La Réserve : Archives I. Krzywkowski, HDR, vol. 1. Du jardin à l'espace littéraire
Espace
Initialement paru dans : Dictionnaire international des termes littéraires (D.I.T.L.), mis en ligne en 1998
Texte intégral
« Car, quoi que l’homme fasse, il le fait pour anéantir le temps, pour le supprimer, et cette suppression s’appelle l’espace. » Hermann Broch, Les Somnambules (Die Schlafwandler, III)
1L’espace serait, avec le temps, le cadre fondamental de l’expérience : c’est peut-être pour cette raison qu’il offre une méthode opérante d’apprentissage et de mémorisation, comme on le voit, par exemple, à la Renaissance, avec la pratique des « théâtres de mémoire » (Frances Yates, The Art of Memory, 1966) ; parallèlement, les récents travaux de la psychologie cognitive réintroduisent l’idée d’une perception en partie innée de l’espace chez l’enfant.
2Son analyse est pourtant complexe, en raison de l’ambiguïté de la notion, qui repose sur deux tensions principales. D’une part, l’appréhension de l’espace est peut-être indissociable de l’élément temporel, ce dont témoigne, entre autres, l’équivoque sémantique du terme à l’origine (du latin spatium, arène, étendue dans le temps ou l’espace, distance ; le terme est d’abord attesté en ancien français dans un sens temporel qui perdurera jusqu’au xvie siècle ; la valeur topographique n’apparaîtra qu’au xive siècle). De fait, la psychologie cognitive montre combien l’apprentissage de l’espace chez l’enfant est lié à l’expérience du mouvement et du temps (Eugène Minkowski, Le Temps vécu, 1933). Cependant, l’élaboration de la maîtrise de l’espace, si elle n’est pas première, s’accomplit plus rapidement que celle du temps : il faut 18 mois à l’enfant pour construire un espace général et indépendant de lui, alors que la pleine maîtrise du temps (du passé et du futur) est plus tardive, puisqu’elle nécessite le langage (Jean Piaget, La Construction du réel chez l’enfant, 1937). Certains linguistes suggèrent par ailleurs que l’expression du temps s’appuie sur de l’espace, comme le prouve en particulier la catégorie de la personne, support spatial nécessaire à l’évocation par le verbe de tout événement (Émile Benvéniste, Problèmes de Linguistique générale, 1964 ; Gérard Moignet, Le Pronom personnel français, 1965).
Constitution du concept d’espace
3Il est d’autre part nécessaire de distinguer la genèse de la notion selon les psychologues, de l’espace des physiciens (celui des phénomènes) et de l’espace abstrait des mathématiciens.
4Le concept d’espace se construit lentement, et ne semble pas présent aux origines : l’étude d’Abel Juret (Les Idées et les mots, 1960) suggère que l’espace n’est pas une catégorie première de la langue et que la notion de « cosmos » se constitue dans la catégorie qu’il nomme « unité-ensemble », c’est-à-dire dans le rapport « l’un-l’autre », alors que l’idée de mouvement se construit dans la catégorie « être-agir ». La langue, qui oppose en effet toujours (mais sur des modes divers) la notion de localisation à celle de déplacement, montre, de plus, que l’appréhension de l’espace est liée aux données de l’énonciation, donc au « point de vue », plutôt qu’à une conception abstraite (le système déïctique, par exemple, est fondé sur le rapport du « moi-ici-maintenant » au « près » et au « loin »).
5De la même manière, lorsque la pensée mythique cherche à expliquer la généalogie du monde, c’est peut-être moins le temps, que le corps qui constitue son système de référence premier : c’est dire que l’espace relèverait d’abord de la perception. Ernst Cassirer considère cependant que l’intuition mythique de l’espace, où s’opposent un espace profane, sensible, et un espace sacré, clos et protégé, dans la mesure où il fonctionne comme un schème, se rapproche déjà de l’espace abstrait (Philosophie der symbolischen Formen, 1953 ; 1972, pour la traduction française).
6Les Grecs, bien qu’ils n’aient pas eu de terme pour l’espace, vont d’une pensée de la chronologie (celle, entre autres, des Babyloniens, auxquels ils empruntent une astronomie purement arithmétique) à une pensée plus statique, où la cosmologie devient géométrique ; les Éliates finalisent ce mouvement vers la structure : le monde est fini, le cosmos est un ordre, l’espace est donc rationnel (Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, La Grèce ancienne, t. 2, 1991). Ce sont les Présocratiques qui, avec l’invention de la géométrie rationnelle (Thalès de Millet, qui mène à Euclide), vont fonder l’approche mathématique de l’espace, et donc l’appréhension d’un espace abstrait. La problématique de l’espace est ainsi fondée, soit sur l’intuition, soit sur l’axiomatisation. Par la suite, la science occidentale a hésité entre ces deux pôles (une conception idéale et géométrique de l’espace ou l’idée d’un espace physique et réel) ; mais, jusqu’au XVIIe siècle, l’espace reste conçu comme fini, clos et sans vide (Alexandre Koyre, Du monde clos à l’univers infini, 1962).
7La révolution newtonienne a harmonisé ces deux notions. L’espace euclidien, déjà, qui se définit comme continu, infini, isomorphe et homogène, s’oppose à l’expérience sensible limitée par les facultés de perception ; Newton, à son tour, pose que l’espace et le temps sont indépendants de leur contenu, nécessaires et infinis, contredisant ainsi l’approche cartésienne, où l’espace est relatif.
8La controverse culmine entre Clarke, disciple de Newton, qui défend l’idée d’un espace absolu, indépendant des autres objets, et Leibniz, selon lequel notre idée de l’espace repose sur des lois qui relient les choses (espace relatif et objectif qu’on trouve défini, par exemple, dans les Nouveaux essais sur l’entendement humain). Kant clôt pour un temps le débat, puisqu’il pose l’espace comme absolu et subjectif, précédant l’expérience empirique qui en dépend (« der Raum ist kein empirischer Begriff » : l’espace n’est pas une notion empirique), et comme une des conditions de la connaissance théorique (Kritik der reinen Vernunft) : c’est l’homme qui pense et fournit l’espace, forme a priori de la sensibilité et condition de possibilité de l’expérience des phénomènes.
9Cet idéalisme est fragilisé par l’évolution des mathématiques au xixe siècle. L’espace est une construction scientifique, comme le prouvent, à la fin du xixe siècle, les systèmes géométriques non euclidiens qui font abstraction du monde sensible (discutés par Henri Poincaré dans La Science et l’hypothèse, 1902). L’espace-temps, ainsi nommé parce que la possibilité de déterminer la position d’un phénomène suppose, selon la théorie de la relativité, la connaissance d’une quatrième dimension (celle du temps), n’est lui-même qu’un cas particulier des « hyperespaces », c’est-à-dire des espaces mathématiques « fictifs » à plus de trois dimensions : l’espace de Hilbert, celui de la mécanique quantique ont une infinité de dimensions ; la physique du « chaos » montre, par ailleurs, la possibilité de créer des structures spatiales par le désordre. Pour le xxe siècle, l’espace n’est pas infini et ne constitue pas un ensemble d’objets indépendant du temps : c’est pourquoi il est relatif.
Espace et littérature
10Dans quels termes la question se pose-t-elle dans le domaine de la littérature, et dans quelle mesure celle-ci reflète-t-elle cette évolution de la pensée ? L’approche littéraire, qui renvoie à la notion de représentation, comme à celle, plus linguistique, de spatialisation, invite à s’interroger à la fois sur le rapport que la littérature entretient à la connaissance extralinguistique que nous avons de l’espace, et sur la manière dont les écrivains établissent celui-ci dans la fiction.
11L’étude du premier point est encore à l’état d’ébauche : s’il est légitime de penser que le changement de la représentation de l’espace, qui transforme l’idée que l’homme se fait de lui-même et de son rapport à l’univers (le passage à l’héliocentrisme, par exemple), a nécessairement des conséquences artistiques, la réception que la littérature a de ces enjeux philosophiques ou scientifiques est essentiellement analysée, pour l’instant, du point de vue de l’histoire des idées (Fernand Hallyn, La Structure poétique du monde, 1987 ; Paul Zumthor, La Mesure du monde, 1993).
12Le second problème, a, quant à lui, été un temps exclu de la critique littéraire : Lessing, cherchant dans le Laocoon à définir la spécificité des expressions artistiques, oppose en effet la peinture, qui se fonde sur l’espace, à la littérature, qui, puisque le langage est linéaire, ne peut qu’évoquer des actions dans le temps. Le débat ne sera véritablement rouvert qu’au xxe siècle : Joseph Frank pose l’hypothèse que « la littérature contemporaine [...] évolue dans le sens de la forme spatiale » et Gérard Genette, qui constate encore qu’« il peut sembler paradoxal de parler d’espace à propos de la littérature : apparemment en effet, le mode d’existence d’une œuvre littéraire est essentiellement temporel », commence pourtant à envisager une spatialité « spécifique à la littérature ».
13S’il est difficile d’inférer de ce constat que l’espace est (ou devient) un constituant plus fondamental de la fiction que le temps, même dans l’univers romanesque, on peut du moins rappeler que son « investigation » (le terme est de Georges Pérec) a fait l’objet de plusieurs projets littéraires ces quarante dernières années. Il faut également rappeler les tentatives qui, depuis la fin du xixe siècle en Europe, incluent le caractère spatial à la conception de l’œuvre écrite : de Un coup de dés jamais n’abolira le hasard de Mallarmé (1897 / 1914) à la poésie minimaliste, en passant par les Mots en liberté futuristes ou les Calligrammes d’Apollinaire, ces créations, pour certaines inspirées par l’art de la calligraphie, cherchent, en brisant le caractère linéaire du signe, à rattacher l’écriture au signe, et la page à un espace.
Analyse de l’espace fictionnel
14Pour être devenu un lieu commun de la critique récente, l’application de la métaphore spatiale à l’œuvre littéraire (concept de l’« œuvre-cathédrale », analyse de la structure d’un récit comme labyrinthe, etc.) ne doit pas masquer que l’élaboration d’une analyse de l’espace dans la fiction n’a, quant à elle (et contrairement aux notions de temps ou de personnage), pas encore été explorée de manière systématique. Elle a surtout été abordée d’un point de vue « externe », qui visait soit à étudier, thématiquement, des espaces ou des notions spatiales spécifiques (l’exotisme, le désert, etc.) ; soit à considérer le texte (on parlera par exemple de « clôture narrative »), et même le livre (Gérard Genette étudie ainsi le « péritexte »), comme un espace.
15Il semble cependant que les travaux récents sur « l’espace fictionnel » commencent à se pencher plus particulièrement sur la constitution et le fonctionnement de l’espace dans la fiction, en se préoccupant d’établir une « typologie des mondes qui représente la gamme des pratiques fictionnelles » (Thomas Pavel).
16La question de savoir comment la littérature bâtit ses espaces ne va en effet pas de soi. Si le support premier pour l’établir est la description, qui assure, entre autres, la constitution d’un décor (Philippe Hamon), la présence de l’espace est souvent plus diffuse, cadre quasi implicite, pas décrit en lui-même, ni pour lui-même, mais nécessaire au déroulement de l’action, reposant sur des éléments d’ordre presque exclusivement lexicaux (adverbes de lieu, verbes de mouvement, etc.), dont il est malaisé de rendre compte en dehors d’une approche proprement linguistique.
17À cette analyse des modes de représentation de l’espace fictionnel doit venir s’ajouter celle de son rôle dans la fiction. Si l’élaboration de l’espace repose souvent sur la composition d’une topographie (code descriptif), celui-ci a pour fonction de fournir moins un cadre réaliste à l’action, qu’un cadre de représentation, si peu vraisemblable qu’il soit ; il peut même être le vecteur le plus élémentaire pour donner naissance à un univers proprement imaginaire (c’est un des procédés de la science-fiction).
18Mais la présence de l’espace peut avoir une valeur plus structurelle : le choix d’un cadre particulier pour une scène n’est, bien entendu, pas indifférent et contribue efficacement à installer une ambiance ou à fournir un élément de compréhension. La construction spatiale peut ainsi avoir une fonction herméneutique, puisqu’elle permet, par exemple, de mettre en scène le caractère d’un personnage (Balzac) ou les forces qui s’opposent dans le texte (Zola). C’est ce caractère dynamique qui explique la possibilité qu’a l’espace de jouer un rôle actif dans la fiction : on parlera, par exemple, de « lieu personnage ».
19Du reste, les caractéristiques propres d’un espace, ou le passage d’un espace à un autre, influent parfois sur la composition de l’œuvre : ceci se manifeste, par exemple, dans les textes qui se fondent sur une progression itinérante (épopées, romans chevaleresques ou picaresques, contes, romans de formation, mais aussi romans policiers et romans d’aventures en général). Le parcours, l’arrêt dans certains lieux qui sont souvent autant d’étapes dans l’initiation ou encore la représentation éclatée d’un espace dont on évoque différents lieux de manière simultanée (Ulysses de James Joyce ou Manhattan Transfer de John Dos Passos) prouvent que l’espace est susceptible de fonder la structure même du texte.
Valeur symbolique de l’espace fictionnel
20L’espace dans la fiction ne répond donc pas qu’à une nécessité fonctionnelle, mais participe également au sens des œuvres. Chaque espace fictionnel peut se concevoir comme un topos, c’est-à-dire qu’il relève d’une tradition dont certains éléments sont récurrents (il est ainsi possible de l’envisager selon un axe diachronique, ce qui permet d’analyser les choix et les distorsions de chaque époque). L’approche de l’espace reflète en outre les principes esthétiques d’une période donnée (rapport à la nature, au paysage, etc.), comme l’évolution des approches scientifiques et philosophiques. Il peut dès lors être considéré en termes de « paysage imaginaire », dans la mesure où il constitue la mise en scène de l’imaginaire d’un auteur ou d’une époque (les souterrains du roman gothique, la ville dans le roman du XIXe ou du XXe siècle sont, par exemple, autant de lieux emblématiques). Ceci explique que la description ne soit pas indispensable pour « installer » un espace, puisqu’une simple mention suffit au lecteur, non seulement pour se le représenter à partir de sa propre expérience, mais pour en concevoir le caractère symbolique. On peut, de ce fait, estimer que l’espace de la fiction est « modélisé » et paradigmatique, et qu’il doit être possible d’en élaborer une typologie.
21D’une manière générale, il paraît nécessaire, pour proposer une analyse pertinente d’un espace fictionnel, de le considérer non seulement en lui-même, du point de vue de sa composition, de ses caractères récurrents, de son fonctionnement intrinsèque ; mais aussi dans son rapport au texte (images qui lui sont associées, scènes qui y prennent place, combinaison de différents espaces, place dans le texte, etc.). En d’autres termes, il faut le considérer comme espace (c’est-à-dire soumis à des règles de composition qui contraignent le sens qu’on lui attribue et se répercutent sur la structure des œuvres), comme cadre (c’est-à-dire en fonction des rapports qui se tissent entre un décor et une action), et comme « lieu » (c’est-à-dire dans son rapport à des espaces concurrents).
22L’analyse de l’espace de la fiction suppose donc une triple approche : l’étude des moyens de la représentation, c’est-à-dire des procédés rhétoriques et stylistiques mis en œuvre pour le mettre en scène ; le bilan des moments d’intervention de ce motif dans les œuvres, et donc de sa fonction dans le texte, comme de son rapport à la structure de ces œuvres ; enfin une interrogation sur le sens du motif, en général ou à un moment donné.
Bibliographie
Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, Paris, P.U.F., 1957
Denis Bertrand, L’Espace et le sens, Paris, Hadès-Benjamins, 1985
Michel Collot et Jean-Claude Mathieu (éd.), Espace et poésie, Paris, Presse de l’École normale supérieure, 1987
Joseph Frank, The Widening Gyre, Crisis and Mastery in Modern Literature, New Brunswick, N.J., Rutgers University Press, 1963 (Les pages 3-62, qui nous intéressent, ont été pré publiées dans la Sewanet Review en 1945 et partiellement traduites dans Poétique, 10, 1972, p. 244-266)
Gérard Genette, « La littérature et l’espace », Figures 2 Paris, Éd. du Seuil, 1969
Id., Seuils, Paris, Éd. du Seuil, 1987
Philippe Hamon, Introduction à l’analyse du descriptif, Paris, Hachette, 1981
Gotthold Ephraim Lessing, Laokoon, oder über die Grenzen der Malerei und Poesie (1766) ; Paris, Hermann, 1991 pour la traduction française
Thomas Pavel, Fictionnal Worlds, Cambride, Mass., Harvard University Press, 1986 ; Paris, Éd. du Seuil, 1988 pour la traduction française
Jeffrey Smitten et Ann Daghistany (éd.), Spatial Form in Narrative, London, Cornell University Press, 1981
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Isabelle Krzywkowski
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – ISA