La Réserve : Livraison du 17 novembre 2015
L’« Empire de la volonté » dans l’univers de George Sand
Initialement paru dans : George Sand et l’Empire des lettres, Anne E. McCall-Saint-Saëns dir., New Orleans, Presses Universitaires du Nouveau Monde, 2004, p. 225-232
Texte intégral
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1 Les références à Histoire de ma vie renvoient à l’édition de Damien Zanone,...
1Dans Histoire de ma vie, on est frappé de la trajectoire exigeante que se fixe le texte dès son ouverture : la narratrice annonce qu’elle « accomplira […] l’étude du cœur humain […], une étude sincère de [s]a propre nature et un examen attentif de [s]a propre existence » (I, 45)1 , qu’elle racontera « la vie intérieure, la vie de l’âme, c’est-à-dire l’histoire de son propre esprit et de son propre cœur, en vue d’un enseignement fraternel » (I, 50). Écartant de son récit toute complaisance anecdotique, elle se destine donc à écrire le chemin spirituel de son « développement moral » (I, 432).
2À la fin de son autobiographie, elle vérifie, en un bilan d’une remarquable sobriété, si cette promesse a été tenue :
J’ai raconté ou fait pressentir de mon existence tout ce qui est entré par ma volonté ou tout ce qui s’y est trouvé attiré par mes instincts. J’ai dit comment j’avais traversé et subi les diverses fatalités de ma propre organisation. C’est tout ce que je voulais et devais dire. (II, 542)
3Le récit de son existence se réduit donc ici, assez schématiquement, à l’alternance entre une activité (la « volonté ») et à une certaine passivité (les « instincts »).
4Je voudrais ici saisir les enjeux de ce discours sur la volonté comme valeur morale réfléchie par l’auteur dans Histoire de ma vie, mais aussi exemplifiée dans la plupart des romans comme agent structurant de l’intrigue.
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2 « Je m’habituais donc à l’humiliation de mon esclavage, et j’y trouvai l’al...
5Histoire de ma vie est, effectivement, l’histoire d’une volonté, parfois défaillante, souvent victorieuse, l’histoire d’un « stoïcisme naturel »2 dont le récit se fait à travers quelques scènes exemplaires : sous les coups de Rose,sa bonne, la jeune Aurore apprend à « se roidir contre le malheur » (I, 412) ; devant la tentation du suicide, elle fait l’épreuve de cette attirance vers la mort et de l’impuissance de la volonté à la combattre ; au couvent, elle est prête à adhérer à la devise volontariste de Sœur Helen : « On peut toujours ce qu’on veut » (II, 18) et elle admire les mortifications qu’elle s’inflige. Cette éducation de la volonté s’inspire de deux modèles : l’un antique, sous l’influence de Deschartres, et l’autre, chrétien : « […] ma volonté, développée par les théories stoïciennes de Deschartres d’une part et les mortifications chrétiennes de l’autre, s’était habituée à dominer souvent les défaillances de la nature » (II, 328 ).
6Ainsi, dès le début du chapitre II de la première partie de son autobiographie, s’amorce un discours théorique sur la volonté, préalable au récit de soi. La narratrice s’explique sur le partage originel, en l’homme, de l’acquis et de l’inné :
Nous apportons en naissant des instincts qui ne sont qu’un résultat du sang qui nous a été transmis, et qui nous gouverneraient comme une fatalité terrible, si nous n’avions pas une certaine somme de volonté qui est un don tout personnel accordé à chacun de nous par la justice divine. À ce propos […], je dirai que, selon moi, nous ne sommes pas absolument libres […].
Mais nous ne sommes pas non plus absolument esclaves de la fatalité de nos instincts. Dieu nous a donné à tous un certain instinct assez puissant pour les combattre, en nous donnant le raisonnement, la comparaison, la faculté de mettre à profit l’expérience, de nous sauver enfin, que ce soit par l’amour bien entendu de soi-même, ou par l’amour de la vérité absolue. (I, 65-66)
7Par « instincts », sont désignés de manière ambiguë à la fois un héritage biologique et un « instinct divin », qui ressemble fort à la « conscience » que Rousseau appelle de ses vœux dans La Profession de foi du vicaire savoyard ; la « volonté », cette chance offerte par Dieu pour nous libérer de cette « fatalité terrible » des ancêtres, se présente donc comme la part raisonnable de l’être, comme le moyen d’échapper à l’irrémédiable destin du « sang qui nous a été transmis » ; la volonté, parcelle de Dieu en l’homme, l’éclaire, le guide et le sauve de la toute puissante sauvagerie de ses passions brutes ; don de tempérance et d’équilibre, elle vient corriger l’action démesurée ou néfaste de l’hérédité. Il existe donc un espace propre à l’homme, même s’il lui a été donné par Dieu comme une semence, c’est la volonté du bien ; et c’est là peut-être le paradoxe apparent de cette métaphysique optimiste : Dieu offre la liberté de la volonté mais ne la prescrit pas. Pas de prédestination irrémédiable donc, ni divine, ni humaine, mais une conquête du bien, promise à qui se construira par la force de sa volonté. C’est la leçon de vie que tire le vieux Mauprat, devant ses jeunes interlocuteurs :
3 Les références à Mauprat renvoient à l’édition Romans 1830, Omnibus, 1991 e...
Ne croyez pas à la fatalité, ou du moins, n’exhortez personne à s’y abandonner. Voilà la morale de mon histoire. (M, 1240)3
Ne croyez à aucune fatalité absolue et nécessaire, mes enfants, et cependant admettez une part d’entraînement dans nos instincts, dans nos facultés… (M, 1241)
8Qui peut mieux que lui en effet nier les effets ensorceleurs du « sang des Atrides » (M,1078) qui court en lui et que seule une tension inouïe de la volonté peut conjurer ?
Je fus pris d’un nouveau vertige, il y eut en moi une lutte terrible des deux instincts. Qui expliquera ce mystère qui s’accomplit dans le cerveau d’un homme, alors que l’âme est aux prises avec les sens et qu’une partie de son être cherche à étouffer l’autre ? Dans une organisation comme la mienne, cette lutte devait être affreuse, croyez-le bien ; et n’imaginez pas que la volonté joue un rôle secondaire chez les natures emportées. » (M, 1193)
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4 Dans Histoire de ma vie, Sand rappelle les conversations sur le libre-arbit...
9Car la volonté du bien, si elle est un don de Dieu, n’est pas un choix obligé : l’homme peut aussi, par l’existence du libre-arbitre4, se laisser entraîner sur la pente de ses mauvais instincts. Au moment où se présente à elle la tentation du suicide, la jeune Aurore en fait la douloureuse expérience :
Je pensai que le libre-arbitre existe dans la pensée saine, mais que son exercice peut être entravé par des circonstances tout à fait indépendantes de nous et vainement combattues par notre volonté. Ce n’était pas ma faute si j’avais la tentation de mourir. (II,163)
10L’homme est fait de ciel et de terre mais de cela nul ne peut le condamner irrémédiablement selon Sand car, même pour celui qui est submergé par son douloureux héritage, il existe toujours une issue, une lumière possible, qui s’appelle la grâce :
La théologie du genre humain perfectionnée admettra les deux principes, fatalité et liberté. Mais, comme nous en avons fini, je l’espère, avec le manichéisme, elle admettra un troisième principe qui sera la solution de l’antithèse, la grâce. [...] La grâce, c’est l’action divine, toujours fécondante et toujours prête à venir au secours de l’homme qui l’implore. (I, 66)
11Par l’invention de ce troisième terme, Sand pose les fondements d’une théologie de la rédemption, de la consolation et de la compassion, prémisse d’une morale très humaine : l’homme n’est jamais définitivement abandonné à ses mauvais penchants par Dieu mais il est protégé par un ange-gardien, souvent figuré sous les traits de l’amour dans ses romans.
12La fatalité héréditaire n’est donc pas immuable, le libre-arbitre, s’il est mal exercé, n’a pas d’effets irréversibles : la grâce est une chance offerte à l’homme par un Dieu miséricordieux pour qu’il se perfectionne à tout moment. Ce faisant, l’angoisse de la liberté absolue et de la condamnation sans appel du fatalisme n’existent plus.
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5 Christine Planté, « Histoire de ma vie de G. Sand : Histoire d’une romanciè...
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6 Dans Histoire de ma vie, Sand rappelle constamment l’existence de ce guide ...
13Sand ne pense donc pas en termes de combat, de vengeance, mais en termes de conciliation, de réconciliation. On voit que, dans cette conception de l’individu, elle se bat contre toute forme de déterminisme absolu : au moment où l’édifice rationaliste et l’optimisme scientifique des Lumières se lézardent, elle pose certaines limites à la toute puissante raison « en situant l’individu dans et par sa filiation »5 ; au moment où les austères principes de la théologie classique déclinent, elle s’oppose au dogme de la prédestination ; dans ce monde post-révolutionnaire, Sand invente donc une morale moderne, une morale du progrès qui laisse à l’homme une place pour se construire un destin sous le bienveillant regard de Dieu6.
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7 Voir Nicole Mozet, George Sand écrivain de romans, Saint-Cyr-sur-Loire, Chi...
14Tout le roman de Mauprat développe cette conversion longue, douloureuse, mais réussie de Bernard « coupe-jarret » « pour passer de l’état d’homme des bois à celui d’homme intelligent » (M, 1119). Car la volonté n’est pas une rationalité abstraite : il lui faut une motivation profonde, un désir violent pour alimenter son énergie et il lui faut du temps pour accomplir sa « révolution » : « passion et patience » (Nicole Mozet) sont également nécessaires. D’une part donc, la magique apparition d’Edmée, « fille de Dieu » comme la désigne le vieux Patience, illumine providentiellement le destin de Bernard (c’est la forme que prend dans le roman la « grâce » dont parle Sand dans Histoire de ma vie), au moment où, à la Roche-Mauprat, il allait subir le sort de ses oncles ; d’autre part, « l’éducation, qui est travail sur soi impliquant fatigue et persévérance »7 opère son travail souterrain grâce à « l’empire de la volonté » (M, 1122). Mauprat en explique les vertus à la fin du roman :
L’homme ne naît pas méchant ; il ne naît pas bon non plus, comme l’entend Jean-Jacques Rousseau, le vieux maître de ma chère Edmée. L’homme naît avec plus ou moins de passions, avec plus ou moins de vigueur pour les satisfaire, avec plus ou moins d’aptitude pour en tirer un bon ou un mauvais parti dans la société. Mais l’éducation peut ou doit trouver remède à tout ; là est le grand problème à résoudre, c’est de trouver l’éducation qui convient à chaque être en particulier. (M, 1241)
15À l’origine de cette anthropologie morale, se dessine donc la référence obligée au Rousseau du Discours sur les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Dans cet ouvrage, Rousseau postule une abstraction idéale, « l’homme naturel », dont la pureté instinctive serait corrompue par la civilisation. Selon un paradoxe apparent, Rousseau fait donc reposer la décadence sociale sur la perfectibilité de l’homme. L’image du progrès est donc pour lui celle d’un déclin. Mais la déchirure qui sépare « l’homme sauvage » de « l’homme civil » n’est pas réparable ; la perversion de l’homme dénaturé est probablement définitive et sans rémission quoi que laisse espérer Rousseau dans la Profession de foi du vicaire savoyard. À cela, Sand répond :
Jean-Jacques Rousseau croyait que nous étions tous nés bons, éducables, et il supprimait ainsi la fatalité ; mais alors comment expliquait-il la perversité générale qui s’emparait de chaque homme au berceau pour le corrompre et inoculer en lui l’amour du mal ? Lui aussi croyait au libre-arbitre pourtant ! […] En admettant que l’éducabilité ou la sauvagerie de nos instincts soient ce que je l’ai dit, un héritage qu’il ne nous appartient pas de refuser et qu’il nous est fort inutile de renier, le mal éternel, le mal en tant que principe fatal, est détruit ; car le progrès n’est point enchaîné par le genre de fatalité que j’admets. C’est une fatalité toujours modifiable, toujours modifiée, excellente et sublime parfois, car l’héritage est parfois un don magnifique auquel la bonté de Dieu ne s’oppose jamais. (I, 68)
16À cette inéluctable « misère humaine », Sand s’oppose radicalement et, en situant l’homme au confluent de son hérédité et de son devenir (sa volonté), elle le réconcilie avec son passé et son avenir : l’homme naît comme il est, bon ou mauvais selon les cas mais il lui appartient de vouloir se perfectionner ici et maintenant. Concrètement enraciné dans sa vie et dans l’histoire de son temps, l’homme, selon Sand, certes beaucoup moins parfait, à l’origine, que celui de Rousseau, peut se construire un idéal à sa mesure, sans la nostalgie d’aucun paradis perdu.
17C’est cette euphorie d’une espérance toujours possible qui nous porte, certainement, à lire Sand.
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8 Isabelle Hoog-Naginski, George Sand, L’Écriture ou la vie, Paris, Champion,...
18Je vais maintenant examiner comment, à rebours de cette théorie optimiste, certaines exceptions, parmi les personnages de roman, font un usage pervers de la volonté et échouent à cette mesure du bonheur par le progrès de soi. Il est pour moi une héroïne sandienne, fondamentalement désespérée qui épouse, d’une certaine manière, le modèle de l’homme morcelé que présente Rousseau. C’est Lélia, déchirée du tourment de l’impossible pureté. Ce décalage n’est pas étonnant quand on sait que l’écriture de la première version de Lélia (1833) correspond à ce qu’Isabelle Naginski appelle la « période noire »8 de George Sand : la dépression dans laquelle se trouve l’auteur vaut alors comme discours sur le monde et révèle les enjeux profonds de la place de la volonté dans l’univers sandien.
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9 Les références à Lélia renvoient à l’édition Romans 1830, Paris, Omnibus, 1...
19Ainsi, tout au long du roman, les personnages qui entourent l’héroïne posent la question de sa véritable nature pour conclure à cette fracture existentielle, en des images qui marquent la dissociation, le morcellement, la scission, l’ impossible unité : « Tu es un ange ou un démon, lui dit Sténio, au début du roman, mais tu n’es pas une créature humaine » (L, 385)9. Magnus, lui, l’interroge : « Êtes-vous de feu ou de glace ? » (L, 500) et Pulchérie affirme : « Tu sais bien d’où vient ton mal : c’est d’avoir voulu séparer deux puissances que Dieu avait étroitement liées » (L, 504).
20Lélia est une femme séparée, séparée non seulement des autres mais d’elle-même. Inversant les effets positifs de la volonté, elle imprime « l’empire de sa volonté » (L,522) sur les êtres encore malléables comme Sténio dont elle ruine la vie. Nouvelle Pygmalion au féminin, elle façonne les hommes selon l’absolu de ses désirs : « Lélia, dites-moi ce que vous voulez que je sois et je le serai » (L, 397) lui demande Sténio. Mais, à la fin du roman, il fait le constat désenchanté de cette tyrannie : « Celui qui se fait une idole de je ne sais quelle chimère de volonté […] n’est qu’un poltron qui craint d’être entraîné par ses fantaisies et de trouver la souffrance dans ses plaisirs » (L, 555).
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10 Nicole Mozet parle à cet égard « perversité dans la vertu », op. cit., p. 82.
21Lélia, c’est l’histoire d’une régression stérile vers un état de pureté dont l’idéalisation conduit à la mort : « j’ai vécu en sens inverse de la destinée naturelle » (L, 479) confie l’héroïne à Pulchérie. Ce « divorce complet […] opéré entre le corps et l’esprit » (L, 479) est une tentation pour de nombreuses héroïnes sandiennes qui semblent parfois confondre cet apparent héroïsme de la vertu avec l’amour10. À vouloir l’impossible, ces femmes en deviennent inhumaines : « Qu’est-ce donc que Lélia ? une ombre, un rêve, une idée tout au plus. Allez, là où il n’y a pas d’amour, il n’y a pas de femme » (L, 410) dit Sténio à Trenmor, parlant de Lélia.
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11 V. I. Hoog-Naginski, op. cit., p. 145 : « Cette inertie de l’esprit et des...
22Dans ce cas, la volonté s’exerce à l’envers, comme refus des sens : elle est le signe, alors, de l’impossible union entre l’esprit et le corps11.
23De nombreuses héroïnes sandiennes considèrent ainsi leur virginité comme la récompense suprême d’une ascèse imposée aux désirs de leurs amoureux.
24Edmée, par exemple, inspirée par les codes de l’amour courtois, impose à Bernard Mauprat des épreuves qui surpassent le désir d’éducation qu’elle a pour lui. Les femmes d’une manière générale, font attendre les hommes chez Sand et leur font sentir la toute puissance de leurs volontés. Au début du roman, Édmée fonde la nature de leur relation sur cette impérieuse exigence de mérite : « […] ferez-vous toutes mes volontés ? – et pourquoi diable ferais-je vos volontés, cousine ? […] – Parce que c’est ainsi qu’on prouve aux femmes qu’on les aime »(M, 1075)
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12 Mademoiselle Merquem, Martine Reid éd., Paris, Actes Sud, « Babel », 1996,...
25Célie Merquem, elle aussi, souhaite mesurer l’amour qu’Armand a pour elle en éprouvant sa volonté et sa patience par l’invention d’obstacles qui ne sont pas tous d’égale hauteur (le vœu qu’elle a implicitement fait à Montroger de ne pas se marier avant que lui-même ne tombe amoureux d’une autre femme ; les habitants de La Canielle qui la considèrent comme une vierge dévouée à la mer et à leur village ; le prétendu amour qu’elle porte au marquis de Rio Negro). Mais cette attente, loin de rebuter les amoureux acharnés, excite au contraire leur volonté : « Plus les obstacles m’apparaissaient, plus mon désir devenait volonté, plus mon âme s’attachait à son but et le trouvait digne d’une grande lutte »12.
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13 Mademoiselle Merquem, op.cit., p. 283 et p. 312.
26Volonté contre volonté, l’amour n’est pas chose facile chez Sand. La volonté-résistance des femmes doit céder à la volonté-contenance (ou continence) des hommes ; c’est à ce prix qu’un bonheur immense récompensera l’amour. Il n’est donc pas étonnant que la réunion des amoureux dans l’amour charnel se traduise souvent par « l’abandon de la volonté »13. Le pacte que la jeune mariée Aurore Dudevant propose à Aurélien de Sèze – que l’on saisit à travers la Correspondance - est également de cette nature et répond bien à ce souci d’opposer à « l’empire des sens » une victoire de la volonté qui sublime l’amour. Au prix d’un sacrifice des passions du corps, on peut atteindre l’idéal de l’amour, épuré et grandi de cette victoire intérieure.
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14 Roland Barthes, Michelet, Paris, Le Seuil, coll. « Écrivains de toujours »...
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15 Michelet, Bible de l’humanité, 1864, cité par R. Barthes, op. cit., p. 60.
27On le voit bien : la volonté est une figure essentielle de l’imaginaire sandien. En effet, plus que dans le récit de vie où, finalement, elle ne structure que la personnalité de la narratrice et de quelques élus -les déceptions de 1848 et les amertumes du divorce l’ont rendue plus sceptique sur le partage universel de la « perfectibilité » -, elle s’épanouit dans la douceur d’une espérance fictive. Les romans accomplissent ainsi la « fantasmagorie du miracle »14 dont Michelet dénonçait l’arbitraire. Le romanesque sandien, s’il a toujours en vue cette révolution démocratique grâce à laquelle l’homme échappe à une vie jouée d’avance, se plaît à nous transporter vers un monde chimérique, intemporel, où « l’impossible, souvent, devient possible »15. Profondément optimiste malgré tout -on le lui a souvent reproché - la vision de Sand réinvente une humanité où la vertu triomphante serait un équilibre enfin trouvé entre les instincts et la volonté : « La raison nous démontre que la vertu est un résultat brillant de l’apparition de la vérité dans la conscience, une certitude, par conséquent, qui commande au cœur et à la volonté » (II, 528).
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16 Jeanne, Grenoble, PUG, 1978, p. 170.
28Il existe ainsi, dans les romans de Sand, des êtres parfaits qui échappent à la conception mesurée de l’homme et qui répondent à cet idéal de plénitude : ce sont les sublimes héroïnes, Jeanne, Consuelo ou Brulette dans Les Maîtres Sonneurs, « types admirables et mystérieux qui semblent faits pour un âge d’or qui n’existe pas, et où la perfectibilité serait inutile, puisqu’on aurait la perfection »16. Leur volonté ne s’exerce que pour s’isoler de la violence extérieure ; rien, en elles, n’exige de lutte. Le libre exercice de la vertu, suprême accomplissement de la volonté, ne doit donc rien aux contraintes de la morale sociale : la vertu est chez George Sand, comme chez Rousseau, une intuition du cœur, l’irradiation sublime et merveilleuse de l’être unifié.
Notes
1 Les références à Histoire de ma vie renvoient à l’édition de Damien Zanone, Paris, GF, 2001 (2 tomes). J’indiquerai, à la suite de chaque citation, entre parenthèses, le n° du volume, suivi du n° de la page.
2 « Je m’habituais donc à l’humiliation de mon esclavage, et j’y trouvai l’aliment d’une sorte de stoïcisme naturel dont j’avais besoin pour pouvoir vivre avec une sensibilité de cœur trop surexcitée » (I, 412). La volonté est ici présentée comme une sorte de contrepoids aux passions.
3 Les références à Mauprat renvoient à l’édition Romans 1830, Omnibus, 1991 et seront notées M, suivi du n° de la page. Voir aussi, ibid. : « […] si j’étais législateur, je ferais arracher la langue ou couper le bras à celui qui oserait prêcher ou écrire que l’organisation des individus est fatale, et qu’on ne refait pas plus le caractère d’un homme que l’appétit d’un tigre. Dieu m’a préservé de le croire » (M, 1038).
4 Dans Histoire de ma vie, Sand rappelle les conversations sur le libre-arbitre qu’elle avait avec Deschartres : » Oh ! doucement, dit Deschartres. Vous voilà fataliste à présent, et que faites-vous du libre-arbitre, vous qui êtes chrétienne ? - Je vous confesse qu’aujourd’hui […], j’éprouve de grands doutes là-dessus […] ; mais ce qui m’est arrivé tout à l’heure ne prouve-t-il pas que l’on peut être entraîné vers la mort physique par un phénomène tout physique, auquel la conscience et la volonté n’ont point de part, et où l’assistance de Dieu semble ne vouloir pas intervenir ? - Vous ne concluez que si l’instinct physique peut nous faire chercher la mort physique, l’instinct moral peut nous pousser de même à la mort morale ? La conséquence est fausse. L’instinct moral est plus important que l’instinct physique, qui ne raisonne pas. La raison est toute puissante […] sur le mal moral qui n’est pas de force contre elle. Ceux qui font le mal sont des êtres privés de raison. Complétez la raison en vous-même, vous serez à l’abri de tous les dangers qui conspiraient contre elle, et même vous surmonterez en vous les désordres du sang et des nerfs ; vous les préviendrez, tout au moins, par le régime moral et physique ». (II,162).
5 Christine Planté, « Histoire de ma vie de G. Sand : Histoire d’une romancière ou autobiographie de tout le monde ? » Revue des Lettres et de traduction n° 7, Université Saint-Esprit de Kaslik, Liban, 2001, p. 295.
6 Dans Histoire de ma vie, Sand rappelle constamment l’existence de ce guide divin pour l’homme : « Il me fallait trouver, non pas en dehors, mais au-dessus des conceptions passagères de l’humanité, au-dessus de moi-même, un idéal de force, de vérité, un type de perfection immuable à embrasser, à contempler, à consulter et à implorer sans cesse » (II, 294) ; « Il est certain que la volonté et la foi peuvent dominer les sens quelque affectés qu’ils soient ». (I, 205)
7 Voir Nicole Mozet, George Sand écrivain de romans, Saint-Cyr-sur-Loire, Chistian Pirot, 1997, p. 86.
8 Isabelle Hoog-Naginski, George Sand, L’Écriture ou la vie, Paris, Champion, coll. « Romantisme et modernités », 1999, p. 20.
9 Les références à Lélia renvoient à l’édition Romans 1830, Paris, Omnibus, 1991et seront notées L, suivi du n° de la page.
10 Nicole Mozet parle à cet égard « perversité dans la vertu », op. cit., p. 82.
11 V. I. Hoog-Naginski, op. cit., p. 145 : « Cette inertie de l’esprit et des sens est la manifestation métaphorique de la mélancolie profonde qui est la marque de son tempérament ».
12 Mademoiselle Merquem, Martine Reid éd., Paris, Actes Sud, « Babel », 1996, p. 122. Voir aussi ibid., p. 84 et M, 1193 : « Mais comme s’il y avait eu dans ce déplorable sang des éléments de sympathique fatalité, je sentais la force effrénée de mes passions grandir en raison de l’effort de ma volonté pour les vaincre ».
13 Mademoiselle Merquem, op.cit., p. 283 et p. 312.
14 Roland Barthes, Michelet, Paris, Le Seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1954, p. 50.
15 Michelet, Bible de l’humanité, 1864, cité par R. Barthes, op. cit., p. 60.
16 Jeanne, Grenoble, PUG, 1978, p. 170.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Catherine Mariette
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – Charnières