La Réserve : Livraison du 1er décembre 2015

Agathe Salha

Récit de conversion et conversion du récit dans à Rebours de Huysmans et A Portrait of the artist as a young man de Joyce

Initialement paru dans : La Conversion. Expérience spirituelle, expression littéraire, Actes du colloque de Metz (5-7 juin 2003), édités par Nicolas Brucker, Recherches en littérature et spiritualité, vol. 8, Berne, Peter Lang, 2005, p. 214-231

Texte intégral

1Parus en 1884 et 1916, À Rebours et A Portrait of the artist as a young man peuvent être lus comme des romans de la vocation artistique : impossible chez Huysmans, elle est seulement entrevue, comme une promesse de libération, à la dernière page du récit de Joyce. Or, chacun des deux romans évoque en outre une possible conversion religieuse du héros et un retour à la foi chrétienne. Dans ces épisodes parallèles, la conversion reste cependant inachevée et semble inséparable de l’expérience contraire du renoncement à la foi et de l’éloignement de dieu. La conversion et l’apostasie sont ainsi décrites comme des mouvements opposés et complémentaires autour d’un seuil ou d’une frontière à traverser. Dans les deux romans, le franchissement du seuil signifie à la fois l’élan spirituel ou créateur, la visée d’une transcendance nécessaire et inaccessible mais aussi l’intégration du héros à une communauté ou le choix inverse de l’exil, de la solitude, de la séparation. Il confirme ainsi la double signification de la conversion, cheminement intérieur individuel et passage d’une communauté à une autre.

La conversion dans à Rebours de Huysmans

2L’épisode de conversion intervient au septième chapitre dà Rebours, c’est-à-dire pratiquement au centre du roman. Au chapitre précédent, des Esseintes se remémore un épisode marquant de sa jeunesse : ayant rencontré un jeune ouvrier, il avait voulu le pervertir dans l’espoir de fabriquer un criminel. Tout le chapitre est construit en référence aux péchés capitaux : paresse et oisiveté à la faveur desquelles surgit le souvenir ; péché de luxure commis par des Esseintes en convoitant le jeune homme et en jouissant indirectement de sa perversion ; péché de colère lorsqu’il découvre l’échec de sa machination ; péché d’orgueil enfin, car, en provoquant la chute de son prochain, des Esseintes se fait l’émule à rebours du Christ et inverse le message rédempteur des évangiles.

3La référence à Satan est omniprésente au chapitre six et c’est apparemment ce souvenir infernal qui déclenche l’épisode de la conversion. Au chapitre suivant, des Esseintes tombe dans une phase d’abattement qui favorise la remémoration. Son esprit qui se fige est comparé à un animal terré dans son trou. Cette image rappelle la donnée fondatrice du roman, l’enfermement du héros dans sa maison, mais elle évoque aussi le péché chrétien de l’acedia, la tristesse, l’ennui métaphysique à la faveur duquel s’insinuent la tentation et le doute. à la différence du chapitre précédent, la remémoration n’est plus recherchée dans un esprit de délectation perverse, mais subie. Nouveau saint Antoine, des Esseintes assiste au défilé de ses souvenirs qui le ramènent aux époques les plus anciennes de sa vie.

  • 1 L’éducation jésuite est un des points communs entre les deux romans puisque...

4Après l’épisode douloureux de Langlois et des turpitudes de sa jeunesse, des Esseintes est envahi par les souvenirs de son enfance dans un pensionnat tenu par les jésuites1. Cette évocation est celle d’un moment heureux et des Esseintes insiste à la fois sur la douceur de l’éducation jésuite et sur la force de son influence qu’il ressent des années plus tard :

  • 2 J.-K. Huysmans, À Rebours, Paris, Gallimard, « Folio », 1991 (1977), texte ...

Ils arrivaient ainsi à prendre sur l’enfant un réel ascendant, à pétrir, dans une certaine mesure, les intelligences qu’ils cultivaient, à les diriger, dans un sens, à les greffer d’idées spéciales, à assurer la croissance de leurs pensées par une méthode insinuante et pateline qu’ils continuaient, en s’efforçant de les suivre dans la vie, de les soutenir dans leur carrière […]2.

5Confronté à cet ascendant moral, le personnage est partagé entre rébellion et soumission, résistance et assentiment et c’est dans cette hésitation qu’il se pose la question de la conversion :

Il resta songeur, agité d’une crainte sourde ; certes, si la théorie de Lacordaire était exacte, il n’avait rien à redouter, puisque le coup magique de la conversion ne se produit point dans un sursaut ; il fallait, pour amener l’explosion, que le terrain fût longuement, constamment miné ; mais si les romanciers parlent du coup de foudre de l’amour, un certain nombre de théologiens parlent aussi du coup de foudre de la religion ; en admettant que cette doctrine fût vraie, personne n’était alors sûr de ne pas succomber. Il n’y avait plus ni analyse à faire sur soi-même, ni pressentiments à considérer, ni mesures préventives à requérir ; la psychologie du mysticisme était nulle. C’était ainsi parce que c’était ainsi, et voilà tout. [175-176]

  • 3 Ce double mouvement correspond d’ailleurs aux deux sens du mot conversion :...

6« Longuement miné » par l’éducation religieuse de son enfance, des Esseintes hésite à franchir le seuil, résiste même, mais il est bientôt gagné par une nouvelle vague de souvenirs qui le ramènent aux hérésies des premiers temps du christianisme. Aux hérésies et aux querelles théologiques succèdent enfin des souvenirs visuels, des images mentales du développement de l’Église à travers les âges. La conversion prend donc la forme d’une remémoration et d’une remontée dans le temps qui font passer le personnage de ses souvenirs les plus anciens à ceux de l’histoire chrétienne, de l’interrogation personnelle sur la foi à une vision historique et collective. Son interrogation sur la temporalité de la conversion reprend elle-même une question historique fréquemment posée au XIXe siècle : faut-il considérer la conversion de l’Empire romain comme le fruit d’une longue et imperceptible évolution ou au contraire comme une révolution brutale ? Ce double aspect de la conversion pourrait expliquer l’ambiguïté du titre à Rebours : il désigne la réaction du héros, sa rupture avec la vie séculière, mais également le retour en arrière, la remontée dans le temps et dans l’histoire qui offre à des Esseintes un autre moyen d’échapper à l’époque présente3. Le référence au cloître qui marque une séparation à la fois spatiale et temporelle du monde indique d’ailleurs le sens profond de la conversion dans à Rebours : la religion est avant tout un refuge et une consolation face au monde extérieur.

7La conversion de des Esseintes reste cependant inachevée car son intelligence se refuse à l’assentiment que réclame toute adhésion à un dogme. Cette résistance est le fruit de l’orgueil dont Huysmans a précisé, dans la préface écrite vingt ans après à Rebours, qu’il lui paraissait le plus passionnant des péchés « à étudier ». Décrivant l’impasse du roman naturaliste, Huysmans l’explique par l’étroitesse du « champ » à explorer :

  • 4 Préface écrite vingt ans après le roman, ibid., p. 56-57.

La vertu étant, il faut bien l’avouer, ici-bas une exception, était par cela même écartée du plan naturaliste. Ne possédant pas le concept catholique de la déchéance et de la tentation, nous ignorions de quels efforts, de quelles souffrances elle est issue ; l’héroïsme de l’âme, victorieuse des embûches, nous échappait. […]
Restaient les vices ; mais le champ en était, à cultiver, restreint. Il se limitait aux territoires des Sept péchés capitaux et encore, sur ces sept, un seul, celui contre le sixième commandement de Dieu, était à peu près accessible.
Les autres avaient été terriblement vendangés et il n’y demeurait guère de grappes à égrener. L’Avarice, par exemple, avait été pressurée jusqu’à sa dernière goutte par Balzac et par Hello. L’Orgueil, la Colère, l’Envie avaient traîné dans toutes les publications romantiques, et ces sujets de drames avaient été si violemment gauchis par l’abus de scènes qu’il eût vraiment fallu du génie pour les rajeunir dans un livre.
La vérité est que l’Orgueil eût été le plus magnifique des forfaits à étudier, dans ses ramifications infernales de cruauté envers le prochain et de fausse humilité, […] si l’on avait scruté ces péchés avec la lampe et le chalumeau de l’Église et en ayant la Foi4

8Ce texte est remarquable par l’emploi systématique d’un vocabulaire religieux dans le domaine esthétique. La référence aux péchés capitaux rappelle l’épisode de Langlois et en éclaire le sens : cette mise en fiction du péché d’orgueil et de ses « ramifications infernales » est en même temps une mise en abîme du roman. Elle suggère un parallèle entre la conversion de Huysmans et celle de son personnage : de même que le détour par la fiction « infernale » de Langlois déclenche la « conversion » de des Esseintes, de même à Rebours a-t-il été désigné par Huysmans dans la préface comme le point de départ encore inconscient de sa propre conversion :

  • 5 Ibid. p. 74.

Il y eut sans doute, au moment où j’écrivais À Rebours, un remuement des terres, un forage du sol pour y planter des fondations, dont je ne me rendis pas compte. Dieu creusait pour placer ses fils et il n’opérait que dans l’ombre de l’âme, dans la nuit. Rien n’était perceptible ; ce n’est que bien des années après que l’étincelle a commencé de courir le long des fils5.

9On peut rapprocher les images du forage et de l’étincelle électrique dans ces lignes de la Préface de celles de la germination, du terrain miné et de l’explosion dans à Rebours : ce réseau métaphorique met à chaque fois en valeur les variations du rythme de la conversion et souligne la parenté entre le cheminement spirituel inconscient de l’auteur d’À Rebours et celui du personnage.

10Si la conversion, définie comme une nouvelle naissance, renvoie traditionnellement au modèle mythique de la création du monde, le refus de des Esseintes évoque au contraire le péché originel et la rébellion de Satan. On retrouve une tentation analogue chez le héros de Joyce et la proximité des deux personnages est illustrée par leur fascination commune pour l’histoire des hérésies et des querelles théologiques :

  • 6 J. Joyce, A portrait of the artist as a young man, Garland, New York and Lo...

As he sat in his bench gazing calmly at the rector’s shrewd harsh face his mind wound itself in and out of the curious questions proposed to it. If a man had stolen a pound in his youth and had used that pound to amass a huge fortune how much was he obliged to give back, the pound he had stolen only or the pound together with the compound interest accruing upon it or all his huge fortune ? If a layman in giving baptism pour the water before saying the words is the child baptized ? Is baptism with a mineral water valid ? […] Why was the sacrament of the Eucharist instituted under the two species of bread and wine if Jesus Christ be present body and blood, soul and divinity, in the bread alone and in the wine alone ? Does a tiny particle of the consecrated bread contain all the body and blood of Jesus Christ or a part only of the body and blood6 ?

  • 7 Portrait de l’artiste en jeune homme, trad. de L. Savitzky révisée par J. A...

Assis à son banc, regardant avec calme le visage dur et finaud du recteur, il laissait sa pensée serpenter à travers les questions bizarres qui s’offraient à elle. Si un homme a volé une livre sterling dans sa jeunesse, et l’a employée à amasser une immense fortune, combien sera-t-il obligé de restituer : la livre qu’il a volée seulement, ou bien cette livre accrue des intérêts composés, ou bien toute son immense fortune ? Si un laïque, au cours d’un baptême, verse l’eau avant de prononcer les paroles, l’enfant est-il baptisé ? Le baptême avec de l’eau minérale serait-il valable ? […] Pourquoi le sacrement de l’eucharistie a-t-il été institué sous les deux espèces du pain et du vin, si vraiment Jésus-Christ est présent en chair et en sang, en âme et en divinité, dans le pain seul, comme dans le vin seul ? Une petite parcelle du pain consacré contient-elle toute la chair et tout le sang de Jésus-Christ, ou bien une partie seulement de cette chair et de ce sang7 ?

  • 8 Cf. sur les mêmes motifs, à Rebours, op. cit., p. 176-177 et 343-346.

11L’expression métaphorique « il laissait sa pensée serpenter » évoque Satan et le péché originel. Cette allusion au péché d’orgueil, est immédiatement précédée d’un passage construit autour des sept péchés capitaux8.

La conversion dans A Portrait of the artist as a young man

  • 9 Voir, au chapitre V, les paroles de Stephen à son camarade Davin : « The so...

12Le roman de Joyce raconte l’enfance, puis l’adolescence du héros, Stephen Dedalus, jusqu’à la découverte de sa vocation littéraire et son exil hors d’Irlande. Le moment crucial de la conversion se situe à l’adolescence. à l’âge de seize ans en effet, alors qu’il est élève d’un collège jésuite, Stephen fréquente des prostituées et s’éloigne de la foi catholique jusqu’au jour où le sermon terrifiant d’un prédicateur le ramène à la religion. Ces événements interviennent aux chapitres trois et quatre, au centre du roman, mais la conversion religieuse s’insère dans un processus beaucoup plus long auquel il est difficile d’assigner des limites. En effet, si l’objet du roman est bien, selon l’image employée par Stephen, la « naissance d’une âme9 » qui aboutit à l’affirmation d’une vocation artistique, cette naissance et cette affirmation découlent du mouvement même de la conversion dont elles ne sauraient être séparées.

13Le troisième chapitre du roman est presque entièrement occupé par le long sermon du père Arnall, prononcé à l’occasion d’une retraite en l’honneur de saint François-Xavier, patron du collège. Les premières paroles du prédicateur dévoilent le but de son discours :

You are all familiar with the story of the life of Saint Francis Xavier, I suppose, the patron of your college. […] This young and brilliant nobleman and man of letters entered heart and soul into the ideas of our glorious founder and you know that he, at his own desire, was sent by Saint Ignatius to preach to the Indians. He is called, as you know, the apostle of the Indies. He went from country to country in the east, from Africa to India, from India to Japan, baptizing the people. He is said to have baptized as many as ten thousand idolaters in one month. It is said that his right arm had grown powerless from having been raised so often over the heads of those whom he baptized. […] A great saint, saint Francis Xavier ! A great soldier of God ! [131]

Vous connaissez tous, je suppose, la vie de saint François-Xavier, patron de votre collège. […] Ce jeune et brillant gentilhomme, cet homme de lettres, se voua de toute son âme aux idées de notre glorieux fondateur et vous savez qu’il fut, sur sa propre demande, envoyé par saint Ignace porter la bonne parole aux Indiens. On l’appelle, comme vous le savez, l’apôtre des Indes. Il parcourut l’Orient, de contrée en contrée, de l’Afrique à l’Inde, de l’Inde au Japon, baptisant le peuple. On dit qu’il a baptisé jusqu’à dix mille idolâtres en un mois. On raconte que son bras droit était devenu infirme à force de se lever sur les têtes de ceux qu’il baptisait. […] C’était un grand saint que saint François-Xavier. Un grand soldat de Dieu ! [172-173]

  • 10 Sur la composition de lieu nous reprenons la définition et les analyses de...

14à l’image du missionnaire et du soldat de la foi, le père Arnall va user de toutes les armes de la rhétorique et de la persuasion pour ramener les esprits égarés et convertir les élèves. L’impact de son sermon repose principalement sur la technique de la composition de lieu telle que l’a définie Ignace de Loyola dans les Exercices spirituels. Exercice préalable à la méditation, la composition de lieu incite le retraitant à parcourir par l’imagination des lieux ou des images absentes10. La dernière et plus longue partie du discours du père Arnall est consacrée à l’enfer et recourt méthodiquement à la composition de lieu. Après avoir incité les élèves à se représenter l’enfer comme une prison étroite, sombre et fétide, le prédicateur détaille longuement les différentes souffrances sensorielles des damnés, puis les résume ainsi :

Every sense of the flesh is tortured and every faculty of the soul therewith : the eyes with impenetrable utter darkness, the nose with noisome odors, the ears with yells and howls and execrations, the taste with foul matter, leprous corruption, nameless suffocating filth, the touch with redhot goads and spikes, with cruel tongues of flame. [146]

Chacun des sens de la chair est torturé, et, avec lui, chaque faculté de l’âme : les yeux par l’obscurité absolue et impénétrable ; le nez par les odeurs délétères ; les oreilles par les cris, les hurlements, les imprécations ; le goût par la matière immonde, par la lèpre et la pourriture, par la fange innommable et suffocante ; le toucher par les aiguillons et les clous rougis, par des cruelles langues de feu. [191]

  • 11 La composition de lieu aide les retraitants à réaliser à la lettre la reco...

15Aux châtiments physiques, succèdent les peines morales : la privation de l’amour de Dieu et la solitude, la peine de conscience, c’est-à-dire la haine de sa faute et le regret de n’avoir pas saisi les occasions de repentir, et, enfin, la suprême torture de l’éternité. La progression du concret vers l’abstrait ordonne chaque étape de la prédication : les images familières et frappantes doivent en effet chasser toutes les autres préoccupations de l’esprit des retraitants pour ouvrir la voie à une représentation de l’inconnu et de l’invisible11. Le discours s’achève sur un appel au repentir, les élèves sont invités à se confesser puis à communier pour marquer le commencement de leur nouvelle vie.

  • 12 La retraite et le sermon sur l’enfer marquent donc « un tournant » (a turn...

16Subjugué par ce discours, Stephen se laisse envahir et obséder par les images de l’enfer qu’il associe à son péché. Comme pour des Esseintes, le détour par la fiction semble indispensable à la conversion. Mais, contrairement au héros de Huysmans, Stephen Dedalus prend quant à lui la décision de sauver son âme en confessant sa faute et en amendant sa vie12. L’accumulation des prières et des mortifications quotidiennes décrites au début du quatrième chapitre témoignent de la conversion du personnage qui s’engage dans une pénible ascèse pour se conformer entièrement à la volonté divine. Plusieurs détails suggèrent cependant la distance qui sépare cet immense effort de discipline intérieure d’une soumission véritable. Ainsi Stephen se perd dans de savants calculs pour comparer l’étendue de sa faute passée à celle de ses sacrifices actuels. De même, alors que son esprit accepte les points les plus obscurs et les plus complexes du dogme en raison de leur complexité même, il est incapable de comprendre et de ressentir l’amour de dieu. Enfin, dans sa lutte contre les tentations de la chair, Stephen éprouve surtout l’orgueil de sa propre puissance :

The idea of surrender had a perilous attraction for his mind now that he felt his soul beset once again by the insistent voices of the flesh which began to murmur to him again during his prayers and meditations. It gave him an intense sense of power to know that he could, by a single act of consent, in a moment of thought, undo all he had done. He seemed to feel a flood slowly advancing towards is naked feet and to be waiting for the first faint timid noiseless wavelet to touch his fevered skin. Then, almost at the instant of that touch, almost at the verge of sinful consent, he found himself standing far away from the flood upon a dry shore, saved by a sudden act of the will or a sudden ejaculation […]. [177-178]

Cette idée d’abandon exerçait une attraction périlleuse sur son esprit, maintenant qu’il se sentait de nouveau l’âme obsédée par les voix insistantes de la chair dont le murmure se levait pendant ses prières et ses méditations. Il éprouva une sensation intense de sa propre puissance, à l’idée qu’il pouvait, par un seul acte de consentement, par une seule pensée d’un seul instant, défaire tout ce qu’il avait fait. Il lui semblait sentir un flot qui s’avançait lentement vers ses pieds nus, et attendre la première, faible, timide, silencieuse petite vague qui viendrait effleurer sa peau enfiévrée. Puis, presque au moment de ce contact, presque au bord du coupable consentement, il se retrouvait debout loin du flot, sur la terre ferme, sauvé par un acte soudain de volonté ou par une prière jaculatoire. [232]

17Les images opposées du flot libérateur et de la rigidité de la terre ferme annoncent la fin du roman : l’envol de Stephen loin de l’Irlande, l’abandon à la fraîcheur et à la fluidité de l’air marin et le refus de l’enfermement symbolisé par la terre et les feux de l’enfer. Si le sermon du père Arnall marque un tournant dans la destinée de Stephen, c’est en fait comme point de départ d’une libération qui aboutira à son exil final. Cette libération s’affirme un peu plus tard, dans un passage où Stephen refuse la prêtrise malgré les habiles paroles de son directeur de conscience. Anticipant sa propre chute, le héros inverse en quelque sorte le pari pascalien ; il renonce à la félicité éternelle pour éprouver le réel dans son désordre et son anarchie :

Not to fall was too hard, too hard : and he felt the silent lapse of his soul, as it would be at some instant to come, falling, falling but not yet fallen, still unfallen but about to fall.
He crossed the bridge over the stream of the Tolka and turned his eyes coldly for an instant towards the faded blue shrine of the Blessed Virgin […]. Then, bending to the left, he followed the lane which led up to his house. The faint sour stink of rotted cabbages came towards him from the kitchen gardens on the rising ground above the river. He smiled to think that it was this disorder, the misrule and confusion of his father’s house and the stagnation of vegetable life, which was to win the day in his soul. [188]

Ne pas tomber était trop difficile ; et il sentit la défaillance silencieuse de son âme, telle qu’elle se produirait à un instant prochain – la chute, la chute, de son âme par encore déchue, non déchue encore, mais sur le point de choir.
Il traversa le pont sur la Tolka et tourna un instant les yeux avec indifférence vers la châsse de la Sainte Vierge […]. Puis, obliquant à gauche, il suivit la ruelle qui conduisait à sa maison. Une aigre puanteur de choux pourris arrivait jusqu’à lui des potagers situés sur la levée au-dessus de la rivière. Il sourit en pensant que c’était ce désordre, l’anarchie et la confusion régnant dans la maison paternelle, et la stagnation de la vie végétale qui allaient remporter la victoire dans son âme.
[244]

  • 13 Voir sur ce point les analyses de Jacques Aubert dans la préface de Portra...

18On voit ici comment la conversion revêt une signification contradictoire dans à Rebours et Portrait de l’artiste en jeune homme : alors qu’elle fait éprouver à des Esseintes la tentation de la foi comme ultime refuge contre une réalité qu’il exècre, elle conduit au contraire le héros de Joyce à s’affranchir de toutes les tutelles religieuses, familiales ou politiques pour assumer la réalité de son incarnation et de sa condition mortelle13. La fin des deux romans confirme cette opposition :

Des Esseintes tomba, accablé, sur une chaise. – Dans deux jours, je serai à Paris ; allons, fit-il, tout est bien fini ; comme un raz de marée, les vagues de la médiocrité humaine montent jusqu’au ciel et elles vont engloutir le refuge dont j’ouvre, malgré moi, les digues. Ah ! le courage me fait défaut et le cœur me lève ! - Seigneur, prenez pitié du chrétien qui doute, de l’incrédule qui voudrait croire, du forçat de la vie qui s’embarque seul, dans la nuit, sous un firmament que n’éclairent plus les consolants fanaux du vieil espoir ! [349]

Welcome, O life ! I go to encounter for the millionth time the reality of experience and to forge in the smithy of my soul the uncreated conscience of my race. [282]

Bienvenue, Ô vie ! Je pars, pour la millionième fois, rencontrer la réalité de l’expérience et façonner dans la forge de mon âme la conscience incréée de ma race. [362]

  • 14 Voir la note de Jacques Aubert à propos de cette image de la forge. Elle r...

19Les oppositions entre ces deux passages sont immédiatement visibles : effondrement et découragement d’un côté, ascension et euphorie de l’autre. On peut aussi opposer les « consolants fanaux du vieil espoir » définitivement éteints et regrettés par des Esseintes et la forge symbolique où Dedalus projette de façonner « la conscience incréée de sa race14 ». Dans les deux cas cependant, à travers l’image du franchissement du seuil ou de la frontière, la fin des romans renvoie au motif de la conversion. Loin d’être un simple épisode, la conversion fournit schéma narratif essentiel dans lequel on peut identifier, nous semble-t-il, une matrice du récit.

  • 15 Nous citons ici le sous-titre de l’ouvrage de M. Beaujour, Miroir d’encre,...

La composition de lieu et la « rhétorique de l’autoportrait15 »

20L’un des points de rencontre entre les deux romans est l’influence des Exercices spirituels. Directement évoquée dans le sermon du père Arnall, la composition de lieu est également présente dans à Rebours, mais de manière implicite. Enfermé dans sa retraite de Fontenay-aux-Roses, des Esseintes alterne l’évocation des souvenirs de sa vie passée et les expériences artistiques qui servent à la délectation de ses sens et au divertissement de son esprit. Malgré ces intentions profanes, la pratique systématique de ces expériences qui sollicitent méthodiquement la mémoire, l’imagination et les sens évoque l’ascèse religieuse et, plus particulièrement, la composition de lieu. Marc Fumaroli décrit dans sa préface cette appropriation égotiste de la technique des Exercices spirituels :

  • 16 Op. cit., p. 34-35.

Dans à Rebours, où la référence à Loyola n’est pas faite expressément, le cadre choisi pour la retraite (à l’écart du monde et de la lumière), le volontarisme et l’ingéniosité qui animent le « retraitant », le recours à l’imagination méthodique et à la mise en scène de sa culture qui caractérisent sa « spiritualité », autorisent le rapprochement avec la technique ignacienne. Évidemment, cette utilisation des Exercices est pervertie à des fins purement hédonistes, et elle dévie de l’esprit de la Compagnie de Jésus par une confusion narcissique entre le « Directeur » et le « retraitant »16.

  • 17 Op. cit., p. 244.

  • 18 Ibid., p. 239, 262, 318, 320, 325.

21Cette « confusion narcissique » est apparemment absente du roman de Joyce où la technique jésuite reste fidèle à sa vocation d’instrument de persuasion et de conversion. Cantonnée au sermon du père Arnall, elle est un outil d’assujettissement des consciences auquel Stephen ne pourra se soustraire que lorsque les paroles des jésuites deviendront pour lui « un discours creux et formel17 ». Cependant, de même que l’influence du catholicisme reste présente tout au long du roman, la technique ignacienne de la composition de lieu demeure un principe essentiel des métamorphoses de Stephen qui, après avoir imaginé sa damnation, se verra successivement en « jeune prêtre aux manières silencieuses », en « moine saisi par le doute », en « profanateur de cloîtres, franciscain hérétique », en « prêtre de l’imagination éternelle » avant de s’identifier à un augure antique puis à « l’homme-faucon dont il portait le nom18 ». On peut rapprocher ces métamorphoses des aventures carnavalesques du héros de Huysmans qui transforme sa maison en un décor de théâtre où il projette les incarnations fantasmatiques de son moi. Les deux romans confirment ainsi les analyses de Michel Beaujour qui soulignent l’influence du modèle religieux sur le genre littéraire de l’autoportrait et précisent les détournements possibles des Exercices spirituels :

  • 19 M. Beaujour, Miroirs d’encre, op. cit., p. 57-59.

[…] les Exercices peuvent nous apparaître comme une variante de l’autoportrait, produite également par une mutation de la matrice rhétorique. En effet, si l’on substitue des fantasmes (ou des images personnelles) aux images évangéliques imposées, qui ont pour fonction d’affermir le sujet dans une assiette spirituelle où sa contingence s’abolit, et si l’on transforme l’effort de désindividualisation en une contemplation du fantasme et en une culture du désir individuel, la pratique des Exercices, fondamentalement pervertie, produira de l’imaginaire, du Moi, soit, à quelque degré, de l’autoportrait.
[…] Les Exercices ressemblent donc à une machine à fabriquer des autoportraits : en principe ils produisent toujours des autoportraits in figura Christi. Mais on peut également bricoler la machine afin de lui faire produire ce qu’elle a pour fonction première d’évacuer. Ce qui était poison à éliminer (l’imaginaire), devient le produit visé par l’opération : les Exercices se transforment alors en machine à produire du moi19.

  • 20 Voir la définition du portrait in figura proposée par Michel Couturier dan...

22Le genre renaissant de l’autoportrait in figura est explicitement désigné par le titre du roman de Joyce qui annonce un jeu de masques et de déguisements20. Cette allusion picturale contredit la chronologie linéaire du récit en suggérant la coexistence de plusieurs personnalités : elle incite d’emblée à une lecture ironique du roman. Articulé aux exercices spirituels, le motif de la conversion introduit donc un jeu et une dynamique essentiels dans le portrait romanesque de Stephen Dedalus, comme le souligne Jacques Aubert dans la préface du roman :

  • 21 Op. cit., p. 19-20.

[…] si l’autoportrait nécessite un miroir, celui-ci est forcément décalé et introduit une construction dans laquelle l’œil doit se déplacer, échappant à la fascination narcissique. Du coup, qui dit portrait dans l’ordre des lettres dit ruptures, intermittences et par conséquent rappels, répétitions, échos, résonances21.

23Ces analyses mettent en valeur le passage de la forme picturale à la forme narrative du portrait littéraire qui traduit dans l’écriture même le travail du temps dans l’élaboration du moi. Dans à Rebours comme dans Portrait de l’artiste en jeune homme la conversion est un élément déterminant de ce phénomène narratif et psychologique.

Récit de conversion et conversion du récit

  • 22 On trouve des réflexions analogues dans Portrait de l’artiste qui oppose «...

  • 23 C’est ce dont prend conscience des Esseintes au chapitre 7 : « Ainsi ses t...

  • 24 Portrait de l’artiste en jeune homme, op. cit., p. 344 : « - C’est une cho...

24Les interrogations de des Esseintes sur la conversion mettent immédiatement en jeu une question de rythme : la conversion est-elle le fruit d’une révélation brutale, d’un « coup de foudre », ou au contraire d’une ascèse ? S’inscrit-elle dans un instant unique ou bien dans la répétition et la durée22 ? Les deux romans illustrent bien cette hésitation sur le rythme du cheminement spirituel. Ainsi, si la question de la conversion de des Esseintes intervient ponctuellement, au chapitre sept, elle est relayée par la multitude des références religieuses qui parcourent le roman : la « moderne Thébaïde », la chambre décorée sur le modèle d’une cellule monacale ou encore la passion du héros pour la littérature chrétienne de l’antiquité tardive montrent la permanence de son interrogation spirituelle et de l’influence du catholicisme23. De façon analogue, dans Portrait de l’artiste, Stephen est décrit comme « sursaturé24 » de religion. Cette saturation perdure au-delà de l’apostasie, dans les derniers chapitres du roman : les théories esthétiques du jeune artiste sont inspirées par l’œuvre de saint Thomas d’Aquin, ses conversations avec son meilleur ami ont la forme de la confession et de l’examen de conscience et les révélations épiphaniques relèvent également d’un modèle religieux. On voit ainsi comment l’événement ponctuel de la conversion est arraché à sa temporalité propre et influe sur tous les autres événements du récit.

  • 25 Ce texte, intitulé Portrait de l’artiste, est repris dans l’édition « Foli...

25C’est précisément dans la mesure où elle est à la fois continuité et rupture que la conversion offre un schéma narratif essentiel. Ainsi le Portrait est construit en cinq chapitres qui correspondent à cinq époques de la vie de Stephen, mais l’on remarque en même temps que chaque chapitre déborde sur le suivant : à la fin du troisième chapitre l’initiation sexuelle de Stephen amorce sa descente aux enfers au chapitre suivant ; de même, la révélation épiphanique de la beauté terrestre et mortelle à la fin du quatrième chapitre déclenche la vocation littéraire qui s’affirme au cinquième chapitre. Cette construction fluide, par vagues successives, est soulignée par d’innombrables échos symboliques. Elle s’oppose au modèle « du mémorial ayant la rigidité du métal » que critique Joyce dans une ébauche de Portrait de l’artiste écrite en 190425.

26La conversion ne met pas seulement en jeu des phénomènes de durée, elle s’inscrit également dans une chronologie bouleversée puisqu’elle procède à la fois de la remémoration et de la projection dans l’avenir. La composition de lieu dote ainsi les personnages d’une ubiquité qui n’est pas seulement géographique mais aussi temporelle. Détournée, comme on l’a vu, à des fins purement hédonistes dans à Rebours, elle entraîne un bouleversement évident de l’ordre du récit. Alors que la diégèse retrace quelques mois de la vie de des Esseintes qui séparent son déménagement de son retour forcé dans le monde, cet épisode coïncide avec l’ensemble de la vie passée du personnage, ainsi qu’avec ses souvenirs livresques et intellectuels. De façon analogue, malgré la succession chronologique de l’enfance et de l’adolescence de Stephen, le héros est rarement saisi dans un instant unique, mais presque toujours dans un mouvement de remémoration ou d’anticipation. Ces deux mouvements se conjuguent souvent et font coïncider présent, passé et futur. On en donnera pour exemple l’ouverture du dernier chapitre du roman qui décrit le trajet de Stephen entre sa maison et l’université catholique où il est étudiant :

The rain-laden trees of the avenue evoked in him, as always, memories of the girls and women in the plays of Gerhart Hauptmann : and the memory of their pale sorrows and the fragrance falling from the wet branches mingled in a mood of quiet joy. His morning walk across the city had begun : and he foreknew that as he passed the sloblands of Fairview he would think of the cloistral silver-veined prose of Newman, that as he walked along the North Strand Road, glancing idly at the windows of the provision shops, he would recall the dark humour of Guido Cavalcanti and smile, that as he went by Baird’s stonecutting works in Talbot Place the spirit of Ibsen would blow through him like a keen wind, a spirit of wayward boyish beauty, and that passing a grimy marine dealer’s shop beyond the Liffey he would repeat the song by Ben Jonson which begins : I was not wearier were I lay. [202]

Comme toujours, les arbres de l’avenue, chargés de pluie, évoquèrent en lui le souvenir des jeunes filles et des femmes des pièces de Gerhart Hauptmann ; et le souvenir de leurs pâles chagrins, avec l’arôme qui tombait des branches humides, s’entremêlaient en une seule impression de joie tranquille. Il venait de commencer sa promenade matinale à travers la ville, et il savait d’avance qu’en traversant les terrains limoneux de Fairview, il penserait à la prose claustrale, veinée d’argent, de Newman, que dans North Strand Road, tout en jetant des regards oisifs sur les boutiques de comestibles, il se rappellerait le sombre humour de Guido Cavalcanti et sourirait, que, devant les ateliers de Baird, tailleur de pierre, Talbot place, l’esprit d’Ibsen le traverserait comme un vent âpre, comme un souffle de beauté rebelle et juvénile ; et que passant devant une méchante boutique d’articles pour marins, de l’autre côté de la Liffey, il répéterait le chant de Ben Jonson qui débute ainsi : Je n’étais pas plus las, sur ma couche. [261-262]

  • 26 Sur le lien entre la mémoire rhétorique et l’exercice de la composition de...

27Le passage progresse de la remémoration – les arbres évoquent un souvenir littéraire – à l’anticipation ou plus exactement à l’anticipation du souvenir : Stephen parcourt mentalement son trajet et évoque à l’avance les souvenirs littéraires que ces lieux familiers ne manqueront pas de susciter en lui. Il fait ainsi apparaître le lien qui unit la composition de lieu - où l’on parcourt par l’imagination des images ou des lieux absents - et l’ancien usage de la mémoire rhétorique qui associe des pensées à des lieux familiers pour mieux les retenir26. Il s’agit dans les deux cas d’un travail de la pensée qui conjugue mémoire et imagination et ouvre le présent à la fois sur le passé et sur le futur. Ce passage illustre donc le paradoxe de la temporalité humaine telle qu’elle est définie par Saint Augustin au livre XI des Confessions :

  • 27 Confessions, XI, 20. Ce passage, cité par Jacques Aubert dans l’édition Fo...

Ceci dès maintenant apparaît limpide et clair : ni les choses futures, ni les choses passées ne sont, et c’est improprement qu’on dit : il y a trois temps, le passé, le présent et le futur. Mais peut-être pourrait-on dire au sens propre : il y a trois temps, le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur. Il y a en effet dans l’âme, d’une certaine façon, ces trois modes du temps, et je ne les vois pas ailleurs : le présent du passé, c’est la mémoire ; le présent du présent, c’est la vision ; le présent du futur, c’est l’attente27.

28En jouant sur l’ordre et sur la durée, À Rebours et A Portrait of the artist s’éloignent de la forme linéaire du récit pour épouser, suivant l’expression de Proust, « les intermittences du cœur » ou de l’âme. Le motif de la conversion représentée à la fois comme crise ou rupture et comme ascèse, comme remémoration et comme projection dans le futur offre un modèle privilégié de cette temporalité humaine que le récit moderne oppose à la chronologie artificielle de l’horloge ou du calendrier. L’on citera pour conclure les fortes analyses d’un historien qui rappelle le lien entre la conversion comme événement et la conversion comme récit, en soulignant la signification temporelle de ce motif spirituel :

  • 28 P.-A. Fabre, Annales d’histoire et de sciences sociales, 4-1999, numéro co...

Une conversion attestée est une conversion racontée, c’est un instant nécessairement déployé dans le temps, un événement tissé dans une intrigue – une intrigue dans laquelle le récit lui-même vient prendre sa place comme un terme et par conséquent comme un élément. […]
Le récit permet enfin de comprendre comment la conversion peut tout à la fois apparaître comme figure majeure de l’expérience, figure de l’exposition à l’altération du temps, et survivre à ce qui semblait la fonder en semant le doute, dans le geste même de la reprise narrative, sur la radicalité des ruptures et la fermeté des frontières traversées28.

Notes

1 L’éducation jésuite est un des points communs entre les deux romans puisque le héros de Joyce est également éduqué dans un collège puis une université de cet ordre. Ce détail biographique a un rapport essentiel avec le thème de la conversion. Il est important de préciser qu’il s’agit ici de souvenirs entièrement fictifs car Huysmans, contrairement à son héros, a reçu une éducation laïque dont il a gardé un mauvais souvenir. L’apologie de l’enseignement catholique, dans un roman paru quatre ans après l’interdiction faite au Jésuites d’enseigner n’est donc certainement pas gratuite.

2 J.-K. Huysmans, À Rebours, Paris, Gallimard, « Folio », 1991 (1977), texte présenté, établi et annoté par Marc Fumaroli, p. 171. Les indications de page seront désormais données directement après la citation, entre crochets.

3 Ce double mouvement correspond d’ailleurs aux deux sens du mot conversion : rupture, changement de direction (metanoïa) et retour en arrière, fidélité à une origine ancienne et oubliée (epistrophê).

4 Préface écrite vingt ans après le roman, ibid., p. 56-57.

5 Ibid. p. 74.

6 J. Joyce, A portrait of the artist as a young man, Garland, New York and London, 1993, p. 129-130. Les numéros de pages seront désormais indiqués directement après la citation.

7 Portrait de l’artiste en jeune homme, trad. de L. Savitzky révisée par J. Aubert Paris, Gallimard, « Folio », 1992, p. 170-171. Les références à cette édition seront désormais données directement après la citation.

8 Cf. sur les mêmes motifs, à Rebours, op. cit., p. 176-177 et 343-346.

9 Voir, au chapitre V, les paroles de Stephen à son camarade Davin : « The soul is born, he said vaguely, first in those moments I told you of. It has a slow and dark birth, more mysterious than the birth of the body. When the soul of a man is born in this country there are nets flung at it to hold it back from flight. You talk to me of nationality, language, religion. I shall try to fly by those nets » op. cit., p. 230 (« L’âme naît, dit-il vaguement, dans ces moments dont je t’ai parlé. Sa naissance est obscure et lente, plus mystérieuse que celle du corps. Quand une âme naît dans ce pays-ci, on lance sur elle des filets pour empêcher son essor. Tu me parles de nationalité, de langue, de religion. J’essaierai d’échapper à ces filets. » op. cit.., p. 297.)

10 Sur la composition de lieu nous reprenons la définition et les analyses de Michel Beaujour dans Miroirs d’encre, rhétorique de l’autoportrait, coll. « Poétique », Paris, Seuil, « Poétique », 1980, p. 53-65. Voir également l’ouvrage de Roland Barthes, Fourier, Sade, Loyola, coll. « Tel Quel », Paris, Seuil, 1971 p. 45-80.

11 La composition de lieu aide les retraitants à réaliser à la lettre la recommandation du père Arnall au début de son sermon : « I will ask you therefore, my dear boys, to put away from your minds during these few days all worldly thoughts, wether of study or pleasure or ambition, and to give all your attention to the sate of your souls. » op. cit., p. 133 (« Je vous demanderai donc, mes chers enfants, d’écarter de votre esprit, pendant ces quelques jours, toutes les pensées profanes, qu’elles concernent l’étude, ou le plaisir, ou l’ambition, et d’accorder toute votre attention à l’état de votre âme. » op. cit., p. 175-176.)

12 La retraite et le sermon sur l’enfer marquent donc « un tournant » (a turningpoint) dans la vie de Stephen, conformément à l’expression employée par le père Arnall au début de son sermon (ibid., p. 176).

13 Voir sur ce point les analyses de Jacques Aubert dans la préface de Portrait de l’artiste : « Entre l’hérésie décelée par le professeur de lettres chez le jeune écolier et le choix final d’un départ éminemment symbolique d’une Irlande qui s’est confondue avec l’Église, la continuité est certaine. […] Joyce retourne contre elle-même l’église et sa théologie bien plutôt qu’il ne rompt avec elle. Il assume la faute comme un principe : comme au principe de cette Chute sans laquelle il n’eût point été de Rédempteur, c’est-à-dire, tout d’abord, d’Incarnation et d’inscription dans le réel de l’Histoire. » (Ibid., p. 22 )

14 Voir la note de Jacques Aubert à propos de cette image de la forge. Elle renvoie à un passage d’à Rebours où Huysmans développe une image analogue à propos de Claudien, l’un des derniers poètes païens de la littérature latine : « […] un poète forgeant un hexamètre éclatant et sonore, frappant, dans des gerbes d’étincelles, l’épithète d’un coup sec. » (Ibid., p. 473.)

15 Nous citons ici le sous-titre de l’ouvrage de M. Beaujour, Miroir d’encre, qui a inspiré ce développement.

16 Op. cit., p. 34-35.

17 Op. cit., p. 244.

18 Ibid., p. 239, 262, 318, 320, 325.

19 M. Beaujour, Miroirs d’encre, op. cit., p. 57-59.

20 Voir la définition du portrait in figura proposée par Michel Couturier dans La Figure de l’auteur, Paris, Seuil, « Poétique », 1995, p. 14 : « Le portrait in figura de la Renaissance était une feinte d’un genre particulièrement hardi : pour contourner le (relatif) interdit qui régnait jusqu’alors sur l’autoportrait, des peintres, comme Dürer notamment, n’ont pas hésité à se peindre sous les traits d’un saint ou encore du Christ […]. L’artiste, soucieux de dissimuler son irrépressible narcissisme, se camoufle tout en s’affichant sous les traits d’un figurant dont l’image exemplaire fait loi dans son espace culturel. »

21 Op. cit., p. 19-20.

22 On trouve des réflexions analogues dans Portrait de l’artiste qui oppose « la naissance lente et obscure de l’âme » aux brèves révélations épiphaniques. à cela s’ajoute une méditation parallèle sur l’instantanéité de la faute ou de la chute et l’éternité de la damnation

23 C’est ce dont prend conscience des Esseintes au chapitre 7 : « Ainsi ses tendances vers l’artifice, ses besoins d’excentricité, n’étaient-ils pas, en somme, des résultats d’études spécieuses, de raffinements extraterrestres, de spéculations quasi-théologiques ; c’étaient, au fond, des transports, des élans vers un idéal, vers un univers inconnu, vers une béatitude lointaine, désirable comme celle que nous promettent les Écritures. » (op. cit., p. 175)

24 Portrait de l’artiste en jeune homme, op. cit., p. 344 : « - C’est une chose bien curieuse, sais-tu, dit Cranly d’un air détaché, de voir combien ton esprit est sursaturé de cette religion à laquelle tu déclares ne pas croire. »

25 Ce texte, intitulé Portrait de l’artiste, est repris dans l’édition « Folio » de Portrait de l’artiste en jeune homme : « Les traits de l’enfance ne sont pas communément reproduits dans le portrait de l’adolescence, car nous sommes si fantasques que nous ne pouvons ou ne voulons concevoir le passé sous une autre forme que celle d’un mémorial ayant la rigidité du métal. Et pourtant le passé implique assurément une succession fluide de présents, le développement d’une entité dont notre présent actuel n’est qu’une phase ». (op. cit. p. 31.) Comme pour illustrer cette fluidité, le texte enchaîne immédiatement sur la spiritualité du héros : « Sa formation avait très tôt développé chez lui un sentiment très vif des obligations spirituelles, aux dépens de ce que l’on appelle le ‘sens commun’. Il donna sa mesure, tel un saint prodigue, étonnant bien des gens par ses ferveurs jaculatoires, scandalisant bien des gens par des mines inspirées empruntées au cloître. […] Cependant, en dépit de chocs continuels qui le faisaient passer d’envolées de zèle exalté à la honte intérieure, les exercices de dévotion avaient encore sur lui un effet apaisant au moment où il entra à l’Université. » (Ibid. p. 32.) On notera que l’image de l’histrion est clairement suggérée dans ce passage.

26 Sur le lien entre la mémoire rhétorique et l’exercice de la composition de lieu, voir M. Beaujour, op. cit., p. 55-56 : « Loyola prescrit à son tour des compositions de lieux, qui forment le préambule de chaque exercice. Chaque préambule doit faire surgir dans l’esprit de l’exercitant un décor peuplé de personnages, une scène riche en métaphores de ce que celui-ci doit éprouver en cette étape des exercices, et assez prégnante pour éliminer toute autre sollicitation imaginaire. […] Quelles que soient les modalités de cette composition (recours à des souvenirs iconographiques, remémoration de « topographies » verbales faites par les prédicateurs), il s’agit de placer l’exercitant devant un lieu situé dans un espace imaginaire à trois dimensions. On reconnaît aisément ici un procédé emprunté à la mémoire locale. Mais si dans le cadre de la rhétorique antique chaque orateur est libre de choisir à sa convenance les lieux référentiels spécifiques à l’aide desquels il composera son système mnémonique permanent, et s’il utilise le plus souvent des lieux réels bien connus de lui, le but d’Ignace est, à l’inverse, de fournir à l’exercitant une mémoire adventice […]. » 

27 Confessions, XI, 20. Ce passage, cité par Jacques Aubert dans l’édition Folio de Portrait de l’artiste en jeune homme (op. cit., p. 376), est analysé par Paul Ricoeur dans Temps et récitI, I, 1 : « Les apories de l’expérience du temps », coll. « Points Essais », Paris, Seuil, 1983, p. 21-65. On peut en particulier rapprocher le passage de Joyce de l’exemple donné par saint Augustin de la « distension » de l’âme que cite également P. Ricoeur : « Je me prépare à chanter un chant que je connais. Avant que je commence, mon attente se tend vers l’ensemble de ce chant ; mais, quand j’ai commencé, à mesure que les éléments prélevés de mon attente deviennent du passé, ma mémoire se tend vers eux à son tour ; et les forces vives de mon activité sont distendues, vers la mémoire à cause de ce que j’ai dit, et vers l’attente à cause de ce que je vais dire. » (ibid., p. 46.)

28 P.-A. Fabre, Annales d’histoire et de sciences sociales, 4-1999, numéro consacré à la conversion religieuse, présentation générale p. 805-812.

Pour citer ce document

Agathe Salha, «Récit de conversion et conversion du récit dans à Rebours de Huysmans et A Portrait of the artist as a young man de Joyce», La Réserve [En ligne], La Réserve, Livraison du 1er décembre 2015, mis à jour le : 30/11/2015, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/reserve/288-recit-de-conversion-et-conversion-du-recit-dans-a-rebours-de-huysmans-et-a-portrait-of-the-artist-as-a-young-man-de-joyce.

Quelques mots à propos de :  Agathe  Salha

Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – ÉCRIRE