La Réserve : Livraison du 22 novembre 2015

Catherine Mariette

« Conserver le dramatique de la vie » : le combat des passions dans le théâtre de Stendhal

Initialement paru dans : Stendhal et le théâtre, Textes réunis par Philippe Berthier, Lucy Garnier, Agathe Lechevallier et Myriam Sfar dir., L’Année stendhalienne, n° 11, 2012

Texte intégral

1Quand dans son Journal, à la date du 30 mars 1804, Henri Beyle note : « L’art d’écrire un journal est d’y conserver le dramatique de la vie ; ce qui en éloigne, c’est qu’on veut juger en racontant », il formule l’esquisse d’une poétique de dramatisation des événements à laquelle, devenu écrivain, il est resté fidèle, quel que soit le genre auquel il se soit essayé. Capter ce qui surgit et le restituer de la manière la plus saillante et la plus vivante possible est un programme à la fois existentiel et littéraire, la loi de l’intensité gouvernant l’éthos, l’éthique et l’écriture stendhaliens.

  • 1 Journal Littéraire, t. I, Victor Del Litto éd., Œuvres complètes, Ernest Ab...

2Ce qui est vrai pour le diariste qui veut rester au plus près de la sensation vécue sans qu’elle soit opacifiée par la « dissertation » (catégories étanches et exclusives l’une de l’autre), intéresse aussi le dramaturge à plus d’un titre : « Mon admiration pour Shakespeare croît tous les jours. Cet homme-là n’ennuie jamais et est la plus parfaite image de la nature. C’est le naturel qui me convient. […] Il faut sentir et non savoir1 ».

  • 2 « Jean-Jacques dit des choses assez vraies sur Molière. Il se fit un modèle...

3Le « plaisir dramatique » doit donc rester pur de tout commentaire, de toute marque visible d’une voix organisatrice qui ferait irruption comme un corps étranger dans l’action dramatique : le théâtre parle aux émotions sans exciter le sens critique du spectateur ; or ce que Stendhal reproche au théâtre de Racine et de Molière, c’est d’avoir greffé une idéologie sociale parasite sur la parole dramatique2 ; ce qu’il objecte au théâtre de Racine et au public contemporain, c’est pour l’un, de produire, pour les autres d’entendre dans le texte théâtral une rhétorique qui étouffe la sensation et l’émotion. Que le théâtre soit devenu exercice d’éloquence, qu’il ronronne aux oreilles ou à l’esprit au lieu de secouer le cœur est une objection centrale des écrits critiques sur le théâtre dans années 1820 :

  • 3 Du rire (1823), in Racine et Shakespeare et autres textes de théorie romant...

Tout ce que j’ai à dire, c’est que moi, Français moderne, […] je trouve que les personnages de Racine, d’Alfieri, de Manzoni, de Schiller ont toujours la mine de gens contents de si bien parler. Ils sont remplis de passions ; soit, mais ils sont d’abord contents de bien parler.3

  • 4 Racine et Shakespeare (1825), ibid., p. 509.

[…] c’est le plaisir dramatique qu’il faut aller chercher au théâtre, et non pas le plaisir épique d’entendre réciter de beaux vers bien ronflants, et que d’avance l’on sait par cœur, comme le dit naïvement M. Duviquet.4

« Plaisir dramatique », « plaisir épique »

  • 5 Racine et Shakespeare (1823), ibid., p. 269.

4Au théâtre, Stendhal choisit donc l’expression de la passion contre la passion de l’expression et la distinction qu’il opère entre « plaisir dramatique » et « plaisir épique » me semble fondamentale dans sa conception dramaturgique. Est « dramatique » la perception sensible des actions, pure de toute réflexivité faisant écran au plaisir du spectateur. Dans Racine et Shakespeare, en 1823, le « romantique » avoue sa préférence pour » des pièces qui intéressent vivement des spectateurs du XIXe siècle, des pièces qui les fassent pleurer et frémir, ou, en d’autres termes, qui leur donnent des plaisirs dramatiques, au lieu des plaisirs épiques […]. »5

  • 6 Ibid., p. 268.

  • 7 « Les caractères qui ne se développent pas eux-mêmes, comme Philippe II, ne...

  • 8 « [Fénelon] blâme beaucoup, comme moi, le récit de Théramène », JL, I, 309.

  • 9 « Point de confidents », Théâtre, Œuvres complètes, Ernest Abravanel et Vic...

  • 10 Voir « Épique/Épicisation », Poétique du drame moderne et contemporain. Le...

  • 11 Pensées, tome I, éd. Henri Martineau, Paris, Le Divan, 1931, p. 163.

5Dans le « plaisir épique », effectivement, « il n’y a jamais ce degré d’illusion nécessaire à une émotion profonde »6. Au théâtre, on doit montrer sans intermédiaire. La mimesis se conçoit alors comme représentation non par la narration ou par la description mais par l’action, l’action étant elle-même le développement d’un caractère ou d’une passion.7 Le récit de Théramène, dans cette optique, semble à Beyle un scandale8. C’est ainsi que, redevable de la lecture d’Alfieri, il envisage, dans son Hamlet de 1802, de supprimer le recours aux confidents, au profit du monologue, expression plus frontale de la passion sur la scène9. Le dramatique exclut donc la médiation d’un « sujet épique »10, qu’il soit formel ou réflexif et laisse le spectateur libre de s’impliquer pleinement dans l’action représentée. Pour ces raisons, le théoricien de théâtre regrette que chez Racine, dans Iphigénie notamment, « tout le monde bavarde et personne n’agi[sse] »11 et que Voltaire « pour n’avoir pas assez réfléchi sur le cœur humain […] [ait fait] de temps en temps disparaître le personnage pour se montrer » (ibid., p. 50). C’est alors à Corneille que va sa préférence, pour avoir abandonné la « métaphysique » au profit du spectacle : « Tout est figuré dans le style de Corneille. On ne voit pas le métaphysicien, on ne voit que le personnage. C’est là le vrai style » (JL, I, 169).

  • 12 Aristote, Poétique, chap. 6.

  • 13 V. aussi T, II, 117 : « Avoir toujours les yeux sur l’âme du spectateur, t...

  • 14 « Je suppose à ceux qui m’écoutent autant d’imagination qu’à moi, avec une...

  • 15 On retrouvera la formule, presqu’inchangée, dans la célèbre déclaration du...

  • 16 « La pitié dans les scènes d’Hamlet et d’Ophélie, la terreur dans celles d...

  • 17 « Il me faut déterminer à quel public je prétends plaire, me faire une idé...

  • 18 « J’ai lu Shakespeare, quelques-unes de ses pièces deux fois. J’ai vu l’ho...

6La présence de l’auteur doit ainsi disparaître pour que le « dramatique », c’est-à-dire « la représentation d’une action », selon le principe de la Poétique d’Aristote12, advienne au théâtre où les choses semblent se montrer, se dire d’elles-mêmes : le drame (mimesis la plus complète des genres littéraires) est une parole qui agit (au sens de d’Aubignac et Corneille) mais qui agit sur l’ âme des spectateurs (« plaisir dramatique ») à un moment donné de l’Histoire : c’est cela la nouveauté qu’introduit Beyle dramaturge et qu’il ne cessera de souligner jusqu’à sa formulation plus ferme dans Racine et Shakespeare, lorsqu’il aura confronté ses intuitions aux théories des romanticistes italiens (notamment celles de Ludovico di Breme en ce qui concerne l’effet de la littérature sur l’âme du lecteur). Le 20 septembre 1804, on peut lire dans ses cahiers l’avertissement suivant : « principe bien fécond. - voir sans cesse en composant le cœur du spectateur ; cela en se supposant à sa place » (JL, II, 169)13. Sensible à l’effet que produiront ses pièces sur des « auditeurs » avides d’émotions (du moins les suppose-t-il tels, à son image)14, le « poète » dramaturge doit donc « présenter le plus de plaisir possible au spectateur » (JL, II, 75)15 en créant des « caractères capables d’émouvoir » (JL, I, 159) ; il élabore ainsi, parallèlement à la création de « caractères passionnés », une psychologie et une sociologie des passions susceptibles d’affecter le public du XIXe siècle16. A cet effet, il va au théâtre, crayon et papier en main, pour noter les endroits où les spectateurs rient le plus aux comédies, pleurent le plus aux tragédies. La salle du théâtre est le champ d’observation principal, le terrain expérimental des réactions du public17 ; il est temps pour celui qui commencent à se défier du pouvoir des livres18 d’aller voir le monde par lui-même :

  • 19 Pensées, Filosofia nova, tome II, Le Divan, 1931, p. 195.

Tout l’effet du poète est dans le cœur de ses auditeurs. Ce n’est que là que sont ses véritables victoires. Il doit voir l’effet que les passions produisent dans le cœur des spectateurs. Etudier ce qui s’y passe, cela vaut mieux qu’étudier Aristote. Le parterre des Français m’est doublement utile : j’étudie la pièce et les spectateurs, je vois d’abord ce qu’ils sont, ensuite leurs rapports. (29 juillet 1804)19

7L’auteur doit avoir lui aussi éprouvé, un jour, ces passions, sans toutefois les solliciter au moment même d’écrire : l’expérience est utile mais il faut garder suffisamment de sang-froid pour rester dans l’observation et non dans la participation affective :

  • 20 V. JL, II, 192 : « Tu juges mal par trop de sensibilité […] » ; Œuvres int...

8 août 1804
En général le froid génie de l’observation est bien plus propre à faire des découvertes dans l’homme que l’être passionné tel qu’Henri B. Il faut cependant remarquer que le froid philosophe ne sait plus ce qu’il dit lorsqu’il veut analyser ce qu’il n’a jamais senti. Je ne crois pas que je fasse jamais de grandes découvertes dans l’analyse des sentiments ordinaires de l’homme. Ce n’est pas mon génie, mais je puis décrire les sentiments que j’ai éprouvés, analyse qui sera neuve. (JL, II, 102)20

  • 21 « Travailler sur mon caractère, chercher ce qui dans les choses qui existe...

8Le sujet écrivant devient alors lui-même un véritable objet d’étude : « Je puis observer sur moi les combats de passion que je représente dans mes héros tragiques » (T, II, 116)21. Pour mettre le spectateur dans un état d’émotion intense, il faut se livrer à une observation minutieuse des « faits de passion » sur soi, sur les autres et, malgré tout, garder une distance objective et « philosophique », favorable à la connaissance des passions préconisée par les philosophes sensualistes dont la lecture en ces années d’apprentissage est intense. Quand il écrit Letellier, Beyle se préoccupe de « la connaissance de l’effet que chaque chose produit sur les spectateurs » (T, II, 116). Il existe ainsi, dans cette conception très vivante du théâtre, une contagion des passions dont les effets circulent de l’auteur au spectateur, le long d’une chaîne continue.

  • 22 « La Révolution est sur le point de produire son effet sur la littérature ...

9Comment alors greffer sur cet horizon d’attente affectif une esthétique et une poétique des passions ? Par quel moyen émouvoir son spectateur ? J’essaierai d’analyser dans quelle mesure ces interrogations sur la réception du théâtre, sur le nouveau public du XIXe siècle, sur les mutations profondes que la Révolution a introduites dans la manière de percevoir le monde et, par-là même, le theatrum mundi, sont des interrogations concrètes, au cœur de la conception dramaturgique et littéraire de Stendhal. Il s’agit pour le futur auteur non seulement de connaître l’homme pour en faire la matière de son écriture théâtrale mais de jeter un œil nouveau sur la société pour prendre en compte le « changement complet22 » qu’est « sur le point » de produire la Révolution sur la littérature. Pour Beyle comme pour Stendhal, il y a un « beau moderne » comme il y a un public moderne et un pathétique moderne.

Une poétique des passions

  • 23 Voir le chapitre I de La vie intellectuelle de Stendhal de Victor del Litt...

  • 24 On a beaucoup dit que le théâtre de Stendhal était mort, étouffé par « le ...

  • 25 À la date du 9 janvier 1803, Beyle, lisant De l’Homme d’Helvétius, copie c...

10Quand il ambitionne de « devenir le plus grand peintre de passions possible » (JL II, 143), le jeune dramaturge des années 1802-1805 concentre donc toutes ses recherches autour de la connaissance du cœur humain. Comme le rappelle Victor Del Litto dans sa Vie intellectuelle de Stendhal23, c’est à travers la lecture de Chateaubriand (Le Génie du Christianisme), d’Helvétius (De l’Esprit) et de Lancelin (Introduction à l’analyse des sciences) que s’élabore une poétique des passions qui se veut originale par rapport à ses prédécesseurs.24 À partir de réflexions qui partent du postulat d’Helvétius selon lequel les passions sont les mobiles des grandes actions25, il faut trouver une « méthode » (JL, I, 161) aussi rigoureuse que possible pour les appliquer à l’espace de la scène : dans les premiers cahiers de notes, on voit se succéder listes, tables, tableaux, classifications destinés à dresser une véritable typologie des passions :

  • 26 Voir aussi JL, I, 304.

Mon objet étant de rechercher les moyens d’émouvoir […] je commencerai en parlant de chaque passion ou bien par rapporter les plus grandes choses qu’elle ait fait faire […].
Je déterminerai l’âge dans lequel l’homme éprouve cette passion, l’âge dans lequel il l’éprouvait chez les anciens […]. (JL, I, 158)26

11Mais très vite, le caractère énumératif de ces listes se complique : il s’agit d’animer les différentes situations et caractères pathétiques en les « mélangeant ». On passe ainsi d’un inventaire inerte à une combinatoire active qui met les passions en tension :

Les passions sont des forces qui peuvent être mélangées d’une infinité de façons dans l’homme.
A chaque instant je combine ces forces dans des proportions différentes ; elles produisent des actions. Je regarde si ces actions sont de nature à plaire au public.
Je ne suis encore que le hasard de ces combinaisons. Il faut inventer une méthode qui les range dans un ordre commode à suivre, et qui n’en laisse échapper aucune. (JL, I, 225)

  • 27 « Appliquer les mathématiques au coeur humain, comme j’ai fait dans les op...

12Cette méthode dynamique, qui ne répugne pas à « appliquer les mathématiques au coeur humain »27, réduit, de manière assez naïve, les passions et les caractères à des équations et à des fractions :

Combinaisons 2 à 2 : m (m-1) = 6 (6-1) = 30
Combinaisons différentes :
M (m-1) = 6 [6-1] = 6 [5] =15
2 [2] [2]
[…]
Caractères naturels combinés 2 à 2 ; tragiques lorsqu’ils sont en opposition. (JL, I, 86)

13Le dramaturge dispose ainsi d’un réservoir infini de possibles dont il attend des résultats magiques s’il les met en opposition. Les passions contrariées sont un ressort dramatique très efficace, notamment les « oppositions de liens et de passions donnant des caractères capables d’émouvoir » (JL, I, 159) :

Déterminer les causes du plaisir que nous éprouvons au théâtre et de là les moyens de le porter à son maximum. Il n’y a de vrai caractère que celui qui est fondé sur l’opposition d’un lien et d’une passion. […]
Le lien, moralement parlant, est la crainte des maux que nous attireraient le mépris, la haine ou la vengeance des hommes ou des Dieux, si nous manquions à une promesse que nous avons faite tacitement ou solennellement.[…]
Une passion est la continuité du désir d’une même chose. Son effet est de nous faire conduire à chaque instant de la manière que nous voyons la plus propre à obtenir l’objet de nos vœux.
Son extrême, maximum, est de nous faire dire : « J’obtiendrai telle chose sinon je me donnerai la mort ». (JL, I, 95-96)

  • 28 Journal, Œuvres intimes, t. I, op. cit., p. 622.

14Les liens sont ensuite subdivisés en liens naturels (fils/fille, époux/épouse, père/mère), liens sociaux (prêtre, guerrier, juge, avocat, médecin etc.) et liens envers les Dieux. Les schémas se multiplient, s’affinent, se répètent : ces combinaisons, que Stendhal approuve encore en 181028, sont le fondement de sa vision dynamique des passions. L’apprenti-écrivain a bien compris qu’il n’y avait pas de dramatique sans conflit, sans tensions et que l’«  intérêt » du spectateur s’éveillait à cette condition.

15On le voit, le problème n’est pas tant comme dans le théâtre classique de faire passer le personnage d’un état à un autre mais de faire co-exister deux états contraires à l’intérieur de sa conscience : par exemple, dans Hamlet, dans La Pharsale ou dans Les deux hommes, le fils/ la fille amoureux sont écartelés entre le devoir et l’amour :

  • 29 « Je veux peindre dans la tragédie d’Hamlet l’opposition de l’amour filial...

Claudius, sachant qu’Hamlet adore Ophélie, et n’ayant pas assez de troupes pour se défendre, se montre à Hamlet tenant le poignard levé sur Ophélie :
Venge ton père
Cette situation me paraît bonne en ce qu’elle est dans l’esprit de la pièce : peindre l’opposition de l’amour et de l’amour filial. (T, I, 230)29

Faire une intrigue suivie entre la fille de Pompée et le fils de César. Pompée a prononcé des malédictions sur César comme traître à la patrie. L’amour de la fille de Pompée est contre le devoir. Il est donc dramatique. Prendre Atala pour modèle. (JL, I, 55)

  • 30 On pourrait encore citer de nombreux exemples car ce schéma du conflit des...

Moyen de comiquer Letellier.
Il me semble qu’on ne peut point exposer un grand caractère comique sans mettre deux passions qui se combattent. (JL, II, 191)30

  • 31 Peter Szondi Théorie du drame moderne 1880-1950, Lausanne, L’âge d’homme, ...

  • 32 « Combats de passions comme amour et honneur : Le Cid » (JL, I, 132).

16Des mouvements contradictoires agitent non seulement les personnages entre eux à travers un conflit interpersonnel, un « événement interhumain »31, mais également le personnage à l’intérieur de lui-même à travers ce que Beyle appelle des « combats de passions » (JL, I, 132 ) dont le modèle est Le Cid.32 Le régime de la scène dramatique se situe alors dans la relation catastrophique à l’autre (« liens ») et à soi-même (« passions »). Le conflit met donc en scène des systèmes de valeurs antagonistes qui opposent à la fois deux individus et deux désirs au sein d’une même conscience : Hegel dans son Cours d’esthétique caractérisera ainsi la poésie dramatique d’« action collisionnelle ». Dans Les deux hommes, Charles affirme son éducation philosophique face à l’éducation dévote de Chamoucy mais il doit aussi débattre intérieurement pour savoir s’il lui faut privilégier son amour pour Adèle ou l’obéissance qu’il doit à sa mère (il est le « philosophe amoureux » et il finira par montrer que ces deux états ne sont pas incompatibles). « Conserver le dramatique de la vie » dans la tragédie comme dans la comédie implique la mise en mouvement des passions en tant qu’actions de l’âme, en tant que subjectivités extériorisées susceptibles d’être représentées sur la scène : il faut rendre visible la passion en train de s’éprouver et pas seulement son résultat.

« Du style des passions » (JL, I, 158)

  • 33 « Le drame n’intéresse que la première fois, parce que presque toujours il...

17Si la tragédie et la comédie admettent donc toutes deux les passions contrariées comme ressort dramatique, elles n’en sont pas pour autant absolument équivalentes. Contrairement à d’autres théoriciens du drame comme Hugo, Stendhal distingue très nettement comédie et tragédie comme genres différenciés, même s’il leur reconnaît des affinités évidentes, notamment dans la conception du « dramatique » comme mode d’expression intensif. Ce qu’il refuse absolument, c’est le « drame »33 comme 3e genre, mixte de comédie et de tragédie, et la comédie bourgeoise. En août 1804, Beyle se propose de « découvrir l’essence de la comédie et de la tragédie, c’est-à-dire une définition de toutes deux qui en indiquant le but complètement indique aussi, complètement, les moyens d’y parvenir » (JL, II, 120).

  • 34 « Le beau tragique est absolu » (JL, II, 34).

  • 35 V. JL, I, 96 ; JL, I, 161-162 ; JL, I, 176.

  • 36 Même s’il remarque que la tragédie de Racine ne correspond plus aux émotio...

  • 37 « Les maximums de toutes les autres grandes passions [que l’amour] ne sont...

18Ce qui distingue donc essentiellement tragique et comique, c’est d’abord une différence d’intensité, de degré, ou de « moyens » d’une part, de style, d’éthique ou de « but » d’autre part. La tragédie, « amie des actions extraordinaires qui excitent la pitié, la terreur ou l’admiration » (JL, II, 120) peindra des passions nobles, « absolues »34 « extrêmes » (JL, II, 13435) hors temps, dans ce qu’elles ont d’inactuel et d’atemporel.36 Lorsqu’il étudie les passions tragiques, Beyle cherche à peindre ce qu’il appelle leur « maximum »37 parce que leur « but » est de « toucher » (JL, I, 28) : « Moi je veux prendre tout de qu’il y a de plus grand, de sublime, de touchant dans la nature et le peindre. Je veux pousser l’art jusqu’à sa limite » (JL, I, 51).

La tragédie obéira donc à une stylistique de la concentration, de la condensation (brevitas) et de la simplicité :
Le propre de l’extrême passion est de produire des phrases extrêmement courtes (JL, II, 134)

  • 38 Voir aussi JL, II, 140 : « Dans la tragédie, nous n’avons besoin des actio...

[…] Racine n’a pas les qualités propres à produire le plus grand effet possible à la scène ; je crois que ces qualités se réduisent à la concision et au dialogue vif et serré quand la passion l’ordonne.
Il faut tout sacrifier à la passion qui seule fait vivre une pièce (Œuvres intimes, I, 76)38

19Conforme à une esthétique de l’intensité maximale, la tragédie n’admettra « qu’un petit nombre d’acteurs » (JL, II, 122) et n’encombrera pas l’action de détails extérieurs typiques. Tout au plus autorisera-t-elle ses personnages à dormir, comme dans les tragédies de Shakespeare (JL, II, 56). La tragédie, c’est la tempête intérieure mise en spectacle, la représentation agonistique des passions.

20« Peinture des grandes passions », elle cherchera ainsi à plaire « aux gens passionnés » (JL, II, 70) : « Dans la tragédie il ne faut que des hommes passionnés ; or un homme passionné et parlant fortement le langage de sa passion n’est jamais ridicule. » (JL, I, 173) ; mais « un homme passionné ne nous fera jamais rire » (JL, I, 174) !

  • 39 « Voilà vraiment dans ces pages le variable qui change presque tous les di...

  • 40 « Les passions éclipsent le caractère » (JL, III, 15).

21La comédie, elle, « essentiellement ennemie de tout extraordinaire qui ne vient pas des caractères, et des caractères qui sont décidément au-dessous de nous » (JL, II, 120), peindra des » demi-passions » (JL, I, 174) dans ce qu’elles ont de « variable39 » du point de vue des mœurs. Elle « [plaira] aux gens du monde » (JL, II, 70) et au peuple : « Ce sont les états de passion qui font les caractères propres à la comédie, et non pas les passions. Les états de passion tournés en habitude » (JL, I, 332), c’est-à-dire diminués de la violence propre à la tragédie qui propose, elle, la passion en tant qu’elle fait exister, sortir de soi et de ses habitudes40.

22Les « principes » contrastés de la tragédie et de la comédie sont essentiellement fondés sur la différence des émotions qu’elles procurent : « Le poète tragique fait admirer, frémir et pleurer. Le comique rire et sourire » (JL, II, 135).

  • 41 « Développer la passion dans la tragédie, la vérité morale dans la comédie...

23La tragédie est pathétique et métaphysique, la comédie est sociale et morale ; mais le poète dramatique, qu’il soit comique ou tragique doit nous apprendre quelque chose sur nous-mêmes : « Le poète tragique nous fait considérer nous-même dans les autres. Le comique, les rapports des autres avec nous » (JL, II, 135 et 140)41.

24Cependant, au-delà de ces distinctions formelles et profondes, on remarque un paradoxe qui ne laisse pas de surprendre chez celui qui s’autoproclame le futur poète comique du XIXe siècle : pourquoi ce jeune Beyle des années 1802-1805 qui n’a « d’enthousiasme que pour le grand » (JL,II, 34), et qui se « dévoue », malgré sa répugnance, « à étudier des caractères essentiellement bas et ridicules » (JL, II, 39), veut-il être obstinément comic plutôt que tragic bard ? N’aurait-il pas été plus enclin à la tragédie qu’à la comédie par tempérament, par goût pour le grand et le sublime ?

  • 42 « Il n’est pas étonnant que je ne m’échauffe point pour les caractères ess...

25Deux raisons à cette préférence pour le comique, me semble-t-il. La première, bien connue, c’est que le comique est le plus sûr chemin vers la gloire : « C’est l’amour de la gloire seul, qui peut me pousser à cette dissection repoussante » (JL, II, 39)42 ; la gloire c’est-à-dire autant que la célébrité en elle-même, ce qu’elle procure, ce qu’elle permet : l’argent et l’assurance qui donne des femmes. Or le comique est le genre qui offrira plus sûrement et plus rapidement l’approbation du public, donc des représentations nombreuses, donc de l’argent, donc des femmes (cette logique est à maintes fois reprise dans les premiers cahiers). Il me semble que Beyle, dès cette époque, a compris que la grande tragédie était déjà « impossible » ; cependant, « la comédie est plus difficile que la tragédie » (JL, II, 123).

26La deuxième raison, c’est que le poète-philosophe étudie les passions à travers ses lectures des moralistes (Vauvenargues par exemple, qu’il lit beaucoup à cette époque). Dans son projet d’envergure d’être un « poète comique » entre aussi cette dimension éthique. Stendhal reprend à son compte le castigat ridendo des comiques classiques mais qu’il adapte à la société post-révolutionnaire ; la principale passion à corriger en ce début du XIXe est la « vanité ». Beyle en fera le sujet de deux au moins de ses comédies les plus abouties, Les deux hommes et Letellier, sans parler des nombreuses esquisses qui comptaient traiter ce « trait de passion ». Chamoucy et Letellier sont des vaniteux ridiculisés (JL, II, 125). En montrant les passions propres au XIXe siècle, le dramaturge espère faire advenir la vertu, corriger le spectateur de ses vices ou, tout au moins, lui apprendre à les reconnaître dans la société pour ne pas en être la victime. Il y a toute une visée morale et didactique dans les écrits du jeune Beyle de ces années-là, une conception très singulière de la purgation des passions par le comique et non plus seulement par la représentation de la douleur tragique. Déjà tourné vers la peinture lucide des travers de son temps (ce qu’il réussira de manière plus fine et plus habile dans ses romans), l’écrivain cherche à peindre les vices et à faire triompher les vertus :

  • 43 « Le comique doit se garder comme l’Hercule destiné à nettoyer les étables...

1er septembre 1804
L’art de la comédie ne consiste pas, ce me semble, à faire faire des actions extraordinaires à un protagoniste, mais bien à rendre très aimables, très haïssables, ou très ridicules, les auteurs d’actions que nous voyons chaque jour dans le monde. […]
Je serai absolument neuf en montrant ceux qui violent la vraie vertu malheureux, et les vertueux heureux. (JL, II, 154)43

La « comédie romanesque »

27L’esquisse d’une solution à cette opposition tragique/comique et à ses « buts » apparemment si opposés commence à se profiler dès ces années-là, avant de connaître sa pleine résolution dans la synthèse du roman (à la fois peinture du tragique des passions et du comique des mœurs). Il ne faut donc pas opérer des distinctions trop nettes : « romantique », même s’il reste en partie fidèle à une différenciation générique d’obédience classique, Stendhal estompe les contours trop marqués entre les genres et n’échappe pas à une certaine fusion des qualités comiques et tragiques : « On admire dans la Jérusamen délivrée le délicieux contraste des horreurs des combats avec l’innocence de la vie champêtre. Pourquoi la tragédie ne s’emparerait-elle pas de ce genre de beautés ? » (JL, I, 247).

  • 44 Francesco Spandri, article cit., p. 290 parle d’une « poétique du malheur ...

  • 45 Michel Crouzet, « Stendhal Shakespearien », Stendhal : la politique, l’éro...

28Selon ces principes, le « poète comique » introduit dans ses comédies une ombre de douleur et de mélancolie44. Ce qu’il appelle la « comédie romanesque », « jonction […] du romanesque et du comique »45, répond pleinement à cet idéal de comédie tendre qu’il cherche à définir en éliminant l’odieux et le « bas » comme sources de « désespoir » :

  • 46 Vie de Henry Brulard, Œuvres intimes, t. II, op. cit., p. 762.

Il me fallait donc la comédie romanesque, c’est-à-dire le drame peu noir, présentant des malheurs d’amour et non d’argent (le drame noir et triste s’appuyant sur le manque d’argent m’a toujours fait horreur comme bourgeois et trop vrai ; mon c… aussi est dans la nature, disait Préville à un auteur).46

  • 47 « Shakespeare ne fait pas rire comme Molière. J’aime Rosalinde, je suis at...

  • 48 « Une douce mélancolie telle qu’on la sent au soir d’un beau jour de print...

29Empruntant à Shakespeare le modèle d’une comédie qui ne fait pas rire mais sourire47 et d’une tragédie qui accueille la tendresse48 loin de la pompe et de la « majesté » (JL, III, 36) raciniennes, le dramaturge invente la solution de « sublimer ses caractères » (JL, II, 68) c’est-à-dire de dépasser le comique caricatural de la « comédie basse » en produisant l’illusion et la sympathie par des « caractères touchants » (Jl, I, 96) : « Il faut sublimer pour plaire au théâtre, et j’ai une âme toute sublimée » (JL, II, 68).

30En décembre 1813, lorsqu’il écrit son Traité d’écrire sur l’art de la comédie, Stendhal évoque la « nécessité de quelque chose d’aérien et de romantique dans le comique […], quelque chose qui donne des sensations analogues à celles de la musique » (JL, III, 24), qui produit « une gaieté détachée de la terre et de ses soucis […] quelque chose de poétique dans la comédie » (JL, III, 25). Le » réel » blesse le romanesque et le ramène trop près du « prosaïque » de la vie. À douze ans, le jeune Beyle ne cherchait « dans la comédie que le roman d’amour ». L’amour, passion centrale, n’y conduira plus à la mort comme dans la tragédie mais sera consolation et objet de rêverie. « Passion moderne » (JL, I, 91), c’est elle qui produira le plus d’émotions au spectateur. Le fragment théâtral qui coïncide le plus avec cet idéal de « comédie romanesque » est sans doute le livret d’opéra, léger et plein de grâce, Il Forestiere in Italia, inspiré par La Nuit des rois de Shakespeare : déguisements, quiproquos font la substance romanesque d’une comédie où le ridicule ne tue pas et où l’amour triomphe.

  • 49 Michel Crouzet, « Préface », Racine et Shakespeare et autres textes de thé...

31La « révolution en littérature » que Stendhal appelle de ses vœux passe par une révolution intérieure : « le sujet pensant devient sujet sentant »49. À une époque où règnent la prudence, l’atonie et l’hypocrisie - que ce soit sous le despotisme de « Mille ans », au moment des premières tentatives théâtrales ou sous la Restauration quand il écrit Racine et Shakespeare-, Stendhal lutte pour que la littérature et surtout le théâtre soient autre chose que la pâle reproduction de ce qui s’est déjà fait ou la reprise des éternelles productions classiques. Impossible de « sentir » quoi que ce soit dans un tel contexte. Le jeune écrivain a pour ambition de rendre son énergie à la littérature, de « pousser l’art jusqu’à sa limite », jusqu’à son « maximum » :

[…] C’est la passion elle-même dont nous avons soif.

  • 50 Qu’est-ce que le romanticisme (1818), Racine et Shakespeare, op.cit., p. 2...

32C’est donc très probablement par une peinture exacte et enflammée du cœur humain que le XIXe siècle se distinguera de tout ce qui l’a précédé.50

33La littérature n’est donc plus seulement un bel ouvrage à froidement contempler selon des normes et des convenances dictées par le pouvoir (comme c’était le cas au XVIIe siècle et dont Molière était le garant officiel) mais une expérience à vivre, une émotion fougueuse à ressentir individuellement :

  • 51 Traité du rire (1823), ibid., p. 344.

Notre conversation est dans une situation bien différente [que celle des courtisans du temps de Molière]. […] il faut retenir, au contraire le torrent des passions qui, prêtes à d’élancer à chaque mot, menacent de renverser les convenances et de disperser au loin les habitants des salons.51 

  • 52 « (23 juin 1804) : dans son livre De la nature humaine, Hobbes a la divisi...

34Le XIXe siècle est le siècle des passions, du « cœur » et non plus seulement de la « tête », selon la distinction que l’apprenti-écrivain des 1803-1804 élabore dans sa Filosofia nova d’après les principes de Hobbes dans De la Nature humaine52. Le mérite de cette « pensée sur le théâtre » mise en place par un jeune homme ambitieux au début du XIXe siècle est bien sûr discontinue, lacunaire, fragmentaire : il ne faudrait pas pour autant la mésestimer. Elle est fondée avant tout sur une théorie des passions, inspirée par Rousseau et Chateaubriand, mais développée, complétée, affermie par la lecture des philosophes sensualistes de l’époque, dans une optique existentielle et dramaturgique. Le « dramatique de la vie » est un mode d’existence par les passions dont Stendhal exploitera les ressources d’une manière originale et continue, à l’écart du romantisme consacré. Même s’il cherche, dès les années de formation à se « dépassionner », l’écriture stendhalienne envisage la « passion » comme un ressort dramatique et romanesque fondamental : pour ses personnages, comme pour leur auteur, elle est une manière de vivre héroïquement, loin des platitudes pesantes de la vie positive.

Notes

1 Journal Littéraire, t. I, Victor Del Litto éd., Œuvres complètes, Ernest Abravanel et Victor Del Litto éds., vol. 33, Genève, Cercle du Bibliophile, 1970, p. 248. Nous désignerons désormais les références au Journal Littéraire par l’abréviation JL, suivi du n° de tomaison et du n° de page.

2 « Jean-Jacques dit des choses assez vraies sur Molière. Il se fit un modèle idéal qui était l’homme qui aurait plu le plus possible à ses spectateurs, ensuite il attaqua les vices contraires. Il chercha donc à former un homme du monde et non un honnête homme », (JL, II, 92) ; « Le grand roi [Louis XIV] s’empare de l’opinion, il donne à chaque classe de ses sujets un modèle à imiter ; Molière fait rire aux dépens de qui ne suit pas servilement ce patron : original devient synonyme de sot. » Rome, Naples et Florence (1826), Voyages en Italie, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 408.

3 Du rire (1823), in Racine et Shakespeare et autres textes de théorie romantique, éd. Michel Crouzet, Paris, Champion, 2006, p. 397.

4 Racine et Shakespeare (1825), ibid., p. 509.

5 Racine et Shakespeare (1823), ibid., p. 269.

6 Ibid., p. 268.

7 « Les caractères qui ne se développent pas eux-mêmes, comme Philippe II, ne sont pas bons pour le théâtre. Leur place est dans le poème, où le poète peut les décrire » JL, II, 6 ; voir aussi JL, II, 99.

8 « [Fénelon] blâme beaucoup, comme moi, le récit de Théramène », JL, I, 309.

9 « Point de confidents », Théâtre, Œuvres complètes, Ernest Abravanel et Victor Del Litto éds., vol. 4, Genève, Cercle du Bibliophile, 1971, p. 235. Nous désignerons désormais les références au Théâtre par l’abréviation T, suivi du n° de tomaison et du n° de page.

10 Voir « Épique/Épicisation », Poétique du drame moderne et contemporain. Lexique d’une recherche, dir. Jean-Pierre Sarrazac, Études théâtrales n° 22, Université catholique de Louvain, Université Paris III, 2001, p. 42-44.

11 Pensées, tome I, éd. Henri Martineau, Paris, Le Divan, 1931, p. 163.

12 Aristote, Poétique, chap. 6.

13 V. aussi T, II, 117 : « Avoir toujours les yeux sur l’âme du spectateur, tout ramener à cette règle ».

14 « Je suppose à ceux qui m’écoutent autant d’imagination qu’à moi, avec une égale attention, ce qui est absurde », JL, II, 121-2.

15 On retrouvera la formule, presqu’inchangée, dans la célèbre déclaration du « romanticisme », au chapitre III de Racine et Shakespeare (1823) : « Le romanticisme est l’art de présenter aux peuples les œuvres littéraires qui, dans l’état actuel de leurs habitudes et de leurs croyances sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible », éd. citée., p. 295.

16 « La pitié dans les scènes d’Hamlet et d’Ophélie, la terreur dans celles de l’apparition et enfin le combat de l’amour et de l’amour filial, passions premières de l’homme que chaque spectateur a ressenties. […] La situation est dans la nature. Il reste à prévoir l’effet qu’elle produirait. Il faut de l’expérience et du style pour oser la hasarder sur la scène » (T, I, 235).

17 « Il me faut déterminer à quel public je prétends plaire, me faire une idée nette de ce public » JL, II, 41.

18 « J’ai lu Shakespeare, quelques-unes de ses pièces deux fois. J’ai vu l’homme dans l’homme et non plus uniquement dans les livres » JL, I, 187.

19 Pensées, Filosofia nova, tome II, Le Divan, 1931, p. 195.

20 V. JL, II, 192 : « Tu juges mal par trop de sensibilité […] » ; Œuvres intimes, t. I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1981, p. 208 : « Il est bon d’avoir de ces états maximum de passions car sans ça il ne serait pas possible de les peindre ; mais ces moments de maximum ne sont pas les meilleurs moments pour écrire. Les meilleurs sont ceux où l’on peut écrire les choses les plus émouvantes ; il faut tranquillité physique et sérénité d’âme ».

21 « Travailler sur mon caractère, chercher ce qui dans les choses qui existent me semble grand, digne d’amour, attendrissant, ridicule, le prendre ensuite de manière à produire le plus grand effet possible sur les spectateurs » (JL, II, 82).

22 « La Révolution est sur le point de produire son effet sur la littérature […] La littérature est à la veille d’un changement complet et d’un renouvellement », Paris-Londres, éd. Renée Dénier, Stock, 1997, p. 246.

23 Voir le chapitre I de La vie intellectuelle de Stendhal de Victor del Litto, Paris, PUF, 1959, p. 35-51.

24 On a beaucoup dit que le théâtre de Stendhal était mort, étouffé par « le démon de la théorie ». Mais cessons de regretter ce qui n’a pas eu lieu pour examiner la cohérence et l’envergure de ces réflexions qui éclairent beaucoup sur l’histoire du théâtre à cette époque et sur la genèse de l’écrivain tâtonnant que le jeune Beyle est encore avant 1815. Stendhal a davantage écrit sur le théâtre qu’écrit du théâtre, certes. Mais essayons de saisir le sens de ce qu’il nous a légué au lieu de regretter une écriture qui n’aurait sans doute pas laissé de nous décevoir.

25 À la date du 9 janvier 1803, Beyle, lisant De l’Homme d’Helvétius, copie cette phrase : « Les objets nous frappent toujours en proportion de leur grandeur (H. 514) » (JL, I, 94).

26 Voir aussi JL, I, 304.

27 « Appliquer les mathématiques au coeur humain, comme j’ai fait dans les oppositions de caractères et de passions. Suivre cette idée avec la méthode d’invention et le langage de la passion. C’est tout l’art. » JL, I, 155.

28 Journal, Œuvres intimes, t. I, op. cit., p. 622.

29 « Je veux peindre dans la tragédie d’Hamlet l’opposition de l’amour filial et de l’amour » (T, I, 221) « 6 décembre 1802 Plan. /Je veux peindre dans cette pièce l’opposition de l’amour filial et de l’amour. /Hamlet est poursuivi par l’ombre de son père dès qu’il cède à l’amour. » (T, I, 231)

30 On pourrait encore citer de nombreux exemples car ce schéma du conflit des passions revient sans cesse sous la plume de Stendhal ; parmi les plus remarquables, ces déclarations : « Le sujet de Médée est superbe et non encore traité. C’est le combat des deux plus fortes passions qui existent peut-être chez les femmes : l’amour maternel et la vengeance » (JL, II, 89) ; » Il y a des ridicules passifs, comme le bourgeois gentilhomme ; il y en a dans qui les passions se combattent, comme Sganarelle cocu imaginaire. Ceux-ci sont bien plus intéressants » (JL, II, 166) ; « Je sors du Misanthrope […] Je sens qu’on pourrait faire beaucoup mieux. […] Alceste ne peint pas assez son caractère par des actions, et Molière ne le met pas dans ces embarras terribles où le combat de deux passions nous montre si bien le fond d’un caractère » (Œuvres intimes I, op.cit., 119). C’est ce que Francesco Spandri appelle des « contradictions passionnelles » : « s’il existe encore pour Beyle une utilité de la comédie, c’est bien, de manière paradoxale, dans la possibilité qu’elle offre de sonder un sujet en désaccord avec lui-même » (« ”Ainsi je serai le Molière tragique” Beyle et la poétique du sujet malheureux » Henri Beyle, un écrivain méconnu 1797-1814, Michel Arrous, Francis Claudon, Michel Crouzet, éds.,. Kimé, 2007, p. 288-289).

31 Peter Szondi Théorie du drame moderne 1880-1950, Lausanne, L’âge d’homme, 1983.

32 « Combats de passions comme amour et honneur : Le Cid » (JL, I, 132).

33 « Le drame n’intéresse que la première fois, parce que presque toujours il est aussi loin de la nature que la tragédie, sans avoir autant de pathétique ni majesté. Tout le monde est vertueux dans un drame, et, chose qu’on n’a jamais vue, tout le monde y parle toujours vertu […] » (JL, I, 178).

34 « Le beau tragique est absolu » (JL, II, 34).

35 V. JL, I, 96 ; JL, I, 161-162 ; JL, I, 176.

36 Même s’il remarque que la tragédie de Racine ne correspond plus aux émotions des spectateurs du XIXe siècle, en raison de la perfectibilité des passions et de l’esprit humain : « A la première vue nos caractères devenus plus forts, demandent des impressions plus fortes et plus vastes, en un mot une autre tragédie que celle de Racine » (Pensées I, op.cit., 251). Mais, dans la tragédie, ce n’est pas tant la nature des passions qui change au cours des siècles que leur degré d’intensité, leur mode d’expression.

37 « Les maximums de toutes les autres grandes passions [que l’amour] ne sont point du domaine de la comédie. En voici la raison : […] une passion à son maximum ne s’embarrasse pas du danger, et ici le danger n’est pas un coup de poignard honorable, c’est la potence (JL, I, 98 et 241)

38 Voir aussi JL, II, 140 : « Dans la tragédie, nous n’avons besoin des actions qui intéressent le protagoniste auquel nous nous intéressons qu’en canevas ».

39 « Voilà vraiment dans ces pages le variable qui change presque tous les dix ans […] c’est ce me semble le fondement de la comédie » (JL, I, 381).

40 « Les passions éclipsent le caractère » (JL, III, 15).

41 « Développer la passion dans la tragédie, la vérité morale dans la comédie. » (JL, I, 256).

42 « Il n’est pas étonnant que je ne m’échauffe point pour les caractères essentiellement bas qu’il faut que j’étudie » (JL, II, 34).

43 « Le comique doit se garder comme l’Hercule destiné à nettoyer les étables d’Augias. Voir les vices qui nuisent le plus à la société, qui d’éloignent le plus du modèle idéal qu’on s’est fait, et les combattre » (JL, II, 123) ; « Il ne faut pas perdre de vue que toute comédie étant un plaidoyer contre une mauvaise manière d’agir, elle cesse d’avoir de l’intérêt pour nous dès que nous sommes d’accord que la manière d’agir est mauvaise. (JL, II, 133) ; « Frapper quelquefois par une situation de laquelle le spectateur tire la morale que je veux inculquer » (JL, III, 16) ; « L’effet du théâtre est de faire comprendre au spectateur des actions qu’il voit tous les jours. Un spectateur honorait un Tartufe qui était dans la société, il admirait une Cléopâtre qui gouvernait l’État ; en sortant du Tartufe et de Rodogune, il déteste ces deux scélérats. Ces deux pièces démasquent donc le vice, elle rendent donc le succès plus difficile au vicieux en éclairant les honnêtes gens […] en donnant du génie à mes personnages je ferai comprendre des vérités, je les ferai sentir en proportion du degré d’émotion que je donnerai au spectateur » (JL, II, 90).

44 Francesco Spandri, article cit., p. 290 parle d’une « poétique du malheur » à l’œuvre dans les comédies de Beyle.

45 Michel Crouzet, « Stendhal Shakespearien », Stendhal : la politique, l’éros, l’esthétique, EUREDIT, 2003, p. 360.

46 Vie de Henry Brulard, Œuvres intimes, t. II, op. cit., p. 762.

47 « Shakespeare ne fait pas rire comme Molière. J’aime Rosalinde, je suis attendri par Jacques dans la forêt des Ardennes, c’est de l’or, c’est des diamants, mais ce n’est pas du rire » (Correspondance, Victor Del Litto et Henri Martineau éds., Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1967, p. 68 ; « Il y a la comédie qui fait sourire et celle qui fait rire » (JL, II, 123).

48 « Une douce mélancolie telle qu’on la sent au soir d’un beau jour de printemps est le vernis propre à la tragédie […] » (JL, I, 219).

49 Michel Crouzet, « Préface », Racine et Shakespeare et autres textes de théorie romantique, op.cit., p. 34.

50 Qu’est-ce que le romanticisme (1818), Racine et Shakespeare, op.cit., p. 224-5.

51 Traité du rire (1823), ibid., p. 344.

52 « (23 juin 1804) : dans son livre De la nature humaine, Hobbes a la division qui fait la base de la Filosofia nova. /L’homme est composé : 1° d’un corps ; 2° d’une tête au centre des combinaisons ; 3° d’un cœur ou âme au centre des passions. » (JL, I, 433).

Pour citer ce document

Catherine Mariette, «« Conserver le dramatique de la vie » : le combat des passions dans le théâtre de Stendhal », La Réserve [En ligne], La Réserve, Livraison du 22 novembre 2015, mis à jour le : 23/11/2015, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/reserve/249--conserver-le-dramatique-de-la-vie-le-combat-des-passions-dans-le-theatre-de-stendhal.

Quelques mots à propos de :  Catherine  Mariette

Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – Charnières