La Réserve : Livraison du 22 novembre 2015
Nostalgie de l’« être oublié » ; dégoût de « l’accord catégorique avec l’être » : des enjeux romanesques d’une contradiction
Version française inédite. Initialement paru dans : Milan Kundera. Ce que peut la littérature [publication en tchèque], B. Fort, J. Kudrnac, P. Kylousek (dir.), Host, Brno, 2012, p. 96-109
Texte intégral
[…] pour moi, les secrets du langage percés à jour ne livreraient en aucun cas ceux de la poésie. Il y a un demi-siècle maintenant qu’on s’est avisé que la poésie ne dépendait d’aucun support électif, et tel qu’elle se trouverait être solidaire de ses mécanismes.
Julien Gracq, Les Eaux étroites, Corti, 1976
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1 Voir outre l’introduction d’Être et Temps [1926], Lettre sur l’humanisme [1...
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2 La formule est néanmoins en gestation dès La vie est ailleurs : « Par le po...
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3 Il faut ajouter : « le kitsch exclut de son champ de vision tout ce que l’e...
1On aura reconnu dans mon titre deux expressions reprises à Kundera lui-même. La première ouvre pour ainsi dire L’Art du roman en 1986 et se place sous les auspices de Husserl puis de Heidegger : elle définit la vocation du roman en réponse à la crise de la civilisation européenne moderne, laquelle – écrit Kundera – est qualifiée par Heidegger « d’une formule belle et presque magique, “l’oubli de l’être1” » (Gallimard, « NRF », 1986, p. 18). La seconde correspond à une croyance et à une attitude fondamentales que l’œuvre dans son ensemble traite avec une puissance de sarcasme littéralement inouïe. Tel est le « kitsch », terme repris à Hermann Broch qui désigne à la fois une catégorie existentielle et sa traduction esthétique, dont le nom et la définition comme « accord catégorique avec l’être » apparaissent pour la première fois dans la Sixième partie de L’Insoutenable Légèreté de l’être2. Qu’est-ce donc que le kitsch ? Voile ou « rideau » de mensonge interposé entre l’homme et le réel, il est alors défini de façon radicale comme « l’idéal esthétique [d’] un monde où la merde est niée et où chacun se comporte comme si elle n’existait pas. » ([1984] Gallimard, « Folio », 1999, p. 356-3573). On voit donc qu’il y a là une contradiction au moins apparente entre deux acceptions du mot « être », qui déterminent les deux polarités, positive et négative, de l’axiologie kundérienne.
2Ce préambule appelle trois remarques préalables :
31° Contrairement à ce que pourraient laisser attendre ces notions, c’est non d’un point de vue philosophique mais d’un point de vue littéraire qu’il convient de les aborder, pour essayer de préciser ce qu’elle signifient dans l’imaginaire et le travail du romancier.
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4 « Milan Kundera : la fiction pensive », Les Temps modernes, n° 629, novembr...
42° En accordant le même statut à un essai et à une partie du roman que Kundera prend soin de qualifier d’« “essai spécifiquement romanesque” » (L’Art du roman, p. 103), je ne confonds pas en droit les niveaux d’énonciation, notamment dans leur relation à la vérité, mais privilégie là encore une forme de continuité et de circulation imaginaires dans l’œuvre qui, ainsi que je l’ai montré ailleurs, dépasse l’opposition entre roman et essai4.
53° Mon interrogation implique de mettre entre parenthèses, au moins à titre méthodologique, des questions aussi centrales que l’ironie et l’humour dans le roman de Kundera, même si précisément le rire et la nostalgie – ou la mélancolie – sont dans son œuvre des postulations complémentaires et indissociables.
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5 Voir « À propos des deux rires » dans Le Livre du rire et de l’oubli (Galli...
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6 On pourra objecter, comme me l’a fait justement remarquer en aparté Guy Sca...
6J’en viens donc au cœur de la question. Si nous savons bien, notamment grâce à Kundera, qu’aux mots peuvent correspondre des significations et des valeurs opposées – par exemple pour le rire5 –, comment se fait-il qu’une contradiction aussi cruciale sur l’être soit possible, sur laquelle à ma connaissance ni Kundera ni la critique ne se sont interrogés, et quel en est l’enjeu ? En d’autres termes, comment l’être peut-il représenter à la fois l’objet lumineux du désir (notamment esthétique) et un objet de répulsion honni ? ou encore la révélation comme beauté, et le mensonge esthétisé ou lyrisé ? Ma réponse sera la suivante : l’ambiguïté et l’ambivalence de la notion d’être sont des éléments nécessaires aussi bien pour l’œuvre romanesque de Kundera que pour sa pensée du roman. Il y va en effet d’un écart non explicité mais constant entre lyrisme et poésie. « L’accord catégorique avec l’être », que j’examinerai pour commencer, est donc le fait de l’attitude lyrique. « L’exploration de [l’]être oublié », en revanche, qui est la première définition kundérienne du roman (L’Art du roman, p. 19), suppose une approche différentielle plus complexe, puisqu’elle semble réintégrer la poésie jusque dans la définition du roman6. Et c’est à ce niveau, dans « la poésie qu’est le roman » (ibid., p. 145), ou encore dans l’expérience poétique constitutive du roman, que je voudrais pour finir reposer la question de l’être oublié.
« L’accord catégorique avec l’être », ou le mensonge romantique
Qu’est-ce que « l’être » dans l’œuvre de Kundera ? (Première approche)
7L’Insoutenable Légèreté de l’être, sans doute le roman le plus célèbre de Kundera, lui fait la part belle dans son titre même. Le titre renvoie à l’expérience de Sabina après qu’elle a quitté Franz sans l’avertir :
Mais au juste, qu’était-il arrivé à Sabina ? Rien. Elle avait quitté un homme parce qu’elle voulait le quitter. L’avait-il poursuivie après cela ? Avait-il cherché à se venger ? Non. Son drame n’était pas le drame de la pesanteur, mais de la légèreté. Ce qui s’était abattu sur elle, ce n’était pas un fardeau, mais l’insoutenable légèreté de l’être. (P. 178)
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7 Pour Milan Kundera, l’être semble ainsi ce qui se cache dans « la vie concr...
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8 L’Art du roman, p. 23, 43, 68 et passim.
8Je me risquerai donc à définir ici « l’être », selon une première acception « phénoménologique », comme l’essence de notre relation à la vie humaine dans une situation donnée7. Dans le cas de Sabina, trop peu de sens renverse la problématique séculaire de la pesanteur tragique en son contraire, qui est devenu une liberté sans objet : fuite, errance ou course en avant. Mais pourquoi écrire « Ce qui s’était abattu sur elle, ce n’était pas un fardeau, mais l’insoutenable légèreté de l’être », et non, tout simplement, « une insoutenable légèreté » ? Je répondrai, sans tenir pour rien la magie de la formule, pour deux autres raisons complémentaires : parce que l’expérience de l’être dont il est question dépasse l’« ego expérimental » qui permet de l’appréhender, ce qui est la vocation revendiquée par Kundera pour le roman ; et parce que la consistance ontologique que chacun peut attacher à tel moment de sa vie n’est pas pour Kundera une donnée anthropologique intemporelle, mais l’effet de l’époque où nous vivons. Dans sa terminologie, il s’agit du « piège » qu’est devenu le monde moderne8, placé sous le signe des « paradoxes terminaux » (ibid., p. 27 et 28) et privé de toute garantie transcendante :
[…] si Dieu s’en est allé et si l’homme n’est plus maître, qui donc est maître ? La planète avance dans le vide sans aucun maître. La voilà, l’insoutenable légèreté de l’être. (Ibid., p. 60)
9Le roman est donc « phénoménologique » par « la recherche de l’essence des situations humaines » liées à notre modernité (L’Art du roman, p. 50). Et celles-ci sont incarnées dans des personnages qui entretiennent une certaine relation à l’amour et à l’érotisme, au corps et à l’âme, à la mémoire et à l’oubli, à l’idylle et au rire, etc.
10Mais bien sûr, la pesanteur et la légèreté ne sont pas les seules pierres de touche de l’être.
« L’accord catégorique avec l’être », une modalité singulière
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9 Dans L’Immortalité, Agnès, parvenue au terme de son itinéraire, sera réconc...
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10 Je paraphrase ici Kundera citant librement Heidegger : « […] qu’est ce que...
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11 C’est là qu’intervient la notion d’un difficile point d’équilibre à trouve...
11« L’accord catégorique avec l’être », et son contraire qui est le désaccord ou le détachement, permettent également de mesurer ce qui est toujours vécu comme relation. Dans les cortèges communistes du 1er mai, Sabina entend, sous le slogan « Vive le communisme ! », « Vive la vie ! » qui lui paraît l’âme du kitsch (p. 358) et une « stupide tautologie », dont elle verra réapparaître le visage dans le monde non communiste. Il faut comprendre que dans « l’accord catégorique avec l’être », ce n’est pas tant « l’être » que « l’accord catégorique » qui suscite sa plus grande réprobation et son dégoût9. Car l’être est une énigme et une question10 que « l’accord catégorique » élude par une réponse forcément mensongère, tout comme les manifestations de joie sans mélange qui l’accompagnent. On se rappelle l’apologue des deux rires, celui du diable et celui des anges, dans Le Livre du rire et de l’oubli (voir supra, n. 5). Or le diable, dont le romancier est la figure privilégiée, est celui qui rit de l’absurdité du monde, tandis que le chœur des anges réagit par la surenchère et le sérieux d’un rire enthousiaste et ridicule : autant dire par le kitsch. « L’être », dans un tel contexte et bien que le mot ne soit pas employé, apparaît rétrospectivement comme le monde créé (et avec lui notre condition humaine non choisie), que nous pouvons voir doués de sens ou non11. Plus généralement, « le fondement de l’être » (L’Insoutenable Légèreté de l’être, p. 373), sera le principe qui régit nos vies et pour lequel nous vivons. Or, pour peu que nous le prenions absolument au sérieux, ce principe – « Dieu ? L’humanité ? La lutte ? L’amour ? L’homme ? La femme ? » – est toujours susceptible de dissimuler le kitsch : « catholique, protestant, juif, communiste, fasciste, démocratique, féministe, européen, américain, national, international ». (Ibid.)
12Et pourtant, tout change avec le coefficient placé devant l’être, dès lors qu’à « l’accord catégorique » se substituent « l’oubli » et la nostalgie qui l’accompagne. On passe ainsi d’une relation à l’être qui concerne les personnages homologues des individus que nous sommes à une autre relation qui engage aussi l’artiste et le romancier. Les notions ne jouent donc pas nécessairement au même niveau.
« L’exploration de [l’]être oublié », ou la vérité romanesque
La vocation « gnoséologique » du roman
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12 Voir L’Art du roman, p. 20 et Le Rideau, à propos de Musil, « Ce que seul ...
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13 Voir p. 108 à propos du Livre du rire et de l’oubli et de L’Insoutenable L...
13L’argument a été martelé par Kundera à la suite de Broch. Si le roman est nécessaire, c’est qu’il est seul à pouvoir dévoiler l’être – ou l’essence – caché ou occulté des situations humaines, ou encore les pans ignorés de l’existence12 : l’être ignoré, voilé par le mensonge ou le « rideau » des représentations conventionnelles, tel est donc « l’oubli de l’être » dans sa première acception. C’est pourquoi l’article premier d’un credo sans cesse réitéré est que le romancier se doit d’être l’« explorateur de l’existence » (L’Art du roman, p. 61-63). Et il le fait en interrogeant les « thèmes » ou grandes questions existentielles déjà évoqués que Kundera détaille et explicite dans L’Art du roman en revenant sur ses propres romans13. Mais la question de l’être se pose aussi à un autre niveau, où roman et poésie se rejoignent au lieu de s’opposer.
Roman, ou poésie ? Qu’est-ce que « l’être » ? (Deuxième approche)
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14 L’Art du roman, titre de la Cinquième partie. Kundera revient longuement s...
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15 « Les poètes n’inventent pas les poèmes / Le poème est quelque part là der...
14Car il s’agit pour le roman de dévoiler ou de révéler ce qui est déjà là – on songe à Proust voyant dans le romancier un traducteur. Ou encore ce qui se situe « quelque part là derrière », ainsi que l’explique Kundera en citant le poète Jan Skacel pour évoquer sa première lecture éblouie du Château de Kafka14 : il y va donc de l’être ou de la sub-stance, ou encore du « “poème” » dont Kundera nous affirme que grâce au « dévoilement surprenant et subit » qu’il opère, il « se présente à nous tout d’abord comme un éblouissement. » (P. 143) Mais il y a là au moins un paradoxe troublant pour le lecteur de L’Art du roman en 1986 : j’entends le fait que la défense du roman et de sa spécificité irréductible comme exploration de l’existence passe par la définition du poème par un poète15. Et plus encore, qu’un roman par excellence, Le Château de Kafka, soit qualifié de « poème » et le romancier à son tour de « poète ». Étrange situation : un roman-poème « éblouit » un adolescent de quatorze ans, c’est-à-dire le sidère et commence par ne rien lui donner à voir ni à comprendre, ce qui semble pour le moins contraire à la vocation du roman. Il faut ensuite l’œuvre du temps pour que le même roman soit appréhendé comme tel – il peut alors éclairer –, mais tout en restant poème, – la beauté incomparable de sa lumière subsiste à jamais :
Plus tard ma vue a accommodé à la lumière du « poème » et j’ai commencé à voir dans ce qui m’a ébloui mon propre vécu ; cependant, la lumière restait toujours là. (P. 143)
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16 Les Testaments trahis, Gallimard, « Folio », 1993, p. 128-130.
15À dire vrai, Kundera me semble se livrer ici à un coup d’audace, dont toute l’œuvre porte la signature et qui reconduit l’ambiguïté sous-jacente à l’expression « oubli de l’être ». En d’autres termes, si Kundera enrôle dans le sillage de Husserl la phénoménologie de Heidegger au service du roman, tout se passe comme s’il gardait en réserve le même Heidegger – cette fois le commentateur de Hölderlin et le zélateur de la poésie –, au service de cette « poésie qu’est le roman » (p. 145). Car la lumière de l’être dont il s’agit à présent, ce n’est plus seulement l’essence d’une situation existentielle qui doit faire l’objet d’une connaissance, mais peut-être ce qu’il faut nommer « l’être en tant qu’être » – ou « l’être de l’étant » –, lequel ne saurait être atteint que par la poésie. À cet égard, l’opposition à laquelle procède Kundera entre les types de métaphores, existentielles ou phénoménologiques d’une part, lyriques d’autre part16, si elle est en elle-même féconde, recueille un double bénéfice supplémentaire : elle masque le fait qu’il commet peut-être lui aussi des métaphores lyriques, ou que l’opposition entre les deux types de métaphores n’est peut-être pas toujours aussi tranchée qu’il le prétend, tout en prenant acte du fait que la poésie structure en profondeur le roman.
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17 Je n’en veux pour preuve que ses lectures de Don Quichotte, dans L’Art du ...
16Dans « Le Secret des âges de la vie », très beau texte paru dans son dernier essai et consacré à L’Aile du cygne de Gudbergur Bergsson (Une rencontre, Gallimard, « NRF », 2009, p. 42-45), le lecteur Kundera met bien à nouveau en évidence les deux voies à la fois concurrentes et complémentaires du roman. Pourquoi est-ce un roman ? Parce que l’œuvre est vouée à une « quête existentielle », qui est d’éclairer « l’énigme de l’âge » et de comprendre ce que signifie pour la toute jeune héroïne avoir neuf ans, ce moment qui dessine « la frontière entre l’enfance et l’adolescence ». Tout d’abord, l’attention compréhensive marquée à l’enfance, exceptionnelle chez Kundera, mérite d’être signalée. Mais pourquoi ce roman est-il de plein droit une œuvre de poésie (sinon formellement ou génériquement un poème) ? Notamment parce qu’il contient une « petite scène inoubliable » – je souligne le terme –, qui assurément a touché de sa grâce la prose de Kundera. Il s’agit d’un simple geste de la main échangé chaque nuit entre une jeune fille « en crise amoureuse » qui sort de la ferme paternelle, et la petite fille étrangère à la famille qui la suit et se tient assise à distance derrière elle. Mais au lieu de répondre à l’invitation d’approcher, la petite rentre à la ferme sans que le moindre mot ait été échangé. Kundera se fait alors le commentateur d’une scène qu’il s’est appropriée et que sans nul doute il réinvente comme lui seul peut le faire, indissociablement lecteur, essayiste et romancier17 :
Scène modeste, mais magique. Je ne cesse de voir cette main levée, le signe que se donnent des êtres éloignés par leur âge, qui n’ont rien à se transmettre sauf ce message : je suis loin de toi, je n’ai rien à te dire, mais je suis là ; et je sais que tu es là. Cette main levée, c’est le geste de ce livre qui se penche sur un âge lointain que nous ne pouvons ni revivre ni restituer, qui est devenu pour chacun de nous un mystère dont seule l’intuition du romancier-poète peut nous rapprocher. (P. 45)
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18 Voir « Beauté (et connaissance), L’Art du roman, « Soixante et onze mots »...
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19 K. Chvatik, op. cit.., p. 195.
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20 Je pense à la définition bien connue de W. Benjamin de l’aura comme « l’un...
17« L’intuition du romancier-poète » – lequel, Bergsson ou Kundera ? – fait surgir ici une nouvelle notion de « l’être oublié » : non plus seulement un aspect ignoré de l’existence, mais, par le miracle d’un de ces gestes dont Kundera romancier sait le secret, l’image symbolique d’un moment de l’enfance « qui est devenu pour chacun de nous un mystère ». Or nous savons que, de La Plaisanterie à L’Ignorance, la relation entre la mémoire et l’oubli est un thème structurant et un pilier de l’œuvre. C’est pourquoi il est difficile ici de ne pas opérer un glissement afin de placer « l’être oublié » dans une perspective plus précisément temporelle : « l’être oublié », c’est aussi pour nous un passé révolu (en l’occurrence celui de l’enfance). Si le romancier est poète, cela veut dire que celui qui éclaire l’existence (la donne à connaître et à comprendre) est aussi celui qui l’illumine comme beauté, et qui accède à l’être : entendons non seulement ce qui s’impose de soi-même (comme dans « l’accord catégorique » ou « l’insoutenable légèreté »), mais ce qui est à découvrir (car précieux, fragile, éphémère, voire disparu). D’où la revendication réaffirmée par Kundera de la connaissance que donne le roman comme beauté18. On comprend dès lors que, pour le roman-poésie, la terminologie kundérienne hésite entre exploration de l’existence et révélation de l’être, de la même manière que la métaphore récurrente et presque obsédante de la lumière oscille entre fonction « noétique19 » et fonction poétique, voire les confond. Or, dans cette acception proprement poétique, l’être oublié n’existe chez Kundera que sous la modalité spécifique du temps révolu, en train de disparaître, ou encore compté. Et c’est ce temps qui confère à la formule sa magie, ou son aura nostalgique20. L’être en ce sens est aussi ce qu’on aspire à retenir, moins peut-être sur le plan existentiel qu’à la faveur d’une expérience esthétique. C’est donc du côté de ce versant proprement poétique du roman que je souhaiterais me tourner pour finir, là où règne sans partage la nostalgie de l’« être oublié ».
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21 Sur l’expression « poètes du roman » et sur le roman comme « grande poésie...
La nostalgie de l’« être oublié », ou la poésie du roman21
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22 Cela vaut même et surtout pour L’ignorance qui, par son interrogation sur ...
18La temporalité peut donc nous servir de critère privilégié pour distinguer les deux acceptions de l’être. Car la beauté kundérienne se place toujours dans la perspective du passé, de la perte et de la mélancolie22. Pour dire les choses autrement, il ne saurait exister d’« accord catégorique » avec un « être oublié » : le kitsch a seulement affaire, comme la propagande et la publicité, avec la célébration du présent de l’Idylle ou des lendemains qui chantent. L’« être oublié » n’exerce son attrait irrépressible que sur la conscience individuelle de tel personnage ou de l’artiste qui l’arrache provisoirement à l’oubli général. On comprend que, par contrecoup, Kundera soit fasciné chez Oscar Milosz par cette invention qu’il appelle « le futur grammatical de la nostalgie […] qui projette un passé éploré dans un lointain avenir ; qui transforme l’évocation mélancolique de ce qui n’est plus en la tristesse déchirante d’une promesse irréalisable :
Tu seras vêtu de violet pâle, beau chagrin
Et les fleurs de ton chapeau seront tristes et petites. » (Une rencontre, p. 127)
19Le futur paradoxal porte ainsi la nostalgie à la seconde puissance. Mais comment ne pas voir que la poésie réintroduit avec elle une forme de lyrisme presque assumé – bien sûr à distinguer de l’autre –, lequel fait retour discrètement dans l’œuvre depuis L’Immortalité jusqu’à Une rencontre ? Il n’en reste pas moins que, pour l’auteur de L’Ignorance, la nostalgie se nourrit des images d’un temps qui ne sera pas retrouvé par on ne sait quel miracle proustien, et qui ne saurait l’être.
L’être disparu, ou voué à une disparition prochaine
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23 « Édouard et Dieu », dans Risibles Amours.
20L’être oublié, c’est d’abord, d’un bout à l’autre de l’œuvre, ce que la modernité a délaissé ou renié de la vie, de son sens et de sa beauté, en somme l’être de l’existence, puisque celui-ci ne peut être saisi que sur le mode de la perte. C’est en somme l’être abandonné, défiguré, ou détruit : par exemple la Chevauchée des rois et l’orchestre traditionnel morave à la fin de La Plaisanterie ; l’église dans la Tchécoslovaquie communiste pour les athées Édouard23 et Sabina ; ou encore dans L’Ignorance, la vision déchirante par Irena, qui se promène avec son mari gravement malade dans une ville de province française, de la beauté dévastée d’un paysage soumis à l’action du « gigantesque balai invisible » (p. 55), – le temps qui court de plus en plus vite :
[…] piétinée, humiliée, moquée, elle [la beauté] transparaissait à travers sa propre ruine. (P. 54)
21Souvent poignante, la beauté est donc marquée par la mort, et pourtant elle est simultanément la plus haute manifestation de l’être. C’est pourquoi je parlerai ici d’un éloge de la beauté mortelle. Mais qu’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit pas ici de la fascination lyrique et tragique pour la mort (représentée de façon récurrente dans les romans de Kundera), mais de la révélation de la vie dans son essence précaire et précieuse. On aura sans doute reconnu la beauté moderne (et mélancolique), dans la lignée de Baudelaire.
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24 J’en trouve une autre très belle expression dans la dernière scène de L’In...
22Dans une très belle page de L’Immortalité, nous voyons Goethe parvenu à la dernière période de sa vie, quand la mort est proche et qu’il y a consenti. Que fait Goethe ? Il goûte ce qu’on pourrait appeler la nostalgie du présent24 :
L’homme fatigué regarde par la fenêtre et contemple le feuillage des arbres dont il prononce mentalement le nom : marronnier, peuplier, érable. Ces noms sont beaux comme l’être même. Le peuplier est grand et ressemble à un athlète levant le bras vers le ciel. Ou bien il ressemble à une haute flamme pétrifiée. Le peuplier, oh, le peuplier. L’immortalité est une illusion dérisoire, un mot creux, un souffle de vent qu’on poursuit avec un filet à papillons, si on la compare à la beauté du peuplier que le vieil homme fatigué regarde par la fenêtre. L’immortalité, le vieil homme fatigué n’y pense plus du tout. (P. 113. C’est moi qui souligne.)
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25 Même le moment de grâce du dernier après-midi d’Agnès n’est pas raconté en...
23Goethe accède à « l’être » par la nomination et par les métaphores qui retiennent la beauté concrète des choses naturelles (car il s’est dépris de la vanité du moi et de l’aspiration à l’immortalité) : il est poète, certes, mais c’est Kundera le romancier-poète qui lui souffle les mots (et même le lyrisme). Si Goethe jouit mélancoliquement de « l’être », cela n’a bien sûr rien à voir avec « l’accord catégorique », pas plus que son lyrisme (purement esthétique) ne relève d’une attitude existentielle lyrique. C’est tout au contraire le cas de Bettina von Arnim que Goethe qualifie tout de suite après de « taon insupportable » (leidige Bremse). Et dans le même roman, la sagesse de Goethe fait écho à celle d’Agnès imaginant de brandir un brin de myosotis – Vergissmeinnicht, ce dérisoire rempart contre l’oubli – face à la laideur du monde moderne, scène dont le rappel à son tour nostalgique fournit l’explicit du roman25 :
Les voitures klaxonnaient, on entendait des cris de colère. Dans une même ambiance, autrefois, Agnès avait désiré s’acheter un brin de myosotis, une seule fleur de myosotis ; elle avait désiré le tenir devant ses yeux comme l’ultime trace, à peine visible de la beauté. (L’Immortalité, p. 506)
24En désaccord avec le monde et avec les hommes, personnage de la désertion et de la solitude, mais aussi de la fidélité à un père aimé, Agnès se projetait alors dans un futur de la nostalgie – pas si éloigné après tout de celui d’Oscar Milosz. Son expérience de l’être est ici une expérience esthétique rêvée, qui substitue à l’universalisme kitsch la vision d’un horizon individuel éclairé par l’image symbolique et fragile d’un passé disparu. Plus tard, par le consentement à sa propre mortalité, Agnès sera délivrée et accédera à la plénitude de l’être. C’est pourquoi son désir de nature et de beauté n’est ni idyllique, ni lyrique, ni kitsch. Il n’est pas non plus cette « nostalgie du Paradis » de Tereza dans L’Insoutenable Légèreté de l’être, qui était « le désir de l’homme de ne pas être homme. » (P. 431)
25À l’aune de l’imagination mélancolique, le roman devient donc poésie. Et parmi les sommets de l’œuvre, il faut compter notamment ceux qui traduisent des moments de poésie vécus par les personnages : poésie parce que le moment vécu comporte une dimension esthétique ; mais poésie également et surtout, parce que le romancier-poète Kundera formule avec des mots inoubliables une situation existentielle qui débouche sur une expérience de l’être. J’en proposerai pour finir un exemple qui prolongera le thème d’Agnès.
Une épiphanie romanesque et poétique
26Suisse francophone mais de père allemand, Agnès enfant a été initiée à la langue allemande et à la poésie par les poèmes de Goethe que lui récitait son père. Leur complicité se noue notamment autour d’un poème, que Milan Kundera décrète « le poème allemand le plus célèbre de tous les temps » et qu’il donne en traduction française avant de le reproduire en allemand pour que le charme opère :
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27Mais entre les deux versions destinées à nous acheminer progressivement vers la beauté du poème, le narrateur-auteur se livre à un premier commentaire du poème et du pouvoir de la poésie :
L’idée du poème est toute simple : la forêt s’endort, toi aussi tu t’endormiras. La vocation de la poésie n’est pas de nous éblouir par une idée surprenante, mais de faire qu’un instant de l’être devienne inoubliable et digne d’une insoutenable nostalgie. (Ibid. C’est moi qui souligne.)
28Ne pourrait-on en dire autant de mainte page de Kundera, à commencer par celle que nous sommes en train de lire ? La récurrence des termes et la parenté phonique nous poussent à l’assimilation : c’est l’inoubliable du poème qui éblouit : le soleil ni la mort – ni l’être – ne se peuvent regarder fixement. Étrange passage qui propose à la fois une définition et une expérience romanesque de la poésie (lyrique). Kundera parvient donc, sans le dire, à réconcilier la poésie avec un lyrisme non kitsch, et bien sûr avec le roman lui-même. Car ce n’est pas seulement l’insertion de la poésie dans le roman qui est en jeu, fût-ce à des fins poétiques autant que romanesques. C’est aussi la poésie du roman qui est au cœur de ce chapitre. Qu’on en juge. Peu de jours avant de mourir, le père d’Agnès lui récite une dernière fois le poème : retour à sa langue maternelle ? rappel du « bonheur de leurs promenades d’antan » ?
[…] enfin seulement elle comprit que le poème parlait de la mort : son père voulait lui dire qu’il mourait et le savait. […] elle lui prit la main et, retenant ses larmes, répéta doucement avec lui : warte nur, balde ruhest du auch. Toi aussi, bientôt, tu te reposeras. Et elle se rendit compte qu’elle reconnaissait la voix de la mort du père : c’était le silence des oiseaux endormis sur la cime des arbres.
Le silence, en effet, se répandit après la mort, remplit l’âme d’Agnès, et c’était beau ; je le redirai : c’était le silence des oiseaux endormis sur la cime des arbres. (P. 49-50)
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27 Le même romancier qui ne cesse de se revendiquer « prosateur » est aussi c...
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28 Rappelons-nous l’explicit des Testaments trahis (ouvrage qui est au cœur d...
29Certes, le poème de Goethe est le support romanesque du dernier message que s’adressent le père et la fille. Et ce moment proche de la mort était déjà, à la fois par son intensité et sa vérité, la vie et l’être mêmes. Mais il s’enrichit ensuite d’autres facettes de l’être : d’abord, irrévocable, le « don du poème » auquel répondent, chacun à son niveau, le personnage et le narrateur-auteur ; ensuite, le pouvoir de la poésie elle-même, ce silence que suscitait déjà son contenu et qui, par la grâce répétée d’une métaphore habitée et réexposée comme un thème musical (« le silence des oiseaux endormis sur la cime des arbres27 »), devient pour Agnès une présence au milieu de l’absence ; mais encore, ce qu’on pourrait appeler l’émotion esthétique garantie par un fondement éthique (ce qui est la négation même du kitsch) ; enfin peut-être, la notion récurrente chez Kundera que l’être s’éprouve dans une fidélité secrète et intime28. On aura compris que la mise en scène romanesque du poème de Goethe est aussi une manière d’en redoubler la poésie.
30Voilà donc tout le paradoxe : même si Kundera n’a de cesse d’affirmer la spécificité et la primauté du roman, la définition qu’il en propose est indissociable d’une conception de la poésie tout autant revendiquée. Ainsi, les mots « être », « oubli », « poésie » recouvrent des notions labiles qui appartiennent à des réseaux discursifs et métaphoriques distincts, mais nullement étanches. Le roman y trouve son compte, puisqu’en condamnant le lyrisme, il en profite pour annexer la poésie : non certes pour lui reprendre son bien, mais tout bonnement pour le lui prendre et s’en arroger les pouvoirs. Et il le fait pour le bonheur du lecteur à qui importent peu, on le suppose, les pseudo-questions un peu dépassées de rivalité entre les genres littéraires. Et au bout du compte, c’est la littérature elle-même que Kundera embrasse à partir du roman, comme Mallarmé le faisait à partir de la poésie. Telle serait donc l’explication du paradoxe : la détestation affichée à l’égard du lyrisme cachait la blessure et le dépit d’un amour plus profond et indéfectible pour la poésie. Kundera peut bien affirmer que « le romancier naît sur les ruines de son monde lyrique » (Le Rideau, p. 106-107) – entendons celui de « l’âge lyrique » honni : sur le plan le plus profond de l’art qui est le sien, il a certes démoli ostensiblement les murs de la maison poétique ancienne, mais non moins fidèlement conservé les fondations sur lesquelles la nouvelle maison romanesque a pu être édifiée.
31Ainsi, l’œuvre romanesque apparaît de plus en plus placée sous l’éclairage nostalgique de la poésie (même si celle-ci dépasse la question du genre). Après les traumas de l’expérience communiste puis de la répression soviétique à la suite du printemps de Prague, l’œuvre romanesque s’était construite contre le lyrisme. La réhabilitation encore discrète mais progressive de la poésie (même comme genre) peut désormais s’accompagner de celle d’un certain lyrisme. À lire Une rencontre, le lecteur a en effet l’impression que le temps des polémiques est dépassé, et que l’œuvre est réconciliée, sinon avec l’inexpiable attitude lyrique, du moins avec la poésie lyrique qu’elle ne prétend plus nécessairement rabattre sur la première. Car c’était précisément cette coïncidence qui définissait le kitsch, et plus que tout « la lyrisation de la terreur » (Les Testaments trahis, p. 191). À côté du roman-poésie, la poésie lyrique retrouve donc sa place au cœur de la relation esthétique, à condition d’être aussi potentiellement contestée et confortée par le rire. Cette leçon d’esthétique générale, transposée en musique, inspire les belles analyses consacrées à La Renarde rusée de Janacek, et en particulier à la dernière scène où la trivialité et la blague se combinent à l’expression de la « nostalgie élégiaque ». (Une rencontre, p. 163-166) C’est dire qu’il est peut-être temps que Kundera accepte d’être salué non seulement comme un romancier, mais aussi comme un écrivain doué conjointement d’une puissance d’ironie et de lyrisme inégalée, laquelle en fait à mes yeux le plus grand écrivain romantique contemporain (dans l’acception pleine, juste et non réductrice du terme). Romantique, c’est-à-dire esthétiquement moderne.
Notes
1 Voir outre l’introduction d’Être et Temps [1926], Lettre sur l’humanisme [1946], éd. bilingue et trad. Roger Munier, Aubier, 1989, p. 101.
2 La formule est néanmoins en gestation dès La vie est ailleurs : « Par le poème, l’homme manifeste son accord avec l’être […]. » (Gallimard, « Folio », 2003, p. 293). Au commencement de l’œuvre romanesque de Kundera et comme un axiome fondateur, la poésie est pour ainsi dire d’essence kitsch, même s’il manque à la formule l’adjectif « catégorique ». Les choses deviendront ensuite beaucoup moins simples.
3 Il faut ajouter : « le kitsch exclut de son champ de vision tout ce que l’existence humaine a d’essentiellement inacceptable. » (P. 357). Et encore : « le kitsch est un paravent qui dissimule la mort. » (P. 367)
4 « Milan Kundera : la fiction pensive », Les Temps modernes, n° 629, novembre 2004-février 2005, p. 109-133.
5 Voir « À propos des deux rires » dans Le Livre du rire et de l’oubli (Gallimard, « Folio », 1987, p. 107-109), ou encore « Les mots incompris » dans L’Insoutenable Légèreté de l’être (Troisième partie, notamment « Petit lexique des mots incompris », chap. 5 et 7.)
6 On pourra objecter, comme me l’a fait justement remarquer en aparté Guy Scarpetta, qu’il faudrait s’entendre sur ce que signifie le mot « poésie » : une forme (distincte de la prose), un genre (opposé au roman), ou encore une valeur esthétique diffuse ? Mais précisément, c’est avec toute cette polysémie que joue Kundera en fonction des besoins de son argumentation, et j’ajouterais volontiers de la ductilité de son imaginaire.
7 Pour Milan Kundera, l’être semble ainsi ce qui se cache dans « la vie concrète de l’homme », ou encore « “le monde de la vie” » que le roman doit scruter pour le protéger de l’oubli. Pour une première approche de « l’insoutenable légèreté », voir encore dans Le Livre du rire et de l’oubli « (À propos des deux rires) », ainsi que le personnage de Tamina p. 303 : « Et de même qu’un extrême peut à tout moment se changer en son contraire, la légèreté portée à son maximum est devenue l’effroyable pesanteur de la légèreté et Tamina sait qu’elle ne pourra pas la supporter une seconde de plus. »
8 L’Art du roman, p. 23, 43, 68 et passim.
9 Dans L’Immortalité, Agnès, parvenue au terme de son itinéraire, sera réconciliée avec « l’être », qu’elle oppose à « vivre ». Or vivre, c’est être avec un moi, qui affirme ou qui lutte (Gallimard, « Folio », 1993, p. 380-381). Voir aussi infra, n. 21.
10 Je paraphrase ici Kundera citant librement Heidegger : « […] qu’est ce que l’existence humaine ? […] le roman n’apporte, bien sûr aucune réponse. La réponse, [c’est le questionnement lui-même] ; car, comme Heidegger l’a dit, l’essence de l’homme a le caractère d’une question. » (cité in K. Chvatik, Le Monde romanesque de Milan Kundera, Gallimard, « Arcades », 1995 », p. 228)
11 C’est là qu’intervient la notion d’un difficile point d’équilibre à trouver entre le trop et trop peu, entre le poids écrasant du sens et ce qui n’est pas encore nommé « insoutenable légèreté de l’être ».
12 Voir L’Art du roman, p. 20 et Le Rideau, à propos de Musil, « Ce que seul le roman peut dire », Gallimard, « NRF », 2005, p. 83-84.
13 Voir p. 108 à propos du Livre du rire et de l’oubli et de L’Insoutenable Légèreté de l’être.
14 L’Art du roman, titre de la Cinquième partie. Kundera revient longuement sur Kafka et sur Le Château dans Les Testaments trahis, et encore dans Le Rideau.
15 « Les poètes n’inventent pas les poèmes / Le poème est quelque part là derrière / Depuis très très longtemps il est là / Le poète ne fait que le découvrir. » (L’Art du roman, p. 142-143). Skacel sera aussi évoqué dans l’œuvre romanesque, aux chap. 3, 11 et 39 de L’Ignorance.
16 Les Testaments trahis, Gallimard, « Folio », 1993, p. 128-130.
17 Je n’en veux pour preuve que ses lectures de Don Quichotte, dans L’Art du roman, L’Immortalité ou Le Rideau.
18 Voir « Beauté (et connaissance), L’Art du roman, « Soixante et onze mots », p. 151-152. Et en particulier : « [… ] tous les aspects de l’existence que le roman découvre, il les découvre comme beauté. […] Beauté dans l’art : lumière subitement allumée du jamais dit. »
19 K. Chvatik, op. cit.., p. 195.
20 Je pense à la définition bien connue de W. Benjamin de l’aura comme « l’unique surgissement d’un lointain, si proche soit-il ».
21 Sur l’expression « poètes du roman » et sur le roman comme « grande poésie anti-lyrique », voir encore Le Rideau, p. 66.
22 Cela vaut même et surtout pour L’ignorance qui, par son interrogation sur la nostalgie, interroge et illumine à la fois, d’un double point de vue romanesque et poétique, l’impossibilité du « Grand Retour » qui fut celui d’Ulysse (Gallimard, « NRF », 2003, p. 55).
23 « Édouard et Dieu », dans Risibles Amours.
24 J’en trouve une autre très belle expression dans la dernière scène de L’Insoutenable Légèreté de l’être : « Ils allaient et venaient, esquissant les figures de la danse au son du piano et du violon ; Tereza avait la tête posée sur son épaule. Comme dans l’avion qui les emportait tous deux à travers la brume. Elle ressentait maintenant le même étrange bonheur, la même étrange tristesse qu’alors. Cette tristesse signifiait : nous sommes à la dernière halte. Ce bonheur signifiait : nous sommes ensemble. La tristesse était la forme, et le bonheur le contenu. Le bonheur emplissait l’espace de la tristesse. » (P. 455) On se rappelle Mélisande chez Maeterlinck et Debussy : « Je suis heureuse, mais je suis triste. »
25 Même le moment de grâce du dernier après-midi d’Agnès n’est pas raconté en coïncidence avec le présent du personnage, mais en léger différé, comme si l’intuition de l’être ne pouvait être saisie que comme souvenir, c’est-à-dire comme une pensée de l’être, une fois encore appréhendé avec des mots qui sont délégués au personnage : « Elle se rappela un moment étrange vécu ce jour même, en fin d’après-midi, alors qu’elle était allée se promener une dernière fois dans la campagne. Parvenue à un ruisseau, elle s’était allongée dans l’herbe. […] / Ce souvenir fit naître en elle une pensée vague, fugace, et pourtant si importante […] qu’Agnès tenta de la saisir avec des mots : / Ce qui est insupportable dans la vie, ce n’est pas d’être, mais d’être son moi. […] Étendue dans l’herbe, traversée par le chant monotone du ruisseau qui entraînait son moi, la saleté de son moi, Agnès participait de cet être élémentaire qui se manifeste dans la voix du temps qui court et dans le bleu du ciel ; elle savait désormais, qu’il n’y a rien de plus beau. » (L’Immortalité, p. 380-381).
26 Il s’agit en fait du « Wandrers Nachtlied II ».
27 Le même romancier qui ne cesse de se revendiquer « prosateur » est aussi celui écrit à l’entrée « Litanie » des « Soixante et onze mots » : « Répétition : principe de la composition musicale. Litanie : parole devenue musique. Je voudrais que le roman, dans ses passages réflexifs, se transforme de temps en temps en chant. » (L’Art du roman, p. 166-167) De quoi s’agit-il d’autre ici ?
28 Rappelons-nous l’explicit des Testaments trahis (ouvrage qui est au cœur de la question) : « Pourtant, s’il m’est impossible de jamais tenir pour mort l’être que j’aime, comment se manifestera sa présence ? / Dans sa volonté que je connais et à laquelle je resterai fidèle. Je pense au vieux poirier qui restera devant la fenêtre tant que le fils du paysan sera vivant. » (P. 334) Plus largement, une dialectique de la fidélité et de la trahison traverse les romans de Milan Kundera, mais sans doute moins explorée que d’autres.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Bertrand Vibert
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts - ÉCRIRE