La Réserve : Archives I. Krzywkowski, HDR, vol. 1. Du jardin à l'espace littéraire
La Source et le marécage : le jardin dans les récits d’André Gide
Inédit. Première publication dans le dossier d’Habilitation à diriger des recherches (2006).
Texte intégral
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1 Voici, en ordre chronologique, les récits qui sont utilisés dans cette étud...
1Si le jardin est un motif récurrent dans les textes1 du Gide de l’avant-guerre, il se fait rare par la suite, si ce n’est dans Thésée, son dernier récit, que l’on a coutume de considérer comme un bilan. Cette résurgence laisse penser que le thème n’est pas que le fruit d’une mode, mais qu’il faut y voir un motif signifiant de l’imaginaire gidien, dont on peut aussi interroger la fonction dans la narration.
Le jardin, lieu d’apprentissage
2L’impression première est qu’il faut voir dans le jardin, de manière assez traditionnelle, un lieu d’apprentissage : pour les héros de La Tentative amoureuse, de L’Immoraliste, et dans une moindre mesure, d’Isabelle, le jardin apparaît comme l’espace où se révèlent l’amour et surtout la sensualité. Il permet un éveil des sens :
J’entrai avec ravissement dans [l’] ombre. L’air était lumineux. Les cassies, dont les fleurs viennent très tôt avant les feuilles, embaumaient – à moins que ne vînt de partout cette sorte d’odeur légère inconnue qui me semblait entrer en moi par plusieurs sens et m’exaltaient. [...] Je me souviens d’un arbuste, dont l’écorce, de loin, me parut de consistance si bizarre que je dus me lever pour aller la palper. Je la touchai comme on caresse ; j’y trouvais un ravissement. (Im., p. 44-45)
3Il révèle aussi que la nature n’ignore pas la volupté :
… les tiges semblaient lourdes, molles et gonflées d’eau. Cette terre africaine, dont je ne connaissais pas l’attente, [...] à présent s’éveillait de l’hiver, ivre d’eau, éclatant de sèves nouvelles ; elle riait d’un printemps forcené... (Im., p. 54)
4Cette découverte des sens est, plus généralement, celle du corps, qui semble (re)trouver un autre rythme, en harmonie avec la nature et sans contrainte :
Ils se lavaient dans une source claire, qui coulait du jardin, et Luc regardait Rachel se baigner nue sous les feuilles. (T.a., p. 36).
5Ce thème accompagne en permanence la découverte des jardins dans L’Immoraliste. C’est grâce à ceux-ci que Michel reconstitue ses forces et prend soudain conscience qu’il existe physiquement : « Je respirais plus aisément […] ; ma marche en était plus légère. » constate-t-il dans le jardin public de Biskra (Im., p. 45) ; et de même dans les vergers : « J’oubliais ma fatigue et ma gêne. Je marchais dans une sorte d’extase, d’allégresse silencieuse, d’exaltation des sens et de la chair. » (Im., p. 48). C’est là aussi qu’il a la révélation de la beauté des jeunes Arabes et du plaisir du jeu. Sur le mode comique des Caves du Vatican, c’est une découverte analogue que connaît Amédée Fleurissoire dans le jardin du Vomero, lors du repas avec Protos et Bardolotti (C.V., IV, 6). La fiction rejoint ainsi l’expérience de l’auteur, puisque les jardins d’Afrique du Nord évoqués dans Les Nourritures terrestres sont toujours donnés pour un « jardin de délices » (N.t., 139).
6Conforme à une étape de récit initiatique, le jardin apparaît donc, sinon comme le lieu d’une purification, à tout le moins comme celui d’une libération vécue comme le retour vers un état originel, dans la mesure où il permet de rompre avec les contraintes de la civilisation européenne, bourgeoise et protestante.
7Chez Gide pourtant, la volupté n’est pas une fin en soi, elle n’est que l’un des signes de la vraie vie, celle dont l’élan est le principe fondamental. Pour Michel, il s’agit moins d’une renaissance, que d’une naissance à autre chose, où rien de ce qu’il a révéré jusqu’alors n’a plus sa place : « Était-ce enfin ce matin-là que j’allais naître ? », s’écrie-t-il lors d’une de ses premières promenades solitaires au jardin de Biskra (Im., p. 45) ; et en Sicile, il renie les ruines, la science, les études, pour les jardins des Latomies où il découvre « le sentiment du présent » (Im., p. 59).
8La révélation peut ainsi être également d’ordre intellectuel : dans Le Traité du Narcisse, l’Éden est un « Jardin des Idées » (T.N., p. 15) où Adam comprend que son désir n’est pas de rester spectateur et esclave, mais de « crever toute l’harmonie » (T.N., p. 17) pour affirmer sa puissance et se trouver. Et ce n’est pas un hasard si Bernard, dans Les Faux-monnayeurs – roman où les jardins n’occupent pourtant que peu de place –, rencontre l’ange qui l’aidera à se donner une règle de vie dans le jardin du Luxembourg, où, déjà, avait débuté son périple (F.M., I, 1 et III, 13). C’est donc dans les jardins que la plupart des personnages gidiens comprennent leur vraie nature et trouvent leur voie.
9Tous, cependant, ne sont pas sensibles à cette initiation. Ainsi en va-t-il de Robert, dans la deuxième partie de L’École des femmes, qui ne voit dans le jardin que le risque de se salir et qui restera toute sa vie, en effet, fermé à tout élan physique ou spirituel. De même Alissa, dans La Porte étroite, refuse l’appel du jardin en prenant la fuite, lorsqu’elle pressent à Aigues-Vives que la vie du corps peut être naturelle :
[Les arbres] abritent, presque à l’extrémité du parc, une clairière étroite, mystérieuse et se penchent au-dessus d’un gazon doux aux pieds, invitant le chœur des nymphes. Je m’étonne, m’effarouche presque de ce qu’ici mon sentiment de la nature, si profondément chrétien à Fongueusemare, malgré moi devienne un peu mythologique. Pourtant, elle était encore religieuse la sorte de crainte qui de plus en plus m’oppressait. [...] Mon cœur battait très fort ; je suis restée un instant appuyée contre un arbre, puis suis rentrée avant que personne ne fût levé. (P.é., p. 160)
10Le thème de la « chambre secrète » où l’on découvre la volupté est un motif fréquent de la topologie du jardin. Alissa y est sensible (la maladresse et l’ambiguïté de son discours en font foi), mais ne parviendra pas à dépasser la honte et le dégoût que lui inspire tout ce qui relève des sens.
Le jardin entre enfermement et libération
11Le jardin, chez Gide, engendre donc un appel, tant physique qu’intellectuel. Il peut ainsi devenir le séjour auquel on aspire, comme dans La Tentative amoureuse ou El Hadj, lieu de la liberté des corps et de l’éveil à soi-même, lieu, donc, d’un aboutissement.
12Mais il peut également représenter l’endroit loin duquel on part, univers familial et contraignant de la pension Vedel dans Les Faux-monnayeurs ou de La Morinière dans L’Immoraliste, univers bourgeois aussi comme dans L’École des femmes ; c’est lui que fuient, chacun leur tour, les deux adolescents du Retour de l’enfant prodigue : « ...ce jardin abreuvé d’eau courante, mais clos et d’où toujours il désirait s’évader. » (R.E., p. 155). Il n’est dès lors pas étonnant que la plupart des jardins gidiens ouvrent sur un ailleurs : le jardin d’Aigues-Vives sur la garrigue, ceux du Retour de l’enfant prodigue sur le désert, celui d’Isabelle s’achève sans clôture ; si l’on n’en sort pas, comme Alissa, c’est que l’on n’a pas voulu reconnaître l’appel.
13Ce motif de l’ouverture se concrétise de manière très poétique dans la figure des jardins suspendus et des terrasses : c’est là que Thésée est séduit par Ariane, mais il est plus sensible au charme de ces « jardins en extase, suspendus dans l’attente d’on ne savait quoi, sous la lune » (Th., p. 47), qu’à celui de ce jardin « plus touffu » où elle entraîne, pour lui faire sa déclaration, celui qui n’est pas « un homme d’intérieur ». Ces jardins suspendus sont, plus que tout autre, le lieu de l’aspiration au départ, comme en témoignait déjà l’expérience relatée dans Les Nourritures terrestres :
La terrasse monumentale où nous étions […] dominait toute la ville et semblait, au-dessus des feuillages profonds, une nef immense amarrée ; […]. Toute rumeur en montant s’épuisait ; il semblait que ce fussent des vagues et qu’elles déferlassent ici. […]. Sur la terrasse extrême, on n’entendait plus rien que le frémissement des feuillages et l’appel éperdu de la nuit.
Des chênes verts et des lauriers immenses, plantés en régulières avenues, venaient finir au bord du ciel, où la terrasse même finissait ; […] là, je croyais voguer. (N.t., p. 76)
14Première ambiguïté dans le motif gidien du jardin, qui peut donc représenter tour à tour un lieu clos, le lieu des limites, celui de la famille qu’il faut fuir et où l’on attend « venir le soir sans rien faire » (N.t., p. 27) ; ou le lieu d’un élan, d’une évasion ou d’une révélation. Le parc de La Tentative amoureuse me semble assez bien rendre compte de cette richesse et de cette complexité : tout à la fois lieu auquel on aspire et lieu que l’on méconnaît tant que l’amour est assez intense pour faire oublier le réel ; lieu clos dans lequel on ne peut pénétrer que lorsque l’amour est mort et que l’on songe au départ ; lieu merveilleux, duquel pourtant seul l’ennui donne la clé... Gide ne cherche pas à résoudre cette contradiction ; il l’enrichit, au contraire, de deux motifs extrêmement féconds, celui du labyrinthe et celui de l’eau.
15Le thème du labyrinthe est celui de Thésée (rappelons qu’il s’agit d’un labyrinthe de jardins), mais c’est aussi la structure des vergers de Biskra et de Fongueusemare. Le jardin de La Porte étroite, en effet, se compose d’un haut- et d’un bas-jardin, à l’intérieur duquel se trouve un jardin clos, auquel mène un chemin clair et un chemin ombreux dont les buissons permettent sans peine d’écouter les discussions des autres.
16Le motif du labyrinthe est original chez Gide. Comme l’explique Dédale dans Thésée, c’est moins le lieu dans lequel on se perd, que celui duquel on ne veut pas sortir ; et cela moins parce que l’on y découvre la volupté (mais Thésée la découvre ailleurs, grâce aux fleurs-narcotiques), que parce que l’on s’y perd dans son propre labyrinthe intérieur. Pour Michel, le labyrinthe se dénoue de lui-même : le froid, puis les trop grandes chaleurs le font fuir Biskra. Mais s’il en sort, c’est peut-être plutôt parce qu’il est parvenu à vaincre son Minotaure intérieur : il a découvert la vie des sens, dans ces mêmes vergers labyrinthiques. Alissa, en revanche, ne parviendra pas à sortir du labyrinthe : malgré l’expérience d’Aigues-Vives, elle ne dépassera pas le banc de la marnière, sauf pour mourir (notons que, si Fongueusemare ouvre également sur une vallée, il en est séparé par un bois qui constitue en fait une seconde clôture). On comprend mieux, grâce à cette analogie, l’ambiguïté du motif du jardin : lieu de révélation sur soi-même, il ne sera efficient qu’en raison de l’effort de chacun à suivre la libération qu’il suggère, du courage de chacun à dépasser les contraintes intérieures et les tabous qui interdisent la pleine réalisation de soi.
17Ce n’est pas un hasard, par ailleurs, si le motif des jardins suspendus, qui marque une invitation au départ, se rapproche, grâce à la métaphore du navire, de l’autre thème essentiel des jardins gidiens, celui de l’eau. De même que, nous l’avons vu, le jardin suspendu, aérien s’oppose au jardin clos, le jardin aux eaux vives s’oppose à celui des eaux mortes. Les noms des deux jardins de La Porte étroite sont en cela révélateurs : à « Fongueusemare », où Alissa se morfond et meurt d’avoir méconnu son corps en choisissant la voie mystique, répond « Aigues-Vives » où elle recevra la suggestion d’une autre voie, non plus « chrétienne », mais « mythologique », comme elle le pressent (P.é., p. 160). De même dans Paludes, Tityre, celui qui « ne prend rien : c’est d’une vérité psychologique » (P., 22), vit au milieu d’un jardin que son incurie, mais aussi la proximité d’un marécage, ont fait disparaître. De même encore, le prophète El Hadj, qui chantait les noces du prince dans un jardin « au bord des sources cachées », perdra la foi lorsqu’il arrivera « devant cette mer désolée, de boue dissimulée sous le sel » (H., p. 77), au-delà de laquelle, pourtant, il aperçoit des frondaisons. Remarquons que, malgré son nom qui évoque la marnière de Fongueusemare (P.é.), la Morinière est d’abord présentée comme « un jardin coupé d’eaux vives » (Im., p. 77) ; cependant, dans la suite du texte, il ne sera plus question que de la mare, dès lors que Michel aura oublié sa femme pour découvrir les charmes de l’amitié virile, dont l’espace est ici les bois et les champs. Est-ce à dire que le personnage se fourvoie en ignorant un appel ? Ou ces sources, comme le laisse penser leur nom de « La Morinière », ne sont-elles qu’une illusion ?
18À ces jardins morts correspondent les jardins où l’eau jaillit. L’image des sources est essentielle dans l’imaginaire gidien, symbole à la fois du désir et de l’élan, dont on sait que la réunion est pour l’écrivain le seul but à assigner à l’homme :
C’est une route à élire dans un pays de toutes parts inconnu, où chacun fait sa découverte et, remarque-le bien ne la fait que pour soi ; […] Des bocages ombreux nous attirent ; des mirages de sources pas encore taries... Mais plutôt les sources seront où les feront couler nos désirs ; car le pays n’existe qu’à mesure que le forme notre approche... (N.t., p. 20)
19Aigues-Vives, mais aussi les oasis, le jardin de Rachel, le jardin des poèmes d’El Hadj sont tous des jardins où l’eau est vivante et où la nature offre la possibilité d’une découverte. Le jardin-marécage, c’est, au mieux, celui de l’attente inquiète que symbolise la « traversée de marais » dans Les Nourritures terrestres (p. 25), au pire celui de l’erreur, de l’aveuglement, du mensonge à soi-même ; mais le jardin des eaux vives représente la révélation et l’acceptation des sens.
Jardin et structure narrative
20On conçoit alors que le motif du jardin, si richement symbolique, puisse être considéré comme une structure sous-jacente au récit gidien.
21Il dépasse le simple statut de décor dans la mesure où il apparaît comme un « déclencheur » de l’action, comme le lieu où se passent les scènes les plus significatives du récit : point de départ de l’intrigue, comme dans Le Retour de l’enfant prodigue ; ou point ultime où le récit se renverse, comme dans El Hadj, L’Immoraliste ou même La Symphonie pastorale (où l’on ne trouve que deux occurrences, mais essentielles pour le dénouement, puisque c’est dans le jardin que le pasteur interdit à son fils de penser à Gertrude et que c’est dans un jardin que celle-ci se suicide).
22Même s’il n’intervient pas toujours à des moments-clés, le jardin représente toujours un espace important dans la construction des personnages : en tant que lieu de rencontres et d’échanges, il permet la confrontation des protagonistes (scènes d’aveux ou, plus intéressant encore, scènes de voyeurisme, en particulier dans La Porte étroite) ; en tant que lieu de retraite et d’initiation, il influe sur les personnages, un peu selon le principe du roman balzacien, puisque, nous l’avons dit, il représente, dans chaque récit, l’espace où l’individu se révèle enfin à lui-même (Les Faux-monnayeurs, Thésée, Le Traité du Narcisse, etc.). Ainsi, la réaction d’un personnage vis-à-vis du jardin, comme celle d’Alissa, de Robert ou du fils prodigue, peut révéler sa personnalité.
23C’est cette fonction qui explique que le jardin puisse faire office de clôture narrative. Dans Les Faux-monnayeurs, par exemple, il marque le départ et le retour de Bernard : entre les deux, les étapes de l’apprentissage qui lui permettra de se connaître. Cela est plus signifiant encore dans Isabelle, puisque au jardin à l’abandon du début du texte répond le jardin détruit de la fin (thématique curieusement déjà annoncée, en termes analogues, dans Les Nourritures terrestres) ; entre les deux s’étend le temps du rêve d’Isabelle, où le narrateur ne cesse de parcourir le charmant parc de la Quart-Fourche, sous le regard sévère du jardinier Gratien, le seul pour lequel le temps ne s’est pas arrêté, le seul à connaître toute la vérité. Au récit principal, dont plusieurs protagonistes sont morts ou disparus, correspond donc une autre temporalité, celle du jardin en ruines, celle qui signe, pour le narrateur, la fin du rêve d’amour.
24Il est donc manifeste que le jardin contribue parfois à construire la structure du texte. Dans El Hadj, il représente en fait le but du voyage : point ultime du chemin suivi, avant le retour, et le retournement, il est l’acmé du récit. Dans La Tentative amoureuse, l’histoire d’amour est certes rythmée par le défilement des saisons, mais chaque époque correspond également, essentiellement, aux étapes de la découverte du parc.
25La Porte étroite offre de ce point de vue la structure la plus intéressante : lieu de la plupart des conversations, le jardin est surtout, dans la première moitié du livre, l’espace de Juliette ; les rencontres importantes avec Alissa se passent dans sa chambre. L’action se déplace après le départ de la cadette, puisque Alissa prend possession du jardin, mais pour s’enfermer entre les murs du domaine de Fongueusemare. Si ce glissement révèle que le texte se construit sur une opposition entre intérieur et extérieur, il utilise un trait paradoxal du jardin, qui n’est en fait qu’une illusion d’extérieur. Cette tension est la représentation métaphorique de l’attitude d’Alissa, qui rejette le réel et ne veut, ni ne peut assumer l’espace du dehors (elle n’accèdera à l’extérieur que pour le rejeter et se réfugier dans une chambre d’hôpital), et souligne l’impossibilité pour Jérôme de jamais la rejoindre, puisque lui-même n’existe que dans un va-et-vient entre le jardin et le monde.
26Enfin, preuve du rapport étroit que le jardin entretient avec l’écriture, il est parfois présenté comme la source de son inspiration. Le jardin du Luxembourg est ainsi le sujet de Paludes (P., p. 39) et les bassins du jardin des plantes en sont la métaphore, comme le souligne le narrateur : « C’est même un peu cela [la contemplation du bassin dans le jardin] qui m’a donné l’idée d’écrire Paludes ; le sentiment d’une inutile contemplation » (P., p. 44). C’est aussi le sujet du poème idéal que rêve Lucien Bercail, qui voudrait décrire tout ce qui se passe dans un jardin pour « raconter l’histoire, non point d’un personnage, mais d’un endroit ». Projet de renouvellement de la littérature (que le Nouveau Roman prolongera), mais aussi métaphore essentielle, point de départ et point d’aboutissement, puisqu’il devrait s’agir de « quelque chose qui donnerait l’impression de la fin de tout, de la mort... mais sans parler de la mort, naturellement. » (F.M., p. 15-16). Certes, il s’agit, dans ces deux cas, d’un projet avorté. L’ironie, manifeste dans Paludes, tient peut-être à la lecture univoque (et très « fin-de-siècle ») que proposent les deux personnages. Il n’en est pas moins la preuve que le jardin constitue aussi la métaphore du projet même de l’écriture.
27Cet espace ambigu représente donc bien dans l’œuvre de Gide beaucoup plus qu’un décor. Espace qui à la fois initie et motive l’action, il devient le mode d’expression privilégié d’un projet de vie, qui est aussi un projet artistique. L’imaginaire gidien repose sur l’opposition de l’extérieur et de l’intérieur, c’est-à-dire du mouvement et de l’immobilité, disons plutôt du jaillissement et de l’enlisement, contre le risque duquel seul l’élan est une réponse. Le jardin, qui peut engendrer cet élan, propose cependant deux aspects contradictoires qui s’expliquent sans doute par le motif de la clôture : il y a ceux qui sauront la franchir, et ceux qui n’y parviendront pas ; mais il est plus facile de se sauver dans un jardin aux eaux vives, car elles donnent l’exemple.
Notes
1 Voici, en ordre chronologique, les récits qui sont utilisés dans cette étude. Le cas échéant, les pages de l’édition de référence seront indiquées entre parenthèses, après mention du titre abrégé.
Le Traité du Narcisse [T.N.], Paris, Librairie de l’Art indépendant, 1891, cité dans Le Retour de l’enfant prodigue, précédé de cinq autres traités [1912], Paris, Gallimard, coll. « Folio », s.d. [1978].
La Tentative amoureuse [T.a.], Paris, Librairie de l’Art indépendant, 1893, cité dans Le Retour de l’enfant prodigue, op. cit.
Paludes [P.], Paris, Librairie de l’Art indépendant, 1895, Paris, Gallimard, coll. « Folio », s.d. [1973]
Les Nourritures terrestres [N.t.], Paris, Société du Mercure de France, 1897, Paris, Gallimard, coll ; « Folio », s.d. [1979]
El Hadj [H.], [1897], repris dans Philoctète, Paris, Mercure de France, 1899, cité dans Le Retour de l’enfant prodigue, op. cit.
L’Immoraliste [Im.], Paris, Société du Mercure de France, 1902, Paris, Gallimard, coll. « Folio », s.d. [1973]
Le Retour de l’enfant prodigue [R.E.], Paris, tirage à part de Vers et prose, 1907, cité dans Le Retour de l’enfant prodigue, op. cit.
La Porte étroite [P.é.], Paris, Société du Mercure de France, 1909, Paris, Mercure de France, coll. « Folio », s.d. [1972]
Isabelle [Is.], Paris, Éditions de la Nouvelle Revue Française, 1911, Paris, Gallimard, coll. « Folio », s.d. [1978]
Les Caves du Vatican [C.V.], Paris, Éditions de la Nouvelle Revue française, 1914, Paris, Gallimard, coll. « Le Livre de poche », s.d. [1970]
La Symphonie pastorale [S.p.], Paris, Éditions de la Nouvelle Revue Française, 1919, Paris, Gallimard, coll. « Folio », s.d. [1972]
Les Faux-monnayeurs [F.M.], Paris, Éditions de la Nouvelle Revue Française, 1925, Paris, Gallimard, coll. « Folio », s.d. [1972]
L’École des femmes [E.F.], Paris, Éditions de la Nouvelle Revue Française, 1929, Paris, Gallimard, 1944
Thésée [T.], New York, Pantheon book, 1946, Paris, Gallimard, coll. « Folio », s.d. [1981]
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Isabelle Krzywkowski
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – ISA