La Réserve : Archives I. Krzywkowski, HDR, vol. 1. Du jardin à l'espace littéraire
Camille Lemonnier : du « Jardin de la mort » au rêve de l’âge d’or
Initialement paru dans : Naturalismes, Georges Dottin (dir.), Nord’, revue de critique et de création littéraires du nord / pas-de-calais, n° 30, décembre 1997, p. 17-28
Texte intégral
Les apparences autour de moi prirent un aspect surnaturel et hostile, comme si j’étais entré dans le Jardin de la Mort [...]. Oui, tel était bien le sens intime et l’analogie de ces affligeantes perspectives. (« Le Jardin de la mort »)
Nous sentîmes ainsi que la Joie était la prédestination du monde et que les hommes ne la connaîtraient dans sa plénitude qu’en vivant d’une vie personnelle et libre au sein de la nature. (« Éden »)
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1 Léon Cladel, Héros et Pantins, Paris, Dentu, 1885 ; Rachilde, La Sanglante ...
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2 C’est déjà, d’après Albert Mockel, ce qu’une partie du public lui reprochai...
1Apprécié par Maupassant autant que par Huÿsmans, fêté par l’avant-garde de la « Jeune Belgique », encensé par Maurice Le Blond et l’ensemble des « Naturistes », Camille Lemonnier écrit sur Courbet, Rops et Constantin Meunier, et préface Cladel, Rachilde et Saint-Georges de Bouhélier1... C’est assez dire que, à cent ans de distance, l’écrivain a de quoi nous déconcerter... Reconnu par tous ceux qui nous sont trop souvent aujourd’hui présentés comme inconciliables, produisant des œuvres qui nous semblent aussi incompatibles que Un Coin de Village (1879), L’Hystérique (1885) et Adam et Ève (1899), faut-il se contenter de voir en lui le reflet indécis des mouvances d’une époque ? Gageons que cette apparente versatilité2, qui le fait passer du naturalisme à la décadence, puis au naturisme (et qu’on perçoit dans les épigraphes choisies ici), n’est pas peu responsable du long « tunnel » éditorial et critique par lequel vient de passer – et se trouve encore – celui qui, de son temps, fut pourtant considéré comme le chef de file de la toute jeune littérature belge, celui même qui, au dire de ses contemporains, l’a rendu possible, lui offrant à la fois ses revues et ses premières lettres de noblesse...
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3 Voir entre autres Léon Bazalgette, « Le Retour à la nature. À propos des œu...
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4 L’Île vierge (Paris, Dentu, s.d. [peut-être 1894, mais généralement indiqué...
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5 Maurice Le Blond, Essai sur le naturisme, Paris, Mercure de France, 1896, p...
2Les critiques distinguent généralement trois phases dans l’œuvre de Lemonnier3 : une première période, très marquée par le naturalisme, est celle des récits campagnards, dont Un Mâle (1881) serait le point d’orgue ; puis une série d’études psychologiques, que certains ont qualifiées de « symbolistes », dont L’Homme en amour (1897) marquerait le tournant ; enfin, des récits d’inspiration naturiste, dont la « trilogie »4 de L’Île vierge (1897), Adam et Ève (1899) et Au cœur frais de la forêt (1900) serait emblématique. Cette tripartition présente l’inconvénient de gommer les éléments de continuité qui permettraient justement de comprendre l’évolution de l’œuvre, tout en passant sous silence les traits qui relèvent de l’esthétique décadente. Or l’œuvre de Lemonnier, qui s’étend sur un demi-siècle, peut être considérée comme un témoin privilégié du passage d’un esprit « fin-de-siècle » à une « renaissance païenne »5 ou, pour présenter les choses schématiquement, de l’influence de Schopenhauer à celle de Nietzsche.
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6 Voir, outre l’essai cité de Maurice Le Blond, Saint-Georges de Bouhélier, L...
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7 Joris-Karl Huÿsmans, À Rebours, Paris, Charpentier, 1884, ch. 2.
3L’utilisation que Lemonnier fait de la nature nous a paru significative, tant de son œuvre, que de l’évolution de son époque. La question du rapport à la nature est en effet un enjeu essentiel de la fin du xixe siècle, qui assiste, avec l’industrialisation, à la plus rapide et la plus radicale métamorphose du paysage que l’homme ait jamais impulsée. Question capitale également, parce qu’elle se situe au cœur des débats esthétiques de l’époque, depuis le combat pour la peinture de « plein air », que Lemonnier a toujours défendue, jusqu’aux élans naturistes qui prônent le retour à la nature6, entre et contre lesquels s’inscrit le rejet fin-de-siècle d’une nature qui « a fait son temps »7. Question centrale, enfin, car derrière le problème du rapport à la nature se joue celui du rapport aux instincts, qui intéresse autant les Naturalistes que ceux qui vilipendent une société où le corps est considéré comme un objet honteux.
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8 L’œuvre de Lemonnier s’inscrit d’emblée sous le signe de la nature et du pa...
4Camille Lemonnier n’est pas un romancier de la ville : qu’elle serve de cadre implicite à ses romans « psychologiques » ou qu’elle soit présentée comme un lieu de débauche où s’abîme l’héroïne de Happe-Chair, elle ne fait presque jamais l’objet de descriptions. L’œuvre accorde en revanche une place privilégiée aux paysages naturels8, campagne et forêt en particulier, ainsi qu’au jardin. Leur étude nous permettra de comprendre comment s’élabore, derrière l’apparente multiplicité des écrits, une critique de la société qui, par le détour de la décadence, prend la forme d’un rêve de l’âge d’or et transforme le roman naturaliste en récit mythique.
Nature contre civilisation
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9 « Éden », La Petite Femme de la mer, Paris, Mercure de France, 1898, p. 82.
5L’œuvre entière de Lemonnier, même si cela s’affirme plus nettement après 1897, est une entreprise de dénonciation des « inflexibles lois sociales » dans lesquelles l’homme, « créature esclave », n’existe « qu’à l’état de mécanisme actionné par un moteur étranger »9. Il s’en prend surtout aux frustrations engendrées par une morale et une religion hypocrites, que L’Homme en amour dénonce avec une terrible âcreté :
10 L’Homme en amour, Paris, Ollendorff, 1897, Paris, Séguier, 1993, p. 82.
L’Église, en réprouvant l’être physique et exaltant l’unique vertu spirituelle, frappa surtout les dieux vieillis, symboles autrefois augustes tombés aux adulies grossières, aux méprisables rituels de l’assouvissement orgiaque. La Nature, en ses élans spontanés, en ses effusions touchantes, devint alors le péché des races que tâchait à réfréner l’interdit jeté sur la nudité de l’hymen adamique.10
6En 1902 encore, le roman rêvé, celui qu’écrit Wildman dans Les Deux Consciences, brosse la déchéance d’une société soumise à une religion austère et appelle de ses vœux une renaissance placée sous le signe de Pan. La reconquête de la nature apparaît donc comme une entreprise salvatrice, étape nécessaire pour se libérer des contraintes avilissantes et appauvrissantes d’une société dont il dénonce la médiocrité étouffante et malsaine.
7Beaucoup font donc, comme le héros de L’Homme en amour, le rêve d’« une fraîche églogue » qui les ramènerait « près de la nature comme les pâtres, le bûcheron et le pêcheur au bord des eaux, le taureau dans le clos, les espèces qui randonnent au clair de lune »11 : la campagne, la forêt et le jardin représentent l’antithèse de la société et le lieu où se réfugient ceux qui ont le courage de fuir « la grande turpitude sociale qui avilissait les plus sages »12.
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13 Le Mort, Bruxelles, Kistemæckers, 1882 : le récit glisse progressivement d...
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14 Dédicace de Ceux de la glèbe, Paris, Savine, 1889.
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15 Cette thématique, qu’on trouve évoquée à plusieurs reprises, est le sujet ...
8Entre ces trois espaces, des nuances cependant s’imposent, qui permettent d’ailleurs de préciser l’orientation de l’œuvre. La campagne perd très vite son caractère idyllique : avec Le Mort, elle devient le cadre de conflits sordides et d’une humanité bestiale, un décor délabré, marqué par tous les signes de la décomposition13 ; dans ces « mornes édens »14, c’est surtout avec la terre que l’homme lutte, une terre âpre et ingrate, qui refuse d’être cultivée et dévore sans rien offrir les engrais, les défécations, les hommes mêmes15.
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16 Un Mâle, Bruxelles, Kistemæckers, 1881. Sur cette opposition, voir la post...
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17 L’Île vierge, op. cit., p. 28 et « Éden », op. cit., p. 82.
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18 Un Mâle, op. cit., p. 67.
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19 L’Homme en amour, op. cit., p. 195.
9C’est que, dès Un Mâle (1881), se profile clairement l’opposition, qui deviendra le motif prégnant de la deuxième moitié de l’œuvre, entre la nature cultivée, socialisée, qui soumet l’homme au travail, aux heures, aux autres, et la forêt où il est libre de toutes contraintes16. La campagne, trop marquée par la civilisation, ne protège pas de la dégradation dont elle porte elle même les stigmates. La forêt, au contraire, justement parce qu’elle est un espace asocial, sans limite, sauvage et même primitif, offre une alternative à tous ceux qui, comme Barba, ont « rompu le lien social » et décident « de retourner à la vie de la nature, ayant compris qu’elle seule est la source de ce qu’il y a de bon et de vrai dans l’homme »17 : marginaux, comme les braconniers, personnages fétiches de Lemonnier, au même titre que les bûcherons qui ont la « haine de tout ce qui n’était pas la forêt »18, mais aussi individus que la société a déçus ou méprisés, et tous ceux qui, comme le grand-père du héros de L’Homme en amour, « benoît géant des âges heureux de la terre » qui « ne dépassa pas la forêt »19 ou comme l’héroïne de Le Droit au bonheur, éprouvent le besoin d’affirmer leur indépendance face à la morale sociale.
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20 « La Funèbre Idole », La Vie secrète, Paris, Ollendorff, 1898, p. 293.
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21 L’Homme en amour, op. cit., p. 38.
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22 « Éden », op. cit., p. 81 ; « Le Jardin de la mort », La Vie secrète, op. ...
10Le jardin, dans ce système, tient une place ambiguë : a priori, il relève, plus encore que la campagne, de la civilisation, et devrait comme tel être dénigré ; c’est ce qui apparaît dans « La Funèbre Idole », où Lemonnier dénonce la « laideur volontaire du paysage » et « la solennité consternante de ses géométries »20. Mais le jardin partage avec la forêt la qualité de refuge, comme on le voit dans Le Sang et les roses (1901) et Comme va le ruisseau (1903). Surtout, il n’est pas de jardin qui ne renvoie à l’Éden, et cela seul suffit à justifier l’intérêt que lui porte un écrivain obsédé par la pensée des origines et par la volonté de jeter à bas la tradition chrétienne. Son caractère mythique, mais aussi ses qualités esthétiques (alors que « tout n’est-il pas à refaire dans une société qui a exclu l’hommage à la Beauté »21 ?), sa clôture qui le met à l’écart de la société et l’ouvre à la sensualité placent donc le jardin, dans un premier temps du moins, du côté de la forêt, à laquelle, paradoxalement, il ressemble souvent : le jardin d’« Éden » est pareil « à une silve sauvage » et le « Jardin de la mort » est une « hirsute silve » entrecoupée de clairières22.
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23 « Éden », op. cit., p. 81.
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24 Parfois même sur un mode comique, comme le jardin suisse de Mahu dans Mada...
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25 Au cœur frais de la forêt, op. cit., p. 121.
11Cette prédilection, parmi les espaces naturels, pour le jardin et la forêt s’explique aussi par la nécessité de marquer spatialement l’écart, ce que la campagne ne saurait proposer : à la clôture du jardin, où l’on goûte « l’illusion d’être séparés du reste du monde »23 répond le « cœur » de la forêt. L’espace le plus caractéristique est en ce sens cette Île vierge où Barba a trouvé refuge, avec ses champs, ses forêts, ses enclos, ses prairies, un monde en réduction qui permet l’autosuffisance. À ce caractère microcosmique, commun à l’île et au jardin24, répond l’espace infini et informe de la forêt, dont la géographie, purement subjective, intériorisée, se constituent à mesure que ceux qui y habitent la parcourent, et où l’on croit « découvrir le monde »25.
L’apprentissage de l’oubli
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26 L’Homme en amour op. cit., p. 157 ; Adam et Ève, op. cit., p. 3 et 18. Le ...
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27 Le Sang et les roses, Paris, Ollendorff, 1901, p. 94.
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28 Adam et Ève, op. cit., p. 324.
12Ces espaces coupés du monde civilisé obligent les personnages à l’apprentissage d’une nouvelle vie. Mais ces textes qui décrivent la reconquête de la nature échappent à tout esprit de « robinsonnades » : il s’agit au contraire de perdre les « idées de vieil homme civilisé » pour devenir « un homme sauvage », « un homme vierge »26, en un désapprentissage radical où la ville devient la référence à oublier. Le langage même, inadapté à ce « rêve élémentaire d’images et de couleurs »27, est à réinventer : les héros d’Au cœur frais de la forêt ou de Adam et Ève se créent « un langage qu’entendaient les oiseaux », réduit aux « signes nécessaires »28, susceptible d’exprimer ce que la ville n’a pu leur apprendre et qu’ils ne parviennent pas, d’abord, à même formuler.
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29 « Éden », op. cit., p. 79.
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30 Au cœur frais de la forêt, op. cit., p. 138 ; « Psychologie d’Hiver », Dam...
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31 C’est un thème récurrent de l’œuvre, et un trait qui la rattache au natura...
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32 Adam et Ève, op. cit., p. 199 ; « Éden », op. cit., p. 80 ; Au cœur frais ...
13Tous les personnages sont donc sujets à une évolution qui est vécue comme une renaissance, pour eux qui n’ont « une âme que depuis très peu de temps »29. Le contact avec la nature suffit à la métamorphose et les plus superficiels découvrent « des sensations subtiles », « une vie supérieure, détachée des choses, [...] avec des sens plus lucides »30. Cet apprentissage des sens, qui est aussi, à l’image de la nature, une découverte de la sensualité31, permet la reconquête de la liberté : « nous avions fait notre destinée d’après les mouvements de notre âme » explique le narrateur d’Adam et Ève, qui s’enorgueillit, comme les héros d’« Éden », comme Petit Vieux dans Au cœur frais de la forêt, d’avoir choisi, contre la Loi, « la seule force de [leur] volonté »32.
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33 L’Île vierge, op. cit., p. 9. On retrouve la même affirmation dans « Éden ...
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34 « Éden », op. cit., p. 86. Il en va de même dans Adam et Ève et Au cœur fr...
14Ce nouveau mode de vie, plus proche de la nature, s’oppose en tout aux habitudes sociales : la plénitude des sens libère les corps du carcan de la morale et, sur L’Île vierge, les hommes vivent nus car on « ne leur apprit pas la pudeur, fille du péché »33 ; on ne mange pas de nourriture carnée car « on ne mange pas une chair pareille à la sienne et familiale »34 ; et, dans L’Île vierge, dans Au cœur frais de la forêt, dans « Éden », hommes et animaux cohabitent sans se fuir :
35 « Éden », op. cit., p. 86. Même remarque dans Au cœur frais de la forêt (o...
Il nous fut démontré que l’homme et la bête, originairement, étaient unis de liens fraternels. Ils étaient, avec le vent des feuillages, avec le grésillement des sources, avec la trépidation sourde des sèves et le cœur gonflé des nymphéas de l’étang, le rythme actif, incessant, de la Vie. Le sang charriait en eux les mêmes parcelles d’éternité qui nourrissaient la substance végétale et notre propre substance. Ils étaient une des formes de la visibilité de Dieu, comme nous-mêmes.35
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36 Un Mâle, op. cit., p. 26 ; « Après-midi d’été », La Petite Femme de la mer...
15Les êtres vivent dans cette harmonie avec le cosmos qui caractérise les temps mythiques de l’humanité : de même que le braconnier Cachaprès dans Un Mâle était « l’époux de la terre », le narrateur de « Après-midi d’été » se sent « la parcelle infinitésimale, [...] la petite herbe du gazon en qui passe la palpitation des mondes », le héros d’« Éden » découvre que « l’émoi de la chair » s’accorde « au rythme universel, au vent qui sème les germes, aux pluies chaudes, au flux de la sève dont tressaille le cœur des chênes », et Data pressent qu’« elle-même n’était qu’un rythme accordé aux rythmes de l’organisme universel »36.
16Qu’on ne s’y trompe cependant pas : il ne s’agit guère de rousseauisme, pas plus que de robinsonnades, comme le constate aussi Maurice Le Blond :
37 Maurice Le Blond, « Un apôtre du panthéisme : Camille Lemonnier », Revue N...
L’auteur n’a pas la volonté de faire ce qu’on appelle un roman « expérimental ». Son intention n’est guère de nous proposer comme idéal social, l’existence du Robinson suisse. Il ne partage pas non plus cette haine du progrès et de la civilisation qui fit le succès du grand Jean-Jacques. Il n’a voulu qu’interpréter dans un sens païen et nouveau le vieux mythe spiritualiste d’Adam.37
17Les héros de Lemonnier, en effet, ne construisent rien, à peine leur demeure précaire ; ou plutôt, ils construisent en ce sens qu’ils prolongent à leur tour la race.
De l’histoire au mythe : sortir du naturalisme
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38 Au cœur frais de la forêt, op. cit., p. 120.
18Cette reconquête de la nature, hors de tout espace géographiquement localisable, s’accompagne en effet d’un nouveau rapport au temps : le temps de la civilisation est à la fois celui de la mémoire et celui des faits, et même la campagne, plus proche pourtant que la vie urbaine des rythmes naturels, reste ponctuées par « les travaux et les jours ». Mais les habitants de L’Île vierge ou de la forêt, pour lesquels « le temps cessa d’exister »38, vivent selon un autre rythme, celui des saisons, des naissances, de l’instinct, selon une autre temporalité, même, plus floue et plus vaste, qui est une approche de l’éternité.
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39 « Les Roses », La Petite Femme de la mer, op. cit., p. 70 ; « Éden », op. ...
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40 Madame Lupar, op. cit., p. 282.
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41 Au cœur frais de la forêt, op. cit., p. 26 et 69.
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42 Ibid., p. 168.
19C’est que cette indétermination spatio-temporelle suppose un nouveau rapport à l’histoire, qui n’est plus celle de la civilisation, mais celle d’une humanité mythique : chacun se sent « la continuité de la petite cellule en qui s’est transmise la vie de tous les temps », « esprits primordiaux, comme des essences venues fleurir là du fond des âges »39. À mesure que les personnages se séparent de la vie sociale, ils se réapproprient une vie ancienne, originelle, ce « rêve de l’humanité, l’éternité des races rajeunissant dans l’amour » que Paul rêve déjà de peindre dans Madame Lupar40. Comme une obsession apparaît le motif de la « race », des « premiers hommes entrés aux forêts », « les hommes des âges »41 dont on refait les gestes : « Nous étions la chaleur des anciennes humanités survivant aux cataclysmes du monde. Les races criaient la vie en nous » découvrent Iule et Petit Vieux42. Et, lui faisant écho, il y a la race que, comme les héros d’« Éden » ou de Adam et Ève, les personnages perpétuent :
43 « Éden », op. cit., p. 89-90. On trouve la même affirmation dans Adam et È...
Nous ne pensions qu’à la Vie, nous ne pensions pas à la Mort. Nous avions le sentiment que la Mort n’est que le temporaire évanouissement après les formes accomplies de notre passage et qu’ensuite, parcelle à parcelle, d’autres formes se recomposent où l’éternité de la vie continue. [...] Et une éternité était en nous ; nous perpétuions les premiers hommes de la race ; des âmes infiniment naîtraient de nos âmes.43
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44 « La Chanson d’éternité », La Petite Femme de la mer, op. cit., p. 123-124...
20Tous entendent « la chanson d’éternité » qui semble « monter du mystère profond de la Genèse »44..
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45 Le titre même l’indique, par sa forme générique, que l’on peut opposer à U...
21Ainsi, progressivement, Lemonnier se détache-t-il de l’histoire : si L’Homme en amour relève encore de l’étude psychologique et se veut le témoignage des dangers de l’éducation pernicieuse que le xixe siècle fait subir aux adolescents, il se présente déjà, par l’indétermination du personnage principal, comme une réflexion générale sur l’homme bien éloignée du « fait divers »45. L’étude des noms confirme qu’il s’agit de quitter l’histoire factuelle chère au naturalisme, pour retrouver une histoire mythique :
46 Un Mâle, op. cit., ch. 7, p. 68.
À quoi ça eût-il servi, un nom, dans la forêt ? Est-ce que les milliers de vies qui germent dans un espace large comme la main ont un nom ? Il suffit que cela pousse, et cela s’appelle de la vie, simplement. Les Duc obéissaient sans s’en rendre compte à cet instinct de l’existence sauvage, pour qui vivre est tout. Ils l’avaient appelée la P’tite dès la première minute qu’ils avaient reconnu son sexe, et ce nom, qui n’en était pas un, lui était resté.46
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47 Au cœur frais de la forêt, op. cit., p. 67 ; Adam et Ève, op. cit., p. 69.
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48 Compte-rendu de Au cœur frais de la forêt, Revue Naturiste, n° 4, mars 190...
22Le nom, l’état civil, appartiennent autant à la société qu’à l’entreprise littéraire du réalisme. Aussi, dès Un Mâle, les patronymes des habitants de la forêt disparaissent-ils au profit de surnoms qui prouvent, par leur caractère animal par exemple (les Duc, Gadelette), combien ces êtres sont à l’écart du fonctionnement social. Mais à partir de L’Homme en amour, les prénoms prennent un caractère résolument symbolique, qui situe les personnages dans le domaine légendaire ou mythologique : Barba, « Petit Vieux », qui ne portera jamais d’autre nom, sont ainsi d’emblée présentés comme de la lignée des sages ; Sylvan renvoie directement au monde de la pastorale et du paganisme ; et pour les femmes, Aude, Vive, Elen, Florie, Hylette, Élée, Iule, – Ève surtout, la première prostituée que rencontre le narrateur de L’Homme en amour, mais aussi le parallèle incessant qui qualifie la femme aimée. L’acte de renommer, Frilotte qui devient Iule, le couple sans nom qui devient Adam et Ève47, témoigne ainsi à la fois d’un recommencement et de l’entrée dans le mythe : « il a aboli les temps. Il a accompli le prodige de bâtir une race future. Il a devancé l’ordre exact des âges » diront de Lemonnier les Naturistes48.
Décadence et renaissance
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49 Au cœur frais de la forêt, ed. cit., p. 137.
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50 Sur cet aspect, voir Michel Raimond, La Crise du roman des lendemains du N...
23Le souffle épique qui anime les textes des années 1897-1902 s’écarte lui aussi du strict naturalisme, et même, car Lemonnier va plus loin en ce sens que Zola, du réalisme, pour toucher à la parabole. Dans le même temps qu’il parvient à synthétiser ses différentes aspirations, Lemonnier atteint peut-être la quintessence de son style. Dans ces romans d’initiation à la gloire d’une nature qu’il faut redécouvrir, l’action est réduite au minimum, remplacée par une avalanche de descriptions que justifient, certes, la découverte et le nouveau rythme d’une existence d’abord fondée sur la contemplation (« Notre vie était violente et contemplative » écrit Petit Vieux49), mais qui fait aussi éclater la forme romanesque en une multitude de tableaux où la narration s’épuise50 : « livre sur rien », où l’écriture se fait lyrique, renouant avec ces Croquis d’automne que Lemonnier avait un temps abandonnés, qui devient « livre sur le grand tout », où le temps – évolution capitale, et, somme toute, incroyablement « moderne » – disparaît pour laisser place à l’espace.
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51 Sur cet aspect, voir Jean de Palacio, Figures et formes de la Décadence, P...
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52 L’Île vierge, op. cit., p. 62.
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53 « Éden », op. cit., p. 84.
24Le passage du roman au récit mythique est également assuré par le recours au mythe édénique. Mais, selon une pratique courante de la décadence51, le texte de la Genèse fait l’objet de constants détournements : aux paraphrases, gloses, ajouts souvent inspirés par les souvenirs d’un paganisme qui s’exprime en figures arcadiennes de faunes et de nymphes, répondent des omissions tout aussi significatives : pas de serpents dans ces Édens où, en fait, il n’y a ni faute, ni expiation (Barba, d’ailleurs « a racheté le péché originel »52) ; la sensualité devient un « charme divin »53 qui s’affirme comme l’un des modes de l’initiation à soi-même, à l’autre, à l’ordre universel avec lequel on est ainsi en harmonie, et même le goût du sang, dont s’enivre toujours l’Ève fin-de-siècle, sera, à terme, assouvi...
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54 Au cœur frais de la forêt, op. cit., p. 197 et 191 ; Adam et Ève, op. cit....
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55 L’Île vierge, op. cit., p. 8 et 72 ; Au cœur frais de la forêt, op. cit., ...
25Transgression suprême, les héros de Lemonnier sont tous « le premier des hommes » aux « premiers matins du monde »54 ; ils se découvrent « pareils aux Dieux » qu’ils ont « créés selon [leur] destinée »55 ; ils comprennent, comme le savait d’ailleurs spontanément Cachaprès, que
56 Un Mâle, op. cit., p. 37) ; Adam et Ève, op. cit., p. 129-130.
peut-être il n’y a ni bien ni mal, mais des forces qui s’opposent et se balancent56...
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57 « La Genèse » (Ceux de la Glèbe, op. cit.) raconte l’histoire d’une femme ...
26Et l’auteur, à son tour, de créer son Adam et son Ève, d’écrire « La Genèse » et un « nouvel Évangile »57.
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58 L’Île vierge, op. cit., p. 138. On trouve deux fois la même formule dans A...
27De même, son héros, Barba, rêve de « recommencer [...] l’humanité »58, tout comme Wildman,
59 Les Deux Consciences, op. cit., p. 120. La phrase conclut en effet le résu...
selon son franc caprice d’homme libre, ainsi avait transformé la version sacrée59.
28Cependant, s’il s’agit à l’évidence de dévoyer le texte fondateur de la tradition judéo-chrétienne, le travail de détournement prend chez Lemonnier, à rebours de l’esprit décadent, un caractère dynamique.
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60 Ces deux nouvelles de La Vie secrète paraissent paradoxalement la même ann...
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61 Au Cœur frais de la Forêt, op. cit., p. 313.
29Il n’est pas anodin, en ce sens, que l’Éden ait changé de nature : si, avec « Éden » et L’Île vierge, le modèle reste celui de la Genèse, Lemonnier, qui peint au même moment dans « Le Jardin de la mort » et « La Funèbre Idole », un Éden morbide60, remplace le jardin par la forêt. Cet espace qui l’a toujours fasciné est en quelque sorte revivifié, car il trouve alors sa véritable fonction : plus que le jardin, qui relève du topos judéo-chrétien, la forêt pourra servir de cadre au nouveau rapport de l’homme au monde. La pensée de la fin, l’ironie coruscante qui animent l’esprit de décadence servent ainsi finalement un dessein de renaissance : il fallait ce détour par les origines – puisqu’aussi bien « il faut que chaque homme, avec une âme personnelle et ingénue, recommence toute la vie avant lui »61 –, il fallait cette grande entreprise de démolition pour donner vie à son propre mythe.
D’Éden à Canaan
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62 Les Deux Consciences, op. cit., p. 87.
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63 Germaine, isolée, trouve que la nature « semblait lasse comme elle-même »,...
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64 L’Île vierge, op. cit., p. 26, puis 286.
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65 Leaves of Grass est traduit en 1909 par Léon Bazalgette, également auteur ...
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66 Eden, op. cit., p. 91. Notons cependant que cette expérience n’est pas tou...
30Après les dénonciations de L’Homme en amour, ce qui s’élabore en effet est bien une utopie. Le « culte de l’omnivie »62, qui l’écarte définitivement de la décadence sans lui interdire de penser son temps comme une époque de dégénérescence, va bien au-delà de la valeur symbolique que les Naturalistes accordaient à la nature, et même de l’idée de « complicité », de sympathie qu’illustrait Un Mâle63. En développant l’idée de « l’analogie essentielle des formes » qui rend l’univers enfin intelligible, puisque « toute forme y aurait un sens en corrélation avec les Forces »64, Lemonnier, proche en cela de Walt Whitman que la France découvre dans ces mêmes années65, trouve dans le panthéisme la voie qui assure à l’homme sa liberté : si « la moindre de tes cellules, ô Chair, contient l’univers vivant » (L’Île vierge, op. cit., p. 45-46), l’homme, délivré de la peur de la mort, éprouvant dans son être « le prodigieux courant de la vie de l’Univers », « la pulsation lointaine des mondes, du souffle profond de la terre et des espèces germées dans la silve »( « Éden », op. cit., p. 89), n’est plus « inexorablement voué à la fatalité de refléter l’Univers comme une Allégorie sans pouvoir le réaliser en soi »66.
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67 Les Deux Consciences, op. cit., p. 4. Outre Wagner (dont Élémir Bourges, e...
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68 Les Deux Consciences, op. cit., p. 15.
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69 Ibid., p. 262.
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70 Ibid., p. 7.
31Comme l’annonçaient déjà les « Visions païennes » des Croquis d’automne en 1870, comme le réaffirme, presque en fin de parcours, l’extraordinaire fresque mythologique de Wildman, on voit, dans une approche toute nietzschéenne, « les antiques symboles et les formes périssables du divin »67 s’abîmer dans un néant grotesque, tandis que, mettant à bas le christianisme, cette « métaphysique barbare, le sang et les épines d’une loi d’immolation »68, se dresse l’espoir de la régénérescence incarnée par Pan, « tous les dieux en un, le seul, unique et éternel »69. Wildman-Lemonnier déroule alors « la courbe d’une humanité qui, partie des confuses et mortelles théodicées, aboutissait à la joie, à l’amour, à la beauté » : « Éden s’ouvrait, et l’homme qui avait fait les dieux à son tour s’attestait divin et accompli »70.
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71 « Il est bien difficile à un écrivain de demeurer en dehors des courants d...
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72 Dédicace de Un Mâle.
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73 L’Art moderne, 15 juillet 1882, cité par Sylvie Thorel-Cailleteau, La Tent...
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74 Préface à Saint-Georges de Bouhélier, Choix de Pages, op. cit., p. 11 et 10.
32Parcours d’un demi-siècle d’un écrivain qui, tout en reflétant les contradictions d’une époque, ne s’est jamais renié, mais a su utiliser des influences auxquelles il n’a, d’ailleurs, jamais voulu échapper71. En quittant l’histoire événementielle du naturalisme sans renoncer aux théories sur l’hérédité et l’influence du milieu, en se reconnaissant dans la nécessaire entreprise de démantèlement à laquelle se livre la décadence, Lemonnier ne s’écarte pas de la lignée dans laquelle il s’est toujours reconnu : contre Zola, il dédie Un Mâle à Barbey d’Aurevilly dont il « révère l’art hautain, mélange d’Idéal et de Réel »72, et n’a de cesse de défendre « ce mélange d’idéalité et de réalité sans lequel le roman n’est qu’une compilation de documents mis bout à bout et faisant une sorte de vaste procès »73. Vingt-cinq ans après Un Mâle, il reconnaît dans le naturisme une « sensibilité nouvelle » où « les mythes rajeunis s’adaptent à l’aventure quotidienne »74.
Notes
1 Léon Cladel, Héros et Pantins, Paris, Dentu, 1885 ; Rachilde, La Sanglante Ironie, Paris, L. Genonceaux, 1891 ; Saint-Georges de Bouhélier, Choix de pages, Bruges, A. Herbert Ltd, 1907.
2 C’est déjà, d’après Albert Mockel, ce qu’une partie du public lui reprochait à l’époque (Camille Lemonnier, Paris, Mercure de France, 1897).
3 Voir entre autres Léon Bazalgette, « Le Retour à la nature. À propos des œuvres dernières de Camille Lemonnier », in : Revue franco-allemande, 10 avril, 10 et 25 juin 1900 ; ainsi que, du même, Camille Lemonnier, Paris, Sansot et Cie, 1904 ; Hia Landau, Camille Lemonnier. Essai d’une interprétation de l’homme, Paris, Droz, 1936.
4 L’Île vierge (Paris, Dentu, s.d. [peut-être 1894, mais généralement indiqué en 1897]) était annoncé comme le premier volet de la trilogie La Légende de vie, qui n’aura pas de suite explicite. S’il est abusif de considérer Adam et Ève (Paris, Ollendorff, 1899) et Au cœur frais de la forêt (Paris, Ollendorff, 1900) comme les deux dernières parties, on ne peut manquer, comme l’ont fait les contemporains, d’en souligner les parallélismes. L’autobiographie romancée Les Deux Consciences peut cependant laisser penser que Lemonnier considérait plutôt L’Île vierge comme le troisième volet d’une trilogie, c’est-à-dire le moment d’une renaissance (Paris, Ollendorff, 1902, p. 123-125).
5 Maurice Le Blond, Essai sur le naturisme, Paris, Mercure de France, 1896, p. 14.
6 Voir, outre l’essai cité de Maurice Le Blond, Saint-Georges de Bouhélier, L’Hiver en méditation (Paris, Mercure de France, 1896) et les trois essais de 1895, en particulier La Résurrection des Dieux. Théorie du paysage (Paris, Vanier).
7 Joris-Karl Huÿsmans, À Rebours, Paris, Charpentier, 1884, ch. 2.
8 L’œuvre de Lemonnier s’inscrit d’emblée sous le signe de la nature et du paysage : l’un de ses premiers textes publiés, Croquis d’automne (Paris, Bruxelles, imp. de Somer, 1870), est une longue description poétique de la campagne. Parallèlement, il s’occupe de peinture et accordera toujours un intérêt particulier aux peintres de paysages, comme Émile Claus ou Henri de Brækeller.
9 « Éden », La Petite Femme de la mer, Paris, Mercure de France, 1898, p. 82.
10 L’Homme en amour, Paris, Ollendorff, 1897, Paris, Séguier, 1993, p. 82.
11 Ibid., p. 194 et 195.
12 Ibid, p. 77.
13 Le Mort, Bruxelles, Kistemæckers, 1882 : le récit glisse progressivement du délabrement, qui relève encore du solide, à l’humidité qui ronge la maison « comme une lèpre » ; outre la mare dans laquelle les frères enfoncent le cadavre, la pluie, le dégel, les moisissures, les odeurs de marécage dessinent un univers qui se liquéfie et un paysage informe. Ces motifs (auxquels il faut ajouter celui du tas de fumier) apparaissent curieusement dans presque tous les textes de Lemonnier, soit comme le signe d’une menace, soit pour symboliser, au contraire, la fermentation de la vie.
14 Dédicace de Ceux de la glèbe, Paris, Savine, 1889.
15 Cette thématique, qu’on trouve évoquée à plusieurs reprises, est le sujet de plusieurs nouvelles de Lemonnier : « L’Hôte des Quadvliet » (Le Mort, op. cit.), « La Glèbe » (Les Concubins, Paris, Monnier et Cie, 1886, repris dans Ceux de la glèbe, op. cit.), « Le Champ » (Le Bestiaire, Paris, Savine, 1893). Quelques tardifs récits, comme « Le Pain » (C’était l’été, Paris, Ollendorff, 1900), nuanceront cette image, qui prévaut pourtant encore dans L’Hallali (Paris, Louis-Michaud, 1906) où un bois de chênes représente l’ultime espace de liberté et de dignité d’une famille noble déchue.
16 Un Mâle, Bruxelles, Kistemæckers, 1881. Sur cette opposition, voir la postface de Jean-Pierre Leduc-Adine à la réédition de Labor-Actes Sud, 1991.
17 L’Île vierge, op. cit., p. 28 et « Éden », op. cit., p. 82.
18 Un Mâle, op. cit., p. 67.
19 L’Homme en amour, op. cit., p. 195.
20 « La Funèbre Idole », La Vie secrète, Paris, Ollendorff, 1898, p. 293.
21 L’Homme en amour, op. cit., p. 38.
22 « Éden », op. cit., p. 81 ; « Le Jardin de la mort », La Vie secrète, op. cit., p. 35.
23 « Éden », op. cit., p. 81.
24 Parfois même sur un mode comique, comme le jardin suisse de Mahu dans Madame Lupar. Roman bourgeois (Paris, Charpentier, 1888).
25 Au cœur frais de la forêt, op. cit., p. 121.
26 L’Homme en amour op. cit., p. 157 ; Adam et Ève, op. cit., p. 3 et 18. Le héros de Les Deux Consciences voit dans son nom, Wildman, un signe du destin (op. cit., p. 48) ; c’est aussi le surnom de Jorg Sangue dans Le Droit au bonheur (Paris, Ollendorff, 1904).
27 Le Sang et les roses, Paris, Ollendorff, 1901, p. 94.
28 Adam et Ève, op. cit., p. 324.
29 « Éden », op. cit., p. 79.
30 Au cœur frais de la forêt, op. cit., p. 138 ; « Psychologie d’Hiver », Dames de Volupté, Paris, Savine, 1892, p. 127. Voir aussi « Data », C’était l’été, op. cit., p. 158.
31 C’est un thème récurrent de l’œuvre, et un trait qui la rattache au naturalisme, que celui de la nature qui éveille les sens et fait naître le désir. C’est le sujet même de Un Mâle, le point où bascule L’Hystérique (Paris, Charpentier, 1885 : voir ch. 14) et la leçon que réitèrent tous les textes depuis L’Homme en amour.
32 Adam et Ève, op. cit., p. 199 ; « Éden », op. cit., p. 80 ; Au cœur frais de la forêt, op. cit., p. 36.
33 L’Île vierge, op. cit., p. 9. On retrouve la même affirmation dans « Éden », op. cit., p. 89.
34 « Éden », op. cit., p. 86. Il en va de même dans Adam et Ève et Au cœur frais de la forêt, où ceci fait partie de l’apprentissage.
35 « Éden », op. cit., p. 86. Même remarque dans Au cœur frais de la forêt (op. cit., p. 44) ou dans L’Île vierge (op. cit., p. 240).
36 Un Mâle, op. cit., p. 26 ; « Après-midi d’été », La Petite Femme de la mer, op. cit., p. 59 ; « Éden », op. cit., p. 84 ; « Data », op. cit., p. 159.
37 Maurice Le Blond, « Un apôtre du panthéisme : Camille Lemonnier », Revue Naturiste, Mai 1900, n° 6, p. 325-337 (p. 334). Il est dès lors difficile de se borner à voir en Lemonnier un positiviste, comme le fait Éléonore Roy-Reverzy dans sa préface à la réédition de L’Hystérique (Paris, Séguier, 1996).
38 Au cœur frais de la forêt, op. cit., p. 120.
39 « Les Roses », La Petite Femme de la mer, op. cit., p. 70 ; « Éden », op. cit., p. 88.
40 Madame Lupar, op. cit., p. 282.
41 Au cœur frais de la forêt, op. cit., p. 26 et 69.
42 Ibid., p. 168.
43 « Éden », op. cit., p. 89-90. On trouve la même affirmation dans Adam et Ève et à la fin de Au cœur frais de la forêt.
44 « La Chanson d’éternité », La Petite Femme de la mer, op. cit., p. 123-124. C’est également le titre d’un chapitre de L’IÎle vierge.
45 Le titre même l’indique, par sa forme générique, que l’on peut opposer à Un Mâle, qui reste un cas particulier. La rupture est plus nette encore lorsqu’on compare L’Homme en amour avec Le Possédé (Paris, Charpentier, 1890) qui traite pourtant d’un sujet analogue : aux mésaventures du président Lépervié s’oppose la pénible initiation d’un homme qui se présente comme la victime archétypale d’une civilisation. Sur ce parallèle, voir la préface de Sylvie Thorel-Cailleteau à la réédition de L’Homme en amour chez Séguier.
46 Un Mâle, op. cit., ch. 7, p. 68.
47 Au cœur frais de la forêt, op. cit., p. 67 ; Adam et Ève, op. cit., p. 69.
48 Compte-rendu de Au cœur frais de la forêt, Revue Naturiste, n° 4, mars 1900, p. 252.
49 Au cœur frais de la forêt, ed. cit., p. 137.
50 Sur cet aspect, voir Michel Raimond, La Crise du roman des lendemains du Naturalisme aux années vingt, Paris, Corti, 1968.
51 Sur cet aspect, voir Jean de Palacio, Figures et formes de la Décadence, Paris, Séguier, 1994.
52 L’Île vierge, op. cit., p. 62.
53 « Éden », op. cit., p. 84.
54 Au cœur frais de la forêt, op. cit., p. 197 et 191 ; Adam et Ève, op. cit., p. 108. On retrouve la même image (ainsi que celle de « l’œuvre des races ») au début de la nouvelle « Le Pain » (C’était l’été, op. cit., p. 39), mais cette fois appliquée à la vie des champs. Si les derniers textes de Lemonnier (voir aussi par exemple Le Vent dans les Moulins, Paris, Ollendorff, 1901) perdent parfois le souffle épique, c’est peut-être justement parce que, en voulant l’appliquer à la vie campagnarde, l’écrivain tombe dans une inspiration pastorale plus attendue, et qui lui correspond moins : son paysage, à n’en pas douter, est la forêt.
55 L’Île vierge, op. cit., p. 8 et 72 ; Au cœur frais de la forêt, op. cit., p. 313. Voir aussi « Le Pain », op. cit., p. 57.
56 Un Mâle, op. cit., p. 37) ; Adam et Ève, op. cit., p. 129-130.
57 « La Genèse » (Ceux de la Glèbe, op. cit.) raconte l’histoire d’une femme qui ne cesse d’enfanter ; Les Deux Consciences, op. cit., p. 42 : Wildman est en train d’écrire « Épiphanie ».
58 L’Île vierge, op. cit., p. 138. On trouve deux fois la même formule dans Au cœur frais de la forêt, op. cit., p. 137 et 204.
59 Les Deux Consciences, op. cit., p. 120. La phrase conclut en effet le résumé du livre pour lequel Wildman est en procès, « Terre libre », réécriture de la Genèse où Dieu explique à l’homme que sa « nudité est divine comme toute les choses de la création » et commande « aux bêtes de leur montrer l’exemple » (p. 116-125). Ces pages, qu’il serait trop long de citer in extenso, reprennent tous les thèmes que nous venons d’évoquer.
60 Ces deux nouvelles de La Vie secrète paraissent paradoxalement la même année qu’« Éden » dans La Petite Femme de la mer.
61 Au Cœur frais de la Forêt, op. cit., p. 313.
62 Les Deux Consciences, op. cit., p. 87.
63 Germaine, isolée, trouve que la nature « semblait lasse comme elle-même », et l’orage prouve à Cachaprès que « autant que lui, la nature était bouleversée » par exemple (Un Mâle, op. cit., p. 216 et 236).
64 L’Île vierge, op. cit., p. 26, puis 286.
65 Leaves of Grass est traduit en 1909 par Léon Bazalgette, également auteur d’une étude parue en 1908.
66 Eden, op. cit., p. 91. Notons cependant que cette expérience n’est pas toujours dénuée de morbidité : « En la Nature et l’Homme, une analogie, dès le fruit savoureux, fait fermenter le germe des actives pourritures » écrit-il encore dans « La Dame voilée » (Dames de Volupté, op. cit., p. 220).
67 Les Deux Consciences, op. cit., p. 4. Outre Wagner (dont Élémir Bourges, entre autres, reprend le titre Le Crépuscule des Dieux, Paris, Giraud et cie, s.d. [1884]) et Nietzsche, on trouve par exemple dans Les Blasphèmes de Jean Richepin un poème intitulé « La Mort des Dieux » (Paris, Dreyfous, 1884). Par ailleurs, James Darmesteter, dans La Légende divine (Paris, Lemerre, 1890), montre, au festin des dieux, Jésus accusé et silencieux, et la fin des Mîmes de Marcel Schwob (Paris, Mercure de France, 1910) ou la Messaline d’Alfred Jarry (Paris, Éd. de la Revue blanche, 1901, repris dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pleiade, t. 2, p. 87) mentionnent la Disparition des oracles de Plutarque, dont Lemonnier s’inspire aussi lorsqu’il laisse inachevée la « grande voix de Pan » à la fin du roman de Wildman dans Les Deux Consciences. Sur ce motif, voir Vérane Partensky, Le Motif de la mort des Dieux à la fin du xixe siècle : exégèse d’un lieu commun (thèse non publiée, Paris IV, 1997).
68 Les Deux Consciences, op. cit., p. 15.
69 Ibid., p. 262.
70 Ibid., p. 7.
71 « Il est bien difficile à un écrivain de demeurer en dehors des courants de son temps » reconnaît-il dans Une vie d’écrivain (La Chronique, 31 juillet 1912).
72 Dédicace de Un Mâle.
73 L’Art moderne, 15 juillet 1882, cité par Sylvie Thorel-Cailleteau, La Tentation du livre sur rien : Naturalisme et Décadence (Mont de Marsan, Éd. Interuniversitaire, 1994).
74 Préface à Saint-Georges de Bouhélier, Choix de Pages, op. cit., p. 11 et 10.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Isabelle Krzywkowski
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – ISA