire qui ouvre les esprits à concevoir un futur hypothétique qui facilitera son passage dans le monde existant. Pourtant l’imaginaire de l’usage se révèle relativement pauvre, peut-être à cause de « l’étrange collusion entre le croire et la question du réel ».
3 «La scène socio-culturelle de la modernité renvoie à un mythe. Il définit l...
« Aujourd’hui, la fiction prétend présentifier du réel, parler au nom des faits et donc de faire prendre le référentiel le semblant qu’elle produit. Aussi les destinataires (et payeurs) de ces légendes ne sont-ils plus obligés de croire ce qu’ils ne voient pas (position traditionnelle), mais de croire ce qu’ils voient (position contemporaine). »3
4Bien des auteurs insistent sur cette alliance entre fiction et technique, beaucoup l’appellent utopie technicienne. Quoi qu’il en soit, pléthores de discours (récits, histoires, narrations…) se tiennent à propos des TICs et relèvent d’une élaboration des représentations sociales en cours.
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4 J'ai pris très au sérieux les difficultés (outils et méthodes, fonctionnali...
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5 P. Legendre, « De la Société comme Texte, linéaments d'une anthropologie do...
5La conception et l’utilisation de TICs ne relèvent-ils pas aussi d’une construction sociale du sens ? Ne s’agit-il pas là d’un cadre « logique et cohérent », parce que notre société n’est pas détachable de l’institution du langage et que par conséquent, le savoir scientifique4 rencontre pour se soutenir la dimension normative du sens5 :
« La manifestation première de la question industrielle, à proprement parler spectaculaire, c’est la technique. »
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6 Le rapprochement entre technique et «instrumentum» par Heidegger dans «La q...
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7 P. Legendre, « De la Société comme Texte, linéaments d'une anthropologie do...
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8 P. Legendre, « De la Société comme Texte, linéaments d'une anthropologie do...
6Quand Heidegger suppose que « l’essence de la technique n’est rien de technique », ne faut-il pas oser s’interroger sur les raisons de l’instrumentalité technique6. « L’instrument » désigne chez les juristes romains « la preuve des preuves », le document écrit ; il renvoie au pouvoir d’établir la vérité, de la signifier. « Entendue ainsi, la technique fait foi - notons ce concept juridique essentiel ; la foi - et de ce point de vue, on peut dire que la technique du forgeron dans la tradition africaine et celle de l’ingénieur sont sous un même statut structural. »7 On aperçoit pourquoi l’instrumentalité de la technique permet un discours d’évidence et du crédit qui s’y attache. La technique est la preuve par excellence de l’assemblage d’une pratique, d’une production dans la sphère de l’agir social, et du discours de foi tenu dans l’ensemble de la société. « En résumé, la technique ressortie à un pacte dogmatique, elle est scellée dans le système de représentation. Autrement dit, la manifestation même de sa matérialité met en rapport ce qui est fait et ce qui est vrai. L’agir et la question de la vérité. »8
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9 Ainsi s'édifie en trompe l'œil une nouvelle sociologie de la technique, cf....
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10 A. Leroi-Gourhan, Milieu et technique, Albin Michel, 1945, p.361.
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11 «La technique tend à l'homme de l'ultra-modernité, le nouveau miroir du mo...
7Pour analyser les discours autour de la conception de TICs, il faut comprendre comment la technique est profondément inscrite dans la logique du montage, de ce que P. Legendre appellent la question industrielle. La radicalisation de la modernité permet d’entrer dans le vif : l’exaltation de la technique est-elle une foi ? La réflexion sur la technique a perfectionné ses outils, ses méthodes, ses théories… et recherche une insaisissable synthèse. Elle s’intéresse « aux constructeurs collectifs qui édifient de gigantesques systèmes socio-techniques »9 mais ne dit mot sur l’architecture qui rend possible un tel déploiement. L’idée d’un déterminisme de la technique, formulée par Leroi-Gourhan, a le mérite de nous aider à rompre avec l’ambiance magique que diffuse le fantasme fou d’une toute puissance technologique. De quel déterminisme s’agit-il ? Il s’agit de prendre en compte « le point de contact entre un milieu intérieur et un milieu extérieur », le point ou dans une société « se matérialise cette pellicule d’objets », la production matérielle10. « Le point de contact » peut être l’articulation entre la chosité matérielle et sa construction dans la représentation. L’expansion de la technique n’est-elle pas liée à un « déterminisme symbolique ». Dès lors, la technique prend tout son relief, comme l’autre part de nous-mêmes. Nous avons foi en elle parce que nous avons foi en notre image. »11
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12 Le terme dogme renvoie à P. Legendre, «L'empire de la vérité : introductio...
8Quatre dogmes12 semblent, de nos jours, structurer le système de représentation des TICs :
91) Le dogme « pratique, facile, pratique rapide et sûre » : la rationalisation, la logique du besoin, oblige les acteurs à associer des choses antinomiques. Tout devrait être rationnel et ne l’est jamais tout à fait… La logique du fonctionnel croise celle de l’ennui.
102) Le dogme « informationnel » : L’emploi demande des compétences dans les TICS, la réorganisation du travail et de la société autour de l’information entraîne des malaises dans la sphère du travail et des troubles entre sphère professionnelle et domestique.
113) Le dogme de « l’utilisateur » : la technique neutre entraîne un jugement négatif sur les utilisateurs, il n’y a que de bons ou mauvais usages des TICs. Cela révèle un malaise du rapport à l’autre humain comme être à convertir, à éduquer aux TICs. Par ailleurs la défaillance d’altérité entre en contradiction avec une idéologie de la communication et de la nécessité d’être en relation avec (ou sans) médiation de TICs
124) Le dogme de la ressemblance du couple homme-machine : l’humanisation des machines et l’automatisation des humains a pour conséquence la fin de l’altérité. Les dispositifs techniques sont humanisés (intelligence artificielle, personnalisation des TICs, …). La vision anthropomorphique de la technique ouvre la voie à une hybridation de l’humain avec la technique et a, pour conséquence, nombre de confusions dont celle du robot-esclave et de l’homme mis en esclavage par le robot. Les frontières tracées, entre le naturel et l’artificiel, s’effacent au fur et à mesure de l’expansion technique. Rappelons qu’il n’est pas plus raisonnable de comparer la machine à l’organisme que de faire le contraire. L’autonomie de la technique, échappant aux contrôles, est jugés capable d’anéantir les libertés humaines. Les machines apparaissent comme un double de l’humain avec leur faculté de penser et de sentir. Les analogies et les métaphores sont particulièrement significatives. Harry Collins déclare que « plus nous nous servons de métaphores liées aux ordinateurs pour nous décrire nous-même, plus nous serons prêts à considérer les ordinateurs comme semblables à nous. »
13Bref le règne des machines fait apparaître une redoutable servitude volontaire. L’apparition de macro-système technique entraîne une situation où l’homme consent à une sorte de délégation générale aux techniques. Tout se passe au moins en tendances, comme si ne devaient plus subsister que deux ensembles de « partenaires » :
14D’une part, des individus socialement déliés, qui ont des capacités inégales et d’inégalités croissantes, d’êtres alliés au grand système technique, d’y accéder et d’en tirer ressources et avantages.
15D’autre part, des systèmes techniques qui progressent en efficacité et en puissance, qui élargissent leur réseau sans limitation ni géographique, ni sociale.
« Les machines, à la fois, fascinent à la façon d’un mystère et subjuguent à la façon d’un maître pervers. Elles exercent une fascination parce qu’elles savent faire, elles sont d’autant plus mystérieuses que leur cohérence interne s’accroît et que la logique de leur processus se complexifie.
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13 G. Balandier, «Le dédale», Fayard, 1994, p. 84.
16Elles discriminent ; d’un côté, ceux qui ont la compétence et accèdent aux arcanes de leurs mécanismes intelligents, d’un autre coté, ceux qui en sont les simples manipulateurs, asservis par leur mode d’emploi. Elles nourrissent souvent la certitude qu’elles sont employées en deçà de leurs possibilités, qu’elles recèlent une puissance pouvant se retourner contre qui l’utilise. »13
Le dogme des utilisateurs
17Que disons-nous à propos des utilisateurs de TICs ? Quelles visions développons-nous à propos de la figure de l’autre comme pratiquant l’usage des machines ? Loin d’une observation des pratiques, d’une prudente analyse des usages, l’utilisateur est installé dans un récit fictionnel.
18Pour résoudre les problèmes engendrés par la technique, il y a une quasi-unanimité pour déclarer : « Ce n’est pas la technique qui est mauvaise, c’est l’usage qu’en fait l’utilisateur. »
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14 Or la première loi de Kranzberg stipule, la technologie n'est ni bonne, ni...
19Tout se passe comme si la technique n’étant pas susceptible d’un jugement moral, seule son utilisation devait porter toute la charge morale. Changer l’usage, il n’y a plus d’inconvénients à la technique. La technique est considérée comme autonome de la morale. Le dogme dans sa formulation simple est le suivant : La technique est neutre, il n’y a que des bons et des mauvais usages de la technique14.
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15 «Même la science, surtout la magnifique science de nos jours est devenue u...
20Dire de la technique qu’elle est neutre, c’est lui reconnaître de n’être qu’un moyen et rien de plus qu’un ensemble de moyen15. La technique est seulement un moyen, elle n’est nullement responsable des dégâts qu’elle occasionne, ni non plus des exploits, dont le seul mérite revient à ceux qui savent exploiter ses ressources.
21Pour les constructeurs, dire de tel moyen technologique que l’on en fait un mauvais usage, cela signifie que l’on n’en fait pas un usage technique, que la manière de s’en servir n’est pas laissée au libre choix de l’utilisateur.
16 J. Ellul, «La technique ou l'enjeu du siècle», Ed. Economica, 1990, p.91.
« Nous formulerons donc le principe suivant : l’homme est placé devant un choix exclusif, utiliser la technique comme elle doit l’être selon les règles techniques, ou ne pas l’utiliser du tout ; mais impossible d’utiliser autrement que selon les règles techniques. »16
22L’utilisateur est un personnage général, n’importe qui et tout le monde, qui a pour rôle de dire un rapport universel et dérisoire aux TICs, attribué à l’homme ordinaire. L’emploi de ce terme « utilisateur » à l’avantage d’être le plus neutre possible. Comment se représente-t-on celui qui utilise (use, abuse ou se sert) des TICs ? C’est une mise en récit de l’utilisateur, une manière de dire sur l’autre, une façon de raconter l’autre...
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17 Les entretiens proviennent d'une recherche faite pour France Telecom. R& D...
23Pour le grand public17, il y a de multiples versions de l’utilisateur que nous avons regroupé en quatre types : Le laisser faire du non-utilisateur, l’utilisateur autiste, l’utilisateur comme belle plante et enfin l’utilisateur standardisé, tracé et berné par son pouvoir d’achat.
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18 Les concepteurs interrogés sont tous des chefs de projet de France Telecom...
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19 Le discours médiatique et publicitaire construit une solide légitimation d...
24Pour les concepteurs18, nous avons regroupé leur dire en une seule figure, celle de l’Utilisateur. « La figure de l’utilisateur » a partie liée avec une idéologie propre à l’univers des ingénieurs-concepteurs. Elle a probablement plusieurs visages qui sont autant de versions possibles d’un discours de domination. En effet, jamais l’utilisateur, tel qu’il est parlé par les concepteurs n’est un acteur, ni partenaire de la conception, encore moins de la production, ni même de la consommation. Le dogme de l’utilisateur masque, peut-être une idéologie naissante19.
25Il y a chez les concepteurs, et à un moindre degré auprès du public, une sorte de colonisation et d’assimilation de l’autre qui l’annihile encore plus… L’autre est exclu ou normalisé, il est extradé sous prétexte de bons sentiments universels et généralisants ; « nous réalisons du « pratique, rapide, facile et sûr » ; en même temps comme nous sommes dans « l’ère de l’informationnel », nous nous plions, mais nous n’en sommes pas responsable ; et de surcroît, nous pensons pour vous, à votre place, ce à quoi doit servir les TICs… » Dans ce raisonnement, nulle altérité, l’utilisateur est acceptable à condition qu’il accepte d’être universel.
26Les différences entre utilisateurs sont gommées par un traitement industriel (rôle des représentations sociales ?) des différences, mais ces différences ne doivent pas altérer les propositions des TICs qui reposent sur quelques dogmes réactualisés.
27La technique neutre est un bout du dogme qui explique la prolixité des jugements de valeur à propos des utilisations faites des TICs. « La nature humaine, ce sera toujours la même quel que soit l’état des technologies qu’on met aux mains des gens… Il y a toujours eu des voleurs. » (Claris) Les Tics ne sont pas responsables de l’humain, mais l’utilisation des TICs permet de révéler les travers de l’utilisateur.
28Prenons un exemple simple, emprunté à B. Latour. Les armes à feu tuent-elles ? Non, répondons-nous en chœur, ce sont ceux qui utilisent à mauvais escient les armes qui tuent ? Dans la vision neutre de la technique, il n’y a que de mauvaise utilisation d’un outil, l’arme, qui peut selon les cas sauver des vies ou tuer, ne peut-être tenue pour responsable du comportement criminel proprement humain. L’arme est un outil, un simple moyen, un véhicule neutre de la volonté humaine. Si le détenteur de l’arme est un brave type, l’arme ne servira qu’à la protection de la vie et s’il s’agit d’un cinglé, l’arme ne sera qu’une efficacité de plus au service d’un fou pour tuer… Mais on peut admettre qu’il tuera de toute façon à mains nues ou avec un couteau.
29Admettre qu’il n’y a que de mauvais usages revient à penser la technique comme esclave diligente et docile à notre service. Seule l’utilisation est susceptible d’un jugement moral et avec de bonnes intentions, nous pouvons maîtriser la technique et la plier à notre volonté.
30À travers le discours sur les TICs, un doute s’insinue, n’est-ce pas un procès à l’humain, une insupportabilité à l’altérité… Le modèle des machines, impose-t-il, une manière universelle qui ne peut décliner que des identités de toc, éphémères et jetables faites d’identifications (cartes d’identité, adresse IP, ou biométrie).
- L’autre est un abruti et un imbécile, l’effet de réassurance sur sa position est inévitable.
- L’autre est un alter-ego et alors je le fais parler à ma place.
- L’autre est un anonyme (individu neutre, abstrait et supposé socialiser) d’où les dangers de l’anomie qui rodent….
31Trois réductions de l’autre à un autrui que l’on peut comprendre, saisir et rétrécir dans une logique de l’assimilation. L’autre comme provocation, c’est aussi et surtout selon la belle formule de De Certeau « l’absent de l’histoire ».
32Mais qui est l’utilisateur ? C’est un autre, parfois très abstrait, parfois très caricaturé, parfois très rationalisé, il est toujours critiqué comme non-conforme à ses souhaits.
33Derrière ces discours sur les utilisateurs, la question à laquelle nous sommes confrontés, c’est la question de l’être (merci Heidegger). Qui sommes-nous ? Derrière les identités et les identifications ce qui se cache, c’est la douloureuse question existentielle, que plus aucun n’ose aborder frontalement.
34Souvent l’être est mis en équation avec le paraître, ou mis en interactions ou mis en interconnexions… Mais, cela ne résout rien. Qui sommes-nous ? Qu’est-ce qu’être ?
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20 Le robot, vieux vocable, produit de l'hyperindustrialité, est conçu pour d...
35Le robot20 exacerbe la problématique symbolique de la fiction et de l’énigmatisation du monde : qu’est-ce qu’un robot, au regard de notre interrogation sur « les montages de l’identité et de l’altérité » ? Essentiellement pensé comme esclave, le robot suscite le fantasme qu’il puisse aussi devenir le maître, autant dire notre semblable.
21 P. Legendre, « De la Société comme Texte, linéaments d'une anthropologie d...
« Imperceptiblement, la théorie du robot est entrée dans le jeu de l’identité, c’est-à-dire dans le jeu des images. Elle accomplit un transfert social de représentation, en projetant sur la machine le point de la plus grande incertitude qui dans l’insu taraude le sujet humain et se fraye un chemin dans l’implicite de la culture : qu’en est-il de l’autre dans la vie de la représentation ? En somme dans le robot nous nous reconnaissons, mais cet aphorisme ne peut être compris que si un tel objet industriel sous statut d’autre machinique - véritable appeau, leurre anthropomorphique et lieu d’attente d’un savoir en retour ou chacun de nous se retrouve - est étudié pour sa valeur théâtrale, dans sa dimension de détour mythologique et rituel dans l’approche de la Raison à l’ère de la haute technologie informatique. »21
36Le point le plus incertain, implicitement présent dans la mise en scène théoricienne et médiatique du robot comme métamorphose de l’homme, repose sur « l’interrogation inaugurale sur soi à travers l’image de l’autre ».
37Le statut de la technique et le discours qui le soutien, sont-ils une métaphore moderne de ce que P. Legendre appelle le miroir institué et le fonctionnement du narcissisme social ?
22 P. Legendre, « De la Société comme Texte, linéaments d'une anthropologie d...
« Questionner l’homme et le monde au moyen de l’objectivation scientifique est non seulement devenu affaire d’organisation et de taches programmées d’une immense machinerie, mais s’inscrit désormais dans un ordre idéal du savoir qui investit la science, unie à la technique, du pouvoir de signifier - de signifier la vérité. La formule doit s’entendre à la fois comme pouvoir exercé sur le rapport de langage et, dans son acceptation juridique, comme pouvoir de notifier, de faire savoir en quoi consiste la vérité de la norme sociale. »22
La figure de l’utilisateur par les concepteurs
23 M. Augé, «Pour une anthropologie des mondes contemporains», Aubier, 1994, ...
« L’élaboration individuelle de représentations doit être d’autant plus sérieusement prise en considération que nous sommes à une époque où les rhétoriques intermédiaires s’affaissent et se désorganisent… La nécessité du recours à l’individu est donc aujourd’hui un constat empirique et une nécessité de méthode. »23
38Sans le savoir, les concepteurs, chefs de projet de conception de produits services précis, ont fabriqué un récit et une représentation qui unifient ordonne, hiérarchise et contribue à construire une image des autres comme utilisateurs. Cette image intègre une représentation de l’autre et par contrecoup de soi et qui par suite propose une image de la société dans laquelle vit le concepteur. Chacun est, ou croit être, en relation avec l’ensemble des utilisateurs, il y a là un effet de totalisation que nous avons cherché à conserver en citant longuement leur dire. Autrement dit, le discours de concepteur traduit plus un « monument social de croyance » ou « un nouveau type de sérieux » propre à notre époque qui légitime l’agir scientifico-industriel.
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24 Il faut souligner que le guide d'entretien n'abordé pas la question de l'u...
39Pour comprendre l’élaboration d’une représentation de l’utilisateur, nous nous sommes appuyés sur quelques discours de concepteurs24 et nous généralisons à outrance pour saisir autrement les enjeux de la conception.
40Quand on exige l’inclusion de l’utilisation dans la conception, que fait-on ?
41Il y a chez les concepteurs, une sorte de complaisance narcissique, un cercle vicieux consistant à se donner raison, en dressant un tableau de l’utilisateur comme bloc de déraison, sur lequel, cependant, ils s’attribuent une prise privilégiée. L’identité rationnelle auto-proclamée du concepteur présente un caractère remarquable : c’est qu’il se produit comme être de raison en produisant des autres, les utilisateurs, il se démasque en se démarquant des utilisateurs alors que lui-même est un utilisateur. Leur volonté de déterminer et de fixer les usages s’appuie sur une vision, une image de l’autre comme utilisateur, c’est pour cela qu’ils s’embrouillent et s’emmêlent dans un discours technologico-humaniste. Ils perdent l’aptitude à tolérer la différence, c’est alors l’orientation, le sens, l’intelligence de l’autre qui disparaît également. L’intolérance aux autres, dans leur pluralité, crée, invente et structure en même temps une forme d’altérité, comme si l’incessante activité de différenciation sociale à laquelle se livrent les concepteurs portait, en germe, vers une irradication de l’autre. Quels que soient les à peu près et les a priori des concepteurs, ils pressentent l’effet perturbateur de la rencontre avec des utilisateurs ; non pas parce que les utilisateurs seraient mystérieusement dans une essence de l’altérité radicalement différente d’eux, ou qu’ils auraient une pluralité de singularité mais bel et bien dans le fait que les utilisateurs, nous tous avons aussi une conception de la technique qui au regard des concepteurs risquent d’apparaître comme subversive… La question qui est l’utilisateur, renvoie inévitablement au fait que, tout un chacun, a aussi des conceptions à propos de la technique et de ses usages. Si les concepteurs interrogeaient les autres sur leurs usages et ce qui fait leur différence, ils risqueraient de tomber sur la douloureuse interrogation de leur identité de concepteurs. Retour à l’envoyeur, arroseurs arrosés en quelques sortes, les différences constitutives du social pose un problème de pluralité interne de l’identité. L’individu n’est ainsi que l’entrecroisement nécessaire et variable de relations entre le même et l’autre.
42Pour les concepteurs, l’utilisateur est déchu de sa compétence à user, la figure de l’utilisateur fonde la nécessité de ceux (les décideurs, dont les concepteurs) qui s’octroient la légitimité de parler en son nom. La figure de l’utilisateur permet de décliner un ensemble de comportements requis pour le bon fonctionnement du dispositif technique et veut réduire l’imprévisibilité à l’action des individus à un enchaînement quasi-mécanique et calculable de leur action et réaction. La figure de l’utilisateur est une abstraction qui cherche à rationaliser l’utilisateur pour le rendre gouvernable et donc prévisible.
43Souvent le concepteur transforme les conflits d’usage en problèmes à résoudre, comme s’il était arbitre, chargé de trouver la solution…
44Il pense qu’il s’agit de gérer la diversité des utilisateurs comme une multiplicité d’interconnexions, ou comme une universalisation de l’interactivité. Mais dans l’autre, il y a une altérité qui n’est pas qu’embaumable ou normalisable, l’autre peut-être ingérable, inadaptable à l’interconnexion, menaçant quand il refuse d’être malléable dans ces dispositifs techniques.
45Certains concepteurs vont jusqu’à parler l’identité des utilisateurs et fort d’une culture anthropologisante, ils déclinent des identités de pacotille. Ils idéalisent l’utilisateur, mais jamais ils ne l’étudient comme quelqu’un qui subit des contraintes dans son acte de consommer.
46Comment expliquer cet engouement qu’ont les concepteurs à parler des utilisateurs ? Ils les rêvent, utilisateur modèle, modélisable, mis en équations simples (importance de l’outil et de la méthodologie dans l’univers des concepteurs). La multiplicité des utilisateurs permet même aux concepteurs de jongler avec la personnalisation des services.
47Le concepteur tient un discours d’expert sur l’utilisateur comme structurant l’offre des TICs, mais il cantonne l’utilisateur dans une assignation bien singulière, il le traite d’ignorant, d’ingrat et d’individu friand de TICs. Le concepteur parle au nom de l’utilisateur, mais hors de son expérience particulière d’utilisateur (il n’a même pas encore réfléchi à sa propre position d’utilisateur) ; discours d’autorité compétente, il prétend être attentif aux usages.
25 M. De Certeau, L'invention du quotidien, Union Générale d'éditions, 1980, ...
« Mais lorsqu’il continue à croire ou à faire croire qu’il agit en scientifique, il confond la place sociale et le discours technique. Il prend l’un pour l’autre : c’est un quiproquo. Il méconnaît l’ordre qu’il représente. Il ne sait plus ce qu’il dit. Certains seulement, après avoir longtemps cru parler comme experts un langage scientifique, se réveillent de leur sommeil et s’aperçoivent, tel Félix le Chat dans le film d’antan, ils marchent en l’air loin du sol scientifique. Accrédités par une science, leurs discours n’était que le langage ordinaire des jeux tactiques entre pouvoirs économiques et autorités symboliques. »25
48Ainsi, les concepteurs impliquent, pourtour et par tout, l’utilisateur dans le processus d’innovation…
49Pour les concepteurs, la technique est non seulement neutre, mais elle est sans défaut définitif. Un des aspects du travail de concepteur est « d’apporter des solutions techniques » (Christiane) à des problèmes homme/machine. Certains concepteurs reconnaissent que les produits-services ne sont pas très opérationnels. « Aujourd’hui, il y a des freins à l’utilisation qui sont des freins techniques. » (Thérèse) Et quand « le service n’est pas parfait, loin de là » Thérèse se rassure « J’en suis fière, parce qu’on a des statistiques qui montrent qu’il y a une constance, une progression constante du nombre de personnes qui se connecte et que, donc, ça veut dire que l’usage se fait malgré les difficultés ergonomiques. »
50Les deux mauvais usages de la technique sont, de la part des utilisateurs, ne pas se conformer à la performativité de la technique et sous-utiliser les potentialités de la machine. Les concepteurs modélisent et scénarisent l’utilisateur, et sont préoccupés d’utilisabilité comme bonne gouvernance. Si les TICs sont mal employés, vers « une hyper-surveillance », nous disent les concepteurs, « c’est un problème de gouvernabilité des individus qui entraîne une hyper- surveillance des individus pour les gouverner, mais le responsable, c’est l’homme… Qu’on embête les gens à les surveiller avec un numéro informatique ou à la jumelle, ça revient au même. » (René)
« On dit Internet, c’est un outil pour améliorer la liberté. Bon, c’est un point de vue, c’est aussi un outil qui améliore la traçabilité et le profiling des gens…Ça améliore la liberté, mais ça dépend de l’usage qu’on en fait. » (André)
51Trouver une justification pour une amélioration technologique, c’est trouver le lieu où elle pourra s’insérer avec profit. L’objet technique n’a aucun fondement légitimant sa présence. Il dépend d’un consentement général à son insertion.
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26 «Ça m'est arrivé de montrer ce que je fais chez moi ou à des amis sur le P...
52Entre économie et humanisme, il s’agit de changer la vie de l’utilisateur pour un mieux être. C’est un argument « vendeur » qui fraie avec l’économique, la compétition et « le coup de pub. ». Promouvoir ce qu’on fait en tant que concepteur n’est possible qu’en décrétant que cela répond pleinement aux besoins du public. À propos de son travail, Christiane nous dit, « ça doit aider les gens », et à propos des assistants virtuels, « ça peut aider, je pense, beaucoup de gens, tous les jours ».26
53Le discours sur l’utilisateur est le pivot qui justifie la position du concepteur dans l’entreprise, qui lui permet de jouer des jeux internes de pouvoir et qui légitime son travail. L’acceptabilité pour le concepteur est un passage obligé pour ses réalisations. Le concepteur doit convaincre l’entreprise, sa hiérarchie de l’intérêt de ce qu’il fait et il va s’aider de la figure de l’utilisateur.
27 L. Sfez, Technique et politique, Seuil, 2002, p.15
« La technique comme fil à couper le beurre, comme organisatrice des sociétés… Les technicistes sont des publicitaires avertis : « Nouvelles technologies » sonnent mieux qu’« Anciennes technologies » et « Nouvelle économie » interpellent davantage que « marché des ordinateurs, du téléphone et de la télévision ». Le procès de ces présentations de réclame repose très clairement sur une opération fétichiste qui fait des « nouvelles technologies » le fondement de l’économie, du progrès et de la société future dans sa globalité. »27
54La préoccupation de l’utilisateur traverse de part en part le discours des concepteurs. La figure de l’utilisateur, c’est le destinataire des biens et des équipements futur. Il est à l’œuvre comme justifiant tout le processus de conception. La figure de l’utilisateur intervient comme instance dotée de la capacité de légitimer des choix techniques, comme ressource mobilisable par les concepteurs pour gagner dans le processus décisionnel. La figure de l’utilisateur est d’autant plus utilisée par les concepteurs qu’elle recouvre une notion floue d’acteur -à qui on peut attribuer des qualités et des défauts- qui tour à tour ressemblent aux gens, aux clients, aux consommateurs, aux usagers d’un service public, au grand public de masse, voire aux citoyens aux grés de l’entretien.
« Pouvoir concevoir, ça veut dire être capable de concevoir un ensemble de fonctions pour l’utilisateur final…C’est prendre le point de vue d’un certain nombre d’acteurs et d’abord l’utilisateur final pour définir un certain nombre de fonctions qui vont êtres déclinés dans des scénarios d’usage que l’on va mettre clairement sur le papier et qui vont permettre d’abord de communiquer sur le projet vis-à-vis des unités d’affaire et puis ensuite seulement d’étudier leur faisabilité technique et puis savoir les hiérarchiser en fonction de leur intérêt économique et puis de leur intérêt sur le marché donc en étant capable de lancer en parallèle des études d’acceptabilité et des études d’intérêt auprès de consommateurs avant même d’avoir peut-être développé nos premières maquettes ou nos premiers prototypes. » (François)
55L’argument de l’utilisateur final est premier. La technique n’est que secondaire, ce qui donne du relief à la conception, c’est de faire entrer son projet en résonance avec le système.
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28 «La conception, on est capable de modéliser l'utilisateur, tous les servic...
56L’utilisateur décrit est une suite de prescriptions fonctionnelles, c’est un ensemble de comportements requis pour le fonctionnement du dispositif technique. Souvent ces prescriptions formelles deviennent l’objectif final de la conception au lieu d’être un moyen de satisfaire aux usages. L’utilisateur n’est gouvernable que si ces comportements sont prévisibles et revêtent le « sens » qu’en donne le concepteur. Finalement l’utilisateur est modélisé28 dans des scénarios d’usage pour qu’il devienne un enchaînement calculable d’actions et de réactions. Il est alors déchu de sa compétence à user des TICs. Il devient pure abstraction et rationalisation d’utilisateur. La figure de l’utilisateur est là pour fonder la nécessité de ceux qui s’octroie le droit de parler en son nom.
29 L. Sfez Technique et politique, Seuil, 2002, p. 80.
« Innover consisterait alors à insérer un objet ou un dispositif dans le système en place, en admettant que cette insertion puisse revêtir deux formes : ou bien cette insertion à des conséquences très remarquables ou bouleversantes sur l’ensemble du système ; ou bien elle s’adapte prudemment et modérément au fonctionnement du système en place, les connexions que cette innovation établit entre les niveaux d’activité se faisant sans éclat. »29
57Le produit-service n’a aucun fondement justifiant sa présence. Il dépend d’un consentement à son insertion. La figure de l’utilisateur est alors brandie par le concepteur pour convaincre de la justesse de son projet. Promouvoir son projet de conception se fait en décrétant qu’il répond pleinement aux besoins du public.
« Le deuxième volet de mon travail, c’est la vente de l’idée, du projet : il me faut construire la présentation pour montrer que ça répond à un besoin. » (André)
58Et si cela ne suffit pas à convaincre, on peut comme René énoncer, sans sourcilier, une énormité logique : « Là, moi, j’essaye de me situer sur un créneau où je propose des idées qui partent des nouveaux usages que l’on voit. » La formulation renverse tout du processus de conception. Le concepteur part d’un besoin décrété, qui, de plus, est attesté par des usages constatés de visu, « que l’on voit », pour pouvoir justifier d’idées qui permettent d’être novateur dans la conception.
« Oui. Bein là, les limites de mes compétences, elles vont se situer euh, au niveau calcul économique, par exemple, là, j’ai besoin de faire appel à des gens qui ont des compétences en études technico-économiques pour évaluer les coûts, les revenus euh… comment dire, estimables à partir de… bein d’un ensemble de fonctions qu’on a identifié, qu’on a figé et puis à partir de la solution technique qu’on a été capable d’identifier et puis euh, la limite de mes compétences, elle va se situer au niveau marketing où je… Où j’ai besoin de… de gens, qui sont euh… qui apportent leur méthodologie en défrichage du marché, enfin et puis d’intérêt de telle et telle segmentation, enfin de tel et tel segment de marché pour telle et telle fonction, tel ou tel service que nous, on a conçu, à la limite, ex abrupto dans des ateliers de créativité euh… »(François)
« Oui, on travaille là-dedans mais oui, c’est un peu politique de la maison, c’est vrai, d’une part mais d’autre part, y a aussi du point de vue usage, du point de vue marché euh… des, des besoins qu’on sent latents, par exemple, chez les résidentiels ou euh… Maintenant y a des gens qui n’ont plus qu’un mobile et qui s’en serve euh et qui n’ont plus de fixe donc bein, ça, ça doit poser question quoi. Comment euh, éventuellement euh… les gens voudraient éventuellement utiliser plus ou différemment leur mobile chez eux, éventuellement à moindre coût en utilisant une ressource, a priori, moins chère, qui s’appellerait l’ADSL ou le réseau fixe, tout simplement, en conservant qu’un, qu’un seul terminal quoi puisque ça leur va très bien comme ça euh… Bein, du point de vue des usages, c’est aussi euh… le fait qu’il y a certains espaces privés qui sont très mal couverts par le réseau mobile et qui pourrait être mieux couvert par un relais, un point d’accès réseau fixe par des technologies radio tel que Bluetooth par exemple ou euh… sans fil enfin qui pourrait permettre aux gens de continuer à utiliser leur terminal radio mais sur une autre technologie mais ça, ils s’en foutent, les gens, a priori. Mais, il faudrait que ça marche, en fait, ça marcherait bien et ça marcherait peut-être mieux, à la maison quoi, par rapport à la qualité de service qu’offre le réseau. » (François)
59L’utilisateur est un segment de marché, puis devient la formule vague « les gens » et finit par le client contraint « qui s’en fout ». L’interviewé poursuit : « On souhaite montrer qu’il y a intérêt à le faire par des scénarios d’usage, des idées de service qui nous viennent quoi ! Mais à la limite, on se dit aussi que, bon bein, en attendant de savoir le faire, on peut peut-être faire autre chose mais qui n’est pas forcément si contraignant que ça pour le client parce que quand on regarde bien, heu, cette histoire de mobilité sans couture, c’est une sorte de rêve qui n’intéresse pas forcément tout un chacun, quoi ! »(François)
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30 «On est quand même une stratégie de petits pas quoi où on commence sur des...
60Entre les idées qui viennent toutes seules de la génération spontanée, et celles qui proviennent des « nouveaux usages », le discours du concepteur justifie tout et n’importe quoi. Et s’il ne réalise pas la technologie idéale (« killer », drôle d’humanisme) ou le produit-service de rêve, c’est l’utilisateur qui en devient le responsable par son non-intérêt. Face à ce désintérêt attribué au grand public, le concepteur se tourne alors vers un utilisateur éclairé et pionnier qui pourrait par sa passion, contribué à lancer le marché30.
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31 L. Sfez, Technique et politique, Seuil, 2002, p.90.
61La figure de l’utilisateur est envisagée comme une fraction de clients sélectionnés en fonction de sa CSP, comme indicateur possible d’une réussite du produit. La conception technique est indissociable d’un alliage décisionnel dans l’entreprise. « Elle est là pour habiller la décision en un prêt-à-porter consummatoire. »31
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32 «Bein, par exemple, y a des choses que… bein y a, y a une réflexion éthiqu...
62Les usages sont compris à partir du scénario de la famille recomposé qui risque sans l’aide des TICs de ne plus communiquer32. Les Tics servent au rapprochement des êtres que la vie éloigne.
63Le service rendu à l’utilisateur fait coup double puisque c’est aussi une nécessité technique.
« Bein, y a des services qui posent questions, qui sont liés, qui sont liés, par exemple, à la… au traçage, à la traçabilité de la présence des gens, par exemple, à la maison ou pas parce que, c’est quand même, c’est quand même techniquement un besoin de savoir et puis de remonter dans nos systèmes techniques, les informations de présence, de localisation géographique des gens, par exemple et bien, le fils ou la fille, le père, bein ça y est-on sait maintenant qu’ils sont rentrés à la maison parce que, parce que c’est l’accès ADSL qui devient actif, c’est plus l’accès mobile quoi donc euh… bein, ça, c’est au cœur de notre projet et, et à la limite, c’est techniquement, c’est techniquement nécessaire pour pouvoir euh… bein, offrir des services de continuité d’usage, enfin, des services innovants qui, par exemple, vont faire que euh… et bien le fiston, enfin le… est rentré chez lui et puis la mère qui est encore au bureau reçoit sur son mobile, l’information comme quoi, le fils est bien rentré chez lui. Donc, c’est un facteur à la fois de rassurance, en interne, à la famille mais en même temps pour euh… bein pour…… enfin pour l’opérateur mais enfin, il le fait déjà, l’opérateur mobile, il suit déjà, concrètement tout un chacun géographiquement sur son mobile. Mais là, bon, on rajoute euh… on rajoute une dimension présence à l’habitat quoi qui aujourd’hui, n’est pas complètement claire puisque, enfin, bon, faut pas être naïf non plus quoi l’opérateur mobile, il peut très facilement savoir, il peut très facilement localiser géographiquement euh… l’habitat de… » (François)
64L’argument technique de géolocalisation se meut vers un argument plus décisionnel de l’entreprise qui ne concerne plus l’éthique du concepteur, et arrivé à ce point du raisonnement, il se décharge du problème en désignant la gestion du service client.
« Tout simplement déjà quand l’utilisateur euh… quand le client voudrait souscrire, voudra souscrire à ce type de service, il faudrait quand même euh… et puis même pendant l’usage, dans l’usage courant de son service, faudrait certainement, peut-être, lui rappeler, à ce moment-là, comment dire, peut-être le… en tout cas, l’informer, l’informer clairement sur euh… ce que l’opérateur sait de lui quoi, les données que, qu’il est susceptible de lui fournir ou de… ou les données qui sont disponibles quoi depuis son opérateur sur lui. Il faudrait au moins euh… au moins l’informer et puis euh… lorsqu’on rentre dans des… à la limite, tant que c’est des services qui restent fournis par l’opérateur lui-même, aujourd’hui, l’utilisateur accepte déjà le fait d’être localisé, il le sait. » (François)
65La personnalisation des services sur le fixe, le mobile, et sur Internet devient non plus un service rendu à l’utilisateur mais une manière de le traquer dans tous les aspects de sa vie.
« Voilà on propose de constituer un carnet d’adresses personnel qu’on va pouvoir utiliser depuis son mobile etc. Orange propose sur son portail personnel du stockage de données personnelles bientôt euh… dans l’espace, my photos, my musique, my videos, etc., my films. Euh… donc, tout le monde, effectivement, donc, par rapport à la structure de l’entreprise, aujourd’hui, chacun des acteurs propose de plus en plus de personnalisation donc de plus en plus éventuellement de traçabilité et de stockage de contenus personnels, de données personnelles pour lui-même. Bon mais pour lui-même euh… ça commence à déborder quand même euh… comment dire, sur la mise à disposition de ces contenus sur des réseaux d’opérateurs tiers parce que Wanadoo, sur le réseau Orange, il va commencer à mettre en… mais euh, mais il va commencer à mettre à disposition l’accès aux données personnelles Wanadoo, du client Wanadoo, depuis son mobile Orange. Après, à l’étape d’après, ça peut être effectivement, euh… le partage dans une certaine mesure, la circulation de plus en plus grande au niveau des systèmes d’information, là, de traçabilité des différents acteurs, la mise en commun d’informations personnelles qui va permettre une plus grande encore, une grande continuité de la personnalisation des services dans une certaine mesure entre le monde mobile, l’ADSL, le fixe. Donc, le partage entre de plus en plus d’acteurs de données de personnalisation… » (François)
66Autrement dit, F.T. pourrait, devrait protéger les utilisateurs contre les abus de la concurrence.
« Le groupe, France Télécom, la marque, enfin et sa marque devrait euh… certainement rassurer le client à l’avenir et puis concrètement protéger le client et… puis ses données personnelles vis-à-vis éventuellement d’acteurs euh… d’acteurs externes au groupe quoi effectivement. Donc, ça, ça signifie dans la mise en œuvre des services, être très prudent sur euh… la mise à disposition de quelles données, de quelle information à des acteurs tiers euh qui néanmoins apportent des bénéfices à ce client hein, à ce client et que si on veut le conserver, il faut prendre en compte, certainement, ses, ses besoins enfin, ses besoins et puis ses envies, enfin, ses… euh… Aussi le fait qu’ils ne veulent plus non plus être complètement captif aujourd’hui de France Télécom. » (François)
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33 L. Sfez, Technique et politique, Seuil, 2002, p. 86.
67Les critères de l’acceptation de la conception de nouveaux services semblent moins définis par la figure de l’utilisateur que par un réseau de décisions politiques qui échappent en partie au concepteur. La conception apparaît plus comme un sous-système d’un système de décision et qui n’est pas séparable de l’activité générale de pouvoir et de décision de l’entreprise. « Si la décision marque la technique de sa nécessité impérieuse liée à la systématicité, la technique, en retour, marque la décision politique de son sceau : elle devient elle aussi, technique. »33
68Pour François, la technique n’est pas aussi décisive que la réflexion marketing, économique et stratégique. Elle est la même pour tous, c’est donc le marché qui est décisif ou mieux il ressent la domination de l’organisation de l’entreprise sur la conception.
69La figure de l’utilisateur pèse sur la conception, comme s’il s’agissait de convertir à la technique une population un peu étrange. « Je prends les jeunes, les ados en particulier, ils sont très friands de l’usage de leur mobile y compris chez eux. » (François) L’expression « être friand de » donne l’impression d’un utilisateur amadouable. Bref, c’est un être faible qu’il s’agit de civiliser (mieux de technologiser).
70Georges, qui se pique d’ethnologie, car il aime « voir les gens dans leur milieu » déclare :
« J’en avais marre de ces ingénieurs, qui croyaient qu’il n’y avait que la techno et les équations qui réglaient les problèmes du monde, quoi. Et, heu, moi, ce qui m’intéressait, c’était de voir le côté, heu, les utilisateurs après, heu, la perception, heu … » (Georges)
71Durant tout l’entretien, il prétend « aimer voir les gens », mais il ne dit jamais où il les voit (s’agit-il de voyance ou de lubie ?), ni de quel milieu social sont « les gens ». Seule indication, il ne veut pas faire « un avatar pour les bretons » et a comme ambition un avatar plus général qui traverse les cultures. « C’est inintéressant de faire un avatar pour les bretons », en revanche « c’est passionnant de comprendre comment fonctionnent les gens selon les cultures américaines ou anglaises. »
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34 «Parce que, heu, parce qu’on est plus dans des solutions, heu, des grosses...
72Finalement l’utilisateur, véritable charge, « poids dans la conception » est non seulement un être « friand » de pacotilles et il est encore plus sensible aux gadgets qu’à la prouesse technologique. Bref, l’utilisateur est un être faible, sensible à la marque, à l’habillage, à la publicité et au look34.
73Le concepteur doit alors « cacher la technique pour mieux la vendre » (René) de plus, il a l’impression d’une sous-utilisation de la technique par les utilisateurs. « Quand je vois, autour de moi, les gens qui ne sont pas du tout attirés par la technique, la façon dont ils utilisent le mobile, mon expérience technicienne, je me dis mais c’est du gâchis, ça ne les intéresse pas, quoi ! « (André)
74Non seulement l’utilisateur ne tire pas le meilleur parti des innovations techniques, mais de plus il est insensible aux prouesses techniciennes, bref cela donne l’impression d’un gâchis, comme de « donner à manger des perles à des pourceaux ».
« Ils sous-utilisent le produit par rapport à ce qui a été imaginé ou ils le délaissent. » (André)
75Finalement, ce que le concepteur déplore, c’est que l’utilisateur consomme davantage de signes que d’objets techniques. La volonté de haute technicisation des ingénieurs, voire la sophistication des techniques - diversité et spécificité ou éclatement des produits/services - est contrecarrée par un utilisateur, un peu ignare de technologie, qui renonce par avance aux performances du concepteur. L’utilisateur préfère aux arguments techniques des arguments publicitaires mâtinés d’éthiques.
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35 «Moi, ce qui m'énerve, c'est quand on va construire des projets pour des m...
76Pour les concepteurs, la technologie est une réalité déjà possible à réaliser, elle ne pose ni difficulté, ni problème… Juste l’utilisateur, trop sensible au déguisement éthique de la réclame35, boude en sous-doué qu’il est, l’attractivité des convergences possibles des TICs.
77Pourtant, le concepteur résout non seulement des problèmes technologiques, mais il est censé apporter sa modeste contribution aux douloureux problèmes de société telle que l’éloignement des familles.
36 «Nous sommes ici réunis en véritable congrès de la paix. S'il est vrai que...
« En tant que concepteur, moi ce qui m’intéresse dans la visio, c’est d’augmenter l’échange affectif entre les proches… Augmenter le contact affectif entre des grands parents, des petits-enfants, entre des familles divorcés… »36(René)
« L’aspect technologie, il fait juste que ça facilite une intermédiation de machines qui essayent de palier à des manques de relations humaines… L’objectif, en tout cas, de diversifier plus le champ des possibles et donc de favoriser plutôt les relations humaines, les occasions sociales. » (Christiane)
78Le concepteur est un humaniste : « Il faut ne mettre en place que des services qui ont une qualité humaine derrière. » (René)
79« Moi, je voudrais aller dans l’autre sens, recréer du lien. » (René) La conception technologique apporte un plus d’humanité, de qualité humaine, de contact à l’individu-utilisateur défaillant qui est inhibé dans la relation de face à face. « Une des utilisations des TICs, c’est justement rencontrer des personnes par écrans interposés, c’est la force du tchat, c’est la force du mail. » (René)
80« On a imaginé de donner le choix de la visiophonie et de pouvoir basculer de l’audio à la vision pour l’utilisateur. » (René) Le concepteur apporte un plus de choix aux utilisateurs, non seulement il est capable d’améliorer la technique, mais grâce à sa double formation (quatre des six concepteurs se présentent comme ayant une double formation -ingénieur et en sciences humaines-) il est aussi capable d’augmenter l’échange affectif entre les gens et de mettre en place des services qui ont une qualité humaine. Il apporte un surcroît de valeurs humaines à une population d’utilisateurs un peu défaillante en intelligence, en capacité relationnelle et de plus inhibé affectivement.
« On a même euh dans, dans nos scénarios de dreams stories, on avait introduit, donc on a introduit, cet assistant intelligent qui à un moment donné est extrêmement intelligent. Je suis un peu à la base de l’idée, j’ai défendu l’idée aussi donc… C’est très, très attirant mais en même temps, ça, ça me questionne justement sur euh… l’utilisation qui peut en être faite quoi. Autant on voit des intérêts et autant on… autant ça peut, ça peut être un danger.
Y a deux, ben, y a deux types de dangers. Y a le danger euh… en gros, un fou dictateur qui euh… qui arrive à… avec des systèmes comme ça, à contrôler euh… une population et… donc, ça, c’est souvent le scénario, justement de beaucoup de films et puis y a un autre danger qu’on voit…
Ben en fait, il contrôle ces systèmes informatiques qui arrivent à mettre sous le, enfin, en ( ?) la population. Euh… j’ai une armée de robots et puis euh… bon ben. Euh… y a un autre effet, à mon avis qui est dangereux aussi, c’est euh… c’est au niveau des relations humaines, plus, plus difficile à cerner, certainement, comme, comme effet et comme danger mais euh… comment se, enfin comment, comment, comment les gens vont réagir, comment ça va se passer quand on dialogue avec une machine. Aujourd’hui, une machine avec laquelle on dialogue, c’est des dialogues de base et les machines sont franchement bêtes, à partir du moment où la machine devient intelligente, quelle, quelle va être la pression des gens, sachant qu’en plus euh… ces machines intelligentes, elles seront programmées par les gens qui, a priori, ont un niveau d’études extrêmement élevé donc ils vont essayer de faire des machines qui soient à peu près à leur niveau et euh… la majorité de la population, ça sera pas forcément au même niveau intellectuel donc, qu’est-ce qui va se passer quand la majorité des gens utilisent des machines hyper-intelligentes. Ça euh… c’est… » (André)
81Comme cherche à l’exprimer André, les concepteurs sont même capables de fabriquer des machines à leur image, trop intelligente pour le quidam des utilisateurs du commun des mortels.
82Les concepteurs décrivent les capacités et attractivités des TICs (convergences, etc…), mais la description est de l’ordre du prescriptif déguisé. « L’interface en sortie pour que l’utilisateur y prenne du plaisir, ça lui rend service, tout ça sans le berner. » (Georges)
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37 «L'utilisateur est interrogé à chaque fois, il doit valider une longue phr...
83Tous les concepteurs interrogés sont du même avis, lorsqu’il s’agit de localisation37, et dans une moindre mesure pour le clone informatique : « Ça ne peut se faire sans l’accord des gens. » (Thérèse)
84Pourtant la technique se doit d’être transparente pour l’utilisateur, c’est-à-dire invisible pour ce dernier. « Il faut que ce soit complètement transparent pour l’utilisateur, il ne faut pas qu’il s’en rende compte. » (André)
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38 B. Michel, La carte bancaire : les représentation des techniques et des us...
85Ne s’agit-il pas de cacher la technicité des TICs pour mieux vendre ? Le GIE Cartes Bancaires a eu, depuis 1984, la stratégie d’invisibiliser la technicité de la carte bancaire, vendu sans mode d’emploi, juste avec un contrat liant la banque à son client38 (la C.B. a été lancée en même temps que le minitel avec l’aide de l’État).
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39 Cf. Les chapitres «l'impuissance technicienne à symboliser» et «L'impossib...
86Les concepteurs ont un discours pauvre en imaginaire39 et une représentation très superficielle des utilisateurs.
« Pour associer ces objets-factotums, il suffit donc de penser à « quelque chose à faire » qu’on aurait oublié sur la liste. Lister semble l’occupation la plus urgente à laquelle doive se livrer le prétendu imaginaire technique : la liste des manques conduit directement à concevoir les objets qui les combleront. Le progrès technique que revendique l’imaginaire technicien comme lui appartenant de droit est alors perçu comme progrès dans la satisfaction des besoins et prend donc une coloration sociale, bien que tout le monde sache par ailleurs que ces besoins sont produits par les objets qui les combles avant même qu’ils existent… Accumulation, prolifération et cependant minimes différences, tel est le mode de production des objets techniques aujourd’hui. Ainsi les images que nous avons pu repérer sont-elles « orientées objets », et ceux-ci sont-ils exclusivement « orientés actions ». C’est dans ce sens que l’on peut parler d’images pragmatiques et considérer que la réunion de ces diverses images forme un univers, ou champ des actions possibles. Attractives parce qu’elles sont envisagées comme réalisables et parce qu’elles semblent répondre à des besoins, combler des manques, mêmes illusoires, les images techniques ne souffrent pas d’hétérogénéité ; tout au contraire, elles sont semblables et répondent « présent » à toute sollicitation du marché. Leur abondance fait croire à leur diversité, et la vitesse de leur succession fait croire au progrès…
40 L. Sfez, Technique et politique, Seuil, 2002, p. 151 à 154.
Ainsi ce que nous avions cru dynamique -les images techniciennes- nous semble maintenant absolument statique ; positive, l’imagerie technique fait de l’avenir un simple déploiement de virtualités orientées vers le champ des possibles réalisables. On ne peut donc parler d’imaginaire technicien. »40
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41 L. Sfez, Technique et politique, Seuil, 2002, p.272.
87Les concepteurs vivent « dans la circularité d’un certain système à-théorique et ne se rendent plus compte qu’ils travaillent pour une branchette minuscule de la société, branchette structurante de la dirigeance, mais éloignée des corps civils. »41
88La figure de l’utilisateur est finalement assez pauvre, elle témoigne d’un discours idéologique sur les autres, bien arrangeant pour les concepteurs. De tous les entretiens effectués, ce sont ceux des concepteurs qui affectionnent le plus les mots d’usage, d’utilisateurs (sans oublier multiplicité de public, client, consommateurs, gens…). Mais il s’agit plus d’une arme qu’ils brandissent, que d’une compréhension ou voire d’un intérêt qu’il y aurait pour des concepteurs à s’interroger sur les usages au sens de De Certeau. L’utilisateur est agité comme un étendard qui sert le concepteur à justifier de son statut professionnel (voire de son ego), de sa position hiérarchique dans l’organigramme de l’entreprise. La figure de l’utilisateur joue alors pour le concepteur presque comme une valeur-refuge par temps de tempête boursière. Il y a là quelque chose d’alarmant car les enjeux qui traversent les études d’usage des TICs semblent totalement ignorés des concepteurs, alors même qu’ils sur-utilisent ces termes comme s’ils s’agissaient de fétiches protecteurs.
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42 «Je suis quelqu'un d'assez cynique, pour moi, tout ça, c'est un jeu. Je su...
89Seul René ose avouer au détour de l’entretien, tout ceci est un jeu, je suis un grand cynique, « la vraie vie est ailleurs »42.
Petit intermède sur les usages
Qu’est-ce qu’être ? Sommes-nous du gibier pour être tracé ou pire des vaches folles ?
La laisse électronique présentée comme sucrerie !
Je dépose une réclamation à vos services techniques, mon télétransporteur laisse des traces sur ma pelouse. Est-ce normal ?
90Voici une petite anecdote qui m’est arrivée pendant l’écriture de ces pages (anecdote, car rien de symbolique dans cette scène de la vie ordinaire).
91Je me retrouve au Pikabo (Piscine, Kabaret, Boîte), invitée le matin même, pour fêter les 32 ans du propriétaire. Soirée banale de gens du commun des mortels, on est attablé ; quatre toutes jeunes filles, brillant au nombril et jeans moulants ; un beau gosse, la quarantaine sur le retour, aux allures de nightclubber ; une jeune femme trente-cinq ans ne parlant qu’à son voisin de sa récente séparation d’avec son mari ; un jeune de 24 ans, portant fièrement son quasi-illettrisme volontaire pour ne pas penser ; un retraité, vivant entre Lyon et Hauterives ; et enfin, l’ôte des lieux, propriétaire d’une Harley Davidson, obligé de faire du travail d’intérim dans les chantiers dangereux pour boucler les fins de mois difficiles. Dix personnes attablées dans un lieu public, fermé pour l’occasion. Et sur la table, il y a 10 verres et pas moins de 8 portables, mis en avant comme bouclier et comme faire valoir de son existence. Les convives n’ayant pas grand-chose à se dire, les portables permettent à chacun de s’occuper et de garder contenance. À un moment une personne se lève, puis deux, puis trois… Voilà que la table se vide, il ne reste qu’une toute jeune fille lovée sur elle-même, quasiment prostrée, le retraité et le jeune de 24 ans… Sept téléphones restent sur la table, un des convives n’a pu se déplacer sans l’emmener avec lui. Forcément un téléphone, c’est fait pour sonner et cinq minutes après la dernière désertion : Dring ! Et là, le jeu pour le jeune garçon consiste à chercher à quel téléphone appartient la sonnerie pour prévenir son propriétaire. Après moult hésitation, il y parvient.
92Nulle morale dans cette histoire, les jeunes, les moins jeunes et les vieux, s’ennuyaient sec durant ce début de soirée, comme c’est souvent le cas quand on réunit des personnes qui ne se connaissent pas dans la campagne française profonde. Le portable a servi de médiation, d’échanges malgré tout, alors qu’il n’y avait rien à faire, rien à dire, il a permis de dire un minimum (et c’est mieux que rien).
93L’objet, l’appareil, le dispositif technique, le système technico-social, la technocratie ont été détournés pour un autre usage, ni bon, ni mauvais… Juste une manière d’être et de faire avec les joujoux ringards de la consommation. Tel est une de mes visions de l’utilisateur, utilisateur et non-utilisateur mêlés, embarqués dans les mêmes galères, ne pas se connaître, avoir des look divers, des écarts d’âges, des moyens financiers forts différents tant quantitatifs que qualitatifs (mieux vaut être rentier que salarié, employé que retraité, retraité que chômeur…), réunis sans avoir nulle envie de se rencontrer… Les TICs ne sont, là-dedans que prétexte et alibi à dire autre chose…la gêne, la timidité, la crainte d’importuner, la honte de ne pas savoir quoi dire ou faire…
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43 «En effet, si j'utilise le téléphone pour prendre des nouvelles de ma gran...
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44 Si on veut rester dans le registre de l'utilité, les usages peuvent être a...
94Il y a une difficulté à penser les usages, cela provient d’un malentendu de fond : les usages sont considérés comme des actes, des actions ayant pour finalité l’emploi de l’objet technique, alors qu’ils ne sont que la forme prise par une action dont la finalité est autre43. Souvent en oubliant que les usages ne sont que des « manières de faire », nous confondons l’action et la forme de l’action, les moyens et les buts. Ces « manières de faire » sont des habitudes de faire « avec » les objets techniques et « avec » les autres, et ce sont aussi des « manières de pratiquer », considérées comme socialement acceptable pour un groupe donné44. Les « manières de faire et de pratiquer » de l’homme ordinaire, au-delà des apparences, inventent, improvisent, tous les jours, le quotidien de la technique, alors qu’elles sont supposées vouées à la passivité et à la discipline.
Pour conclure
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45 Que la figure de l'utilisateur soit un alibi parfait pour les concepteurs,...
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46 La vision des jeunes utilisateurs est encore plus dramatique et plus navra...
95Pourquoi l’utilisateur45, suscite-t-il, un discours fait de reproches, de désapprobations et de confusions ? Tout cela semble, bien dramatique46, ou mieux bien dramatisé, histoires tissées de bêtises et d’inculture…
96Bref, dans tous ces récits sur l’utilisateur, on a l’impression que :
– Si l’interviewé parle des autres comme alter ego, il est déjà mort, tellement il se déprécie lui-même, il se dévalue…
– Si l’interviewé parle des autres comme exotique, alors les autres sont des barbares, on se demande alors pourquoi, il ne se positionne pas plus sur la barbarie.
– Si l’interviewé parle des autres comme être à assimiler, à coloniser et à normaliser, c’est un grand rêve d’utopistes, qui n’est pas près de se réaliser, quelles que soient les apparences.
97Toujours trompeuses, les représentations agissent pour nous faire croire, adhérer à des versions, toujours plus catastrophiques les unes que les autres…
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47 Au début de notre groupe de réflexion, je croyais qu'il s'agissait d'une v...
98Tout comme le couple Production/Consommation est installé en opposition dans nos représentations, le couple Concepteur/Utilisateur est mis en vis-à-vis : Les uns sont jugés actifs et valorisés, pendant que les autres sont passifs et dévalorisés. Dans ce récit, proche d’une récitation, il y a un jeu d’images à propos de l’autre qui engage un jeu sur l’identité du concepteur et l’altérité de l’utilisateur. Les images sont pauvres, car le concepteur négocie avec un usager virtuel. Il ne l’a pas en face de lui, il est simplement confronté à ses propres représentations des usagers. Ce jeu d’images sert-il à authentifier un discours de Vérité ? Pourquoi la question de l’utilité47 est-elle si douloureuse ?
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48 À la question, «A quoi ca sert ?» , la seule réponse pragmatique possible,...
99Finalement, le concepteur n’est-il pas aliéné par l’idéologie de l’utilité, installé comme preuve et critère de Vérité ? Quoi qu’il fasse, quoi qu’il pense, l’utile48 le gouverne et ne le renvoie qu’à un immense vide de sens et de vécu. Terrorisé qu’il est par l’utilité, tantôt référée à un besoin, tantôt à une fonctionnalité, obligé qu’il est de convaincre (et de se convaincre) de l’utilité de ce qu’il conçoit.
100Comment desserrer l’étau positiviste, comment soulever la chape de plomb qui pèse sur la conception et comment nous affranchir de la représentation tyrannique de l’utilité ?
Notes
1 M. De Certeau, L'invention du quotidien, Union Générale d'éditions, 1980, p. 311.
2 La téléportation semble faire rêver bon nombre de nos contemporains. Or c'est précisément un imaginaire qui inverse ce que l'imaginaire des TICS se propose de faire. Ce ne sont plus des informations numérisées qui circulent, mais les individus eux-mêmes, rendant caduque les TICs du futur.
3 «La scène socio-culturelle de la modernité renvoie à un mythe. Il définit le référent social par sa visibilité (et donc par sa représentativité scientifique ou politique ; il articule sur ce nouveau postulat (croire que le réel est visible) la possibilité de nos savoirs, de nos observations, de nos preuves et de nos pratiques. Sur cette nouvelle scène, champ indéfiniment extensible des investigations optiques et d'une pulsion scopique, l'étrange collusion entre le croire et la question du réel demeure encore. .. Le simulacre contemporain, c'est en somme la localisation dernière du croire dans le voir, c'est le vu identifié à ce qui doit être cru, -une fois abandonnée l'hypothèse qui voulait que les eaux d'un océan invisible (le Réel) viennent hanter les rivages du visible et en faire les effets, les signes décryptables ou les reflets trompeurs de sa présence. Le simulacre, c'est ce que devient le rapport du visible au réel quand s'effondre le postulat d'une immensité invisible de l'Etre (ou des êtres) caché derrière les apparences.» M. De Certeau, L'invention du quotidien, Union Générale d'éditions, 1980, p.313-314.
4 J'ai pris très au sérieux les difficultés (outils et méthodes, fonctionnalités et opérationnalités…) de notre groupe de réflexion autour de la conception participative et ce texte s'interroge sur l'articulation entre «rapport de force» et «rapport de sens».
5 P. Legendre, « De la Société comme Texte, linéaments d'une anthropologie dogmatique», Fayard, 2001, p. 81.
6 Le rapprochement entre technique et «instrumentum» par Heidegger dans «La question de la technique». In «Essais et conférences», Gallimard, 1958, nous invite à prendre acte de l'étymologie. «Instrumentum» est formé sur le verbe «struo» = empiler, dresser; le verbe «instruo» signifie fournir, équiper, et par enchaînement instruire quelqu'un de quelque chose.
7 P. Legendre, « De la Société comme Texte, linéaments d'une anthropologie dogmatique», Fayard, 2001, p. 82.
8 P. Legendre, « De la Société comme Texte, linéaments d'une anthropologie dogmatique», Fayard, 2001, p. 82.
9 Ainsi s'édifie en trompe l'œil une nouvelle sociologie de la technique, cf. T. P. Hughes, «L'histoire comme systèmes en évolution», Annales, 53, 1998, pp. 839-857.
10 A. Leroi-Gourhan, Milieu et technique, Albin Michel, 1945, p.361.
11 «La technique tend à l'homme de l'ultra-modernité, le nouveau miroir du monde -du monde portant l'énigme de l'autre qui me dévoile.» P. Legendre, « De la Société comme Texte, linéaments d'une anthropologie dogmatique», Fayard, 2001, p. 84.
12 Le terme dogme renvoie à P. Legendre, «L'empire de la vérité : introduction aux espaces dogmatiques industriels», Fayard, 1983. Il s'agit pour être précis de sous-dogme. Un dogme n'est ni vrai, ni faux, c'est une représentation partagée par l'ensemble des acteurs ; c'est une représentation d'une époque à laquelle personne n'échappe. C'est-à-dire que chacun se prononce sur ce dogme comme pratiquant ou non pratiquant le dogme. Les acteurs contribuent par leur discours à établir le dogme dans une variété de position où chacun selon une position de croyance, de foi (jusqu'à la critique radicale de la croyance suscitée par le dogme) se situe dans le système, ouvert et complexe, de représentations qui contribue à le faire exister, tout autant qu'à l'enrichir…
13 G. Balandier, «Le dédale», Fayard, 1994, p. 84.
14 Or la première loi de Kranzberg stipule, la technologie n'est ni bonne, ni mauvaise, ni neutre.
15 «Même la science, surtout la magnifique science de nos jours est devenue un élément de la technique, un moyen.» M. Mauss.
16 J. Ellul, «La technique ou l'enjeu du siècle», Ed. Economica, 1990, p.91.
17 Les entretiens proviennent d'une recherche faite pour France Telecom. R& D., B. Michel, M. Bicais et A. Botta, «Acceptabilité sociale des services», janvier 2003, 60p.
18 Les concepteurs interrogés sont tous des chefs de projet de France Telecom. R& D.
19 Le discours médiatique et publicitaire construit une solide légitimation des concepteurs de TICs. Il agite une image à la fois «pragmatique et charitable» de la figure du concepteur. Inattaquable, le concepteur se contente de répondre à des «besoins», cela escamote toute dimension stratégique ou mercantile de leur activité. «La rhétorique du besoin, parodiant la rationalité instrumentale, garantit le raisonnable de la consommation… Le concepteur, dans cette rhétorique du besoin, étale et consacre sa propre disparition en tant que producteur de nouveau : il n'est plus que réaction et immédiateté… Qui plus est, à l'affût d'une réactivité toujours plus grande, d'une adaptation toujours plus rapide, ils tendent vers une immédiateté absolue de la conception (concevoir au moment où le besoin naît), … Ainsi, le discours médiatique construit une solide légitimation des concepteurs de TICs. La cupidité et l'intéressement qui pourraient leur être reproché sont évacués du discours au profit d'une image à la fois pragmatique et charitable. Se contentant de répondre au besoin, ils sont irréprochables. Une idéologie se répand qui se prétend progrès. Il n'y a plus responsabilité du concepteur puisqu'il ne fait qu'obéir aux faits, à la réalité, aux besoins. Ce n'est pas lui qui fait, c'est le besoin qui exige.» P. Grosdemouge, «L'image des TICs dans les magazines grand public», rapport de recherche France Telecom. R& D, janvier 2003, 108p.
20 Le robot, vieux vocable, produit de l'hyperindustrialité, est conçu pour devenir un être autonome préprogrammé.
21 P. Legendre, « De la Société comme Texte, linéaments d'une anthropologie dogmatique», Fayard, 2001, p. 86.
22 P. Legendre, « De la Société comme Texte, linéaments d'une anthropologie dogmatique», Fayard, 2001, p. 87.
23 M. Augé, «Pour une anthropologie des mondes contemporains», Aubier, 1994, p. 134.
24 Il faut souligner que le guide d'entretien n'abordé pas la question de l'utilisateur. C'est donc une analyse en filigrane qui est proposé là, de «l'insu» et non pas des réponses directes. Cette analyse s'appuie sur seulement six entretiens, elle n'est en rien exhaustive. Nous avons essayé de restituer la valeur dogmatique du discours et d'appréhender l'effet normatif, voir du pouvoir de signifier les utilisateurs dans le discours de conception.
25 M. De Certeau, L'invention du quotidien, Union Générale d'éditions, 1980, p.45.
26 «Ça m'est arrivé de montrer ce que je fais chez moi ou à des amis sur le PC portable et ils sont assez enthousiastes, c'est vrai, c'est valorisant parce que ce sont les gens qui nous disent, j'ai telle attente.»
27 L. Sfez, Technique et politique, Seuil, 2002, p.15
28 «La conception, on est capable de modéliser l'utilisateur, tous les services qu'il utilise à un moment, on fait des corrélations avec tout ça. Virtuel environnement, on est capable de dire, monsieur Untel, à tel moment, il était en train de passer un coup de fil vers telle destination et en même temps, il est en train de regarder tel site Internet. On est capable de dire Internet, il l'utilise que dans ces périodes-la. Par contre son mobile, il l'utilise dans ces périodes-l à, c'est-à-dire qu'on fait des recoupements. La traçabilité des utilisateurs posent un problème de conscience ; c'est une pratique de renseignements généraux, d'espion.» (Ronan)
29 L. Sfez Technique et politique, Seuil, 2002, p. 80.
30 «On est quand même une stratégie de petits pas quoi où on commence sur des marchés de niche, surtout dans ces services très, très technos, enfin euh… enfin très multimédia et qui vont peut-être d'abord s'adresser aux… aux fous de, de TIC quoi comme on disait tout à l'heure. Bon, peut-être aux jeunes, aux ados, aux professions… enfin, à des catégories peut-être… enfin CSP plus peut-être, dans un premier temps enfin et donc ce qui commandera, enfin, demandera des investissements relativement peut-être limités dans un premier temps mais qui après bon, pourront, pourront être capitalisés si on voit que le marché peut monter en charge sur ces, sur ces systèmes-là. Bon, l'enjeu, il est… bon, c'est vrai qu'il est au niveau du réseau mais après, il est surtout au niveau du… de la mise en œuvre technique hein. Il est au niveau système d'information.»(François)
31 L. Sfez, Technique et politique, Seuil, 2002, p.90.
32 «Bein, par exemple, y a des choses que… bein y a, y a une réflexion éthique dans le sens ou par exemple, l'année dernière, on a mené une étude d'usage sur euh… bein, le mobile à la maison, etc. et qu'on en a dégagé finalement un besoin là, qui est quand même euh… un besoin qui est exprimé, par exemple, au niveau des familles qui, qui apprécient euh… le mobile comme outil de… comme outil de rapprochement des membres de la famille dans un monde ou euh… euh… les gens sont, se retrouvent de moins en moins souvent ensemble à la maison et même lorsqu'ils sont ensemble à la maison, ils ont tendance à individualiser leurs, leurs activités euh… les ados dans leur chambre, les parents, je sais pas, dans la cuisine ou dans le salon euh… L'ado, en soirée euh, l'ado chez son ami, l'ado en vacances et puis les parents en vacances ailleurs et euh, et euh finalement, les mobiles sont un outil de rassurance pour les parents, par exemple, vis-à-vis de leurs enfants, sont aussi vis-à-vis des enfants pour euh… Être toujours capable, avec son mobile, d'appeler leurs parents. Et euh… finalement, moi, je suis très sensible à euh, la dimension, par exemple, euh… je dirais presque, entre guillemets, recomposition familiale grâce à des services de… de mobilité ou des services sur terminaux mobiles qui permettent une meilleure, une meilleure communication intra-familiale quoi à l'heure ou la famille, parfois, enfin, où… c'est vrai, enfin les gens euh… les gens dans les familles constatent que c'est dommage parfois de, d'être trop, d'être trop séparés quoi hein, même si la vie fait que c'est comme ça quoi. Bon, voilà, un exemple, euh…»(François)
33 L. Sfez, Technique et politique, Seuil, 2002, p. 86.
34 «Parce que, heu, parce qu’on est plus dans des solutions, heu, des grosses solutions techniques qu’on va appliquer à un marché de masse après, là, on est dans des services qu’on va personnaliser, que les gens veulent assez sympa, assez fun, enfin, veulent … y'a un poids fort de la demande des utilisateurs, y'a, heu, y'a un poids fort de tous ce qui est communication, de tous ce qui est habillage, de tout ce qui est look, etc. Et, c’est plus, heu, la grosse techno qui est la solution killer, heu, et puis les gens se démerdent avec, quoi. Maintenant, ça marche plus, ça. Ça marche plus, aussi, parce que y'a des concurrents et que les concurrents, justement, ils vont peut-être plus jouer, justement, l’humain, la corde sensible de, heu, que, heu, juste la techno, la techno, la techno, quoi.» (Georges)
35 «Moi, ce qui m'énerve, c'est quand on va construire des projets pour des motifs purement business, en disant, il y a du fric à faire…Et qu'à la fin, c'est habillé par des grands enjeux éthiques de France-Telecom : Oui, France-Telecom pour ne pas vous laisser seul, gna, gna, gna, va vous proposer gna, gna, gna, alors qu'on sait que derrière, ce n'est pas du tout ça. On a flairé le bon plan business et on le fait quoi… On va communiquer sur des valeurs morales… C'est des valeurs morales construites de toutes pièces, pour simplement essayer de toucher les gens, le plus possible pour qu'ils achètent… La démarche branding dans le monde ne me plait pas du tout. C'est la démarche Coca-cola, Mac Do, et France-Telecom…» (Georges)
36 «Nous sommes ici réunis en véritable congrès de la paix. S'il est vrai que la guerre ne provient souvent que de malentendus, n'est-ce pas en détruire l'une des causes que de faciliter entre les peuples l'échange des idées et de mettre à leur portée ce prodigieux engin de transmission, ce fil électrique, sur lequel la pensée, comme emportée par la foudre vole à travers l'espace et qui permet d'établir un dialogue rapide, incessant, entre les membres dispersés de la famille humaine.» Allocution d'un ministre à l'occasion de la création de l'Union internationale du télégraphe en 1865.
37 «L'utilisateur est interrogé à chaque fois, il doit valider une longue phrase qui lui dit : «Attention, vous allez transmettre votre localisation, êtes-vous bien conscient que c'est, que vous faites ça. Et il répond oui ou non. Donc là, on n'est pas en train de tricher et d'essayer de faire passer quelque chose, sans le dire.» (Thérèse) Bien sûr l'utilisateur «doit être informé chaque fois qu'on met en œuvre sa localisation.» (Thérèse) Pour l'interviewée, «la localisation des appels d'urgence, c'est quelques choses qui a une justification extrêmement solide». Entre l'urgence et le temps pour l'utilisateur de valider son accord pour être localisé, n'y a-t-il pas une incompatibilité ? «C'est vrai que la localisation, on a l'espoir que ça corresponde à l'amélioration de conditions d'urgence pour des cas graves et importants, que ça apporter sa pierre, heu, à la progression de l'humanité, on va dire, en toute modestie.» (Thérèse)
38 B. Michel, La carte bancaire : les représentation des techniques et des usages, CRPC, Université Pierre Mendès-France, mars 1999, 316p.
39 Cf. Les chapitres «l'impuissance technicienne à symboliser» et «L'impossibilité d'un imaginaire technicien» in L. Sfez, Technique et politique, Seuil, 2002, p. 133 à 154.
40 L. Sfez, Technique et politique, Seuil, 2002, p. 151 à 154.
41 L. Sfez, Technique et politique, Seuil, 2002, p.272.
42 «Je suis quelqu'un d'assez cynique, pour moi, tout ça, c'est un jeu. Je suis tres détaché de tout ça. La vraie vie est ailleurs, quoi ! « Il précise encore : «Je préfère m'adresser à un humain qu'à une machine.»
43 «En effet, si j'utilise le téléphone pour prendre des nouvelles de ma grand-mère, ou fixer un rendez-vous avec mon garagiste pour l'entretien de ma voiture, l'acte intentionnel que j'accomplis n'est pas de téléphoner, mais bien de prendre des nouvelles de ma grand-mère ou de fixer un rendez-vous. Il y a vingt ans, j'aurais demandé des nouvelles de ma grand-mère en lui écrivant et, si j'étais citoyen américain, il est probable que je lui enverrai aujourd'hui un courrier électronique. Des aujourd'hui, je peux prendre rendez-vous chez mon garagiste via Internet…» B. Blandin, La construction sociale par les objets, P.U.F., 2002, p. 44.
44 Si on veut rester dans le registre de l'utilité, les usages peuvent être analysés comme «des savoirs», composés de savoir-faire construits, certains sont très personnels comme les tours de main, d'autres sont plus routiniers dans la mesure où ils font partie du bagage commun à un groupe donné. Il s'agit alors d'analyser un processus complexe de socialisation, d'apprentissage de connaissances théoriques, de savoir-faire, de comportements, (les savoirs procéduraux du mode d'emploi en font partie mais ne sont qu'une infime partie du processus).
45 Que la figure de l'utilisateur soit un alibi parfait pour les concepteurs, c'est compréhensible, mais que le grand public adopte une position si critique sur l'utilisateur (autiste, belle plante, standardisé, berné et tracé), ça l'est moins. Dans le fond, grand public et concepteurs, n'ont pas des représentations de l'autre si divergentes que cela.
46 La vision des jeunes utilisateurs est encore plus dramatique et plus navrante de nullité, d'enfermement (Tautisme de L. Sfez) et d'inepties de toutes sortes. Notre vision de l'enfant oscille du client-roi au meurtrier des jeux vidéo, de l'enfant abusé par l'adulte (y compris sexuellement) au gamin autiste fasciné par le virtuel faute de rencontrer des adultes cultivés ayant quelque chose à leur apprendre.
47 Au début de notre groupe de réflexion, je croyais qu'il s'agissait d'une vieille question… Qu'est-ce qui justifiait sa réactualisation chez les concepteurs ? Comment s'intéresser aux usages, quand la question de l'utilité hante le discours de conception.
48 À la question, «A quoi ca sert ?» , la seule réponse pragmatique possible, c'est :»Nous allons tous mourir, rien ne sert à rien !» ; et ouvre sur les abîmes du vide…
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Barbara Michel
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – ISA
En 2004, Barbara Michel était membre du Laboratoire de sociologie CSRPC-ROMA (ex EMC2).