La Réserve : Archives I. Krzywkowski, HDR, vol. 1. Du jardin à l'espace littéraire
De Faustroll et de l’investigation des espaces
Initialement paru dans : L’Étoile-absinthe, revue de la Société des Amis d’Alfred Jarry, tournée 88, 2000, p. 31-37
Texte intégral
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1 Toutes les références renvoient à l’édition de Noël Arnaud, Gallimard, coll...
1Gestes et opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien1 commence par une exclusion et s’achève sur l’« éthernité » : c’est assez clairement suggérer que ce récit de voyage(s), cette « geste » de Faustroll, s’intéresse à la spatialité, à ses rapports aux lieux, au temps, et, pourquoi pas, – puisqu’aussi bien c’est un « roman néo-scientifique » – à la topologie et aux géométries non-euclidiennes qui renouvellent au tournant du siècle l’appréhension de l’espace.
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2 Joseph Frank, The Widening Gyre, Crisis and Mastery in Modern Literature, N...
2Voilà un point de départ intéressant pour réfléchir au constat que faisait Joseph Frank en 19452 : la littérature moderne (il cite Proust, Joyce, T. S. Eliot, E. Pound et D. Barnes) « évolue dans le sens de la forme spatiale ». La manifestation essentielle de cette évolution tient, selon lui, au travail accompli sur la temporalité, c’est-à-dire à la volonté de faire percevoir l’œuvre « non pas comme une succession dans le temps, mais comme une unité dans l’espace », et les éléments qui la constituent « dans une juxtaposition spatiale, et non dans une succession temporelle ». Cette idée de « juxtaposition » est, d’après lui, essentielle car elle impose à l’œuvre une composition fragmentée ; cet « art de la chose qui renvoie perpétuellement à elle-même » offre une perception simultanée d’événements et disloque ainsi la progression temporelle (donc linéaire) du récit, en obligeant, au terme de la lecture, à « une appréhension globale » (donc spatialisée) de l’œuvre.
3La recherche de Jarry, de bien des points de vue, répond à cette description, et il me semble que c’est même là l’enjeu essentiel des Gestes et opinions…, où l’écrivain tente d’échapper à la structure temporelle traditionnelle pour situer le récit dans le domaine de la spatialité. De fait, les mésaventures de Faustroll ne constituent pas seulement une investigation d’espaces géographiques : non seulement on y trouve présentés les enjeux scientifiques contemporains de la réflexion sur l’espace et le temps, mais le travail sur la mise en page et la typographie semble indiquer qu’il faut également y voir une réflexion sur l’espace du livre et, plus généralement, sur la fonction de l’espace dans la littérature.
L’espace de l’expérience : le récit de voyage comme décor et structure
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3 Rappelons qu’il y a huit Livres dans Gestes et opinions…, subdivisés en 41 ...
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4 Respectivement : Livre iii, chapitres xi à xxiv et Livres iv à vii, chapitr...
4Commençons par passer en revue les espaces que l’œuvre nous fait parcourir et découvrir, puisque Gestes et opinions… est d’abord un récit de voyage (que les fervents lecteurs me pardonnent ce détour nécessaire par le résumé). Le docteur Faustroll, chassé de chez lui pour ne pas avoir payé son loyer depuis onze termes, kidnappe son huissier et l’emmène en voyage parce qu’il lui manque un rameur. La narration des étapes de ce voyage fait l’objet des livres iii à vii3, et se subdivise en deux grands ensembles : le voyage dans les Îles (« De Paris à Paris par mer, ou le Robinson belge ») et le séjour chez « l’Évêque marin mensonger »4.
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5 Notons qu’il existe des cartes, mais elles sont peu compréhensibles (p. 39,...
5La première partie de ce récit s’organise comme une mini-épopée : chaque chapitre correspond à un lieu où les héros connaissent des mésaventures qui les amènent à prendre la fuite ou du moins à reprendre leur route. Ce cheminement5 les mène, bien entendu, « au pays des Cimmériens et des Ténèbres hermétiques », une fois « passé le fleuve Océan » [iii, xxiv, p. 62] – je dis « bien entendu », car on aura reconnu le schéma des voyages odysséen et pantagruélien. Tous ces lieux sont assez sommairement présentés (13 lieux, 13 chapitres, 25 pages dans l’édition Gallimard) : l’on y distingue, outre de rares descriptions de paysages (l’île de Her, par exemple, au chapitre xx), principalement des évocations qui reposent sur des impressions (l’île Amorphe, l’île Fragrante ou l’île Cyril aux chapitres xvi, xvii et xxi, par exemple).
6La deuxième partie du voyage se situe pour l’essentiel hors du bateau. Faustroll, qui a compris dans quel pays et dans quels dangers se trouve la petite équipe et qui craint de rater « le temps de la syzygie » [p. 65], décide, au chapitre xxv, de repartir. Cette « remontée » est paradoxale : elle les conduit en effet chez un évêque « mensonger », avec lequel les voyageurs se livrent à une orgie savante, meurtrière (c’est la folie de Faustroll au chapitre xxviii) et créatrice (chapitres xxxii et xxxiv). Celle-ci s’achève par un cataclysme où Faustroll meurt sans mourir, puisqu’il ne fait que « le geste de mourir » [chapitre xxxv, p. 97].
7Cette dernière scène (qui, de bien des points de vue, évoque la « Descente dans le Maelström » d’E. A. Poe) débouche sur un ultime espace, celui de la mort, d’où Faustroll communique par télépathie avec le physicien Lord Kelvin : le lieu est d’abord évoqué sur le mode de la périphrase (« royaume de l’inconnue dimension » [chapitre xxxvi, p. 98], l’« endroit où l’on est quand on a quitté le temps et l’espace », « donc simplement nulle part ou quelque part » [chapitre xxxvii, p. 100 et 101]), puis est finalement nommé « éthernité ».
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6 Récapitulons ! Les passages connus des œuvres du Docteur Faustroll sont don...
8De plus cette présentation, au début du Livre viii, n’appartient plus tout à fait au récit de voyage assuré par l’huissier Panmuphle, puisque Faustroll y prend la parole directement. Elle constitue en fait, incluse dans les Gestes et opinions… de Jarry, une partie du livre de Faustroll sur la pataphysique au livre ii6, qui comporte par ailleurs un autre récit de voyage : celui que le héros, après s’être miniaturisé (ce qui le met dans une situation analogue à celle du narrateur qui explore l’intérieur du corps de Pantagruel), accomplit le long d’une feuille de chou où il cherche à « explorer l’un des éléments », l’eau. Ce chapitre ix, qui se présente comme une illustration de la définition de la pataphysique exposée au chapitre viii, met donc la question de l’expérience de l’espace et de la nature au cœur du travail de la nouvelle science – ce qui, du reste, n’a rien que de normal, étant entendu que c’est aussi une « physique ».
9L’espace ne se borne donc pas, dans le texte, à la fonction de décor de fiction : comme dans de nombreux récits de voyage, c’est ici le parcours qui fonde et structure la narration.
L’espace comme motif : de la philosophie à la science
10Il ne fait par ailleurs aucun doute que la question de l’espace constitue également le motif central du texte. Thématiquement, en effet, le récit inscrit l’espace au cœur de ses préoccupations par la récurrence des commentaires dont il fait l’objet. Le titre des chapitres témoigne déjà de cet intérêt : à la liste des lieux (les chapitres xxxiii à xli énumèrent les îles) s’ajoute, dans le livre de Faustroll, une série de titres significatifs (« De la ligne », « Selon Ibicrate le géomètre », « De la surface de Dieu », etc.). Cette terminologie explicite, qui situe l’ensemble du texte dans le domaine de l’espace, me semble fonctionner comme un signe qui doit alerter le lecteur.
11De fait, à côté des nombreuses références philosophiques ayant trait à la théorisation de l’espace (le « Clinamen », Kant, Platon), le texte fait également état à plusieurs reprises des recherches de la science contemporaine, en particulier dans la première lettre de Faustroll à Lord Kelvin : le travail de Maxwell sur le mouvement des ondes lumineuses, les recherches sur le vide, par exemple, ou encore les références aux géométries non-euclidiennes (qu’on retrouvera dans le prolongement du livre de Faustroll que constitue le Commentaire pour servir à la construction pratique de la machine à explorer le temps où Lobatchevski et Riemann sont explicitement nommés).
12En somme, l’ensemble du livre de Faustroll présente une réflexion sur la forme de l’espace : de la ligne qui contient le temps jusqu’aux cinq polyèdres réguliers de Platon, en passant par le triangle qui symbolise la trinité dans le Christianisme et par l’ellipse ou la spirale, Faustroll convoque toutes les conceptions géométriquement représentables du monde. De plus, en rejetant explicitement l’approche kantienne du temps et de l’espace [xxxvii, p. 100], Faustroll paraît vouloir indiquer qu’il ne conçoit l’espace que régi par des lois mathématiques. C’est ce que semble confirmer le dernier chapitre qui, en se proposant de calculer la surface de Dieu, réussit à « mettre Dieu en équation ». De même, l’apparente contradiction sur laquelle s’achève le récit peut se lire comme la victoire de l’appréhension moderne de l’espace sur les « deux vieilles formes kantiennes de la pensée » : si la mort est l’« endroit où l’on est quand on a quitté le temps et l’espace » [xxxvii, p. 100], ce n’est peut-être pas parce que le temps et l’espace sont vaincus, mais parce que le temps doit être considéré, selon les nouvelles modalités proposées par la science moderne, comme la quatrième dimension d’un espace désormais conçu à « N-dimensions ».
13La thématique spatiale est donc traitée dans le texte sur un mode « historique » qui présente la science comme le prolongement de la philosophie et comme la possibilité, assurément intéressante dans une démarche de renouvellement, de remettre en cause l’emprise de l’idéalisme et du temps sur la réflexion esthétique.
Le temps spatialisé
14Cette préoccupation constante de l’espace est du reste corroborée par le traitement singulier que Jarry fait du temps. Le récit est, en apparence, précisément daté dès la première partie intitulée justement « Procédure » : les actes de Panmuphle permettent de savoir que l’action commence le 8 Février 1898, le voyage proprement dit deux jours plus tard (le 10 Février) et que les aventures s’achèvent le 4 Juin avec le retour de l’huissier qui signe une signification de vente. Un seul problème : Panmuphle était laissé pour mort à la fin de la viie partie... Le temps, dans Gestes et opinions…, n’est pas un temps réaliste, ce dont témoigne également le fait que Faustroll naisse en 1898 à soixante-trois ans et fasse « le geste de mourir » au même âge : Faustroll, personnage de fiction, n’a évidemment pas de passé hors de la fiction. Le texte tend ainsi vers une quasi a-temporalité.
15Si la chronologie existe, dans Gestes et Opinions…, c’est donc celle-là seule du voyage : chronologie relative, et moyen comme un autre de supprimer le temps, puisque c’est le déplacement qui assure la progression du récit. La rareté des chevilles temporelles de type « alors » / « ensuite » atteste d’ailleurs que le texte est à envisager, non sous l’angle d’une succession chronologique, mais comme une succession d’espaces (le passage d’un lieu à un autre), selon le schéma que Jarry trouve, par exemple (ce sont deux sources essentielles) dans les voyages du Quart Livre et dans l’Odyssée.
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7 C’est du moins ce que l’on peut inférer de la note 4 de la p. 727 du t. 1 d...
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8 Commentaire pour servir à la construction…, repris dans Œuvres complètes, t...
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9 Ibid., p. 742-743.
16Le Commentaire pour servir à la construction… signé par Faustroll va dans un sens analogue. Certes, comme le suggère Michel Arrivé, il pourrait faire la preuve que Faustroll a enfin « retrouvé le temps »7 : d’une certaine manière en effet, de même que Dieu se trouve, à la fin des Gestes et opinions…, réduit à une démonstration mathématique, le temps revient ici pour être maîtrisé par la technique et la science. On peut cependant mettre en avant le fait que, si le temps physique réapparaît dans ce texte qui est peut-être un nouvel extrait du « Livre de Dieu », i.e. du livre de Faustroll (cf. note six ci-dessus), il n’en est pas moins exclu du livre de Jarry... D’autre part, si la machine à explorer le temps est devenue possible, c’est justement parce que celui-ci est désormais considéré comme la « quatrième dimension de l’espace »8 ; c’est donc la possibilité d’être immobile dans « l’Espace absolu » qui permettrait d’explorer le temps. La machine à explorer le temps est ainsi une « machine à être immobile » et le temps se présente « comme une courbe, ou mieux une surface courbe fermée »9 – cette même courbe qui, au chapitre xxxvi de Gestes et opinions…déjà, servait à représenter tous les temps.
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10 Rappelons que les premières explications concernant la propagation des ond...
17Si le livre viii, je l’ai dit, semble renvoyer dos à dos les notions de temps et d’espace, l’espace est donc reconquis, à la fin de Gestes et Opinions…, sous la forme de ce nouvel espace « d’inconnue dimension » qu’a mis en place la géométrie non-euclidienne ; le temps, en revanche, n’est plus perçu que sur le mode d’une étendue, ce que vient confirmer le « mot-valise » qui qualifie finalement le lieu d’où parle Faustroll : l’« éthernité »10.
L’espace du texte et la forme de l’œuvre
18Enfin, l’espace se manifeste concrètement dans la « spatialité » du livre que nous avons entre les mains : les particularités de sa composition attestent de toutes les manières possibles qu’il faut le concevoir dans son ensemble comme un espace.
19À l’échelle de la phrase, d’abord, par le recours à la métaphore, ou plus encore à la périphrase, poussée à l’extrême chez Jarry :
Il choisit ce corps ordinairement liquide, incolore, incompressible et horizontal en petite quantité ; de surface courbe, de profondeur bleue et de bords animés d’un mouvement de va-et-vient quand il est étendu ; qu’Aristote dit, comme la terre, de nature grave ; ennemi du feu et renaissant de lui, quand il est décomposé, avec explosion ; qui se vaporise à cent degrés, qu’il détermine, et solidifié flotte sur soi-même, l’eau, quoi ! (ii, ix, p. 34)
20S’il est légitime de voir dans ce passage un exercice plein d’humour, il ne semble pas avoir pour seule fonction de dénoncer les tics d’une « écriture-artiste » versée dans la métaphore et le mot rare : en exhibant la périphrase, le texte semble avant tout vouloir matérialiser un espace de l’écrit.
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11 Il est bien, en cela, le précurseur des recherches que mèneront les écriva...
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12 Chapitre xxxvi, p. 98. Sans doute faut-il voir là le véritable hommage à M...
21Jarry met par ailleurs en œuvre un travail sur la forme même du texte, qui fait apparaître l’espace comme l’une de ses composantes essentielles : la succession de chapitres très brefs ou le recours à la liste (on en trouve trois, dont une en grec et sur deux colonnes) scandent le récit de blancs, de ruptures. S’y adjoignent, comme souvent chez Jarry, des jeux graphiques qui vont de l’intégration d’images (le cachet d’huissier qui ouvre le récit) à des variations typographiques (majuscules, italiques, alphabet grec, etc.), auxquelles s’ajoutent de longues démonstrations mathématiques et des portées musicales. Ce jeu sur le signe, si important chez Jarry, s’accorde ici à la recherche des potentialités de la mise en page et confirme qu’il faut voir là un travail esthétique de spatialisation du texte littéraire11. Le livre lui-même se fait donc espace, ce que Jarry nous dit d’ailleurs explicitement à la fin du récit de voyage : le livre de Faustroll est un livre dans l’espace, un livre-partition qui se déroule en spirale hors du corps de Faustroll mort12.
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13 Le cachet qui a la forme d’un cercle et le texte de l’inscription (« copie...
22La composition de l’ouvrage va également dans le sens de ce que l’on pourrait nommer une « épaisseur », un feuilletage du texte, l’ensemble fonctionnant par la superposition des strates que signale la structure imbriquée du récit : le récit de voyage, en majeure partie conté par Panmuphle, est clairement séparé en deux parties qui se font écho ; lui-même s’inscrit entre les deux extraits du livre de Faustroll sur la pataphysique ; et l’ensemble est subordonné aux « Procédures » qui ouvrent et à la « Table » qui clôt le texte. L’intégration de la table des matières au récit ajoute une strate au texte, de même que le dessin incipit (la reproduction méticuleuse du papier timbré des huissiers) qui fonctionne comme un emblème13.
23Cette superposition va bien dans le sens de la « fragmentation » que Joseph Frank considère comme l’une des manifestations les plus fréquentes de la spatialisation du récit, puisqu’elle interrompt la linéarité de la narration, et d’autant plus ici qu’elle s’appuie sur un mécanisme de répétitions : beaucoup d’éléments sont en effet redoublés (deux rencontres avec des prêtres, deux passages par la mort, deux « chutes », deux mentions du crapaud qui mange et défèque le soleil, etc.) et l’on peut considérer que l’incipit et la table des matières (où les huit livres sont présentés comme « les huit séjours, les huit mondes, les huit purushas ») ont une fonction de mise en abyme. Le texte ne s’articule donc pas sur un mode linéaire, mais selon des principes d’échos et de ruptures qui constituent une sorte d’espace livresque.
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14 Le Surmâle. Roman moderne, Paris, Éditions de la Revue blanche, 1902.
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15 « Il est d’usage d’appeler Monstre l’accord inaccoutumé d’éléments dissona...
24Le livre, qui plus est, semble jaillir hors du livre comme il jaillit du corps mort de Faustroll et comme le suggèrent l’inachèvement et la transmission « posthume » du livre du Docteur, envoyé « télépathiquement » d’un « ailleurs ». De fait, le texte se prolonge hors du cadre du récit avec l’étude « pour servir à la construction pratique de la machine à explorer le temps », ainsi qu’avec les multiples mentions de la pataphysique, qui trouve ici son expression majeure. Mais il se poursuit également à travers l’œuvre entière, selon une méthode chère à Jarry, par des citations explicites (César Antéchrist, viii, xxxix, p. 106) ou implicites (le « bâton-à-physique » par exemple, à la même page, qui renvoie entre autres à Ubu), ou encore par la reprise a posteriori de motifs qu’il a mis en place (par exemple les rapprochements possibles entre Faustroll et André Marcueil, le héros du Surmâle14, qu’on « reconnaît » au début du chapitre xxxiii). Œuvre fragmentée, donc, mais conçue comme un tout, exactement selon la définition que Jarry donne du « monstre »15.
25Enfin, nul doute qu’il ne faille considérer de la même manière les innombrables pistes que suggèrent les dédicaces et les références aux écrivains, musiciens, peintres, physiciens, mathématiciens, graveurs, occultistes de la Renaissance, philosophes, etc. L’œuvre se présente ainsi non seulement comme un voyage à travers l’art, que matérialise le voyage à travers les îles dédiées chacune à un artiste dont elle propose une sorte de « pastiche », mais aussi comme un voyage à travers le savoir, qu’elle synthétise et transforme : déambulation artistique, donc, mais aussi démonstration que la littérature a le pouvoir de tout englober.
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16 Joseph Frank, art. cit., p. 251.
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17 On peut en proposer plusieurs modèles : celui de l’œuvre labyrinthique (un...
26Le travail sur la fragmentation qui retient l’attention de Joseph Frank est donc bien présent chez Jarry, mais de manière beaucoup plus raffinée et complexe que la simple présentation d’un « va-et-vient entre les différents plans de l’action »16. La « fragmentation » par juxtaposition de scènes simultanées dont parle Frank devient chez Jarry non seulement le principe structurant de l’œuvre, mais le principe même de sa lecture : il nous invite à avoir de son œuvre une lecture transversale – c’est-à-dire spatiale17.
Espace et création
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18 Joseph Frank, art. cit., p. 266.
27Je reviens un instant sur l’article de Frank et les déceptions que causent, à mon sens, les conclusions auxquelles il arrive : se fondant sur les travaux de Mircea Eliade, il explique la spatialisation du récit comme la manifestation de l’« univers a-temporel du mythe qui, en constituant le fond général de la littérature moderne, trouve l’expression esthétique qui lui convient dans la forme spatiale »18.
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19 Ainsi, on trouve par deux fois mention d’un déluge, on rencontre deux fois...
28D’une part, je me demande s’il ne faudrait pas inverser la proposition : c’est la forme spatiale qui trouve une des expressions qui lui convient dans le mythe, tout de même qu’elle la trouve aujourd’hui par exemple dans le roman policier. D’autre part, il me semble qu’il ne faudrait pas se tromper sur le sens de ce retour au mythe : il ne fait nul doute en effet que Gestes et Opinions… est un récit mythique de création, de nombreux éléments du texte le prouvent ; on peut même dire que le récit est animé d’un constant mouvement de création, qu’il s’agit même en fait d’un récit de création échevelé19 qui conduit l’homme à la maîtrise de Dieu, puisque le « bon docteur » se dit explicitement Dieu et que son livre (le « livre de Dieu »), comme celui de Jarry, s’achèvent sur la conception d’un Dieu mesurable et maîtrisable. Mais le caractère « mythique » sert ici à signaler l’infaillible cohérence du projet : l’espace est au centre du texte, parce qu’il est l’enjeu même de toute création – et l’on comprend dès lors pourquoi le livre de Faustroll peut légitimement s’affirmer « Livre de Dieu »….
29L’intérêt de cette réflexion est alors manifeste : la question de l’espace permet de mettre le modèle physico-mathématique au service de la littérature, comme un moyen de remettre en cause l’habituel débat de la représentation en art. Car la création à laquelle nous assistons ici n’est pas l’une des innombrables réécritures de la Genèse que la fin-de-siècle affectionne ; elle est l’emblème de la création artistique et tout y est subordonné à la fiction : Faustroll qui naît à 63 ans, la possibilité infinie de « réaccomplir » l’acte de la création, la figure même de Dieu, fruit de l’imagination et déductible par les mathématiques, les huit chapitres enfin, qui sont « huit mondes », comme le rappelle la table des matières…
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20 Est-ce un hasard si, quelques années plus tard, un Musil aura pour des rai...
30Toute l’œuvre de Jarry est une réflexion sur le statut de la fiction, et Breton, qui lui reconnaît d’avoir, plus qu’Oscar Wilde, supprimé la différenciation entre l’art et la vie, ne voit pas encore assez loin. Si Jarry écarte le temps, ce n’est pas pour proposer une « recette » pour renouveler la littérature, mais parce qu’il s’agit de changer le regard que l’on porte sur l’art, en l’écartant définitivement de son rapport à l’imitation (au sens restreint, du moins, que lui donne les Modernes). Il faut quitter le réalisme, non pour revenir au mythe, mais pour rendre la fiction à sa véritable nature, celle du signe20.
31Ainsi, sujets, motifs, structure, mise en page, tout converge pour créer une cohérence qui ne prend son vrai sens, comme souvent chez Jarry, que lorsque tous les éléments sont mis en « réseau ». L’œuvre de Jarry est donc bien une œuvre spatiale, c’est-à-dire une œuvre qui impose une lecture non pas linéaire et séquentielle, mais transversale et globale, parce qu’elle trouve dans l’espace le lieu même de la fiction. Exclure le temps du récit et le situer dans l’« espace absolu », c’est démontrer que l’espace représente la seule possibilité d’abstraire la littérature du réel. C’est aussi définitivement échapper au xixe siècle.
Notes
1 Toutes les références renvoient à l’édition de Noël Arnaud, Gallimard, coll. « Poésie », 1980. La publication de l’œuvre est complexe : seuls des extraits ont été publiés du vivant de Jarry (Mercure de France, n° 101, mai 1898 et La Plume, n° 278, 15 novembre 1900) ; on en connaît par ailleurs deux manuscrits, l’un (« Lormel ») de 1898, l’autre (« Fasquelle ») sans doute de 1899 et incomplet. L’édition originale a été publiée chez Gallimard en 1911, mais est peu fiable.
2 Joseph Frank, The Widening Gyre, Crisis and Mastery in Modern Literature, New Brunswick, N.J., Rutgers University Press, 1963 ; un extrait (p. 3-62) en est paru dès 1945 dans la Sewanet review, qui a été partiellement traduit en français sous le titre « La Forme spatiale dans la littérature moderne », Poétique, 10, 1972, p. 244-266. On trouvera les citations qui suivent aux pages 245, 248 et 249.
3 Rappelons qu’il y a huit Livres dans Gestes et opinions…, subdivisés en 41 chapitres ; les Livres iii à vii correspondent aux chapitres xi à xxxv.
4 Respectivement : Livre iii, chapitres xi à xxiv et Livres iv à vii, chapitres xxv à xxxv.
5 Notons qu’il existe des cartes, mais elles sont peu compréhensibles (p. 39, 40, 42, 45, 53) et que Faustroll consulte parfois les astres (p. 50, 59, 66).
6 Récapitulons ! Les passages connus des œuvres du Docteur Faustroll sont donc les suivants : le Livre ii (chapitres viii, ix et x ) et le Livre viii, composé de deux lettres télépathiques (chapitres xxxvii et xxxviii, qui servent en quelque sorte de préface à la suite du traité, chapitres xxxix, xl et xli) ; à quoi il faut ajouter le Commentaire pour servir à la construction pratique de la machine à explorer le temps, que le Docteur a signé en février 1899 dans le Mercure de France, n° 110, p. 387-396, moins d’un an, donc, après les premiers extraits des Gestes et opinions… publiés dans cette même revue (ce texte ne figure cependant dans aucun des deux manuscrits connus de Gestes et opinions…).
7 C’est du moins ce que l’on peut inférer de la note 4 de la p. 727 du t. 1 des Œuvres complètes (Michel Arrivé éd., Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1972, p. 1236).
8 Commentaire pour servir à la construction…, repris dans Œuvres complètes, t. 1, op. cit., p. 735.
9 Ibid., p. 742-743.
10 Rappelons que les premières explications concernant la propagation des ondes lumineuses, et jusqu’à Maxwell et Lord Kelvin, auquel Jarry emprunte l’idée du gyrostat, avaient revivifié l’idée d’un « éther » leur servant de support ; Jarry semble suivre cette interprétation (voir p. 737-738 et 743), qui ne sera du reste remise en cause qu’au tournant du siècle par Lorentz, Poincarré et surtout Einstein.
11 Il est bien, en cela, le précurseur des recherches que mèneront les écrivains du début du siècle sur le caractère visuel et spatial de l’écriture.
12 Chapitre xxxvi, p. 98. Sans doute faut-il voir là le véritable hommage à Mallarmé.
13 Le cachet qui a la forme d’un cercle et le texte de l’inscription (« copies d’exploits et significations de pièces ») définissent en effet précisément le projet du récit. Ceci est à rapprocher du « Linteau » des Minutes de sable, dont l’intitulé affiche le caractère spatial d’une œuvre définie comme un « polyèdre d’idées » (Œuvres complètes, t. 1, op. cit., p. 173).
14 Le Surmâle. Roman moderne, Paris, Éditions de la Revue blanche, 1902.
15 « Il est d’usage d’appeler Monstre l’accord inaccoutumé d’éléments dissonants […]. J’appelle monstre toute originale inépuisable beauté » (L’Ymagier, n° 2, janvier 1895, cité dans Œuvres complètes, t. 1, op. cit., p. 970).
16 Joseph Frank, art. cit., p. 251.
17 On peut en proposer plusieurs modèles : celui de l’œuvre labyrinthique (une variante, en somme, de la gidouille d’Ubu), celui des graphes, etc.
18 Joseph Frank, art. cit., p. 266.
19 Ainsi, on trouve par deux fois mention d’un déluge, on rencontre deux fois le crapaud qui mange et défèque le soleil, on assiste par deux fois à une création coprolalique (lorsque Faustroll anime les « élus » et lorsque l’Évêque Mensonger défèque des figures). Par ailleurs, l’un des derniers livres, pastiche des dialogues platoniciens, est un « discours sur l’érotique » qui fait écho à la scène amoureuse, anticipatrice du Surmâle, et qui précède la crise de folie destructrice de Faustroll.
20 Est-ce un hasard si, quelques années plus tard, un Musil aura pour des raisons analogues recours aux mathématiques comme à la « science des possibles » ?
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Isabelle Krzywkowski
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – ISA