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Roland Barthes et la langue littéraire vers 1960
Initialement paru dans : La Langue littéraire. Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, sous la direction de Gilles Philippe et Julien Piat, Fayard, 2009, p. 491-534. Texte reproduit avec l’aimable autorisation de la Librairie Arthème Fayard.
Texte intégral
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1 Robert Pinget, Baga, Minuit, 1958, p. 9 ; Raymond Queneau, Zazie dans le mé...
1À parcourir bien des textes parus entre 1950 et 1970, on pourrait croire à un véritable cataclysme langagier : « Il se m’en soucie » ; « Jamais on upu croire qu’il y en u autant » ; « il a commencé à comprendre ce que ça voulait dire que, monstre de solitude » ; « Celui que hantait Valérie depuis quelque temps, celui qu’il l’entendait chanter lorsqu’elle passait les couloirs de leur maison, les couloirs étant trop longs, disait-elle, et elle s’y ennuyant, les passant » ; » plusieurs arbalètes tenues parallèlement à bout de bras pointées dans la même direction à environ quarante-cinq degrés vers le ciel bandées leurs (bras ?) ramenés en arrière par la tension des cordes dessinant un arc de cercle ou plutôt un croissant comme les ailes d’un oiseau en vol fendant l’air »1. Effet de maladresse et de lourdeur, « fautes » de grammaire, orthographe phonétique ou erratique, exhibition des défaillances du lexique, effacement de la ponctuation : de tels extraits, s’ils offrent un aperçu de la dimension expérimentale avec laquelle la langue littéraire a pu être traitée dans l’après-guerre, ne sont pourtant pas représentatifs de l’ensemble des pratiques du temps, ni même, pour certains, des habitudes de leur auteur : les années 1950-1970 ne sont pas celles d’un « tout expérimental » – on y voit triompher une Françoise Sagan ; Jean Giono, Jean-Paul Sartre, Julien Gracq continuent d’écrire. Qui plus est, comme les chapitres précédents l’ont montré, la littérature « a touché à la langue » depuis bien longtemps déjà. Mais alors qu’André Gide meurt en 1951, Colette en 1954, Paul Claudel en 1955, Roger Martin du Gard en 1957, Louis-Ferdinand Céline en 1961, l’attention portée par les générations précédentes aux phénomènes grammaticaux – ces générations du « moment grammatical de la littérature française » (Philippe 2002) – se décale. Le travail de la littérature sur la langue va désormais passer par un prisme linguistique – rejoignant en cela un mouvement plus large : l’après-guerre correspond au développement, puis à l’hégémonie, du paradigme structuraliste dans l’ensemble des sciences humaines.
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2 Voir, par exemple, Barthes (1975a, 721). Pour ne pas gêner la lecture, nous...
2De ce « moment linguistique », Roland Barthes apparaît comme la figure privilégiée, et cela pour au moins trois raisons. D’une part, il fut le témoin et l’un des principaux acteurs de la révolution alors en marche : un dessin de 1967 le représente aux côtés de Michel Foucault, Jacques Lacan et Claude Lévi-Strauss, tous quatre en pagne – signe indiscutable de leur appartenance à la même « tribu »2. D’autre part, la réflexion de Barthes, par son ampleur, apparaît comme une anthologie de problématiques littéraires. Peu d’auteurs importants, peu de questionnements de son temps échappent à son regard critique ; Barthes est aussi à l’aise avec Racine qu’avec Philippe Sollers, avec Flaubert qu’avec Alain Robbe-Grillet. Enfin, et c’est surtout en cela qu’il nous intéresse ici, le parcours de Barthes rencontre sans cesse des problématiques langagières. S’il commence par vouloir tenir la grammaire à distance, le retour du refoulé est constant : dans chacune de ses analyses, dans chacune de ses propositions – dans ses propres choix d’écriture aussi.
« Faut-il tuer la grammaire ? »
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3 Nathalie Sarraute, « Le langage dans l’art du roman », 1970, Œuvres complèt...
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4 Voir Milner ([2002] 2008, 312-313) ; on a vu au chapitre précédent que Sart...
3Après la Seconde Guerre mondiale, la question du sens se trouve tragiquement posée, et de manière encore plus singulière pour la littérature : royaume des signes, elle est par nature le lieu où s’articule la relation entre une forme et un contenu. Mais, depuis l’autonomisation du champ littéraire dans les années 1850, cette articulation était devenue une hiérarchisation : il semblait acquis que le second était soumis à la première, ou, mieux encore, que la première tenait lieu du second. Or, il semble qu’au sortir de la guerre, une telle conception de la littérature put paraître périmée : la question que pose Sartre en 1948 – Qu’est-ce que la littérature ? – et la réponse qu’il y donne en prônant l’« engagement » de la prose, traduisent le rejet d’une primauté de la forme et des problématiques grammaticales. Vingt ans plus tard, Nathalie Sarraute se souvient ainsi qu’« après la Libération – et pour des raisons bien compréhensibles – le roman engagé dominait la vie littéraire. C’était un roman qui se voulait combatif, basé sur l’action et sur les débats politiques et moraux. […] Il était ridicule, un peu honteux, de se préoccuper de technique, de formes, de pur langage3. » C’est là ce « discours d’après la guerre » que Jean-Claude Milner retrouve chez Sartre, et qui se veut démystificateur : les formes sont dangereuses ; ornementales, elles peuvent éloigner de la réalité, sinon la masquer4.
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5 Soit un programme scientifique – qui prolonge des travaux entamés dès l’ent...
4Certes, la tentation sera longtemps forte, en ce monde désorienté, de prendre le parti contraire. Ainsi la pensée de Ferdinand de Saussure, dont on redécouvre le Cours de linguistique générale (1916), devient-elle bientôt le modèle heuristique et herméneutique dominant. Parce qu’elle coupe les signes de leur valeur référentielle, elle est somme toute rassurante. Parce qu’elle « permet un dépassement de l’empirisme, du descriptif, du vécu » (Dosse [1992] 1995/i, 22), elle peut devenir « une méthode générale de connaissance ». Parce qu’elle se consacre au système de la langue, en dehors de ses usages, elle est suffisamment » abstraite » pour avoir « le droit de légiférer sur tous les objets humains possibles » (Milner [2002] 2008, 163). C’est cette extension qui définit le structuralisme des années 1950-19705. Et l’on comprend alors que la figure de l’intellectuel engagé, tel que l’incarnait Sartre, tend à subir une éclipse : « Le sujet, la conscience vont s’effacer au profit de la règle, des codes, de la structure » (Dosse [1992] 1995/i, 21) ; le monde sera compris et devra être lu à travers une grille combinant structures d’opposition, opérations de commutation, schématisations.
5Barthes s’inscrit dans ce mouvement, qui modèle les quatre phases qu’il identifie successivement dans son parcours : la mythologie sociale, la sémiologie, la textualité et, enfin, la moralité (1975a, 718-719) – les deux étapes centrales correspondant à deux développements du penchant structuraliste qui « désigne à [ses] yeux toute recherche systématique soumise à la pertinence sémantique et inspirée du modèle linguistique » (1965, 715). Mais comme il le reconnaît en 1969, Barthes n’aura jamais cessé de travailler sur l’articulation proprement littéraire du sens et du signe : « depuis vingt ans environ, ma recherche porte sur le langage littéraire, sans que je puisse tout à fait me reconnaître dans le rôle du critique ni dans celui du linguiste » (1969, 972). Seuls auront en fait varié les outils et les modalités de l’enquête.
6Le titre initial d’un des premiers articles de Roland Barthes, en 1947, résonne comme un adieu : « Faut-il tuer la grammaire ? ». Pourtant, la réponse n’est pas un « oui » absolu, et le titre sous lequel on lit aujourd’hui ce texte, « Responsabilité de la grammaire », le dit sans doute plus clairement. Ces pages en appellent, de fait, à une transition : d’un artisanat de la langue littéraire, « unique » et figée sous la forme des « tics ancestraux de la grammaire normative », à une modernité reflétant « l’existence de groupes sociaux distincts » (1947, 97-98). Pour accueillir des idées nouvelles, la langue doit aller contre son histoire même, fondée sur la pratique des « directeurs », c’est-à-dire des puissants. On comprend l’écho qu’une telle réflexion peut rencontrer dans les années 1950, si l’on se souvient par exemple des propos de Queneau sur le « néo-français », de ces « figures de “diction” » (Barthes 1959b, 384) qu’illustre Zazie dans le métro en 1959, de ces efforts destinés à forger une syntaxe sentie comme caractéristique de l’oral, appuyée sur des phénomènes de dislocation (voir p. 76-89), etc. Céline, que Barthes associe presque systématiquement à Queneau, est l’autre représentant de cette tendance, lui dont les textes des années 1950 se maintiennent dans la veine tracée dès Mort à crédit (1936), à ceci près que les simplifications grammaticales et les ruptures de construction semblent encore plus nombreuses, les phrases plus éclatées, la prose plus trouée :
6 Louis-Ferdinand Céline, Féerie pour une autre fois II, 1954, Romans, iv, Pl...
Y a que dormir qu’est sérieux ! et tout de suite ! pas dans cent sept ans !... dormir, être un petit peu mort, et sans aucun rêve, viandes dodo… je me le serais payé ce divin petit somme, sans le Jules là-haut, ses passes de foudres ! c’était ça le pire abominable, l’impunité de ce drôle !...
Oui ! entendu !... après huit mois de trou… déjà ! je partais en lambeaux !... mais je vous l’ai dit et répété… zut !... je vous assomme !... eh, foutre à présent, d’autres soucis ! d’autres respects !... d’autres courtoisies !...6
7Ici, par « la restitution du langage parlé […], l’écriture représente vraiment la plongée de l’écrivain dans l’opacité poisseuse de la condition qu’il décrit » (Barthes 1953, 220) : telle est la responsabilité de la littérature que d’être à l’écoute de la multiplicité des langages – tout comme la linguistique s’ouvre à la description des langues naturelles.
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7 L’« Introduction à l’analyse structurale des récits » de Barthes, parue dan...
8Or, l’époque est marquée par l’utilisation métaphorique de termes comme « grammaire » ou « syntaxe » – on parle alors volontiers de « grammaire » du récit, de « syntaxe » narrative, etc.7 : c’est là le signe d’une dérive où la prise en compte de la langue n’est qu’un prétexte à théorie(s) de la littérarité ou de la textualité. Les conférences que Nathalie Sarraute donne dans les années 1970 reviennent sur cette emprise, qu’elle considère plutôt comme une méprise : en 1971, elle avance qu’
8 N. Sarraute, « Ce que je cherche à faire », 1971, Œuvres complètes, p. 1698.
il y a encore peu de temps se répandait dans tous les articles critiques, déferlait jusqu’en Sorbonne et jusque dans les devoirs des élèves de lycées, la notion que tout en littérature n’étant que langage, rien n’existait hors des mots, rien ne leur préexistait. On découvrait que toute œuvre littéraire était un « monument de langage ». […] la littérature venait humblement s’aligner sur la linguistique8.
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9 N. Sarraute, ibid., p. 1699-1700.
9Derrière cette « terreur », cette « répression »9, ce que vise Sarraute, c’est moins une attention trop grande portée à la langue littéraire, que la dérive textualiste, incarnée par un Jean Ricardou, selon laquelle le texte produirait du texte en dehors de toute référence extérieure – l’« aventure d’une écriture ». De cette dérive, Barthes offre peut-être un autre exemple, lui qui, en 1968, dans une réflexion sur « Linguistique et littérature », demandait de manière toute rhétorique : « N’est-il pas naturel qu’au moment où le langage devient une préoccupation majeure des sciences humaines, de la réflexion philosophique et de l’expérience créative, la linguistique éclaire la science de la littérature ? » (1968, 52). Sa découverte de l’œuvre du linguiste danois Louis Hjelmslev, son intérêt pour celle du linguiste français Émile Benveniste, sur lequel on reviendra, le situent au cœur des problématiques du moment, même s’il reconnaît en même temps la nécessité de « limiter la tyrannie (ou le prestige) du modèle linguistique » (56).
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10 De son aveu même, Barthes a emprunté la notion de « degré zéro » au lingui...
10Mais on doit d’abord s’arrêter sur l’une des notions barthésiennes les mieux connues, celle d’écriture, apparue dès le titre du livre de 1953, Le degré zéro de l’écriture10, et qui compose une troisième voie, entre le style et la langue : l’écriture serait, de fait, « le langage littéraire transformé par sa destination sociale », soit une « morale de la forme » (1953, 180). Ainsi définie, elle devient la dimension perceptible des contraintes que l’Histoire fait nécessairement peser sur l’écrivain ; la notion permet de « port[er] le fer de l’intelligence débusquante dans la matérialité des mots et des phrases » : « [L]a littérature, comme forme idéologique, implique des décisions sur l’écriture – et réciproquement, […] toute décision d’écriture engage une idéologie » (Milner [2002] 2008, 161). On comprend dès lors la possibilité de retracer une « Histoire de l’Écriture », dans la mesure où cette dernière
n’a pas les mêmes limites selon les différents moments de l’Histoire. Il n’est pas donné à l’écrivain de choisir son écriture dans une sorte d’arsenal intemporel des formes littéraires. C’est sous la pression de l’Histoire et de la Tradition que s’établissent les écritures possibles d’un écrivain donné […]. (1953, 181)
11Si la seconde partie de l’ouvrage pose les premiers linéaments d’une telle histoire, effleurant tour à tour l’écriture « classique » ou l’écriture « bourgeoise », Barthes s’interroge aussi sur sa propre époque. Et dès lors que « la multiplication des écritures est un fait moderne qui oblige l’écrivain à un choix » (1953, 222), on devrait pouvoir, en suivant la pensée de Barthes, comprendre quelles écritures et quels choix s’offraient effectivement aux écrivains autour de 1960.
L’écriture blanche : réalité langagière et mythe critique
12Parmi ces possibles, Barthes valorise nettement ce qu’il nomme écriture blanche, « sorte de langue basique, également éloignée des langages vivants et du langage littéraire proprement dit » (1953, 217). La notion, apparue dès le préambule de l’ouvrage de 1953, est prise dans un réseau d’équivalence : « écriture neutre », « écriture au degré zéro », « écriture indicative, ou si l’on veut amodale », « écriture innocente », « parole transparente ». Par-delà le flottement terminologique – et peut-être conceptuel –, l’ensemble définit une éthique dans laquelle
l’instrument formel […] est le mode d’une situation nouvelle de l’écrivain, il est la façon d’exister d’un silence ; il perd volontairement tout recours à l’élégance ou à l’ornementation, car ces deux dimensions introduiraient à nouveau dans l’écriture, le Temps, c’est-à-dire une puissance dérivante, porteuse d’Histoire. (218)
13En d’autres termes, l’écriture blanche trouve sa valeur dans l’éloignement des formes marquées comme littéraires : en abandonnant « l’élégance » et « l’ornementation », elle est d’abord une forme négative. Cependant, elle semble assignable, dans la mesure où Barthes s’appuie sur un corpus de trois auteurs : Maurice Blanchot, Jean Cayrol et Albert Camus. De fait, l’écriture blanche a partie liée avec le récit et le roman, et cela dès les deux phénomènes auxquels Barthes rapporte une telle pratique : la disparition du passé simple et le retrait de la troisième personne.
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11 Jean Cayrol, On vous parle et Les premiers jours, Seuil, 1947 ; Le feu qui...
14La poétique « lazaréenne » des romans de Cayrol, commandée par le traumatisme de la guerre et par la problématique résurrection du monde et des consciences, permet de situer immédiatement l’œuvre dans une perspective éthique. Mais, en commentant les évolutions formelles de la « trilogie » Je vivrai l’amour des autres11, Barthes affirme la valeur fondamentalement historique de l’écriture blanche. Dans le premier des trois récits, On vous parle, « l’homme cayrolien ne vit que par le regard et […] ce regard atteint toujours des spectacles menus, clos, séparés les uns des autres, disposés dans l’ordre d’une revue, d’une surface et non d’une profondeur » (1952, 161). Or, la narration se fait à la première personne et au présent, contrairement à la suite, où le roman renoue avec « tous ses artifices », thématiques (on identifie à nouveau une histoire, les événements s’enchaînent) et formels : « passage du je au il, et du présent au passé simple » (ibid.). Ce que l’on retient, c’est alors moins ce que Barthes dit de l’œuvre de Cayrol que l’équivalence postulée entre écriture blanche et absence de sens et entre écriture traditionnelle, d’une part, présence (retour) du sens, d’autre part. De fait, dès 1944, Barthes voyait dans la « voix blanche » de L’étranger « la seule en accord avec notre détresse irrémédiable » (1944, 79). Or, le roman d’Albert Camus se caractérisait, lui aussi, par l’abandon du passé simple, « ce temps ponctuel et romantique, fatigué par Flaubert », qui aurait brisé le sentiment de l’absurde. À l’inverse, le passé composé est « ce mélange de présent et de passé, où l’événement, suffisamment décanté, résonne encore sourdement, à la fois lointain et présent, distinct et étranger, inaccessible et individuel comme un phénomène de tragédie grecque » (ibid. ; voir aussi p. 488-489).
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12 Le Voyeur, en 1955, fait ainsi alterner des plages de passé simple et des ...
15À ce corpus restreint, Barthes annexe rapidement Robbe-Grillet. Toujours soucieux de tracer une histoire de l’écriture, il identifie un moment crucial, où le procès de la bonne foi littéraire, instruit depuis la fin du xixe siècle, débouche sur une pratique réflexive de la littérature. L’écriture blanche composerait la dernière étape repérable du processus, en tant qu’elle permet d’« obtenir un être-là du langage littéraire […] : je pense ici à l’œuvre de Robbe-Grillet » (1959a, 365). Barthes entreprend alors de renverser la critique de formalisme excessif déjà formulée à l’encontre de l’auteur de La jalousie (1957) : c’est précisément dans ce « traitement réfléchi du réel » que se perçoit la volonté brute d’exprimer « un monde sans qualités » (1958, 362) ; « Robbe-Grillet décrit les objets pour en expulser l’homme » (361), et c’est là, dans cette probité, que se situe la valeur de l’écriture blanche. De fait, si l’on compare le premier corpus défini par Barthes et les traits de langue repérables chez Robbe-Grillet, les recoupements sont nombreux, et notamment l’usage du présent – qui n’est cependant pas systématique chez lui12 :
13 Alain Robbe-Grillet, Les gommes, Minuit, 1953, p. 64.
Quand Wallas débouche pour la seconde fois sur la place de la Préfecture, l’horloge marque huit heures moins cinq. Il a tout juste le temps d’entrer dans le café, à l’angle de la rue de la Charte, pour manger quelque chose en vitesse13.
14 A. Robbe-Grillet, La jalousie, Minuit, 1957, p. 109.
Puis Franck et son hôtesse sont assis dans les deux mêmes fauteuils, mais ils ont échangé leurs places : A… est dans le fauteuil de Franck et vice-versa14.
16En 1963, Robbe-Grillet confirmait que le passé simple était l’une des « notions périmées » dont le roman moderne devait s’affranchir ; de fait, les écrivains des années 1960 semblent avoir voulu congédier ce temps comme ceux des années 1950 avaient si souvent appelé à la fin du subjonctif imparfait, et le Nouveau Roman, qui fleurit dans les années 1950-1970, fit du présent un usage quasi exclusif. L’ouvrage qu’y consacrait Jean Bloch-Michel en 1963, Le présent de l’indicatif, disait assez nettement l’événement que constituait, dans le « rituel des Belles-Lettres », la disparition (ce serait en fait une simple suspension) du passé simple. On n’y trouve certes aucune analyse linguistique du temps verbal qui donne son titre à l’étude, seulement quelques remarques – qui, toutes, vont dans le sens des valeurs assignées par Barthes à l’écriture blanche : le présent est le seul temps qui, « dans la conjugaison, n’est chargé naturellement que de présence, mais qui est vide de signification » (Bloch-Michel 1963, 56) ; il n’implique aucune durée :
Le temps choisi pour le récit, dans le nouveau roman, cet obsédant présent de l’indicatif, est […] employé ici pour exprimer, ou plutôt – car le terme grammatical est plus précis – pour indiquer l’existence, parfaitement séparée de moi, des objets, l’absence de tout lien entre moi et ce qui m’entoure, l’absence de toute communication entre moi-même et des objets qui me sont totalement étrangers. Le présent de l’indicatif est le temps du solipsisme, de l’étrangeté et de la solitude. (57-58)
17C’est le temps de l’absurde ou de l’imposture, celui qui renvoie à une situation problématique pour un sujet conscient. Mais en le systématisant, le roman court le risque d’une « monotonie lassante » (98) et, au total, il en sort appauvri. Le récit au présent oublie les possibilités offertes par la variation des temps – effets de profondeur, de pénétration. Derrière l’expansion du présent, il faudrait lire, pour Bloch-Michel, une influence excessive de la technique cinématographique – et l’on sait qu’Alain Robbe-Grillet et Marguerite Duras sont souvent passés derrière la caméra.
18Pourtant, l’usage du présent n’est pas une nouveauté : depuis l’aurore de la littérature française, le présent dit « de narration » est fréquent dans des contextes au passé ; et déjà, avec Céline, présent et passé composé avaient pris possession du récit. Ce qui change, c’est la coexistence des deux systèmes sur de larges pans – et ce n’est pas là l’apanage de la seule avant-garde : Giono, dans Un roi sans divertissement (1948), fait effectivement alterner sur de longues séquences présent et passé simple :
15 Jean Giono, Un roi sans divertissement, 1948, Œuvres romanesques complètes...
L’homme traversa un bois, descendit dans un val, remonta l’autre pente, longea une crête, traversa un autre bois plus étendu que le premier qui couvrait deux vallons pleins de taillis dans lesquels l’homme démêlait paisiblement sa route. […] Maintenant, le chemin est une petite route sur laquelle il y a des traces de traîneau. Elle tourne à travers les champs de neige quadrillés de barrières de courtil. […] L’homme disparaît derrière un épaulement qui doit être une prairie en pente. Cette fois, Frédéric II prend le pas de course. C’est ainsi qu’il tombe tout à coup sur un village : dans lequel l’homme est en train d’entrer15.
19Plus complexe encore est l’usage des temps dans les romans et récits de Georges Bataille, comme en témoigne, dans ces quelques lignes, le mélange entre passé simple et passé composé :
16 Georges Bataille, Le bleu du ciel, 1957, Romans et récits, Pléiade, p. 200...
Dorothea s’ouvrit, je la dénudai jusqu’au sexe. Elle-même, elle me dénuda. Nous sommes tombés sur le sol meuble et je m’enfonçai dans son corps humide comme une charrue bien manœuvrée s’enfonce dans la terre16.
20Plus surprenants sont, fréquents chez Marguerite Duras, les jeux avec les temps du verbe et les pronoms :
17 Marguerite Duras, Le ravissement de Lol V. Stein, 1964, Romans, cinéma, th...
Je suis retourné à la fenêtre, elle était toujours là, là dans ce champ, seule dans ce champ d’une manière dont elle ne pouvait témoigner devant personne. J’ai su cela d’elle en même temps que j’ai su mon amour, sa suffisance inviolable, géante aux mains d’enfant.
Il regagna le lit, s’allongea le long de Tatiana Karl. Ils s’enlacèrent dans la fraîcheur du soir naissant17.
21La narration traditionnelle perd de sa fluidité et les repères habituels vacillent : le narrateur varie, les événements ne s’enchaînent plus à coups de verbes au passé simple et l’opposition entre premier plan (marqué par les passés simples) et arrière-plan (marqué par les imparfaits) n’est plus pertinente.
22Cependant, le présent et la première personne ne semblent pas les seules marques d’une écriture blanche ; ils n’en sont d’ailleurs pas définitoires et d’autres faits de langue impliquent des effets sensiblement proches : si Barthes ne fait allusion qu’à des formes caractéristiques d’un minimalisme énonciatif (dans l’usage du présent, comme dans celui de la première personne, il s’agit de marquer une proximité entre l’énonciateur et l’énoncé), on croit possible d’y annexer aussi des traits de minimalisme syntaxique, comme des phrases généralement brèves. On lit ainsi dans Les corps étrangers de Cayrol (1959) :
18 J. Cayrol, Les Corps étrangers, Seuil, 1959, p. 43.
Deux fois par an, la foire s’installait durant trois semaines. C’était le grand baroud. Nous connaissions un plus grand dépaysement. Les baraques nous paraissaient mystérieuses. Nous étions toujours déçus du spectacle qu’elles nous proposaient18.
23Chez Marguerite Duras aussi, dont Barthes évoque, au détour d’une parenthèse, la « rhétorique négative » (1971c, 104), la tendance est nette : phrases brèves et absence de liaison caractérisent fortement son écriture :
19 M. Duras, Le vice-consul, 1965, Romans, cinéma, théâtre, p. 851.
La faim est devenue trop grande, l’étrangeté de la montagne n’a pas beaucoup d’importance, elle fait dormir. La faim la prend à la montagne, elle commence à dormir. Elle dort. Elle se lève. Elle marche, parfois vers les montagnes comme elle marcherait vers le nord. Elle dort19.
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20 On reste là dans une tradition souvent associée au classicisme gidien, voi...
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21 Albert Camus, L’étranger, 1942, Œuvres complètes, i, Pléiade, p. 178 ; A. ...
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22 Voir Jean-François Louette, « Autour du Bleu du ciel », dans G. Bataille, ...
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23 J. Cayrol, L’espace d’une nuit, Seuil, 1954, p. 57 et 144.
24Le minimalisme peut être aussi celui de la référenciation. C’est ce que Barthes remarque dans l’étude qu’il donne d’un autre roman de Cayrol, L’espace d’une nuit (1954), en posant la question d’un langage dont « la littéralité même est manifestement suffisante », qui aurait « le pouvoir de retenir le regard à même l’apparence admirable des choses » (1954c, 508). Or, parmi les éléments grammaticaux les plus susceptibles de forger des images, l’adjectif demeure, dans les années 1950-1970, au banc des accusés. « Ce que Robbe-Grillet vise à détruire, c’est […] l’adjectif : la qualification n’est jamais chez lui que spatiale, situationnelle, en aucun cas analogique », écrit Barthes (1954d, 296)20. De fait, la catégorie, quand elle est sollicitée, se trouve souvent réduite aux adjectifs objectifs, ou – pour parler comme Flaubert – « positifs » (voir p. 112) : « Le lendemain, un avocat est venu me voir à la prison. Il était petit et rond, assez jeune, les cheveux soigneusement collés » ; « ils se sont avancés dans l’espace médian jusqu’à l’un des dormeurs de la rangée d’en face, situé sous la deuxième fenêtre »21. Autre cible d’un marquage trop « littéraire » de l’écriture : les verbes sémantiquement forts et les métaphores verbales. Ainsi continuera-t-on à préférer les verbes « incolores », comme avoir et être (voir p. 98 ou 166). L’étude des campagnes de corrections menées par Georges Bataille sur Le bleu du ciel, entre 1939 (date d’un premier manuscrit) et 1957 (date de parution du roman) en témoigne de façon nette : « J’avais une sensation de fuite » remplace « J’éprouvais une sensation de fuite » ; « ma main portait un pansement » devient « ma main avait un pansement »22. Chez Jean Cayrol se multiplient les il y a qui réduisent à peu de chose le rôle du verbe dans la phrase (« Sur le côté, il y avait un arbre trapu, bas ») ou permettent de ne pas mentionner le verbe précis dans la proposition principale (« il y avait du sable dans les poils qui collaient aux doigts »23). Dans tout ceci, comme dans le recours massif au présent qui annule les oppositions chronologiques mais aussi la hiérarchisation entre le proprement narratif et le purement descriptif (l’œuvre de Le Clézio en fournirait de nombreux exemples), se maintient, on le comprend, l’assaut contre le verbe qui avait été, dès la fin du xixe siècle, un des points emblématiques de l’« autonomisation » de l’emploi littéraire de la langue.
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24 A. Camus, L’étranger, p. 160.
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25 M. Blanchot, L’arrêt de mort, 1948, L’Imaginaire, p. 60.
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26 A. Robbe-Grillet, Le voyeur, Minuit, 1955, p. 99.
25Mais l’écriture blanche semble rejeter de manière plus générale la métaphore et l’analogie, comme des principes trop ostensiblement poétiques. La sécheresse de L’étranger (« J’ai bien travaillé toute la semaine, Raymond est venu et m’a dit qu’il avait envoyé la lettre. Je suis allé au cinéma deux fois avec Emmanuel qui ne comprend pas toujours ce qui se passe sur l’écran. Il faut alors lui donner des explications24 ») continue à faire école (« Ce jour-là, il survint un incident. Je me rappelle qu’elle me disait, me montrant sa main : “Voyez cette cicatrice.” Elle avait, sur le dos de la main, une assez large boursouflure transversale25 »). Lorsque des images apparaissent, elles auront tendance à prendre la forme de comparaisons explicites introduites par comme, où le comparant est souvent tout aussi concret, sinon plus, que le comparé : « La chaîne de la bicyclette se mit à produire un bruit désagréable – comme un frottement latéral contre la dentelure du pignon26. » Les images triviales, voire les clichés, dont Jean Paulhan avait appelé la réévaluation (voir p. 453-454), font partie de cette écriture du retrait, où les affects sont minimisés. Mais c’est peut-être là caricaturer à l’excès l’écriture blanche, et vouloir assigner trop de traits formels à une écriture qui, précisément, se voudrait par nature indescriptible – en repérer les récurrences, c’est peut-être la refaire basculer dans un fonctionnement « littéraire ». De fait, lorsque Barthes revient une dernière fois sur Cayrol, en 1964, c’est pour voir chez lui un « rayonnement métaphorique qui ne rompt pas avec une certaine écriture romantique » (1964, 593).
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27 M. Duras, « Flaubert c’est… », 1982, Le monde extérieur. Outside 2, P.o.l,...
26L’écriture blanche apparaît alors bien comme une sorte de mythe critique : le corpus que Barthes convoque peut paraître quelque peu étroit, trop étroit pour être représentatif de l’époque et tenir lieu de devenir ultime de la littérature ; la définition qu’il donne de la notion peut sembler trop vague ; son évaluation historique trop limitée, alors qu’il faudrait de toute évidence la mettre en relation avec la fréquente revendication d’un retour de la littérature au français « élémentaire » du tournant des xixe et xxe siècles (voir p. 64 et suiv.). Il n’en reste pas moins que la quête d’une « écriture blanche » est une caractéristique majeure de la langue littéraire dans les années 1950-1970, dans sa tendance à faire du minimalisme un mode de textualité compatible avec la situation incommode qui est celle de la littérature depuis la guerre. Un tel minimalisme fait alors accroire une fiction d’oubli de tout souci littéraire, dans une écriture prétendument non travaillée, « courante », pour reprendre l’expression, plus tardive, de Marguerite Duras. Cette solution de compromis ne s’impose certes pas à tous en même temps, et Duras, elle-même, datait de 1958 (lorsque, avec Moderato cantabile, elle rejoignait les Éditions de Minuit) la métamorphose de son écriture ; elle s’en expliquera plus tard : « Comment dire cela sans prétention : je dispose du langage – il faut que je fasse attention. C’est en ne travaillant plus que j’en ai disposé. Quand je travaillais trop mes textes je n’en disposais pas27. » Mais derrière cette maîtrise du langage, c’est bien une réinscription dans les formes de la langue littéraire qui se fait jour. Sous forme négative d’abord : l’écriture blanche problématise nécessairement le rapport de la littérature au « bien écrire », dont elle se démarque, comme le souligne d’emblée Barthes. Sous forme positive ensuite : les marques linguistiques que l’on a pu attribuer à l’écriture blanche rappellent bien des traits historiquement pertinents dans l’évolution de la langue littéraire : de fait, l’écriture blanche n’est, pas plus que les autres types d’écriture, déliée de cet héritage – car toute écriture se caractérise comme « liberté souvenante » (Barthes 1953, 181).
Les « Signes de la Littérature » et la question de la « belle langue »
27De fait, bien des remarques de Barthes, dans Le degré zéro de l’écriture, permettent de dessiner les usages du « rituel des Belles-Lettres » (1953, 189), qui présenteraient par contraste avec l’écriture blanche un indéniable caractère de fausseté : témoins d’un passé figé, ils forment une « langue sacrée » déconnectée des nécessaires évolutions de l’histoire. Or, c’est précisément ce vocabulaire que l’on retrouve quand Barthes, dans les années 1960, s’intéresse au « bien écrire » :
La société, qui consomme l’écrivain, transforme le projet en vocation, le travail du langage en don d’écrire, et la technique en art : […] l’écrivain est un prêtre appointé, il est le gardien, mi-respectable, mi-dérisoire, du sanctuaire de la grande Parole française, sorte de Bien national, marchandise sacrée, produite, enseignée, consommée et exportée dans le cadre d’une économie sublime des valeurs. (1960, 406)
28Davantage que d’un mythe, il s’agit donc d’un ensemble de mystifications. La réflexion de Barthes, héritière en cela de problématiques posées dès les années 1920, situe de fait la question de la langue littéraire entre deux versants : conservatoire et laboratoire. Les années 1950-1970 ne font pas exception : on y trouve effectivement un ensemble de pratiques témoignant d’un maintien de la belle langue comme horizon stylistique possible.
29Un premier pôle de ce bien écrire relève d’écritures que l’on peut qualifier de « classiques », pour reprendre une étiquette utilisée par Barthes, même si l’on doit immédiatement souligner ses ambiguïtés face à une telle notion. Pour le premier Barthes, le classicisme est une manière dépassée, un anachronisme ; un article de 1947 fait de la langue classique un archaïsme au service d’un arsenal répressif : « c’est avant tout le langage d’un groupe puissant, ou bien oisif, ou bien pratiquant un travail spécial, qu’on pourrait appeler travail directorial » ; c’est surtout, pour la génération d’après-guerre, une imposture : ce langage « se dit universel, mais […] n’est que privilégié » ; il demeure pourtant « le seul instrument dont dispose actuellement la littérature, sauf à recourir à des procédés encore plus ésotériques » (1947, 97). Dès lors, si l’on se souvient que l’écriture est une « morale de la forme », qui lie esthétique, éthique et politique, écrire classique, ce serait sacrifier à ces valeurs sclérosées.
30Et pourtant, relisant L’étranger, où il voyait l’exemple même de l’écriture blanche, la mieux adaptée à la « situation » de l’écrivain d’après-guerre, Barthes y trouve… « le premier roman classique de l’après-guerre » (1954b, 478). Lapsus calami ? étourderie ? (nouvelle) contradiction ? Ce serait oublier que dès 1944, Barthes avait insisté sur « certaines préoccupations classiques qui sont l’harmonie, la correction, la simplicité, la beauté, etc., bref, les éléments séculaires du goût. Ces conventions ont été respectées – mieux, asservies – par Camus » (1944, 75) : le « style étrange » du roman de 1942 ne témoigne donc pas d’une obéissance aveugle à ces impératifs « classiques » ; il leur oppose au contraire, comme de manière paradoxale, « une réticence perpétuelle ». D’où la proposition bien connue de Barthes : « ce livre n’a pas de style et […] est pourtant bien écrit » (76). Et pour cause : la prose classique se définit avant tout par son équilibre, et l’on peut, mutatis mutandis, se souvenir des pages d’un autre roman de Camus, La peste (1947), pour en être convaincu (voir p. 464-465).
31L’idéal du « bien écrire » renvoie d’abord à la place des constituants de la phrase, en même temps qu’à leur nombre limité. L’ouverture de Bonjour tristesse, qui révéla Françoise Sagan en 1954, en est un bel exemple :
28 Françoise Sagan, Bonjour tristesse, Julliard, 1954, p. 13.
Sur ce sentiment inconnu dont l’ennui, la douceur m’obsèdent, j’hésite à apposer le nom, le beau nom grave de tristesse. C’est un sentiment si complet, si égoïste que j’en ai presque honte alors que la tristesse m’a toujours paru honorable. Je ne la connaissais pas, elle, mais l’ennui, le regret, plus rarement le remords. Aujourd’hui, quelque chose se replie sur moi comme une soie, énervante et douce, et me sépare des autres28.
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29 Jean-Paul Sartre, Les mots, Gallimard, 1964, Folio, p. 107-108 ; voir p. 465.
32On relève ici une nette prégnance du rythme rhétorique, dans la pratique de la reformulation légère, par groupement de deux ou trois termes, ou dans la présence de deux ou trois verbes conjugués par phrase. Enfin, l’importance de la caractérisation et des termes abstraits reconduit à une série de traits typiques de la « belle langue » littéraire, tous phénomènes que l’on retrouverait chez Marguerite Yourcenar (voir p. 303-307). On pourrait y ajouter le recours massif à l’apposition. Les mots de Sartre, en 1964, en feront une signature stylistique et l’emblème même de l’inscription dans la « belle langue », surtout quand le segment apparaît en tête, répondant à cet autre impératif du « bien écrire » qui veut qu’on n’ouvre pas systématiquement une proposition par son sujet : « héros ou écolier, faisant et refaisant les mêmes dictées, les mêmes prouesses, je restais enfermé dans cette geôle : la répétition29. »
33De fait, en un temps où la littérature affiche de plus en plus nettement sa réflexivité, on trouvera dans bon nombre de phénomènes parodiques le décalque de traits de belle langue effectifs (on sait que le pastiche de « belle langue » des Mots vaut adieu à la littérature). Raymond Queneau n’est pas le dernier à multiplier ces clins d’œil ; et Barthes, toujours, le reconnaît : « toute son œuvre colle au mythe littéraire, […] le noble édifice de la forme écrite tient toujours debout, mais vermoulu, piqué de mille écaillements […] » (1959b, 382). Et de commenter :
Toutes les écritures y passent : l’épique (Gibraltar aux anciens parapets), l’homérique (les mots ailés), la latine (la présentation d’un fromage morose par la servante revenue), la médiévale (à l’étage second parvenue, donne à la porte la neuve fiancée), la psychologique (l’ému patron), la narrative (on, dit Gabriel, pourrait lui donner), les temps grammaticaux aussi, véhicules préférés du mythe romanesque, le présent épique (elle se tire) et le passé simple des grands romans (Gabriel extirpa de sa manche une pochette de soie couleur mauve et s’en tamponna le tarin). (383)
34La « complicité » est soulignée, à chaque occurrence, par un phénomène de non-congruence, par exemple entre niveaux de langue (le « tarin » s’oppose aux notations plus élevées dans le dernier exemple ; voir aussi p. 78-79). On trouve chez Robert Pinget une autre volonté parodique, dans Graal flibuste notamment, en 1956 :
30 R. Pinget, Graal flibuste, Minuit, 1956, p. 144 ; je souligne.
Elles sortent des anfractuosités de la montagne où elles ont leur repaire et survolent d’abord les glaciers qui diaprent leur plumage d’éblouissantes corolles ; noires sont les ailes profilées sur un ciel de saphir et sur la neige portant l’ombre légère, amincie, boréale, de leurs terminaisons de palmes30.
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31 R. Pinget, Robert Pinget à la lettre. Entretiens avec Madeleine Renouard, ...
35Le référent somme toute trivial est malgré tout prétexte au déploiement d’un vocabulaire métaphorique et lyrique, à des inversions de mots et groupes de mots (« noires », « sur la neige ») et à des phénomènes de disjonction (voir p. 308, 376, 464-465) dont on comprend qu’ils composent pleinement l’imaginaire de la belle langue – même si la cible est plutôt ici, de l’aveu de Pinget, « le langage précieux31 ». Ailleurs, c’est aussi l’usage du point-virgule qui est moqué, dont Barthes fait un des « Signes de la Littérature » (1953, 171) :
32 R. Pinget, ibid., p. 163-164. Sur le point-virgule comme ponctuant proprem...
À minuit sonnant fut allumé notre brasier qui crépita aussitôt de tous ses pétards et flamboya de tous ses feux ; il s’élevait progressivement dans les airs en s’élargissant jusqu’au moment où, du milieu même des flammes, un cœur de diamant fut projeté dans l’espace, palpitant d’étincelles et fulgurant de rayons d’or ; il parcourut dans le ciel un espace circulaire tel un astre en furie puis éclata en un million de cœurs qui embrasèrent toute la voûte céleste pour aller s’éteindre, épuisés, à quelque mille lieues à la ronde32.
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33 R. Pinget, Le renard et la boussole, 1952, Minuit, 1971, p. 55.
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34 C. Simon, Le vent. Tentative de restitution d’un retable baroque, Minuit, ...
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35 C. Simon, L’herbe, 1958, Minuit, Double, p. 95 et 171 ; La route des Fland...
36Autre trait de la belle langue que l’on retrouve sous forme parodique, l’antéposition de l’épithète. Dans l’exemple suivant, l’adjectif « italienne » devrait résister à ce changement de place « J’aime l’italienne façon paresseuse de parler, ils traînent et ondulent sur certaines syllabes, ils ont des habits modernes et pratiques33. » Chez Claude Simon, on trouvera une nette tendance à l’antéposition et au groupement simultanés : « les fragiles, turgescents et impérieux bourgeons », « cet inextricable, monotone et énigmatique sillage des désastres »34. Parfois, cependant, la série d’épithètes est placée après le nom ; c’est alors le rythme ternaire obtenu qui maintient seul l’effet de « belle langue » : « une sorte de solitude royale, pompeuse et solennelle » ; « un arrière-fond obscur, vague, indéfini », « leurs voix monocordes, plaintives et maladroites »35.
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36 R. Pinget, Le renard et la boussole, p. 230 ; voir p. 000.
37L’effet de pastiche repose aussi sur le retour de traits syntaxiques effectivement attestés dans la langue des siècles classiques, comme le fait de placer le pronom complément d’un infinitif avant le verbe conjugué, dans un registre, là encore, bas : « Ma mère, sensée au demeurant, l’avait voulu dissuader de “faire le raisin” pour “faire la tourbe” mais Jérôme se buta36. » L’inadéquation apparente entre le contenu trivial et la langue classique, c’est sans doute chez Jean Genet qu’on la trouve portée à son comble. Sans cesse, il aura revendiqué la dimension « classique » de son style comme moyen privilégié de faire ressortir un propos subversif. On retrouve donc chez lui tous les traits de la « belle langue », qu’il s’agisse des appositions, des disjonctions, des inversions… tous choix syntaxiques qui inscrivent le propos dans un régime stylistique que les choix lexicaux nient au même moment, et avec violence :
37 Jean Genet, Pompes funèbres, 1947, Œuvres complètes, iii, Gallimard, p. 148.
L’aumônier de la prison était atteint d’aérophagie et, pour mieux lâcher ses gaz en silence, avec une main il serrait ses deux fesses l’une contre l’autre et les pets, au lieu de détonner, fusaient sans fracas. Étant proche de la cinquantaine, il était presque chauve et son visage trop gras était grisâtre, non par la couleur de la peau, mais à cause du manque à ce visage de toute expression. Le matin de l’exécution, dès le réveil, la soutane à peine boutonnée, il courut aux chiottes qui sont au bout du jardin37.
38Modèle ou contre-modèle, la « belle langue » compose donc – encore, serait-on tenté de dire – un horizon premier pour l’écriture des années 1950-1970. Qu’elle soit activée positivement, ou négativement, dans une série d’entreprises parodiques, elle semble toujours définir un « attendu » de la pratique littéraire de la langue, et c’est la vivacité même d’un tel idéal qui, en ces temps de devenir réflexif de la littérature, va servir, par sa contestation, de point de départ et de repère des projets expérimentaux.
Expérimentations linguistiques et gauchissement stylistique
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38 André Billy, Le Figaro, 3 novembre 1945, cité par M. Contat dans J.-P. Sar...
39L’écriture blanche indiquait une possibilité, valorisée par Barthes, pour la littérature des années 1950 ; le « bien écrire », une autre. Or, à plusieurs reprises, et cela dès ses premières publications, Barthes signale une troisième voie, celle qui aurait consisté et consisterait à « miner le langage littéraire », c’est-à-dire à faire apparaître des écritures « expérimentales », s’agissant à la fois de porter plus loin les recherches passées sur la langue littéraire, et d’obtenir de nouveaux effets. Les premiers signes de ce type d’écriture, on peut les trouver, on l’a vu, dans l’ouverture aux grammaires des différents groupes sociaux. Telle est d’ailleurs l’équation que pose Barthes : « bien écrire, pour l’écrivain d’aujourd’hui, c’est, de plus en plus, connaître parfaitement la multiplicité de ces grammaires » (1947, 97-98). Bien écrire, ce serait donc récuser les rituels de la belle langue, et nombreux seront les commentateurs à s’offusquer des implications d’un tel choix : la remise en question de la norme, qu’elle soit celle, puriste, de la correction grammaticale ou celle, stylistique, de l’écriture « classique ». On peut ainsi songer à la réaction d’André Billy qui, lisant Le sursis (1945), est violemment choqué par le langage « grossier » que Sartre prête à Mathieu Delarue, pourtant « professeur agrégé de philosophie38 » ; l’idée reste en effet répandue après la guerre que le « bon usage » se confond avec le français cultivé, ce français que la littérature aurait pour tâche d’illustrer. Or, le pot-pourri que propose Helmut Hatzfeld, en 1962, atteste que la littérature considère désormais comme anachronique tout purisme lexical ou grammatical :
39 Helmut Hatzfeld (1962, 59) songe ici à l’essai de Claude Mauriac sur L’ali...
Aujourd’hui on est obligé de se demander si l’on peut encore parler de bon usage dans la littérature proprement dite après les discussions de Roland Barthes sur le degré zéro de l’écriture et celle de Claude Mauriac sur la littérature [sic]. Il n’y a plus de langage littéraire châtié, digne et général, obligeant tous les auteurs. Il y a seulement des directions qui cherchent passionnément une divergence et un écart d’un langage normal, pour cultiver tant de langages autarciques sans nécessité intérieure39.
40Ce « sans nécessité intérieure » manifeste une conception fort traditionnelle des belles-lettres, et un aveuglement certain au tournant « phénoménologique » que prend la littérature autour de 1950 (voir p. 111 et suiv.). De fait, dès lors qu’est confié à la littérature le rôle de représenter des états de conscience, l’exigence d’élégance semble devoir être levée. Bien dire implique, tout au contraire, de rester fidèle aux éventuels repentirs de la formulation, aux hésitations, aux embarras de la pensée et du discours. En 1974, dans l’avant-propos des Parleuses, Xavière Gauthier ne dit pas autre chose ; outre les difficultés de transcription de l’oral (le livre est une série d’entretiens avec Marguerite Duras), elle mentionne la valeur expressive et psychologique des accidents de la parole :
40 Marguerite Duras et Xavière Gauthier, Les parleuses, Minuit, 1974, p. 7-8.
Il aurait été facile – il était tentant – de restructurer l’ensemble, d’élaguer le touffus de ce qui apparaît comme des digressions, de faire aller droit au but ce qui part dans toutes les directions, de redresser la démarche de crabe, ou tournante ou ondoyante. De polir et de policer ces entretiens pour leur donner cette bonne ordonnance grammaticale, cette rectitude de pensée qui se plie à la logique cartésienne. Si cela n’a pas été fait, ce n’est pas au nom de quelque principe bergsonien de respect du vécu, du premier jet de parole ou de virginité de l’inspiration. C’est que ce travail de mise en ordre aurait été un acte de censure ayant pour effet de masquer ce qui est sans doute l’essentiel : ce qui s’entend dans les nombreux silences, ce qui se lit dans ce qui n’a pas été dit, ce qui s’est tramé involontairement et qui s’énonce dans les fautes de français, les erreurs de style, les maladresses d’expression40.
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41 Julien Gracq, André Breton. Quelques aspects de l’écrivain, 1948, Œuvres c...
41Trente ans plus tôt, on trouvait des propositions équivalentes chez Julien Gracq lisant André Breton : à la syntaxe, le rôle de « communiquer au lecteur, par des procédés qui ressortissent en partie au mimétisme, le courant de pensée qui le traverse ». La dynamique de l’écriture rend compte d’un drame de l’expression où apparaissent encore, « à la façon de repères, les éléments moteurs essentiels de la phrase en puissance »41. Qu’il s’agisse là, chez Gracq, d’une surconscience des phénomènes d’amplification phrastique caractéristiques de la phrase « moderne » (voir p. 203-217 et 242-250) ou de phrases effectivement repérables chez Breton, le propos insiste sur le maintien, à l’écrit, de formes ayant normalement vocation à être effacées : repentirs du discours, retours en arrière de la pensée, suspensions et inachèvements de tous ordres.
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42 Nathalie Sarraute, Martereau, 1953, Œuvres complètes, Pléiade, p. 353 ; vo...
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43 C. Simon, La route des Flandres, p. 117 et 13.
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44 N. Sarraute, « Le langage dans l’art du roman », p. 1683.
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45 N. Sarraute, ibid., p. 1687.
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46 N. Sarraute, ibid., p. 1691.
42Là encore, le modèle demeure l’oral, comme en témoigne l’imaginaire de Barthes : « en parlant, je ne puis jamais gommer, effacer, annuler ; tout ce que je puis faire, c’est de dire “j’annule, j’efface, je rectifie”, bref de parler encore » (1975b, 800). Entre 1950 et 1970, le meilleur point d’observation de tout ceci, c’est alors, sans conteste, celui de la nomination multiple, qui consiste à préférer plusieurs termes pour approcher le mot visé, dans une suite de reformulations (Bikialo 2003). Or, c’est exactement ce type de « bredouillement » que l’on retrouve chez certains auteurs : Nathalie Sarraute (« un peu d’exaspération de vieil homme égoïste et vaniteux, de vieil enfant jaloux, meurtri sans doute Dieu sait quand, par Dieu sait quels déboires42 »), mais surtout Claude Simon, avec ou sans ponctuation : « c’est-à-dire l’un prêt à (ou plutôt brûlant dévoré par l’envie ou plutôt le besoin ou plutôt par la nécessité de) commettre un crime » ; « le lieu le centre l’autel n’en était pas une colline chauve »43. L’écrit n’est plus donné comme une formulation achevée ; les tâtonnements sont exhibés. Pour Sarraute comme pour Simon, la dimension mimétique du procédé est essentielle, et cela bien que l’une et l’autre restent à la recherche d’« une certaine qualité du langage44 ». On a vu ailleurs comment la phrase étirée du second visait à représenter le chaos de l’Histoire et de la mémoire (p. 225). La romancière de Portrait d’un inconnu (1948), elle, est attachée à « la découverte, [au] dévoilement de sensations encore inexprimées45 », ce qu’elle appelle des « tropismes », et les reformulations sont destinées à « exprimer la sensation donnée par la chose, non [à] montrer la chose elle-même46 ». C’est ce que Sartre qualifiait de
47 J.-P. Sartre, préface à Portrait d’un inconnu, 1948, dans N. Sarraute, Œuv...
style trébuchant, tâtonnant, si honnête, si plein de repentir, qui approche de l’objet avec des précautions pieuses, s’en écarte par pudeur ou par timidité devant la complexité des choses et qui, en fin de compte, nous livre brusquement le monstre tout baveux, mais presque sans y toucher, par la vertu magique d’une image47.
43De fait, les images sont nombreuses dans cette prose qui tend à l’amplification :
48 N. Sarraute, Martereau, p. 299.
un acquiescement un peu trop prompt où perçait une froide détermination, une résignation (mal joué, tant pis, rien à faire : ils n’ont pas encore reçu leur dû, ils demandent un supplément, c’est de bonne guerre, il faut payer sans sourciller)... une oscillation en lui, à peine perceptible mais qui, comme l’ondulation de la toile, la craquelure légère, a révélé soudain le trompe-l’œil48.
44Barthes ne s’y trompait d’ailleurs pas, qui associait « les recherches de l’avant-garde » à « des expériences de bruissement », censées dire le foisonnement, et donc la richesse, du sens : telle est bien la « jouissance » des « derniers textes de Pierre Guyotat ou de Philippe Sollers » (1975b, 801-802). Mais on franchit sans doute ici le seuil de l’illisibilité – ce qui est aussi le comble de l’écriture intransitive, la marque de l’écrivain face à l’écrivant (Barthes 1960, 405). Avant même de réunir, en 1979, les différents articles qu’il avait consacrés à Sollers, Barthes écrivait encore :
Dans Lois de Philippe Sollers, tout est attaqué, déconstruit : les édifices idéologiques, les solidarités intellectuelles, la séparation des idiomes et même l’armature sacrée de la syntaxe (sujet/prédicat) : le texte n’a plus la phrase pour modèle ; c’est souvent un jet puissant de mots, un ruban d’infra-langue. (1973a, 222)
45La phrase canonique y est, de fait, battue en brèche par une syntaxe entièrement déconstruite, que ce soit par une certaine ampleur ou dans l’émiettement :
49 Philippe Sollers, Lois, Seuil, 1973, p. 68 et 91.
Triste becquette mise à la place de jimmie fleuri enterrant son partout hors langue sous mur de lamentations bibliques barda terreurs de bébé dans le noir se demandant sans fin comment c’est éroticité limitée à cu de cheval répété pour nos belles.
Ses disciples furent déçus. Ainsi parlait zorrofoutra. Sans cheval, sans chapeau, diplômé pourtant, et content. La mort triomphait dans sa voix étrange. L’éternité nous le change. Nous l’écaille un peu. Son siècle a-t-il été épouvanté ? Très peupeu !49
46Jeux de mots, références intertextuelles, créations verbales : tout concourt à entraîner la littérature dans ce « délire » que Gilles Deleuze analysera, plus tard, comme un « devenir-autre » de l’idiome commun, mettant au jour les puissances créatives d’une langue mineure (1993, 16), et dont il trouve l’exemple le plus net dans l’« asyntaxie » d’un Antonin Artaud :
50 Antonin Artaud, Van Gogh, le suicidé de la société, 1947, Œuvres, Quarto, ...
Le ciel du tableau est très bas, écrasé,
violacé comme des bas-côtés de foudre.
La frange ténébreuse insolite du vide montant d’après l’éclair50.
47Mais ce sont là des cas limites de « cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet d’entendre la langue hors-pouvoir, dans la splendeur d’une révolution permanente du langage, [que Barthes] appelle pour [s]a part : littérature » (1978, 433). Plus nombreuses sont en effet les entreprises qui, pour jouer avec les normes de la langue et du littéraire, empruntent une voie moins directe, légèrement décalée : celle du gauchissement.
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51 G. Bataille, Le coupable, 1944, Œuvres complètes, v, Gallimard, p. 358.
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52 Jean-François Louette mentionne ainsi une lettre de Bataille à son éditeur...
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53 G. Bataille, Madame Edwarda, 1956, Romans et récits, p. 330. Pour ce récit...
48« Je fais du langage un usage classique », revendiquait Bataille51 – et souvent, son pôle d’attraction est effectivement celui de la belle langue, avec l’usage du subjonctif imparfait, dont la question, on l’a dit, obsède les années 195052 (« Je me rappelai que j’avais désiré d’être infâme ou, plutôt, qu’il m’aurait fallu, à toute force, que cela fût53 »), la fréquence des appositions ou la place des compléments circonstanciels dans les phrases suivantes :
54 G. Bataille, Le bleu du ciel, 1957, Romans et récits, p. 184.
Étendu sur le ventre, au milieu de la plage, je me demandai finalement ce que j’allais faire de Xénie, qui allait arriver la première. […] Je n’avais pas, depuis la veille, oublié l’insoluble problème que me posait l’arrivée de Xénie, mais chaque fois que j’y pensai je remettais la solution à plus tard54.
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55 G. Bataille, ibid., p. 175.
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56 M. Duras, Un barrage contre la Pacifique, 1950, Romans, théâtre, cinéma, p...
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57 J. Gracq, Un balcon en forêt, 1958, Œuvres complètes, ii, Pléiade, p. 29.
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58 J. Gracq, ibid, p. 28 et 52. Ces deux traits sont pour Gracq l’emblème du ...
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59 J. Gracq, Un balcon en forêt, p. 60 et 9 ; voir Philippe (2008a, 20-21).
49Or, chez Bataille, le rituel de la belle langue sert d’écrin à une recherche délibérée de la maladresse : « Après vingt années, l’enfant qui se frappait à coups de porte-plume attendait, debout sous le ciel, dans une rue étrangère, où jamais il n’était venu, il ne savait quoi d’impossible55. » Dans une telle phrase, par exemple, l’accumulation de circonstants entre le verbe et son complément crée une (trop) forte disjonction. Ailleurs, le recours à un tour emprunté à la langue du xviie siècle gauchira le texte même auquel il donne de la noblesse (voir p. 300-302). Bien souvent en effet, l’archaïsme est retourné en facteur de gauchissement. Ainsi de ces emplois de de devant un infinitif sujet, que l’on trouve chez Duras (« Pourquoi, de la voir sourire fit qu’elle recommença à frapper56 ? »), mais surtout chez Gracq (« De seulement marcher à côté d’elle était si purement plaisant qu’il n’osait l’interroger57 »). Un balcon en forêt (1958) est, de tous les romans de ce dernier, celui qui insère le plus systématiquement d’évidentes maladresses stylistiques dans le tissu de la belle langue : troublantes répétitions du même mot (« Le cœur malgré lui lui battait plus fort »), enchâssement de groupe en de (« au travers du hérisson de branches des taillis »58), etc. Alors qu’en 1951, Le rivage des Syrtes évitait les hiatus et n’omettait jamais ne après avant que, le roman de 1958 a définitivement renoncé à ces règles désuètes (« bien avant que la maison fût levée » ; « où on accédait »59).
50En 1973 pourtant, quand Barthes (qui n’a guère lu Gracq) commente Bataille, il demeure étonnamment fermé au travail résolument syntaxique que révèle son écriture :
Contrairement à tout un préjugé moderniste qui ne prête attention qu’à la syntaxe, comme si la langue ne pouvait s’émanciper (entrer dans l’avant-garde) qu’à ce niveau-là, il faut reconnaître un certain erratisme des mots : certains sont dans la phrase, comme des blocs erratiques ; le rôle du mot (dans l’écriture) peut être de couper la phrase, par sa brillance, par sa différence, sa puissance de fissure, de séparation, par sa situation fétiche. (1973b, 375-376)
51En 1958, la lecture de Duras, apparemment plus pertinente, n’en était, il est vrai, pas moins partielle :
60 M. Duras, « À propos de Georges Bataille », 1958, Outside, P.o.l, 1984, p....
On peut dire que Georges Bataille n’écrit pas du tout puisqu’il écrit contre le langage. Il invente comment on peut ne pas écrire tout en écrivant. Il nous désapprend la littérature. L’absence de style du Bleu du ciel est un ravissement. C’est comme si l’auteur n’avait derrière lui aucune mémoire littéraire […]60.
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61 M. Duras, Un barrage contre la Pacifique, p. 261.
52Mais peut-être Duras projette-t-elle ici ce qu’elle-même cherche à obtenir si fréquemment, à travers des verbes passe-partout et des constructions détachées, des disjonctions, des accumulations et des jeux sur l’ordre des mots : « Après bien des retards, entre deux colonnes de marbre, leurs ombres reflétées par le canal qu’il faut, à la lueur d’une lanterne qui a, évidemment, d’éclairer ces choses-là, une certaine habitude, ils s’enlacent61. » On peut aussi noter, dans la recherche du gauchissement, une tendance à l’utilisation répétée du démonstratif neutre :
62 M. Duras, ibid., p. 259.
C’était venu insensiblement depuis qu’elle s’était engagée dans l’avenue qui allait de la ligne de tram au centre du haut quartier, puis cela s’était confirmé, cela avait augmenté jusqu’à devenir, comme elle atteignait le centre du haut quartier, une impardonnable réalité : elle était ridicule et cela se voyait62.
53La référence n’est pas assignée a priori et le texte vise à rendre le cheminement d’une conscience. Le trait se retrouve chez Claude Simon, où le démonstratif peut former une phrase à lui seul :
63 C. Simon, Le vent, p. 99.
[…] assise derrière une autre femme dont il n’apercevait que le buste vêtu d’un tricot violet et d’une veste vert pomme.
Cela. Comme dit-il, une boîte, une sorte de petit théâtre lumineux au sein de la nuit […]63
54Là encore, c’est moins l’objet que la manière de le ressaisir qui est représenté ; mais en même temps l’effet de maladresse persiste : le pronom semble redondant par rapport au contenu. L’exemple est d’autant plus intéressant qu’il fait apparaître le lien entre plusieurs marques de gauchissement : outre cela, on retrouve une nette tendance à la nomination multiple.
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64 M. Blanchot, « Grève désolée, obscur malaise », Cahiers de la Pléiade, n° ...
55L’adjectif ne manque pas non plus d’être travaillé dans une perspective expérimentale. On a vu quels effets l’on pouvait tirer de sa disparition, comment il pouvait être aussi un marqueur de belle langue. Or, lorsqu’il est multiplié au sein d’une même phrase, il peut, lui aussi, gauchir l’écriture. Maurice Blanchot, commentant Gracq, remarquait que « lenteur, lourdeur, embarras sont les effets d’un style qui ruine le mot par les soutiens trop nombreux qu’il lui donne64 » et qu’on pouvait tirer de là bien des effets. Souvent, il est vrai, chez l’auteur d’Un balcon en forêt (1958), le substantif semble systématiquement appeler un adjectif « gratuit » :
65 J. Gracq, Un balcon en forêt, p. 105.
C’était un clin d’œil sec et isolé, sans rien de la palpitation molle des éclairs de chaleur ; on eût dit plutôt que derrière l’horizon, à coups réguliers, un marteau lourd écrasait le fer rouge sur une énorme enclume65.
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66 R. Pinget, Le renard et la boussole, p. 133, 183 et 143 ; je souligne.
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67 Samuel Beckett, Molloy, 1951, Minuit, Double, p. 80 ; Malone meurt, Minuit...
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68 S. Beckett, L’innommable, 1953, Minuit, Double, p. 116.
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69 R. Pinget, Baga, p. 9 ; Le fiston, 1959, Lausanne, L’Âge d’homme, 1981, p....
56Or, ce gauchissement est encore retourné comme une chance : il donne à sentir davantage qu’il ne fait voir et l’on pourrait généraliser cette tendance : la multiplication des adjectifs, celle des groupes circonstanciels, tous ces phénomènes aboutissent à la constitution de phrases longues, dont on a déjà commenté les visées. À l’intérieur même des phrases, un simple bouleversement de l’ordre des mots attendu peut aussi créer un effet de gauchissement. C’est souvent le cas chez Robert Pinget (« Beaucoup ils se disent sans rien dire » ; « Trois jours il passa avec Renard à visiter la ville […] » ; « Très dociles ils étaient […]66 »), tandis qu’à l’époque, Samuel Beckett préfère jouer sur la multiplication et la place des adverbes (« Et je ne suis pas encore tout à fait au bout de ma course peut-être » ; « Je serai quand même bientôt tout à fait mort enfin » ; « Ils s’arrêtent brusquement, enfin prématurément apparemment »67). Parfois, le gauchissement passe par des phénomènes d’agrammaticalité et la maladresse s’analyse par rapport à la norme syntaxique et aux règles de la langue. C’est encore le cas chez Beckett, qui peut insérer un élément entre le pronom sujet et le verbe : « On, mais pas Worm, qui ne dit rien, ne sait rien encore68. » On retrouve encore plus fréquemment cette tendance à l’agrammaticalité chez Pinget : « Il se m’en soucie » pour « Il se soucie de moi », « Je suis monté l’escalier dans le noir » pour « J’ai monté l’escalier »69.
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70 S. Beckett, « Lettre à Axel Kahn », 1937, cité dans Clément (1994, 238-239).
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71 S. Beckett, cité par Niklaus Gessner, Die Unzulänglichkeit der Sprache, Zu...
57Samuel Beckett, dont Barthes parle peu – et uniquement comme auteur de théâtre –, s’inscrit de manière particulièrement nette dans la fascination du temps pour le « mal écrire ». En 1937, il écrivait déjà : « La Grammaire et le Style. Ils sont devenus, me semble-t-il, aussi incongrus que le costume de bain victorien ou le calme imperturbable d’un vrai gentleman. Un masque70. » Or, son passage à l’écriture en français, à partir de la trilogie Molloy (1951), Malone meurt (1951) et L’innommable (1953), s’adosse à un plaidoyer pour une langue où il serait « plus facile d’écrire sans style71 » : l’anglais, en effet, Beckett le considère comme poétique par nature – ou, dans les termes du jeune Sam, « too sophisticated ». Mieux encore, écrire en français, pour un étranger, implique un risque de fautes – c’est-à-dire une chance.
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72 S. Beckett, L’innommable, p. 7.
58Deux tendances organisent alors la prose de Beckett : l’une au minimalisme, l’autre au maximalisme. On relève chez lui une syntaxe des « bribes » (Banfield 2004), où les phrases se trouvent réduites à quelques mots détachés de tout cadre syntaxique, comme à l’incipit de L’innommable (« Où maintenant ? Quand maintenant ? Qui maintenant ? Sans me le demander. Dire je. Sans le penser72 ») ; des séquences a priori dépendantes – marquées comme telles par un outil de subordination – deviennent des phrases à part entière :
73 S. Beckett, ibid., p. 101.
Mais je ne dis rien, je ne sais rien, ces voix ne sont pas de moi, ni ces pensées, mais des ennemis qui m’habitent. Qui me font dire que je ne puis être Worm, l’inexpugnable. Qui me font dire que je le suis peut-être, comme eux ils le sont. Qui me font dire que, ne pouvant l’être, j’ai à l’être. Que, n’ayant pu être Mahood, comme je l’aurais pu, j’ai à être Worm, comme je le pourrai73.
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74 S. Beckett, Molloy, p. 71 ; Malone meurt, p. 151.
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75 S. Beckett, Molloy, p. 12 ; Malone meurt, p. 79 (sans point final).
59Souvent, un mot-phrase est posé comme le thème de la phrase suivante (« Cette période de ma vie. Elle me fait penser, quand j’y pense, à de l’air dans une conduite d’eau » ; « Moll. Je vais la tuer »74) : c’est là une caractéristique essentielle de l’écriture phénoménologique, où se trouvent dissociées deux opérations de pensée. Parfois, les énoncés sont encore laissés dans l’inachèvement de leur formulation (« Mais un homme, à plus forte raison moi, ça ne fait pas exactement partie des caractéristiques d’un chemin, car. » ; « Ah oui, j’ai mes petites distractions et elles devraient »75). Cette tendance minimaliste deviendra de plus en plus forte dans l’œuvre de Beckett (comme dans les textes des années 1980, Mal vu mal dit [1981], Compagnie [1985] et Soubresauts [1989]), tandis que, dans la trilogie, une tendance au maximalisme se repérait aussi, dans le déroulement logorrhéique de certaines phrases :
76 S. Beckett, L’innommable, p. 138.
Quand tout se taira, quand tout s’arrêtera, c’est que les mots auront été dits, ceux qu’il importait de dire, on n’aura pas besoin de savoir lesquels, on ne pourra pas savoir lesquels, ils seront là quelque part, dans le tas, dans le flot, pas forcément les derniers, il faut qu’ils soient avalisés par qui de droit, ça prend du temps, il est loin, qui de droit, c’est le maître, on lui apporte le procès-verbal, tous les, il connaît les mots qui comptent, c’est lui qui les a choisis, pendant qu’on va vers lui, pendant qu’il cherche, pendant qu’on revient vers nous, avec le verdict, les mots continuent, les mauvais, les faux, jusqu’à ce que l’ordre arrive, de tout arrêter, ou de tout continuer, non, inutile, tout continuera tout seul, jusqu’à ce que l’ordre arrive, de tout arrêter76.
60L’extrait progresse par touches correctives ou par précisions successives, mais l’ensemble aboutit à une signification indéniablement floue.
61L’écriture expérimentale peut donc être réinterprétée comme un critère de positionnement à l’avant-garde du champ littéraire des années 1950-1970. Face à l’écriture blanche et à la belle langue, elle recherche un « mal écrire » dont les valeurs esthétiques sont renversées. L’idée dominante est en effet celle d’une adéquation plus grande de l’expression gauchie aux données phénoménologiques de la conscience. On prend alors conscience que ce type d’écriture vise à l’inscription du sujet dans le texte : on est, il ne faut pas l’oublier, à une époque où les recherches sur l’énonciation passent au devant de la scène linguistique.
La langue littéraire et le sujet parlant
62Dans le champ intellectuel même, 1960-1970 constitue un tournant épistémologique fort, avec la parution des grands livres d’Émile Benveniste, auxquels Barthes a été particulièrement sensible. Les propositions du linguiste rencontrent en effet les intérêts du critique, depuis la thèse centrale selon laquelle « le langage ne se distingue jamais d’une socialité » (Barthes 1974a, 513) – formule où l’on entend Le degré zéro de l’écriture. Mais là ne s’arrête pas le goût de Barthes pour Benveniste. À la parution du second tome des Problèmes de linguistique générale en 1974, c’est l’écriture même du linguiste qui sera commentée comme « presque neutre », reposant sur « une syntaxe dont la mesure, l’ajustement et l’exactitude (toutes qualités d’un ébéniste) attestent le plaisir que ce savant a pris à former sa phrase » (ibid., 514). On serait surpris par cette insistance sur la forme d’une œuvre non littéraire, si l’on n’avait déjà montré le lien intime qui unit les problématiques linguistiques et littéraires du temps.
63Par exemple, on se souvient que les premiers traits de l’écriture blanche se définissent par l’usage du présent et de la première personne – par opposition à un système tournant autour du couple imparfait/passé simple et de la troisième personne. Or, c’est là un des principaux apports de la pensée de Benveniste que d’asseoir théoriquement cette opposition : le linguiste y voit deux modes d’énonciation distincts – le discours et l’histoire. Si, dans le second, « les événements semblent se raconter eux-mêmes » (Benveniste [1959] 1986, 241), le premier système correspond à une pleine affirmation du sujet locuteur. En rapprochant les propositions de Barthes de celles de Benveniste, on aboutirait donc, pour les années 1950-1970, à une équation entre littérature et inscription du sujet. On comprendrait alors mieux aussi l’écriture blanche : blanche par soustraction des « Signes de la Littérature », mais responsable et éthique en tant qu’inscription minimale d’un sujet.
64Il faut cependant bien considérer que les catégories proposées par Benveniste n’épuisent pas l’ensemble des jeux possibles avec les modes et temps verbaux. Ce serait, en plus de ce que nous avons déjà évoqué, oublier d’autres recherches, qui traduisent elles aussi des positionnements de l’énonciateur face à son propos. Claude Simon a, par exemple, porté à son comble l’utilisation du participe présent comme pivot verbal dans ses longues phrases :
77 C. Simon, Le vent, p. 69.
Montès tournant sa cuillère dans son café, et l’autre en train déjà de lui parler depuis un moment par-dessus les deux ou trois tables qui les séparent, et Montès répondant comme d’habitude, sans même savoir quoi, et le type lui jetant de furtifs et rapides coups d’œil, et à un moment, entre deux questions et réponses sur la température ou le temps, se rapprochant prestement77.
65Employé de manière équivalente à un verbe conjugué, le participe présent insiste sur la durée pure, sans inscrire l’état ou l’action sur une ligne chronologique nette ; Simon en était conscient, qui déclarait :
78 Entretien avec Claude Sarraute, Le Monde, 8 octobre 1960.
L’emploi du participe présent me permet de me placer hors du temps conventionnel. Lorsqu’on dit : il alla à tel endroit, on donne l’impression d’une action qui a un commencement et une fin. Or il n’y a ni commencement ni fin dans le souvenir78.
66Le participe présent apparaît donc comme le support formel de la transcription phénoménologique des différentes strates de mémoire (voir Zemmour 2008). Il porte aussi à son comble cette volonté de « déverbaliser » le verbe, dont nous avons vu à maintes reprises qu’elle était une des caractéristiques propres de la langue littéraire en France depuis la fin du xixe siècle.
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79 Georges Perec, Les choses, 1965, Romans et récits, Pochothèque, p. 51.
67Le même constat pourrait être fait pour d’étranges emplois du conditionnel qui apparaissent alors dans la fiction française. En déplorant, dans Roland Barthes par Roland Barthes qu’« il manque en français (et peut-être en toute langue) un mode grammatical qui dirait légèrement (notre conditionnel est bien trop lourd), non point le doute intellectuel, mais la valeur qui cherche à se convertir en théorie » (1975a, 634-635), Barthes laisse entendre que le conditionnel est par nature inapte à l’écriture de l’essai. Et de fait, dans les années 1950-1970, il reste privilégié dans les passages de discours indirect libre, avec sa valeur première : il y marque un événement à venir par rapport à un repère passé. Mais il glisse alors vers des usages moins traditionnels. Ainsi le premier chapitre des Choses (1965), de Georges Perec, est-il entièrement au conditionnel : « L’œil, d’abord, glisserait sur la moquette grise d’un long corridor, haut et étroit. Les murs seraient des placards de bois clair, dont les ferrures de cuivre luiraient79. » On comprend dès la section suivante qu’il s’agit là du rêve des deux protagonistes : cependant, avant cette nouvelle interprétation, l’ouverture de l’ouvrage repose sur une valeur sui generis du conditionnel, comme marqueur de fiction. L’épilogue du roman, au futur antérieur cette fois, dira la fin des rêves : « rien n’aura su les retenir »… Mais le conditionnel apparaissait déjà chez Robbe-Grillet, par exemple dans La maison de rendez-vous, en 1965 :
80 A. Robbe-Grillet, La maison de rendez-vous, Minuit, 1965, p. 88.
Rien n’a bougé, d’ailleurs, aux alentours, en dépit du vacarme, aucun signe de vie ne s’est manifesté ; tout ce décor, aussi bien, serait vide, sans profondeur, sans plus de réalité qu’un cauchemar ; cela expliquerait le son mat et faux rendu par le panneau de bois80.
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81 Rappelons que Le camion est un film, mais on y voit Duras et Gérard Depard...
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82 M. Duras, Le camion, Minuit, 1977, p. 89.
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83 M. Duras, ibid., p. 92.
68Le conditionnel est ici clairement chargé de faire retour sur la fiction, pour en dénoncer l’arbitraire. Il y a sans doute moins d’ironie chez Marguerite Duras, qui, en plaçant en épigraphe du Camion (1977) quelques lignes consacrées par Maurice Grevisse au conditionnel, souhaite insister sur deux points : d’une part, l’abandon du projet cinématographique, ou plutôt sa réorientation (les conditionnels disent ce qu’aurait montré le film initialement envisagé81) ; d’autre part, la dimension ludique de ce temps, fréquemment utilisé par les enfants : « toi tu serais un camion82. » Le projet s’explicite encore dans l’entretien avec Michèle Porte qui suit le texte de Duras : « Ça rejoindrait la grande tradition du conte83… »
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84 La notion est développée à propos de C. Simon, et dans ses multiples ramif...
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85 S. Beckett, Malone meurt, p. 173 et Molloy, p. 15.
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86 S. Beckett, Malone meurt, p. 35 et L’innommable, p. 66.
69Sans le savoir, Duras rejoint la problématique, centrale dans les années 1950-1970, de la voix (voir p. 82-89). C’est le moment où Jacques Derrida remet en cause la primauté traditionnellement accordée à la phonê (1967), le moment où, comme le remarque Barthes, les études de linguistique sur l’oral commencent enfin à éclore (1969, 977) ; mais c’est aussi celui où des œuvres entières, comme celles de Louis-René des Forêts, Maurice Blanchot, Samuel Beckett, se développent sur la quête même d’une « vocalité »84. La première personne envahit la littérature – et on peut la supposer, si l’on suit Benveniste, pour qui un je postule un tu (ou un vous), derrière les expériences du roman à la deuxième personne (on pense au tu d’Un homme qui dort de Perec en 1959, au vous de La modification de Michel Butor en 1957 ; voir p. 152-153). Mais si ces entreprises s’inscrivent dans une histoire remontant à la fin du xixe siècle, les modalités de cette inscription ont changé. La problématique de la voix implique une interrogation sur les pouvoirs de l’écriture littéraire. C’est pour Barthes dans les pratiques contemporaines de la littérature « la recherche d’un méta-langage » conduisant à « un nouveau langage-objet » (1959a, 365). La littérature parle des mots plus que du monde ; elle prend le langage en général et son propre langage pour objet premier de son discours – car, on l’a déjà souligné, la transcription de la voix semble supposer l’exhibition du travail d’expression (Rabaté 1991, 26). C’est ainsi que l’on peut comprendre l’abondance, dans la production littéraire contemporaine, des « retours » sur ce qui a été énoncé ou sur la manière dont cela a été énoncé. À chaque page de Beckett, on est en effet frappé par l’accumulation de ces commentaires : « mêlés peut-être j’allais dire aux prisonniers » ; « Et je suis à nouveau je ne dirais pas seul, non, ce n’est pas mon genre »85. Parfois, la phrase est interrompue par un commentaire pourtant sur l’énonciation : « Dans son pays, sur le plan alimentaire, les – non, je ne peux pas » ; « À vrai dire – non, l’histoire d’abord »86. Chez Blanchot aussi, on observe de tels « retours », au sein d’une même phrase :
87 M. Blanchot, Au moment voulu, 1951, L’Imaginaire, p. 29.
Avec sa rapidité d’organisation – en vérité, peut-être pas si rapidement que cela : rapide seulement au regard de notre lenteur à nous –, elle s’empressa de m’établir un divan en face du piano. Elle semblait guidée par l’idée étrange – mais peut-être pure passion, pur désir de rester jalousement seule maîtresse dans ce domaine –, par le besoin de m’arracher au plus vite à la chambre87.
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88 Louis-René des Forêts, Le bavard, 1946, L’Imaginaire, p. 27.
70Le bavard (1946) de Louis-René des Forêts, travaillé par une tentative de justification perpétuelle de l’énonciation, peut alors apparaître comme un texte précurseur : « Mais pour commencer, j’ai pris soin de dissiper toute équivoque en précisant que mon unique souci était de me persuader que j’avais un lecteur88. » Printemps au parking (1969) de Christiane Rochefort, emblème de la littérature romanesque issue de mai 1968, commence aussi par une justification de la formulation, qui vaut revendication de la parole :
89 Christiane Rochefort, Printemps au parking, 1969, Œuvre romanesque, Cahier...
La seule façon de résumer la situation au moment où je me retrouve dans la cour, tout seul et les mains vides, le passé mort et l’avenir pas encore né, c’est : ils me font tous chier. Ça peut paraître brutal mais c’est comme ça89.
71Et, de fait, le phénomène n’est pas propre aux seules avant-gardes. Les exemples sont aussi nombreux chez Giono, dont la posture d’énonciation est proche de celle du conteur. Dans Un roi sans divertissement, en 1948, on trouve de tels décrochements, où la voix du narrateur se fait nettement entendre :
90 J. Giono, Un roi sans divertissement, 1948, Œuvres romanesques complètes, ...
Je n’ai, comme vous pensez, jamais goûté le sang de personne ; et aussi bien je dois vous dire que cette histoire n’est pas l’histoire d’un homme qui buvait, suçait, ou mangeait le sang (je n’aurais pas pris la peine, à notre époque, de vous parler d’un fait aussi banal)90.
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91 J. Giono, L’iris de Suse, 1970, Œuvres romanesques complètes, vi, p. 353.
72Dans le dernier roman paru du vivant de l’auteur, on relève dès les premières lignes : « Aux alentours de 1904, un “zèbre” (on ne peut pas l’appeler autrement) quitta Toulon de nuit, sans bruit ni trompette91. » La parenthèse commente le terme familier dont les guillemets disaient déjà l’hétérogénéité.
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92 C’est aussi ce qui fonde la réflexion de Barthes dans « Écrivains et écriv...
73On ne saurait cependant oublier la catégorie de l’essai, qui se ressent aussi de ce redevenir-discours de la littérature. Marielle Macé a rappelé l’avant-texte où Barthes déclarait : « Je n’ai au fond écrit que des essais, forme tourmentée où l’analyse le dispute au romanesque, et la méthode au fantasme », avant de prononcer, en cours : « Je n’ai au fond écrit que des essais, genre ambigu où l’écriture le dispute à l’analyse » (Macé 2006, 207). L’essai, genre subjectif par nature, quitte alors définitivement les marges de la littérature ; mais, surtout, par cette formule bientôt censurée, Barthes reconnaît la « tension explicite » entre « son travail théorique et son désir littéraire », dynamique qui modèle en fait l’ensemble de son parcours. À une époque où l’on ne sait plus trop quelle place et quelle fonction assigner à la littérature92, les frontières génériques s’estompent et peut-être aussi les différences d’usage de la langue. L’intime s’invite au cœur de la pensée, et laisse des traces : « Les écrits de Barthes, Caillois, Lévi-Strauss, Foucault, Starobinski, pour ne citer qu’eux, couvrent tout le spectre allant de la construction théorique à l’essai intime ou au récit pathétique » (Macé 2006, 215).
74Thématiquement, d’abord, on observe dans les années 1950-1970 une montée de l’expérience au sein de l’essai, que ce soit sous la forme de l’autobiographie, ou sous une forme mêlée, génériquement inassignable, comme Tristes tropiques (1955) de Claude Lévi-Strauss, dont l’œuvre constitue par ailleurs l’une des pierres angulaires du moment structuraliste. Or, l’écriture y ouvre d’intéressantes perspectives : la langue y est souvent complexe, dès lors qu’elle s’éloigne des contraintes de la « rigoureuse objectivité scientifique » identifiée par Simone de Beauvoir dans Les temps modernes, à la parution des Structures élémentaires de la parenté, en 1949 (voir Dosse [1992] 1995/i, 42). Tristes tropiques, qui oscille sans cesse entre le récit ethnographique et le récit de soi, fait, certes, apparaître bon nombre de phrases longues, très hiérarchisées, toujours tentées par la « belle langue » et offrant toutes les dichotomies nécessaires à l’analyse ou au rendu précis du souvenir :
93 Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, 1955, Œuvres, Pléiade, p. 236.
Nous avons vu que le monde surnaturel est lui-même double, puisqu’il comprend le domaine du prêtre et celui du sorcier. Ce dernier est le maître des puissances célestes et telluriques, depuis le dixième ciel (les Bororo croient en une pluralité de ciels superposés) jusqu’aux profondeurs de la terre ; les forces qu’il contrôle – et dont il dépend – sont donc disposées selon un axe vertical tandis que le prêtre, maître du chemin des âmes, préside à l’axe horizontal qui unit l’orient à l’occident, où les deux villages des morts sont situés93.
75De fait, l’écriture personnelle oscille encore systématiquement entre une langue « classique » et une langue plus expérimentale. D’un côté, Lévi-Strauss, donc, mais aussi Simone de Beauvoir – avec, chez elle, le choix d’un style plus « coupé » (voir p. 216-217), dont on pourrait croire que c’est l’écriture la plus adéquate pour des mémoires, parce que la transparence au réel se veut plus grande que dans l’écriture de soi au sens strict du terme. Ce serait oublier que Sartre n’écrit pas différemment ses Mots (1964). De l’autre côté, cependant, Michel Leiris compose des phrases qui peuvent s’étendre démesurément, tentant d’épouser les méandres de l’esprit (voir p. 468). La règle du jeu (1948-1976), qu’inaugure la parution de Biffures en 1948, problématise d’emblée le rôle du langage dans la constitution de soi. Chaque séquence s’ordonne en effet autour d’un phénomène langagier – et à plusieurs reprises, il s’agit de la déformation de discours entendus dans l’enfance, comme l’exhibent les titres des premiers chapitres – « … Reusement ! » (pour « Heureusement ! »), « Habillé-en-cour » (pour « À Billancourt ») –, permettant de faire remonter des épisodes de l’histoire du sujet. Plus tard, l’écriture de soi réflexive, pratiquée par Hélène Cixous et Jacques Derrida, entraînera la langue dans des territoires encore plus expérimentaux : la phrase s’allonge, les mots s’enchaînent ou plutôt se culbutent les uns les autres. Barthes le savait, qui, en 1972, écrivait à Jean Ristat, à propos du second :
Nous lui devons des mots nouveaux, des mots actifs (ce en quoi son écriture est violente, poétique) et une sorte de détérioration incessante de notre confort intellectuel (cet état où nous nous réconfortons de ce que nous pensons). (1972, 125)
76Resterait, pour conclure, à s’interroger sur l’écriture de Barthes lui-même, qui, parti de l’essai, ne sera jamais arrivé à l’écriture intime ou romanesque dont il rêvait. Prenons par exemple son Michelet, publié en 1954. Le montage qui s’y effectue entre la prose du critique et celle de l’historien constitue un premier point d’achoppement stylistique, une zone de miroitement où se lit la fascination du premier pour le second ; ainsi au début de l’ouvrage :
La maladie de Michelet, c’est la migraine, ce mixte d’éblouissement et de nausée. Tout lui est migraine : le froid, l’orage, le printemps, le vent, l’Histoire qu’il raconte. […] Grands événements dans cette vie : un orage qui oppresse, une pluie qui délivre, l’automne qui revient. Et ce corps tué par un souffle mal venu, Michelet ne cesse de le déplacer : dès qu’il peut, il voyage, change de pays, se tient à l’affût des conditions de vent et de soleil, s’installe cent fois, déménage autant. (1954a, 301)
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94 Rôle dont Bernard Combettes a montré qu’il était au cœur du fonctionnement...
77Or, que reconnaît-on dans ces quelques lignes ? Tout l’« arsenal », pour reprendre un mot de Barthes, de la langue littéraire moderne : structures disloquées, phrases sans verbes, tendances aux ajouts en fin de phrase… L’essai glisse ainsi vers un engagement quasi lyrique. Plus fréquemment, l’écriture essayistique selon Barthes progresse par développements successifs sur une phrase brève qui vaut sentence : « Cette écriture classique est évidemment une écriture de classe » (1953, 206). Mais, au fur et à mesure, le souci de la liaison entre les phrases s’estompe. Dans Le degré zéro de l’écriture, les liens logiques sont encore nombreux (pourtant… ; or…) ; des tournures en c’est prolongent fréquemment le propos ; des appositions permettent de lisser le passage d’une phrase à l’autre94 : « Le passé narratif fait donc partie d’un système de sécurité des Belles-Lettres. Image d’un ordre, il constitue l’un de ces nombreux pactes formels établis entre l’écrivain et la société » (1953, 190). Plus tard, Barthes rejoindra le travail langagier de son temps, dans le perpétuel retour du discours sur lui-même et l’omniprésent commentaire du langage qui porte le propos. Mieux encore, c’est Barthes qui portera à l’extrême cette tendance et ce sera finalement, chez lui, la caractéristique la plus visible de son écriture. La Leçon de 1978 en donne la théorie : la langue asservit la parole ; elle la contraint sans cesse par la limitation et l’instabilité de ses mots, par la rigueur de ses règles. L’analyse est bien connue :
Dans notre langue française (ce sont là des exemples grossiers), je suis astreint à me poser d’abord en sujet, avant d’énoncer l’action qui ne sera plus dès lors que mon attribut : ce que je fais n’est que la conséquence et la consécution de ce que je suis ; de la même manière, je suis obligé de toujours choisir entre le masculin et le féminin, le neutre ou le complexe me sont interdits ; de même encore, je suis obligé de marquer mon rapport à l’autre en recourant soit au tu, soit au vous : le suspens affectif ou social m’est refusé. Ainsi, par sa structure même, la langue implique une relation fatale d’aliénation. (1978, 431)
78Ce sera l’« éthique du langage littéraire » et le devoir des écrivains que de « ne pas écrire la langue de “tout le monde” » et le propre de la littérature depuis la fin du xixe siècle que d’avoir voulu remédier aux insuffisances de l’idiome (1978, 436). On a reconnu là, bien sûr, la grande tentation « misologique » qui hante, depuis Flaubert, la littérature française. Si Barthes n’y apporte finalement rien qui n’ait été dit avant lui, la radicalité de ses formes d’écriture fait de lui le représentant exemplaire de ce refus frontal de l’inadéquation de la langue au réel. Mais, malgré les lignes qu’on vient de lire, c’est surtout la contrainte lexicale que Barthes a voulu contourner, par d’omniprésentes boucles de la parole sur elle-même, lorsque l’italique ou le guillemet met en garde contre le mot ou le récusent, lorsque la parenthèse ou la glose vient préciser le sens exact de tel terme ou neutraliser un possible parasitage par le discours ambiant. Or ces caractéristiques, si visibles dans la partie la plus « littéraire » de l’œuvre de Barthes (Fragments d’un discours amoureux, 1977 ; La chambre claire, 1980), le sont encore bien davantage dans sa prose la plus « technique » :
95 Voir Authier-Revuz (1995/ii, 491-495).
On le sait, il y a dans nos écoles un exercice qui s’appelle la réduction de texte ; cette expression donne bien l’idéologie du résumé : il y a d’un côté la « pensée », objet du message, élément de l’action, de la science, force transitive ou critique, et de l’autre le « style », ornement qui relève du luxe, de l’oisiveté et donc du futile ; séparer la pensée du style, c’est en quelque sorte débarrasser le discours de ses habits sacerdotaux, c’est laïciser le message (d’où la conjonction bourgeoise du professeur et du député) ; la « forme », pense-t-on, est compressible, et cette compression n’est pas jugée essentiellement dommageable […].
Par conséquence contraire, peut être déclaré « écrivain » (ce mot désignant toujours une pratique, non une valeur sociale) tout destinateur dont le « message » (détruisant par là aussitôt sa nature de message) ne peut être résumé : condition que l’écrivain partage avec le fou, le bavard et le mathématicien, mais que précisément l’écriture (à savoir une certaine pratique du signifiant) a à charge de spécifier. (1971b, 889-890)95
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96 C’est là tout le message de Barthes dans la Leçon de 1978 ; voir Lignereux...
79Ce ne sera donc, finalement, pas le propre de la littérature que de « tricher la langue », sauf à faire décoïncider la littérature avec sa définition la plus traditionnelle ou la plus étroite, et à l’assimiler à tout discours qui pratique cette « tricherie salutaire » que serait le langage littéraire, dans ou hors de la littérature96.
80Terminus ad quem du « moment grammatical » de la littérature française, Barthes compose le terminus a quo d’un « moment linguistique » où l’énonciation permet de ressaisir in fine, après le détour structural, la place du sujet dans l’écriture, ainsi que les formes de langue les plus expérimentales qui s’y font jour. La période 1950-1970 pense son rapport à la langue littéraire : aucune naïveté dans ces pratiques conscientes de leur valeur esthétique et éthique. Que ce soit donc à travers le rêve d’une écriture « blanche », entre présence du sujet et distance au monde, la permanence de la belle langue, sous forme positive ou négative, ou les conséquences d’une écriture subjective assumée, le parcours dessiné correspond à une cartographie du champ littéraire – de ses réalités et de ses possibles – après la guerre.
81Est-il possible de poursuivre l’enquête au-delà et de continuer à étudier la langue littéraire dans les trois dernières décennies du xxe siècle, comme on a pu le faire pour la période qui va de 1870 à 1970 ? À cette question, et en prolongeant les intuitions de Roland Barthes, on peut apporter trois réponses. La première est sans doute la plus forte, même si elle est la plus décevante : nous sommes encore trop proches de la fin du xxe siècle, nous en partageons encore trop largement la doxa pour l’envisager sans naïveté et avec cette pleine pertinence que seul le recul historique peut offrir – bien qu’il nous ait parfois été facile de suivre jusqu’à l’aube du xxie siècle la trace de tendances historiques diverses et le développement de multiples types de formes.
82La deuxième réponse ne peut être avancée que comme une hypothèse. C’est que la fin du xxe siècle aurait marqué un changement de paradigme comparable à celui que l’on a pu mettre en évidence autour de 1850, mais rigoureusement inverse. De même que la langue littéraire se serait reconnue et, au moins partiellement, constituée comme « autonome » à l’époque de Flaubert, de même elle aurait cessé de se percevoir ou de se vouloir telle à la fin du xxe siècle. À cette hypothèse, l’observation des faits n’apporte pas de garanties immédiates : la littérature de la fin du xxe siècle n’est ni moins complexe ni moins audacieuse que celle des périodes précédentes, et elle reste travaillée par les mêmes tensions formelles.
83Et pourtant, on a pu noter au long de ce livre que quelque chose semble avoir « muté » dans le dernier quart du xxe siècle et qu’il nous faudrait – pour parler comme Lanson, au moment où il s’apprête à décrire la prose des années 1850 – « changer de méthode » (voir p. 36). Que se soit peu à peu périmé le paradigme selon lequel on avait, pendant plus d’un siècle, pensé la relation de la littérature à la langue, nous en avons parfois fait apparaître quelques indices : le plus net et le plus systématique, c’est que la prose s’est reconstituée comme « discours », inversant le mouvement qui l’avait progressivement définie comme « texte » dans le second quart du xixe siècle. À cette époque, le roman « à la troisième personne », pour lequel la notion même de « narrateur » n’a plus guère de validité, était apparu comme le genre « dominant » ; à la fin du xxe siècle, on le sait, une telle place sera attribuée à l’« autofiction » qui ramène la prose littéraire du côté des productions fortement prises en charge par une parole qui se donne comme celle de l’auteur. C’est ce « redevenir-discours » de la littérature qui, de tous les fils que l’on a tendus, permet donc à la fois de mieux comprendre comment l’éloignement de l’emprise rhétorique à la fin du xixe siècle a conduit à l’empreinte de la subjectivité dans le premier xxe siècle, comment celle-ci a mené à la quête de la voix dans les entreprises contemporaines, puis à des phénomènes convergents, dont il appartiendra à l’avenir de dire s’il ne s’agit là que d’épiphénomènes ou de vrais indices d’un changement d’imaginaire. On songe à l’affirmation de plus en plus fréquente du texte adressé à un tu ou à un vous ou à la multiplication, depuis les années 1980, des séances de lectures publiques sur une scène de théâtre. Il semble encore bien – autre signe d’un changement de paradigme ? – que ce sont souvent les dramaturges qui, à la fin du xxe siècle, ont mené quelques-unes des expérimentations langagières et littéraires les plus spectaculaires (Valère Novarina, Jean-Luc Lagarce…).
84Si l’on poursuit la comparaison entre les deux époques, on peut encore souligner qu’alors que le passage d’une conception de la littérature comme discours à une conception de la littérature comme texte au long du xixe siècle avait amorcé un mouvement de rapprochement de la poésie et de la prose (l’une et l’autre désormais conjointement opposables au discours commun) et amené à leur fusion dans le poème en prose, la fin du xxe siècle a peut-être commencé à faire le chemin inverse, le retour à la forme versifiée (voir p. 342) suggérant que la littérature « poétique » tend à nouveau à se dissocier de la littérature en prose, reconduisant à l’opposition initiale.
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97 Par exemple, l’opposition sexuée, comme pour Hélène Cixous, dont un articl...
85Un tel renforcement d’une des limites » internes » de la littérature, s’il advient, devra être mis en relation avec l’estompage des limites « externes », désormais bien moins nettes, de la prose littéraire. Depuis Derrida – Barthes le sentait –, ce n’est plus nécessairement dans les genres proprement « littéraires » que l’on va trouver à l’œuvre cette vocation exploratoire des potentialités de l’idiome, qui était une des définitions possibles du rapport « littéraire » à la langue. Sans doute peut-on même gager que, si Barthes était effectivement devenu « écrivain », s’il avait produit ce roman dont il rêvait, la langue de ce dernier eût été moins « littéraire » que celle de son œuvre d’« écrivant », comme on l’a parfois souligné à propos des ouvrages de Julia Kristeva, pour qui Barthes éprouvait l’admiration que l’on sait. De fait, on a pu juger nettement plus intéressant, dans l’analyse des faits de « style », de déplacer l’opposition littéraire / non-littéraire au profit d’oppositions autres97.
86De cette deuxième réponse, on passe alors aisément à la troisième : c’est que le mythe même d’une « spécificité organique » de la langue littéraire – pour reprendre l’expression de Julien Benda (p. 26) – a perdu toute validité dans l’imaginaire de la fin du xxe siècle, qui n’isole plus de façon radicale la « prose littéraire » (catégorie qui paraît d’ailleurs aujourd’hui fort désuète) des autres formes de discours. La littérature ne serait désormais plus considérée comme un type de production autonome, dont l’analyse exigerait des catégories propres, mais serait à nouveau envisagée, sans rupture aucune, comme une des multiples formes de discours que produit une société : l’époque serait close, où Proust pouvait opposer les deux moi de l’écrivain, le moi social et le moi littéraire (Maingueneau 2006). On pourra encore en trouver un indice en dehors du champ de la littérature, mais en recourant à nouveau au parallèle : on l’a vu, l’école de la Troisième République avait progressivement renoncé à l’enseignement de la « rhétorique » et abandonné les exercices d’imitation des grands auteurs au profit de l’explication de texte, qui tient ces derniers à distance respectueuse ; or, voilà que la toute fin du xxe siècle a suivi un cheminement rigoureusement inverse, redonnant à la pédagogie de l’écriture priorité sur celle de la lecture : mieux encore, le retour à la rhétorique (ne serait-ce que par l’enseignement, aujourd’hui massif, des techniques d’expression et d’argumentation) s’est accompagné du renouveau des exercices d’« invention » (voir p. 38-45).
87Bref, tout se passe comme si nous étions désormais sortis de la période d’« autonomie » de la littérature et, partant, de la langue littéraire. Autonomisée, mettant en place des formes et des lois propres peu à peu figées comme marqueurs sémiotiques de littérarité, la langue littéraire aurait donc paradoxalement fini par rejoindre l’idiome commun et, ce faisant, aurait décrit, au cours du xxe siècle, une courbe dépendant des évolutions mêmes, des rôles, des fonctions et des valeurs assignés à la littérature. Mais on doit se garder d’une tentation rapide et réductrice, qui consisterait à voir dans la jonction réalisée, depuis les années 1970-1980, entre les traits les plus banals de la langue commune et les phénomènes langagiers les plus saillants dans les œuvres publiées, le signe d’une « crise », ou – version dramatisée – celui d’un renoncement définitif au fait littéraire. S’il convient de prendre au sérieux les travaux nombreux qui, depuis 2000, ont avancé l’idée d’une certaine « fin de la littérature », il faut se garder du contresens : aucun d’entre eux ne dit qu’il n’y aurait plus de littérature en France, ou que la littérature actuelle serait de moindre qualité que celle des générations antérieures ; ils partent même du constat inverse. Mais ils s’attachent à souligner, eux aussi, un évident changement de paradigme : sur l’histoire brève du xxe siècle, ils notent la radicalisation progressive de la perspective « misologique », qui a transformé la méfiance des écrivains envers le langage en général en une méfiance envers la littérature en particulier (Nunez 2006) ; sur l’histoire longue, ils remarquent que si le processus d’autonomisation de la littérature a été la conséquence de l’extrême valorisation du littéraire, il devait tout aussi logiquement mener à sa dévalorisation (Marx 2005).
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98 Voir Régis Debray, Le pouvoir intellectuel en France, Ramsay, 1979.
88Il appartiendra aux futurs historiens de la langue et de la littérature françaises d’évaluer l’effectivité ou l’importance de ce changement de paradigme, ainsi que d’en préciser la périodisation. Il est probable, cependant, que la génération de Roland Barthes a engagé le processus, et que Le degré zéro de l’écriture en est un premier symptôme. Peu avant la mort de son auteur, Régis Debray avait formulé, de façon encore plus nette, le sentiment que tout était en train de changer, que le « cycle éditorial » qui avait assuré le prestige de la littérature et validé l’idée de son autonomie était clos, et que s’était ouvert un « cycle médiatique », les revues littéraires ayant, par exemple, cédé la place aux magazines, qui ne rendent plus un culte à la figure du « grand écrivain », mais envisagent comme un continuum la littérature de masse et la littérature « restreinte », selon une opposition que Pierre Bourdieu ne devait pas tarder à proposer98. Quant à l’idée d’une autonomie de la littérature française, présentant des caractéristiques originales foncièrement liées aux spécificités qui seraient celles de la langue nationale, elle a été définitivement abandonnée. Sans revenir sur l’évidence d’une internationalisation de la littérature depuis les années 1940, on soulignera simplement que la place désormais importante accordée, dans le canon littéraire, aux œuvres issues de la francophonie non européenne (l’attribution du prix Goncourt à Patrick Chamoiseau en 1992 étant souvent considérée comme un symbole fort) a obligé à repenser complètement la notion même de littérature française.
89Bien que l’imaginaire collectif ne valide donc plus, comme précédemment, l’idée d’une « langue littéraire » autonome, l’attention portée à la manière d’écrire ne s’est évidemment jamais démentie, comme si l’effet de proximité entre la langue de la littérature et la langue standard n’était qu’un faux reflet. Car, on a beau dire, les phénomènes de transposition paraissent toujours marqués. Maximalisme vs minimalisme : la littérature continue aujourd’hui à creuser le sillon des expériences formelles menées auparavant, et l’on a pu découvrir, ces dernières années, bien des écritures parodiques, inspirées du style des grands auteurs des deux générations précédentes : il y aurait, là encore, permanence d’une certaine idée de la littérature, dont la réflexivité s’incarnerait aussi par la reprise de patrons langagiers. On pense à la langue d’Éric Laurrent, dont les phrases laissent apparaître l’influence de Claude Simon, doublée d’un véritable souci de lexicomane ; chez Tanguy Viel, on reconnaît un goût du gauchissement et des formes les plus complexes de discours rapportés, qui n’est pas sans rappeler les expérimentations des années 1960 et 1970 ; dès les années 1980, une écriture minimaliste se trouvait partagée par un certain nombre de romanciers que la critique a qualifiés d’« impassibles », sous prétexte que le retour à la fiction, après les années de textualisme, prenait chez eux la forme d’une distance volontiers ironique. À comparer ainsi les romans de Christian Gailly, Jean-Philippe Toussaint ou Jean Échenoz, on est cependant frappé d’y retrouver les traits grammaticaux de cette autre distance que Barthes supposait, trente ou quarante ans plus tôt, derrière l’écriture blanche. Mais nous ne sommes pas n’importe où, et cette conscience des écritures passées s’affiche aux Éditions de Minuit, comme pour prolonger le souffle avant-gardiste d’une maison associée pour toujours au Nouveau Roman, un souffle qu’elle partage aujourd’hui avec P.o.l, les Éditions Verticales et d’autres, chez qui nous aurions également pu prendre nos exemples.
90Mais là ne sont pas les seules tendances. Contre la tentation d’aligner la langue de la littérature sur la langue la plus courante, certaines entreprises tendent inversement à réassocier littérarité et registre élevé, comme le signe d’une distinction à maintenir et à revendiquer. Cette vision aristocratique de la littérature passe par une référence à la « belle langue », sans pour autant aboutir à un académisme de la forme, qui reviendrait à nier le siècle et demi d’évolution de la langue littéraire : c’est peut-être le cas de la prose baroquisante et volontiers métaphorique de Sylvie Germain ; c’est effectivement celui de la prose d’un Richard Millet, ornée et hiérarchisée, toute pénétrée du « sentiment de la langue ». Pierre Michon construit, quant à lui, une œuvre singulière, dans une langue exigeante, tentant par exemple d’illustrer, au sens propre du terme, l’existence de gens humbles, comme dans ses Vies minuscules (1984). La syntaxe contenue et épurée d’un Michel Tournier, celle, encore, de Patrick Modiano, témoignent du maintien d’une référence « classique » dans l’écriture, quand bien même elle s’ouvre à l’image, comme chez Pascal Quignard. Tout se passe donc comme si, après l’expérimentation débordante, était venu le temps d’usages réglés, maîtrisés, de possibles dont on connaît désormais à la fois la disponibilité et les risques. L’histoire de la langue littéraire en France depuis Flaubert pourrait donc bien être lue comme la longue et lente configuration des pouvoirs et des responsabilités du langage à travers les imaginaires de la littérature et des discours.
Notes
1 Robert Pinget, Baga, Minuit, 1958, p. 9 ; Raymond Queneau, Zazie dans le métro, 1959, Romans, ii, Pléiade, p. 683 ; Marguerite Duras, L’après-midi de monsieur Andesmas, 1962, L’Imaginaire, p. 21 ; J. M. G. Le Clézio, Le procès-verbal, 1963, Folio, p. 21 ; Claude Simon, La bataille de Pharsale, 1969, Œuvres, Pléiade, p. 613.
2 Voir, par exemple, Barthes (1975a, 721). Pour ne pas gêner la lecture, nous donnons ici simplement entre parenthèses : la date de première parution du texte, la page citée dans les Œuvres complètes (Seuil, 2002). Le lecteur trouvera la tomaison et les autres détails utiles dans les Références bibliographiques.
3 Nathalie Sarraute, « Le langage dans l’art du roman », 1970, Œuvres complètes, Pléiade, p. 1682.
4 Voir Milner ([2002] 2008, 312-313) ; on a vu au chapitre précédent que Sartre n’a pas maintenu très longtemps la position radicale affichée en 1948.
5 Soit un programme scientifique – qui prolonge des travaux entamés dès l’entre-deux-guerres – et ce que Jean-Claude Milner appelle une doxa, c’est-à-dire un effet de mode ([2002] 2008).
6 Louis-Ferdinand Céline, Féerie pour une autre fois II, 1954, Romans, iv, Pléiade, p. 290 ; D’un château l’autre, 1957, Romans, ii, p. 101.
7 L’« Introduction à l’analyse structurale des récits » de Barthes, parue dans Communications en 1966, en est un bon exemple – le même Barthes reviendra en 1975 sur ces « allégories linguistiques » : « la plus sérieuse des sciences, celle qui prend en charge l’être même du langage et fournit tout un lot de noms austères, est aussi une réserve d’images, et telle une langue poétique, elle vous sert à énoncer le propre de votre désir » (1975a, 699).
8 N. Sarraute, « Ce que je cherche à faire », 1971, Œuvres complètes, p. 1698.
9 N. Sarraute, ibid., p. 1699-1700.
10 De son aveu même, Barthes a emprunté la notion de « degré zéro » au linguiste danois Viggo Brøndal (1971a, 1033).
11 Jean Cayrol, On vous parle et Les premiers jours, Seuil, 1947 ; Le feu qui prend, Seuil, 1950.
12 Le Voyeur, en 1955, fait ainsi alterner des plages de passé simple et des plages de présent.
13 Alain Robbe-Grillet, Les gommes, Minuit, 1953, p. 64.
14 A. Robbe-Grillet, La jalousie, Minuit, 1957, p. 109.
15 Jean Giono, Un roi sans divertissement, 1948, Œuvres romanesques complètes, iii, Pléiade, p. 495-496.
16 Georges Bataille, Le bleu du ciel, 1957, Romans et récits, Pléiade, p. 200. On trouve de tels phénomènes de concaténation passé simple / passé composé pour un même fil narratif chez des auteurs aussi divers qu’Antoine de Saint-Exupéry, François Mauriac, Jean-Paul Sartre, André Benchetrit… ; voir Philippe (2000b, 46-49).
17 Marguerite Duras, Le ravissement de Lol V. Stein, 1964, Romans, cinéma, théâtre, Quarto, p. 807. De fait, la question des pronoms a beaucoup préoccupé les écrivains des années 1960 ; voir, par exemple, Michel Butor, « L’usage des pronoms personnels dans le roman », Répertoire II, Minuit, 1964, p. 61-72, ou Maurice Blanchot, « La voix narrative (le “il”), le neutre) », L’entretien infini, Gallimard, 1969, p. 556-567.
18 J. Cayrol, Les Corps étrangers, Seuil, 1959, p. 43.
19 M. Duras, Le vice-consul, 1965, Romans, cinéma, théâtre, p. 851.
20 On reste là dans une tradition souvent associée au classicisme gidien, voir p. 162.
21 Albert Camus, L’étranger, 1942, Œuvres complètes, i, Pléiade, p. 178 ; A. Robbe-Grillet, Dans le labyrinthe, Minuit, 1959, p. 129.
22 Voir Jean-François Louette, « Autour du Bleu du ciel », dans G. Bataille, Romans et récits, p. 1105-1108.
23 J. Cayrol, L’espace d’une nuit, Seuil, 1954, p. 57 et 144.
24 A. Camus, L’étranger, p. 160.
25 M. Blanchot, L’arrêt de mort, 1948, L’Imaginaire, p. 60.
26 A. Robbe-Grillet, Le voyeur, Minuit, 1955, p. 99.
27 M. Duras, « Flaubert c’est… », 1982, Le monde extérieur. Outside 2, P.o.l, 1994, p. 23.
28 Françoise Sagan, Bonjour tristesse, Julliard, 1954, p. 13.
29 Jean-Paul Sartre, Les mots, Gallimard, 1964, Folio, p. 107-108 ; voir p. 465.
30 R. Pinget, Graal flibuste, Minuit, 1956, p. 144 ; je souligne.
31 R. Pinget, Robert Pinget à la lettre. Entretiens avec Madeleine Renouard, Belfond, 1993, p. 2.
32 R. Pinget, ibid., p. 163-164. Sur le point-virgule comme ponctuant proprement « littéraire », voir p. 215-217 ou 466-467.
33 R. Pinget, Le renard et la boussole, 1952, Minuit, 1971, p. 55.
34 C. Simon, Le vent. Tentative de restitution d’un retable baroque, Minuit, 1957, p. 54 ; La route des Flandres, 1960, Minuit, Double, p. 192.
35 C. Simon, L’herbe, 1958, Minuit, Double, p. 95 et 171 ; La route des Flandres, p. 122.
36 R. Pinget, Le renard et la boussole, p. 230 ; voir p. 000.
37 Jean Genet, Pompes funèbres, 1947, Œuvres complètes, iii, Gallimard, p. 148.
38 André Billy, Le Figaro, 3 novembre 1945, cité par M. Contat dans J.-P. Sartre, Œuvres romanesques, Pléiade, p. 1928.
39 Helmut Hatzfeld (1962, 59) songe ici à l’essai de Claude Mauriac sur L’alittérature contemporaine (Albin Michel, 1958).
40 Marguerite Duras et Xavière Gauthier, Les parleuses, Minuit, 1974, p. 7-8.
41 Julien Gracq, André Breton. Quelques aspects de l’écrivain, 1948, Œuvres complètes, i, Pléiade, p. 506.
42 Nathalie Sarraute, Martereau, 1953, Œuvres complètes, Pléiade, p. 353 ; voir aussi, sur ce point, les remarques suggestives de Noël Dazord (2003).
43 C. Simon, La route des Flandres, p. 117 et 13.
44 N. Sarraute, « Le langage dans l’art du roman », p. 1683.
45 N. Sarraute, ibid., p. 1687.
46 N. Sarraute, ibid., p. 1691.
47 J.-P. Sartre, préface à Portrait d’un inconnu, 1948, dans N. Sarraute, Œuvres complètes, p. 39.
48 N. Sarraute, Martereau, p. 299.
49 Philippe Sollers, Lois, Seuil, 1973, p. 68 et 91.
50 Antonin Artaud, Van Gogh, le suicidé de la société, 1947, Œuvres, Quarto, p. 1445.
51 G. Bataille, Le coupable, 1944, Œuvres complètes, v, Gallimard, p. 358.
52 Jean-François Louette mentionne ainsi une lettre de Bataille à son éditeur, dans laquelle, à propos du Bleu du ciel, il « précise qu’il lui faudra, sur les secondes épreuves, faire “une lecture tout exprès pour les subjonctifs”, qu’il a “fait passer du présent à l’imparfait dans la seconde version” », Récits et romans, p. 1107.
53 G. Bataille, Madame Edwarda, 1956, Romans et récits, p. 330. Pour ce récit également, Bataille a, en 1955, fait passer à l’imparfait les subjonctifs présents de la première version (voir ibid., p. 1121).
54 G. Bataille, Le bleu du ciel, 1957, Romans et récits, p. 184.
55 G. Bataille, ibid., p. 175.
56 M. Duras, Un barrage contre la Pacifique, 1950, Romans, théâtre, cinéma, p. 230.
57 J. Gracq, Un balcon en forêt, 1958, Œuvres complètes, ii, Pléiade, p. 29.
58 J. Gracq, ibid, p. 28 et 52. Ces deux traits sont pour Gracq l’emblème du purisme stylistique flaubertien : « Je n’ai pas de règle de correction. Les répétitions de mots ne me gênent pas exagérément, ni les cascades de génitifs » (« Entretien avec Jean Roudaut », 1981, ibid., p. 1214).
59 J. Gracq, Un balcon en forêt, p. 60 et 9 ; voir Philippe (2008a, 20-21).
60 M. Duras, « À propos de Georges Bataille », 1958, Outside, P.o.l, 1984, p. 35.
61 M. Duras, Un barrage contre la Pacifique, p. 261.
62 M. Duras, ibid., p. 259.
63 C. Simon, Le vent, p. 99.
64 M. Blanchot, « Grève désolée, obscur malaise », Cahiers de la Pléiade, n° 2, avril 1947, p. 134.
65 J. Gracq, Un balcon en forêt, p. 105.
66 R. Pinget, Le renard et la boussole, p. 133, 183 et 143 ; je souligne.
67 Samuel Beckett, Molloy, 1951, Minuit, Double, p. 80 ; Malone meurt, Minuit, 1951, p. 7 et 58.
68 S. Beckett, L’innommable, 1953, Minuit, Double, p. 116.
69 R. Pinget, Baga, p. 9 ; Le fiston, 1959, Lausanne, L’Âge d’homme, 1981, p. 33.
70 S. Beckett, « Lettre à Axel Kahn », 1937, cité dans Clément (1994, 238-239).
71 S. Beckett, cité par Niklaus Gessner, Die Unzulänglichkeit der Sprache, Zurich, Juris, 1957, p. 57 ; sur le « rivarolisme » de Beckett, voir p. 000-000.
72 S. Beckett, L’innommable, p. 7.
73 S. Beckett, ibid., p. 101.
74 S. Beckett, Molloy, p. 71 ; Malone meurt, p. 151.
75 S. Beckett, Molloy, p. 12 ; Malone meurt, p. 79 (sans point final).
76 S. Beckett, L’innommable, p. 138.
77 C. Simon, Le vent, p. 69.
78 Entretien avec Claude Sarraute, Le Monde, 8 octobre 1960.
79 Georges Perec, Les choses, 1965, Romans et récits, Pochothèque, p. 51.
80 A. Robbe-Grillet, La maison de rendez-vous, Minuit, 1965, p. 88.
81 Rappelons que Le camion est un film, mais on y voit Duras et Gérard Depardieu lire à haute voix le script d’un film abandonné (qui compose le texte paru chez Minuit en 1977).
82 M. Duras, Le camion, Minuit, 1977, p. 89.
83 M. Duras, ibid., p. 92.
84 La notion est développée à propos de C. Simon, et dans ses multiples ramifications dans Rioux-Watine (2007) ; voir aussi Piat (2009a).
85 S. Beckett, Malone meurt, p. 173 et Molloy, p. 15.
86 S. Beckett, Malone meurt, p. 35 et L’innommable, p. 66.
87 M. Blanchot, Au moment voulu, 1951, L’Imaginaire, p. 29.
88 Louis-René des Forêts, Le bavard, 1946, L’Imaginaire, p. 27.
89 Christiane Rochefort, Printemps au parking, 1969, Œuvre romanesque, Cahiers rouges, p. 583.
90 J. Giono, Un roi sans divertissement, 1948, Œuvres romanesques complètes, iii, p. 480.
91 J. Giono, L’iris de Suse, 1970, Œuvres romanesques complètes, vi, p. 353.
92 C’est aussi ce qui fonde la réflexion de Barthes dans « Écrivains et écrivants », dès 1960.
93 Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, 1955, Œuvres, Pléiade, p. 236.
94 Rôle dont Bernard Combettes a montré qu’il était au cœur du fonctionnement des constructions détachées (1998, 104 et suiv.) ; voir aussi Neveu (1998, 2000).
95 Voir Authier-Revuz (1995/ii, 491-495).
96 C’est là tout le message de Barthes dans la Leçon de 1978 ; voir Lignereux et Piat (2009, 5-10).
97 Par exemple, l’opposition sexuée, comme pour Hélène Cixous, dont un article majeur eut une importance considérable (« Le rire de la méduse », L’arc, n° 61, 1975, p. 39-54).
98 Voir Régis Debray, Le pouvoir intellectuel en France, Ramsay, 1979.
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Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Julien Piat
Université Grenoble Alpes / U.M.R Litt&Arts – ÉCRIRE