La Réserve : Livraison du 09 janvier 2016

Marie-Agnès Cathiard

De l’illusion « vase-face » aux membres et corps fantômes : l’avenir des illusions

Initialement paru dans : Cahiers Echinox, « Imaginaire et illusion », vol. 23/2012, p. 41-56

Résumé

Les illusions sont devenues depuis l’avènement de la psychologie expérimentale (à la fin du XIXe siècle) partie intégrante des paradigmes et méthodes de la discipline et les nouvelles tendances cognitives en psychologie et neurosciences n’ont fait que consacrer l’établissement d’une véritable science des illusions (Ninio, 1998). Nous nous appuierons sur les illusions classiques dites de bistabilité (vase de Rubin et cube de Necker) qui nous semblent mettre en lumière le fonctionnement en boucle fermée de notre cerveau perceptif (à la Rodolfo Llinás, 2003). L’expérience étrange de la sensation de membre fantôme qu’éprouvent bon nombre d’amputés comme l’illusion de rubberhand ou les corps fantômes obtenus par télévirtualité chez le sujet sain nous permettront de poser clairement plusieurs questions. Nous pourrons ainsi distinguer quand les sciences cognitives nous apprennent à croire le sujet (la douleur fantôme), mais aussi quand elles nous apprennent à ne plus le croire (le libre-arbitre de l’intention motrice).

Abstract

From the “vase-face” illusion to phantom limbs and phantom bodies : the future of illusions
Since the birth of Experimental Psychology at the end of the 19th century, illusions entered the paradigms and methods of the discipline, and the new trends in cognitive sciences reinforced the status of a true science of the illusions (Ninio, 1998). This contribution will dwell first on classical bistable illusions (Rubin vase and Necker cube), for they feed the basic conception of our perceptual senses as a closed loop system (à la Rodolfo Llinás, 2003). The weird sensation of phantom limbs in amputees, phantom bodies in different brain states, as well as the production of the rubberhand illusion in intact people, and also self/alien body presence created by virtual reality designs, are all phenomena which could help in testing data-driven models. It seems thus possible to distinguish when the cognitive sciences tells us to believe the subject report (e.g. phantom limb pain), and when they tell us not to believe her/him no more (e.g. free will in the motor intention).

Texte intégral

I. Introduction : « La réalité comme puissance de rêve »

1Gaston Bachelard, dans L’Air et les Songes, évoque les états alternés à propos de l’ambivalence du réel et de l’imaginaire. « Ce que nous demandons au lecteur, c’est de vivre non seulement cette dialectique, ces états alternés, mais de les réunir dans une ambivalence où l’on comprend que la réalité est une puissance de rêve et que le rêve est une réalité. Hélas ! l’instant de cette ambivalence est court. Il faut avouer que bien vite on voit ou que bien vite on rêve. On est alors ou bien le miroir des formes ou l’esclave muet d’une matière inerte. » (p. 21). La tentative de Gaston Bachelard est bien ici d’essayer de concevoir le lien étroit existant entre rêve et réalité, et cela à partir d’une notion de l’image comme réalité psychique plus que comme réalité du réel. « Les images sont, de notre point de vue, des réalités psychiques. A sa naissance, en son essor, l’image est en nous, sujet du verbe imaginer. Elle n’est pas son complément. Le monde vient s’imaginer dans la rêverie humaine. » (p. 22). Gaston Bachelard critique fermement l’approche des psychologues visant à n’étudier que les images réelles. « Comment des psychologues qui ne rêvent pas peuvent-ils alors décider des réalités psychologiques de la vie imaginaire ? Ils ont peur d’étudier des vésanies, et ils veulent savoir comment se forment les images ! Ils veulent étudier des images réelles et ils se désintéressent des images vivantes qui s‘imposent la nuit à nos yeux fermés ! » (p. 95).

  • 1 On renverra sur ce point souvent mal compris d’une Gestalt supposée statiqu...

2Nous tenterons de définir en partant des travaux du neurophysiologiste Rodolfo Llinás en quoi notre perception est un processus prioritairement interne, qui pourra être ou non influencé par les entrées sensorielles provenant de la réalité externe. Cette approche nous permettra de ne pas différencier radicalement les images réelles des images psychiques. Notre trajet ira d’illusions classiques de la Gestalt, notamment les illusions dynamiques1 dites de bistabilité, jusqu’aux illusions des parties du corps - via l’illusion de membre fantôme chez les amputés - et du corps entier, corps fantômes y compris dans les expériences en télévirtualité.

II. L’illusion « vase-face » ou comment le cerveau fonctionne en boucle fermée

  • 2 Comme cela était prévisible, lorsqu’on présente à un sujet qui est dans l’é...

3En 1987, Rodolfo Llinás définissait ainsi la perception : « Perception is a dream modulated by sensory[-motor] input » (les entrées motrices étant rajoutées par nous). C’est une citation qui est reprise dans New Horizons in the Study of Language and Mind de Noam Chomsky, paru en 2000, où il développe son point de vue d’un organe du langage mental, purement interne. Rodolfo Llinás, grand spécialiste du cerveau, a travaillé sur les corrélats neurophysiologiques du rêve. Le rêve correspond typiquement à un état du cerveau au cours duquel les grands muscles, paralysés, ne répondent plus aux intentions motrices, seuls des mouvements rapides des yeux pouvant être observés. Or on sait seulement depuis 2007 par les travaux de Wehrle et collègues, qu’il faut séparer ce sommeil paradoxal ou sommeil REM « Rapid Eye Movement » en deux phases : le REM tonique et le REM phasique. Au cours du REM tonique, sans mouvements rapides des yeux, le cortex auditif réagit à des stimulations externes. Au cours du REM phasique, caractérisée par ces mouvements rapides des yeux, l’activité cérébrale ne perçoit plus aucune sensation externe. Selon la conception de Llinás (2003), la conscience fonctionnerait fondamentalement en une boucle fermée thalamo-corticale. Ainsi la perception serait en priorité le résultat de l’activité intrinsèque du cerveau, éventuellement modulée par les entrées sensorielles et motrices. Une illustration simple de ce fonctionnement est fournie par les illusions de perception bistable2 comme le cube de Necker (1832) ou le vase-face de Rubin (1915). Au cours de leur perception, ces images vont générer deux interprétations qui vont spontanément alterner environ toutes les 3 secondes : le cerveau change ainsi de lui-même d’état perceptif sans qu’aucune modification du stimulus ne soit nécessaire.

III. La sensation de membre fantôme chez l’amputé

4Pour comprendre le fonctionnement en boucle fermée du cerveau, nous devons aborder une illusion impliquant directement le corps comme c’est le cas de la sensation de membre fantôme chez les amputés.

Une phénoménologie riche

5La description de la sensation de membre fantôme est ancienne. Nikolajsen & Jensen (2001) indiquent que c’est Ambroise Paré (1510-1590) qui décrivit le premier cette sensation (cf. Keil, 1990). Bonnot (2009) a établi les deux extraits suivants du texte de Paré (1552) :

Principalement totale privation du sentiment et mouvement : soit qu’on tire, frappe, presse, brûle, coupe, touche ou pique, certainement pourras conclure une mortification parfaite ou sphacèle [gangrène]. Toutefois faut avec bon jugement explorer ladite privation de sentiment. Car je sais que plusieurs ont été déçus, se fiant à un sentiment, que les patients disent avoir, si on pique, presse ou autrement attouche : lequel est totalement faux et déceptible. Car il ne vient que d’une grande appréhension de la douleur extrême, qui était en la partie auparavant. Et principalement par la continuité et consentement, qu’ont encore les parties mortes avec les vives. Comme pour exemple familier nous voyons, que si l’on tire notre chemise, ou autre vêtement adhérant à notre corps, nous disons le sentir : jaçoit que [bien que, quoique] ledit vêtement est [soit] insensible, et seulement contigu à notre corps. De ce faux sentiment auras argument manifeste après l’amputation des parties mortifiées. Car les patients longtemps après l’amputation faite disent encore sentir douleur ès parties mortes et amputées : et de ce se plaignent fort, chose digne d’admiration, et quasi incrédible à gens, qui de ce n’ont expérience. Par quoi se faut donner garde, que tel sentiment ne nous retarde à faire le devoir de la parfaite curation : comme quelquefois j’ai vu couper un membre à deux ou à trois fois : pour s’être arrêté au dit sentiment faux et menteur. Donc après avoir connu, que la partie est vraiment morte, la faut promptement, et sans délai tant petit soit-il, couper et amputer […].

6Et plus loin dans l’ouvrage :

Davantage, longtemps après l’amputation faite, les patients disent encore avoir la partie qui a été amputée (comme j’ai dit) ce qui vient, comme il me semble, à cause que les nerfs se retirent vers leur origine, et en se retirant font grande douleur, et presque semblable aux rétractions qui se font aux spasmes. Au moyen de quoi leur faut frotter la nuque, et toute la partie affectée avec ce liniment, qui s’ensuit : lequel est de très grande efficace contre spasme, paralysie, stupeur, contorsions, distensions, et autres affections, principalement des parties nerveuses provenant de causes froides.

7Le second extrait fait clairement référence à la sensation de membre fantôme, bien que Paré ne l’identifie pas comme telle et semble la confondre avec les douleurs des névromes (autrement dit une explication périphérique de la sensation, en termes d’excitabilité des terminaisons nerveuses du moignon, cf. Pitres, 1897).

8Il faut ensuite attendre les études du XIXe siècle de Charles Bell (1830, rapportées par Furukawa, 1990), Rhone (1842) et Guéniot (1861). Mais c’est le médecin Silas Weir Mitchell, en 1871, suite à l’observation de patients amputés lors de la guerre de Sécession, qui proposa ce nom de « membre fantôme ». Les nombreuses amputations qui furent pratiquées pendant les deux guerres mondiales du XXe siècle alimentèrent aussi nombre d’articles de revues de médecine. Dressons rapidement la phénoménologie de la sensation de membre fantôme (on pourra, pour une vision plus complète, se référer à Melzack, 1992, et Ramachandran & Hirstein, 1998). Un patient, après amputation, ressent la présence de la partie ôtée de son corps : bras, jambe, mais aussi partie du visage (Sachs, 1992), sein (Aglioti et al., 1994), côlon (Ovesen et al., 1991), pénis (Fisher, 1999, Wade & Finger, 2010) et langue (Hanowell & Kennedy, 1979). C’est une sensation qui peut apparaître très précocement dès le réveil du patient (75 % des cas) ou plus à distance de l’intervention (jusqu’à quelques semaines) mais qui est extrêmement fréquente puisqu’elle concerne entre 90 et 98 % des patients amputés adultes. Ramachandran (1998, p. 1604) insiste sur le fait suivant : « … in all these cases the patient recognizes that the sensations are not veridical, i.e. what he/she experiences is an illusion, not a delusion ».

9Rappelons que la délusion est classiquement vue comme une croyance fausse à laquelle se raccroche un patient en dépit de toute réalité. La sensation de membre fantôme n’a jamais été considérée comme une délusion mais bien souvent comme une illusion. Chez l’enfant, son apparition semble plus variable selon l’âge : d’après l’étude de Simmel (1962), 100 % des enfants de plus de 8 ans l’éprouvaient alors qu’ils n’étaient que 20 % chez les moins de 2 ans. Ces statistiques ne doivent cependant pas nous laisser penser qu’il faut nécessairement avoir eu, au moins pendant un certain temps, un corps dans son entier, puisque contrairement à ce que Simmel (1962) pensait, plusieurs études attestent la présence d’un membre fantôme chez des enfants nés sans jambe ou sans bras (Ramachandran, 1993). Si ces membres fantômes peuvent être inertes, dans une posture habituelle ou au contraire incommode, indolores ou fort douloureux, ils peuvent aussi être doués de mouvement, accompagnant par exemple la parole (ainsi que le rapporte la patiente M. née sans bras, cf. Ramachandran et Blakeslee, 2002). Ainsi cette sensation peut se concevoir comme une illusion de mouvement et Ramachandran a permis à de nombreux patients de contrôler leur douleur en créant une illusion d’action, comme nous le verrons ci-après. Mais interrogeons-nous tout d’abord sur le mécanisme cérébral à l’œuvre dans l’émergence de cette sensation.

De la main à la face

10Malgré la centaine d’observations cliniques disponibles, les recherches expérimentales n’ont véritablement commencé qu’en 1993, à la suite de la démonstration par Pons et al. (1991) de modifications importantes dans le cortex somatotopique du singe après déafférentation. L’aire 3b de la main de singes adultes amputés était activée, 11 ans après la radicotomie dorsale, par des stimulations du même côté de la face. Ramachandran (1993) montrait peu après une plasticité neurale semblable chez l’adulte humain (cf. aussi sur ce point, Ramachandran & Rogers-Ramachandran, 2000). Le patient étudié présentait une amputation du bras au-dessus du coude et avait une sensation de main fantôme accrochée à son moignon (ce que Haber, 1958, désignait par le terme de « membre téléscopé »). Il est assez fréquent en effet qu’avec le temps, le membre fantôme ne soit plus entier mais se raccourcisse, l’hypothèse étant que la main, surreprésentée au niveau cortical, va être plus longtemps perçue.

11En s’appuyant sur la proximité de la face et de la main dans le cortex somatosensoriel (bien connue depuis Penfield & Rasmussen, 1950), Ramachandran (1993) explora avec un coton-tige la surface du visage de son patient et découvrit que cette stimulation tactile faisait naître une sensation double : sensation sur le visage bien évidemment mais aussi une sensation tactile au niveau de la main fantôme. En explorant précisément la joue du patient, une carte complète des doigts de la main put être dessinée. Une exploration similaire au niveau du moignon permit de mettre en évidence une autre carte de la main au niveau de l’épaule, attestant d’une réorganisation corticale massive. 12 patients sur 18 avaient une carte de la main sur le moignon, et 8 patients parmi ces 12 avaient aussi une carte sur le visage (Ramachandran & Hirstein, 1998), avec parfois des évolutions de cette carte au cours du temps. De plus, des stimulations du visage par le froid, le chaud, des vibrations, du métal, de l’eau qui coule, généraient des sensations identiques dans le membre fantôme, alors que de telles stimulations dans d’autres régions du corps n’entraînaient aucune sensation dans ce membre. Puisque l’on sait que des voies nerveuses particulières traitent ces différentes sensations, c’est donc que la réorganisation corticale est très précise en même temps que très rapide (en 4 semaines chez certains patients). D’autres chercheurs ont rapporté des études de cas similaires : cf. entre autres, les observations d’Halligan et al. (1993) et l’étude MEG de Flor et al. (1995).

12Ainsi contre la théorie des névromes, qui renverraient des influx à la zone de la main, ce sont les zones corticales réactualisées du visage et de l’épaule, qui auraient « colonisé » l’ancienne zone de la main, qui créent le fantôme. Ramachandran & Blakeslee (2002, p. 57-58) proposent deux voies possibles pour cette recolonisation : un bourgeonnement, mais dont l’organisation précise et la rapidité de mise en place pose problème, auquel ils préfèrent une hypothèse de redondance des connexions neurales, avec certaines connexions habituellement inhibées mais qui pourraient s’exprimer en cas de main réelle absente.

Illusions de mouvements

13Revenons sur la question du mouvement du membre fantôme. Beaucoup de patients ayant subi une amputation d’un membre rapportent en effet des mouvements involontaires ou des mouvements qu’ils déclenchent eux-mêmes. On notera que ces mouvements sont particulièrement présents lorsque l’événement à l’origine de l’amputation n’est pas traumatique mais plutôt médical (tumeur par exemple). Comment expliquer la présence de ces illusions de mouvements? Lorsque le patient décide de programmer un mouvement de son membre amputé, la partie frontale de son cerveau, qui d’une certaine manière « ignore » l’amputation du membre, envoie des ordres au cortex moteur. En même temps que le cortex moteur reçoit ces ordres, une copie − sorte de modèle interne du mouvement à effectuer − est adressée au cervelet et aux lobes pariétaux: à partir de cette copie, les lobes pariétaux réactualisent constamment l’image du corps du patient en générant l’ensemble des sensations auxquelles le patient s’attend suite aux mouvements programmés. Ce serait ainsi la convergence entre la source issue du cortex moteur et celle issue du travail de monitoring des commandes motrices réalisé par les lobes pariétaux qui serait à l’origine de la sensation de mouvement du membre fantôme.

14Selon Sherman et al. (1984), 70% des patients ressentent des douleurs dans leur membre fantôme encore 25 ans après leur amputation. Plus encore que la présence elle-même de la sensation du membre, c’est bien le problème de sa douleur qui a donné lieu à des tentatives thérapeutiques variées: traitements chirurgicaux, traitements médicamenteux analgésiques, cure de sommeil avant et après l’amputation (Rhodes, 2001). Lorsque la douleur est très vive, les patients évitent de bouger leur membre fantôme car cela a souvent pour conséquence de l’augmenter encore. Dans d’autres cas, les patients sont dans l’impossibilité de mouvoir leur membre car ils ont la sensation que celui-ci est complètement paralysé, parfois dans une position très inconfortable, correspondant le plus souvent à la position qu’avait le membre juste avant l’amputation. Ramachandran (1993) parle dans ce cas de « paralysie acquise ». Le cerveau du patient aurait en quelque sorte appris, avant l’amputation, la paralysie du bras, avec en particulier un feedback visuel de non-mouvement malgré d’éventuelles commandes de mouvements envoyées par le cortex moteur.

La boîte à miroir

15C’est de cette idée qu’est née la boîte à miroir qui a pour but de créer chez le patient une illusion visuelle de mouvement de son membre fantôme. La boite, ouverte sur le dessus, est divisée en deux parties, permettant à un patient par exemple amputé du bras droit, de glisser sa main gauche dans la partie gauche de la boite, qui contient au centre un miroir qui va refléter les mouvements faits par cette main. Le patient, à qui on aura demandé de positionner sa main fantôme comme si elle rentrait dans la partie droite de la boite, verra en fait le reflet de sa main gauche. En regardant par le dessus de la boite, le patient peut ainsi visualiser les mouvements de deux mains et a la sensation que sa main fantôme bouge (Ramachandran & Hirstein, 1998).

16Le premier patient à expérimenter cette boite fut le patient DS qui avait la sensation que son membre était paralysé dans un bloc de ciment. Lorsqu’on lui demanda de réaliser, dans la boîte miroir, des mouvements avec son bras réel, il fut très étonné de constater qu’il ressentait des mouvements symétriques de son bras fantôme: c’est bien le feedback visuel qui était à l’origine de l’illusion de mouvement du bras fantôme puisque celui-ci redevenait paralysé aussitôt que le patient fermait les yeux. Ramachandran & Hirstein (1998) ont testé ainsi 10 patients: 6 patients ont eu des sensations kinesthésiques dans leur membre fantôme tandis que les 4 autres patients, bien que voyant leur bras fantôme bouger, n’éprouvaient aucune sensation correspondante. Au bout de 3 semaines d’entraînement à raison de 10 minutes par jour, le membre fantôme du patient DS et la douleur qui l’accompagnait au niveau du coude disparurent définitivement, le patient ne gardant qu’une main fantôme téléscopée au niveau de l’épaule – et ce 10 ans après l’amputation. Pour 4 patients sur 5 ayant des spasmes involontaires de la main fantôme, la boîte à miroir leur permettait de rouvrir la main instantanément, alors qu’ils ne pouvaient y arriver seuls (certains patients ont en effet des spasmes involontaires de fermeture de leur main fantôme avec impossibilité de la rouvrir, accompagnée de sensations douloureuses de leurs ongles pénétrant la peau de leur paume).

17Giraux et Sirigu (2003) ont utilisé un système inspiré de la boîte à miroir de Ramanchadran pour tester trois patients ayant subi une avulsion du plexus brachial ayant entraîné une paralysie de leur bras ainsi qu’une sensation de membre fantôme. Les mouvements visualisés correspondaient à des pré-enregistrements de mouvements de leur bras intact et variaient en vitesse et complexité. Vingt-quatre séances (trois séances par semaine) de 100 mouvements à réaliser avec le membre fantôme étaient proposées aux patients. Les patients devaient évaluer la douleur fantôme avant et après chaque séance. Des enregistrements par IRMf étaient réalisés avant et après chaque séance sur quatre séries de mouvements de la main ou du coude. Pour deux des trois patients, une augmentation nette de l’activation du cortex moteur était observée après les séances d’entraînement visuel, en même temps qu’une régression importante de la douleur à la fin des séances (un patient ayant diminué sa prise d’antalgiques, l’autre l’ayant complètement arrêtée, et ce encore 6 mois après la fin des séances). Le troisième patient ne présentait ni activation différente ni réduction de ses douleurs. D’après l’étude contrôle de Brodie et al. (2003), c’est bien le feedback visuel du membre fantôme virtuel qui permet de mieux mobiliser le membre fantôme et non pas simplement l’effort répété pour imaginer le mouvement du membre fantôme. Giraux et Sirigu (2003) font l’hypothèse qu’une image du corps cohérente est regagnée par le biais de l’entraînement visuo-moteur, diminuant du même coup la douleur.

18Depuis, ces expériences ont été étendues en réalité virtuelle (O’Neill et al. 2003a et 2003b, Cole et al., 2006, Murray et al., 2010; l’avantage étant la possibilité d’une ressemblance la plus proche possible du membre virtuel avec le membre fantôme, en apparence et en position) avec un système qui permet de piloter le bras virtuel à partir des impulsions du moignon du sujet amputé, ce qui permet de donner au patient un réel sentiment de contrôle des mouvements du bras virtuel.

IV. Du membre fantôme au corps fantôme chez le sujet sain

19Il n’est nul besoin d’être amputé pour avoir une sensation fantôme puisque nous montrerons qu’il est assez facile de générer chez le sujet sain par simple manipulation expérimentale un membre, voire un corps fantôme entier.

Une main qui n’est pas mienne et qui le devient : l’expérience de rubberhand 

20Botvinik & Cohen (1998) ont proposé cette illusion impliquant trois sens : le toucher, la proprioception et la vue. Un sujet est assis, une de ses mains cachée sous la table tandis qu’il voit posée devant lui une main en plastique : un expérimentateur effectue des petits touchers avec un pinceau, en synchronie sur la main cachée et sur la main en plastique. Au bout d’un moment, le sujet va avoir l’impression de ressentir la stimulation sur la main en plastique. Cette impression est estimée par les réponses à un questionnaire sur 9 effets perceptifs avec une échelle en 7 points : les 3 items décrivant la sensation de toucher éprouvée sur la main plastique sont majoritairement notés positivement.

21La synchronie des événements sur la main réelle et la main en plastique semble primordiale, puisque l’introduction d’une désynchronisation entre les deux stimulations réduit considérablement l’apparition de l’illusion. Pavani et al. (2000) ont repris l’expérience du rubberhand en manipulant l’orientation de la main plastique par rapport à celle de la main réelle (alignée ou perpendiculaire). Ils montrent que l’effet de capture visuelle est plus important lorsque le gant plastique est orienté comme la main réelle, soit lorsque la position vue est proprioceptivement plausible. Cette capture visuelle peut être rapprochée de celle observée dans les systèmes virtuels redonnant corps au membre fantôme et pour lesquels nous avons souligné que la ressemblance du membre est importante pour créer des conditions optimales d’illusion.

22Il semble bien que ce soit la simultanéité ou la coordination des sensations issues de nos différents sens qui nous permette de différencier notre corps propre des objets ou du corps d’autrui. En explorant toujours l’expérience du rubberhand, Ehrsson et al. (2004) ont cherché à déterminer par IRMf les mécanismes cérébraux liés au sentiment d’appartenance à soi des parties du corps vu. En variant l’alignement de la main en plastique et la synchronisation des stimulations tactiles et visuelles, les auteurs ont pu relever trois observations :

(i) une activité cérébrale durant l’illusion située dans la partie inférieure bilatérale du sulcus precentral (aire ventrale prémotrice 6 et partie postérieure de l’aire 44) ainsi qu’une activité bilatérale dans l’operculum frontal, région proche du cortex prémoteur et de l’aire 44 ;
(ii) pour les sujets décrivant une illusion forte, l’activité est plus forte dans le cortex moteur bilatéral que chez les sujets ayant une illusion plus faible ;
(iii) lorsque l’illusion s’établit chez le sujet, on note une augmentation de l’activation dans le cortex prémoteur gauche.

23Les auteurs concluent : « These three observations suggest that neural activity in the premotor cortex reflects the feeling of ownership of a seen hand. Thus, activity in this area is associated with the subjective experience that the body one sees belongs to oneself. This result provides evidence for the hypothesis that self-attribution of body parts depends on multisensory integration in the premotor cortex. » (p. 876)

24Ainsi ce serait un processus d’intégration des informations multisensorielles au sein du cortex prémoteur qui serait responsable de l’illusion d’appartenance de la main plastique au corps propre. Les auteurs supposent lors de l’illusion une réorganisation de l’espace péripersonnel, permettant d’intégrer au corps propre un objet externe proche de lui. Ils notent également une participation du cortex pariétal et du cervelet, mais restent prudents sur la signification de cette activation en terme de sentiment d’appartenance de Soi per se : « In summary, the rubber hand illusion depends on three neural mechanisms : multisensory integration in parietocerebellar regions, recalibration of proprioceptive representations of the upper limb in a breaching circuit, and self-attribution in the premotor cortex. Our results associate activity in the premotor cortex with the feeling of ownership of a seen limb, and we suggest that multisensory integration in a body-centered reference frame is the underlying mechanism of self-attribution. » (p. 877)

25Mais s’agit-il vraiment d’attribution à Soi dans cette expérience ou doit-on voir dans l’illusion du rubberhand, ainsi qu’a pu le suggérer aux auteurs Botvinick (2004), essentiellement le rôle dominant de la vision pour la perception d’un objet situé près de la main du sujet dans son espace péri-personnel ? Afin d’éliminer cette hypothèse, Ehrsson et al. (2005) proposent une version de l’expérience du rubberhand sans contribution de la vision, avec synchronisation de stimulations tactiles et proprioceptives. Version dite « somatique », dans laquelle il s’agit, pour un expérimentateur, de réaliser des mouvements avec l’index gauche d’un sujet ayant les yeux bandés sur l’index d’une main plastique tandis que l’expérimentateur stimule en synchronie l’index de la main droite du patient. Rapidement, le sujet a l’illusion de toucher sa propre main. L’illusion est tout d’abord explorée de manière classique (avec un questionnaire adapté de Botvinik & Cohen, 1998, cf. supra) : elle est concluante chez 32 sujets droitiers. Puis auprès de 15 sujets (sensibles à l’illusion) en imagerie cérébrale dans trois conditions : condition illusoire classique, condition d’asynchronie des stimulations, condition d’incongruence des stimulations (ce n’est plus une main plastique qui est touchée mais un pinceau, la différence de sensation n’entraînant alors pas d’illusion de toucher sa propre main). La différence entre ces conditions a permis de déterminer l’activité cérébrale présente lors de l’illusion (calculée par le contraste [illusion − asynchronous] + [illusion − incongruent]), notamment bilatéralement dans la région prémotrice ventrale (plus importante à droite qu’à gauche), le cortex intrapariétal et le cervelet. Ces mêmes activations sont retrouvées lorsque la condition illusoire est comparée séparément à chaque condition contrôle. Les auteurs soulignent deux résultats majeurs :

(i) This shows that the rubber-hand illusion is not simply generated by the dominance of vision over somesthesis, but that temporally correlated and matching tactile and proprioceptive signals from two body parts is sufficient to change the feeling of ownership of a touched rubber limb. »
(ii) Second, we showed that bilateral activity in the ventral premotor cortex and cerebellum was greater during the illusion than during the control conditions and that there was a linear relationship between the degree of activation in these areas and the participant’s ratings of the illusion. (Ehrsson et al., 2005, p. 10569)

26L’illusion ne repose donc pas sur la représentation d’un objet dans l’espace péripersonnel mais plutôt sur l’intégration de signaux multisensoriels (tactiles, proprioceptifs et visuels) temporellement corrélés. La région du cortex prémoteur et du cervelet étant les deux régions fortement impliquées dans cette intégration et dans l’attribution au Soi des parties du corps. Mais, pour les auteurs, il n’est pas évident que le cortex pariétal soit directement impliqué dans le sentiment d’attribution au Soi puisque l’activité dans cette région, qui reflète à l’évidence l’intégration multisensorielle, ne varie pas selon la force de l’illusion.

27Il vient d’être montré qu’il est relativement aisé de faire percevoir à quelqu’un un troisième membre, par exemple l’illusion d’une troisième main. C’est ce qu’illustre la dernière expérience de l’équipe de Ehrsson parue en février de cette année (Guterstam et al., 2011) qui par simple stimulation synchronisée à l’aide d’un pinceau sur les doigts du sujet et sur la main plastique génère une sensation de main surnuméraire.

Ma main dans le miroir est-elle mienne ou alien ? L’expérience de Nielsen (1963)

28Nous aimerions relater une expérience déjà ancienne, celle de Nielsen (1963) qui avait imaginé un dispositif de miroir permettant de faire croire à un sujet qu’il voyait sa main (recouverte d’un gant) alors qu’en réalité la main vue dans le miroir pouvait être soit la sienne (miroir transparent) soit celle d’un autre recouverte d’un gant similaire (miroir réfléchissant). La tache du sujet consistait à tracer une ligne droite dirigée vers son corps. Lorsque la main vue est celle du sujet, la tache est bien évidemment réalisée sans difficulté aucune. Lorsque la main est étrangère, et qu’elle trace une ligne droite, l’illusion est parfaite : tout se passe comme si cette main continue d’être considérée par le sujet comme sienne. De plus, alors que la main étrangère trace volontairement une ligne déviante à droite ou à gauche, le sujet corrige progressivement la trajectoire de son tracé en sens opposé de la trajectoire tracée par la main étrangère, de manière à suivre cette dernière. Mais une fois interrogé sur ce qu’il a ressenti au cours de la tache, il apparaît que le sujet n’a pas eu conscience de corriger sa trajectoire. Comment analyser ce phénomène ? Comme un cas de dominance de la vision sur la proprioception : c’est bien la conclusion résumé de Nielsen par « "the visual hand" dominated "the kinesthetical hand" despite the fact that the subjects objectively made compensatory movements... ». Fourneret et Jeannerod (1998) ont repris cette expérience avec une tablette enregistreuse. Le sujet ne pouvait voir sa main mais avait accès à sa trace. Le dispositif permettait cependant de dévier la ligne tracée à l’insu du sujet. Celui-ci, comme dans les données de Nielsen (1963) corrigeait sa trajectoire en la déplaçant de manière opposée à la trajectoire tracée artificiellement. Interrogé après chaque essai, le sujet avait seulement eu conscience de suivre la direction donnée par le repère lumineux qu’il devait suivre visuellement pour réaliser la tache. Ce n’est qu’au-delà d’une déviation de 15° que le sujet devenait conscient de sa correction qu’il pouvait correctement décrire. Jeannerod (2002, p. 131) interprète les résultats de ces expériences de la manière suivante :

Ce résultat démontre l’existence de deux systèmes distincts dans le contrôle de l’action : le premier est un système automatique qui permet d’adapter l’action aux conditions extérieures, mais qui n’entraîne pas d’expérience consciente. Le second n’intervient que lorsque les propriétés du système automatique étant dépassées, ce dernier ne parvient plus à corriger l’écart entre la consigne et le mouvement effectivement réalisé : cet échec provoque alors le passage à une stratégie de correction consciente et contrôlée. C’est ce genre de résultat qui m’avait fait dire, il y a quelques années, qu’on ne devient conscient d’une action que lorsqu’elle échoue et qu’elle ne peut atteindre son but.

29Nous sommes donc passés d’une simple prévalence de la vision sur la proprioception, au contrôle de l’action, et à la question de la conscience d’être l’auteur de ses propres mouvements. Autrement dit, à la question de la cognition motrice pouvant révéler le Soi. On sait depuis les travaux de Marc Jeannerod et de quelques autres que le mouvement anticipé, simulé ou imaginé, est l’accès à la cognition motrice. On pense aussi – même pour les moins inflationnistes des Théories motrices de la perception – que c’est l’action qui réussit à coordonner les sensations pour en faire un percept unique : un objet. L’action imaginée mène ultimement au Soi comme l’écrit Jeannerod (2006), Motor cognition : What actions tell the Self ? Et c’est bien ce que nous avons illustré par la thérapie coordinative bimanuelle de Ramachandran et Hirstein (1998) qui permet de regagner un membre fantôme (toujours neuralement senti) dont le contrôle est resté douloureusement perdu, en le rendant visuellement virtuel. Enfin en neuropsychiatrie, le schizophrène, qui ultimement ne reconnaît plus comme appartenant au Soi les actions de sa propre main (Daprati et al., 1997) ou de sa propre voix (Frith, 1996), peut être soulagé par une thérapie cognitivo-comportementale (cognitive-behavioral psychotherapy), qui cherchera à unifier ses actions (Dickerson, 2000).

Le corps entier dans une autre présence

30Pour transporter sensoriellement le corps entier dans une autre présence, on se sert maintenant de la télé-virtualité et, depuis la publication couplée de l’article de Ehrsson (2007) avec celui de Lenggenhager et al. (2007), l’équipe de Blanke a exploré les différentes modalités visuelles, tactiles et auditives – en somme une télé-présence multisensorielle (Aspell et al., 2009). Nous nous limiterons ici à l’expérience princeps.

31Dans Ehrsson (2007), un sujet assis sur une chaise porte des lunettes reliées à deux caméras situées de chaque côté en arrière de lui. L’image de la caméra gauche sera projetée sur son œil gauche (et réciproquement à droite pour l’image de la caméra droite). La manipulation expérimentale inspirée de l’expérience du rubberhand consiste à toucher simultanément le torse du sujet avec un embout en plastique (torse qui est en-dehors de sa vue) tandis qu’un embout identique est déplacé devant la caméra. L’évaluation par questionnaire sur dix effets perceptifs possibles (repris avec quelques aménagements du questionnaire classiquement utilisé pour l’expérience du rubberhand) indique clairement que le sujet a l’impression d’être situé derrière son corps physique et de se regarder de ce point de vue. Si la synchronie des touchers du corps réel et du corps illusoire n’est pas respectée, l’illusion est nettement moins présente, comme dans le rubberhand. Deux composantes semblent particulièrement importantes dans la manifestation de cette expérience hors-du-corps (Out-of-Body Experience ou OBE). D’une part, l’information visuelle de la perspective de la personne elle-même qui permet de localiser son propre corps dans l’espace. D’autre part, la cohérence d’événements tactiles et visuels sur le corps, soit des corrélations multisensorielles, qui semblent primordiales pour l’attribution au Soi des parties du corps.

V. L’illusion du libre arbitre : vue du Grand Design de Hawking et Mlodinow (2010) 

32Une question fondamentale concernant les illusions est celle de savoir si nous devons toujours croire les sujets illusionnés ? C’est une question qui revient à poser le libre arbitre du sujet. Pour donner à cette question philosophiquement rebattue un nouveau relief, nous avons choisi de citer Stephen Hawking et Leonard Mlodinow (2011) qui l’ont reprise tout récemment :

Bien que nous pensions décider de nos actions, notre connaissance des fondements moléculaires de la biologie nous montre que les processus biologiques sont également gouvernés par les lois de la physique et de la chimie, et qu’il sont par conséquent aussi déterminés que les orbites des planètes. Des expériences menées récemment en neurosciences viennent nous conforter dans l’idée que c’est bien notre cerveau physique qui détermine nos actions en se conformant aux lois scientifiques connues, et non quelque mystérieuse instance qui serait capable de s’en affranchir. Une étude réalisée sur des patients opérés du cerveau en restant conscients a ainsi pu montrer qu’on peut susciter chez ceux-ci le désir de bouger une main, un bras ou un pied, ou encore celui de remuer les lèvres et de parler. Il est difficile d’imaginer quel peut être notre libre arbitre si notre comportement est déterminé par les lois physiques. Il semble donc que nous ne soyons qu’une machine biologique et que notre libre arbitre ne soit qu’une illusion. (p. 42-43)

  • 3 On aura remarqué tout de suite que la distinction opérée par Desmurget et S...

33Cette expérience récente de stimulation corticale auquel il est fait allusion ici, nous la connaissons bien pour l’avoir précisément commentée dans le chapitre final de notre HDR (Cathiard, 2011). C’est l’ensemble de résultats obtenus par Desmurget et al. (2009 ; cf. pour une synthèse avec une modélisation, Desmurget et Sirigu, 2009) qui nous offre la possibilité de distinguer aussi clairement que possible l’intention motrice (conscious motor intention), le sentiment moteur (motor awareness) et le sentiment moteur véridictionnel (veridical motor awareness). Lorsque leur cortex pariétal a été stimulé, les sujets ont rapporté avoir ressenti l’envie (l’intention motrice consciente) de bouger certaines parties de leur corps (p. ex. leur jambe gauche, mais sans trop savoir pourquoi ni comment). En leur augmentant la stimulation, ils ont eu l’impression d’avoir réellement bougé, alors qu’aucun mouvement n’était enregistré (même pas la contraction des muscles). Certains étaient plutôt troublés qu’on leur affirmât qu’ils avaient éprouvé une simple illusion de mouvement (ils n’avaient pas de retour visuel, donc pas de conflit en véridiction motrice). En stimulant leur cortex préfrontal (l’aire motrice dite supplémentaire3), les sujets ont ressenti le besoin urgent de bouger leurs doigts, la main, le bras, ce qu’ils réalisaient avec une amplitude du geste d’autant plus grande que l’intensité de la stimulation était augmentée. Mais ils affirmèrent n’avoir pas bougé (ils n’avaient pas non plus de retour visuel : pas de conflit en véridiction motrice). Desmurget et al. (2009 ; pour le même paradigme appliqué à la parole en MEG, cf. Carota et al., 2010) relèvent en particulier la présence de mouvements de parole chez leurs sujets : « stimulating the left inferior parietal region provoked the intention to move the lips and to talk » (p. 811) ; « […] patients experienced awareness of an illusory movement […]. For example, patient PP3 reported after low-intensity stimulation of one site […], "I felt a desire to lick my lips" and at a higher intensity […] "I moved my mouth, I talked, what did I say ?" » (p. 811-812).

34Cette expérience nous révèle ainsi clairement qu’il n’y a pas fondamentalement de différence entre image réelle et image psychique. Les sujets illusionnés – mais non délusionnels – n’ont pas la certitude d’autre chose que ce qui s’est produit pour de vrai dans leur cerveau, et ceci tant qu’ils n’ont pas eu accès au monde extérieur par un retour sensoriel (visuel ou autre). Nous adhérerons ainsi au final à l’affirmation de Metzinger (2009, p. 257, repris en condensé de Metzinger et Gallese, 2003) : « The conscious brain is an ‘ontology engine’ [nos italiques], it creates a model or reality constructed from assumptions about what exists and what doesn’t […]. It seems plausible that many reports about ‘paranormal’ events and experiences are absolutely sincere reports about specific and highly realistic phenomenology – e.g., of moving outside one’s body – which can now be explained in a more parsimonious manner. »

Notes

1 On renverra sur ce point souvent mal compris d’une Gestalt supposée statique à Troille (2011).

2 Comme cela était prévisible, lorsqu’on présente à un sujet qui est dans l’état perceptif 'face', la configuration des lèvres pour un [ga] sur un son [ba], l’illusion McGurk (perception de [da]) fonctionne (Munhall et al., 2010).

3 On aura remarqué tout de suite que la distinction opérée par Desmurget et Sirigu (2009) entre les effets de la stimulation dans le cortex prémoteur et dans le cortex pariétal rend obsolètes les arguments sur le libre arbitre tirés uniquement par plusieurs philosophes des expériences pionnières de Penfield. Ainsi en va-t-il encore de Searle (2008, p. 120 du chap. 6 : The phenomenological illusion [l'illusion des philosophes de la phénoménologie]) : « In the case of action there is an experienced contrast between a normal action, where I am in causal control of my bodily movements, and cases where the bodily movements are caused by stimulation of the motor cortex, as was done by the neurosurgeon Wilder Penfield in some famous experiments. » Ce qui n’est pas le cas des stimulations pariétales.

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Pour citer ce document

Marie-Agnès Cathiard, «De l’illusion « vase-face » aux membres et corps fantômes : l’avenir des illusions», La Réserve [En ligne], La Réserve, Livraison du 09 janvier 2016, mis à jour le : 07/01/2016, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/reserve/304-de-l-illusion-vase-face-aux-membres-et-corps-fantomes-l-avenir-des-illusions.

Quelques mots à propos de :  Marie-Agnès  Cathiard

Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – ISA