La Réserve : Livraison du 15 février 2016
A l’Ouest d’Eden. Rivalité fraternelle et mythe caïnique dans Pierre et Jean de Maupassant
Initialement paru dans : Adelphiques. Sœurs et frères dans la littérature française du XIXe siècle, textes réunis et présentés par Claudie Bernard, Chantal Massol et Jean-Marie Roulin, éd. Kimé, coll. “Détours littéraires”, 2010
Texte intégral
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1 « Le Roman », in Maupassant, Pierre et Jean, édition d’Antonia Fonyi, Paris...
1Le texte théorique qui fait office de Préface à Pierre et Jean a peut-être tendance à éclipser ce « petit roman1 » (neuf chapitres) lui-même. Aussi n’est-il sans doute pas inutile d’en rappeler brièvement – bien que de façon nécessairement schématique – l’intrigue.
2La famille Roland a quitté Paris pour Le Havre. Le père, Gérôme, ancien bijoutier, a choisi de se retirer en Normandie pour y vivre, aussitôt que possible, de ses rentes. Ses fils, Pierre, l’aîné, et Jean, le cadet, viennent d’achever leurs études, de médecine et de droit respectivement, et, en attendant de s’établir au Havre, passent leurs vacances dans la maison familiale. L’un des deux pourrait – c’est le vœu de leur mère, Louise – épouser Mme Rosémilly, la jeune et riche veuve d’un capitaine au long cours.
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2 Qui ne sera pas l’objet de mon étude.
3Au soir d’une partie de pêche où sont réunis tous ces protagonistes, un notaire vient annoncer le décès d’un vieil ami de la famille, Léon Maréchal, qui laisse toute sa fortune à Jean (chap. I). Une crise s’ouvre alors, en même temps que s’enclenche un « récit herméneutique2 » : Pierre, jaloux, en vient à soupçonner que Maréchal est le père de Jean. Il en acquiert la certitude au terme d’une enquête au cours de laquelle il sollicite ses souvenirs d’enfance (chap. IV). Un vieux portrait du défunt, dissimulé, d’ailleurs, par la mère, joue un rôle d’indice décisif : il révèle qu’en sa jeunesse Maréchal était blond, comme l’est Jean (chap. V)...
4Pierre, dès lors, se fait tourmenteur de sa mère (chap. VI), et la rend témoin (elle se trouve alors dans la pièce voisine) de la révélation qu’il fait, à Jean, de l’identité de son vrai père. Après le départ de l’aîné, celle-ci, effondrée, avoue la vérité à son fils cadet, lui demande d’accepter d’« être le fils » de ce père, et se place sous sa protection (chap. VII).
5S’ensuivra l’éviction de Pierre : Jean suggère à son frère de s’embarquer comme médecin de bord sur un paquebot transatlantique qui fait l’aller-retour entre Le Havre et New York. Pierre acquiesce à cette idée (chap. VIII).
6Au chapitre VI (où tous les protagonistes se sont trouvés de nouveau réunis, pour une partie de campagne qui devient une seconde partie de pêche), Jean a demandé Mme Rosémilly en mariage : la jeune veuve a donné son accord. Le dernier chapitre décrit le départ de Pierre, à bord du paquebot « La Lorraine ».
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3 Le caractère prosaïque et médiocre de ces personnages n’incite guère, a pri...
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4 Je reviendrai sur cette caractéristique du personnage de Pierre.
7Le titre de ce roman renvoie (la critique ne s’en est guère, semble-t-il, avisée3) à la Bible : Pierre et Jean, ce sont les deux apôtres, qu’associent plusieurs épisodes de l’Évangile, et si la référence explicite au texte sacré est absente, on reconnaît, derrière chacun des deux personnages, son modèle biblique : Jean est « l’apôtre bien-aimé » de l’Évangile de Jean (Jésus, notamment, au moment de la crucifixion, lui confie sa mère). Pierre4 est désigné par le Christ comme un fondateur : « Et moi je dis que tu es Pierre, et sur cette pierre, je bâtirai mon Église » (Matthieu, XVI, 18).
8Derrière cette référence, (presque) évidente, s’en dissimule une autre (biblique, elle aussi), et, cette fois, totalement implicite : une référence à un autre récit fondateur, plus fondamental encore, puisqu’il appartient à l’Ancien Testament, et plus précisément, au livre de la Genèse : il s’agit de l’épisode fratricide qui, au IVe chapitre de ce livre (Gn4) oppose Caïn et Abel – épisode étroitement rattaché à celui qui, en Gn3, relate le péché d’Adam et Eve, et la Chute.
9C’est un « récit des origines » qui se trouve ainsi réécrit. En témoigne, entre autres, le petit nombre de personnages en jeu : le personnel de ce roman se réduit (ou presque) à la cellule familiale de base.
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5 Véronique Léonard-Roques souligne le statut de « mythe » de l’épisode de Gn...
10Il serait certainement intéressant d’étudier l’articulation de ces deux scénarios bibliques, mais, pour rester dans le cadre de notre réflexion sur la relation adelphique, je me pencherai, spécifiquement, sur la réécriture du scénario génésiaque de Gn4 – du mythe5 de Caïn et Abel.
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6 Véronique Léonard-Roques, op. cit., p. 14.
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7 Cécile Hussherr note qu’après le succès qu’on lui connaît, à l’époque roman...
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8 Fratrie réduite à la dualité minimale, lutte fratricide déclenchée par un h...
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9 Paru en 1888.
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10 Dont le personnage principal porte le nom de Caïn Marchenoir...
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11 Voir la bibliographie de Véronique Léonard-Roques, op. cit., p. 269-274 («...
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12 Musée national Gustave-Moreau – RMN – URL : http://www.musee-moreau.fr/pag...
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13 Sa composition s’étend de 1879 à 1886 (http://www.artbible.net/1T/Gen0401_...
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14 « l’Age de fer, Caïn. Le Matin. Le Travail » ; « l’Age de fer, Caïn. Le Mi...
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15 http://www.davidrumsey.com/amico/amico718009-54055.html (consulté le 15 ju...
11Comme le note Véronique Léonard-Roques, dans un ouvrage consacré aux reprises et aux transformations de ce mythe à travers les siècles, « la réécriture des textes fondateurs de la culture témoigne d’un moment critique6 ». Ce sera, pour Pierre et Jean, mon hypothèse, une hypothèse que renforce le constat du succès de ce mythe, dans la littérature et dans les arts, dans la seconde moitié du XIXe siècle7 – Maupassant reprend un schéma hérité, entre autres, du roman zolien8 – et tout particulièrement pendant la période contemporaine du roman : l’année 1886, immédiatement antérieure à la rédaction de Pierre et Jean9, voit paraître, en France, La Fin de Satan de Hugo [posthume, il est vrai, et dont l’élaboration s’étend de 1855 à 1862], et Le Désespéré de Léon Bloy10, en Grande-Bretagne The Mayor of Casterbridge de Thomas Hardy11 ; c’est de 188612 qu’est daté le célèbre polyptique de Gustave Moreau (« La Vie de l’Humanité13 ») dont trois panneaux sont consacrés à Caïn14 ; et aussi une gravure, moins connue, d’Odilon Redon (« Caïn contre Abel15 »)...
12Il s’agira donc de saisir ce que nous apprend Pierre et Jean sur ce moment critique des années quatre-vingts. Et, pour cela, d’observer la manière dont le roman de Maupassant s’empare à son tour de ce récit fondateur et le retravaille.
Réécriture du mythe caïnique
13L’épisode génésiaque se déroule – rappelons-le brièvement encore – en deux temps.
14Le meurtre qui fait de Caïn, l’aîné des fils d’Adam et Eve, le premier meurtrier de l’humanité survient à la suite d’offrandes faites à Dieu par les deux frères : celle de Caïn est refusée, celle d’Abel agréée – sans que le récit biblique fournisse d’explication à cette différence de traitement. À la suite du meurtre, Caïn est condamné par Yahvé : « Tu seras errant et vagabond sur la terre » Gn4, 12). Il est marqué, par l’Éternel, d’un signe qui le protège, lui-même, contre un meurtre qu’il redoute.
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16 Adam, de même, avait été chassé, en Gn3, à l’orient du jardin d’Eden. Ces ...
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17 Véronique Léonard-Roques, op. cit., p. 12. Hénoch signifie, en hébreu, « i...
15La deuxième partie du récit raconte la fondation, par Caïn, de la première cité : « Puis Caïn s’éloigna de la face de l’Éternel et habita dans la terre de Nod, à l’Orient d’Eden16 » (Gn4, 16 ; je souligne). Il a un fils, Hénoch. Puis il bâtit une ville, et lui donne le nom de son fils. Parmi ses descendants, Jubal, le musicien, et Tubal-Caïn, le forgeron : tous deux représentent l’essor des arts et des techniques. Ainsi, Gn4 fait de Caïn le premier meurtrier, mais aussi le père de la civilisation : c’est un personnage, paradoxal, de « fratricide fondateur17 . »
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18 À la suite de Véronique Léonard-Roques, je reprends à Lévi-Strauss (Anthro...
16À ce stade, on peut énumérer les « mythèmes18 » mis en place par ce récit. Ce sont ceux : du meurtre (bien évidemment), des offrandes (et de la préférence arbitraire de la divinité), de l’exil du coupable (et de son errance), du signe dont il est marqué, et celui de la fondation (de la ville et de la civilisation).
17On va le voir, l’un de ces mythèmes essentiels n’est pas repris dans Pierre et Jean, qui altère, donc, sensiblement, le scénario génésiaque – les autres font l’objet de transformations ou de déplacements. Auparavant, je voudrais revenir sur le paradoxe du « meurtrier fondateur », et éclairer ainsi la signification de Gn4.
18Véronique Léonard-Roques met en évidence, dans son ouvrage, la fonction du geste fratricide : il entraîne conscience et différenciation, qui sont des « états préalables à toute création19 ». Il est le moyen d’une « séparation fondatrice à valeur de sublimation20 » (je souligne). Le mal irréversible devient, selon la dialectique de la négativité que l’on voit ici à l’œuvre, une source de bien. Ainsi, la différenciation qu’entraîne le fratricide conduit à la fondation de la civilisation.
19Ce même geste convoque au devoir de responsabilité, qui est le gage d’une fraternité réelle : il favorise la naissance de l’attitude d’altérité, il provoque la reconnaissance d’autrui en soi-même ; il permet, autrement dit, la reconnaissance de l’autre comme frère.
20C’est là, nous enseigne le mythe, ce qui fait sa nécessité : séparateur et différenciateur, générateur d’un sentiment de responsabilité, il est fondateur d’alliance fraternelle véritable et de création authentique.
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21 Tout donne à supposer, à la lecture attentive de Pierre et Jean, que la ré...
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22 Cécile Hussherr, op. cit., p. 13.
21Les deux personnages maupassantiens s’apparentent, indiscutablement21, à ce « couple structurant22 » des frères ennemis bibliques : de par le système d’oppositions (mis en place dès les premières pages) qui les oppose et les lie (« Jean, aussi blond que son frère était noir, aussi calme que son frère était emporté, aussi doux que son frère était rancunier [...] », p. 61-62) ; de par la « jalousie » qui « dor[t] » entre eux et doit « éclate[r] à l’occasion d’un mariage ou d’un bonheur tombant sur l’un » (p. 62) – ces deux motifs de discorde apparaîtront conjointement.
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23 Et reprise par la tradition musulmane (Véronique Léonard-Roques, op. cit.,...
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24 Voir, entre autres, le Voyage en Orient de Nerval.
22À la trame narrative de Gn4 s’ajoute ainsi un élément emprunté à d’autres réécritures du mythe : la rivalité amoureuse, thème absent de la Bible, mais qui, introduit par la tradition juive et la gnose23, alimente une part des versions littéraires de l’épisode génésiaque24.
23Maupassant, d’ailleurs, ne réécrit pas directement Gn4 : le système d’oppositions que reprend Pierre et Jean est celui que l’on doit au traitement romantique du mythe – et l’on sait que, dans l’histoire des réécritures de ce dernier, le romantisme est le moment d’un renversement notable.
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25 « Caïn, dans le grand drame de l’humanité, c’est l’opposition », comme Bal...
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26 Voir Véronique Léonard-Roques, op. cit., p. 23 sq.
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27 En héritier du romantisme, Baudelaire opposera ainsi, dans la section « Ré...
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28 Véronique Léonard-Roques, op. cit., p. 183.
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29 À l’exception de celui de Hugo (« La conscience »). Voir Véronique Léonard...
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30 Voir, encore une fois, Nerval.
24Alors que la tradition opposait (pour le dire vite) un Abel innocent et juste à un Caïn mauvais, les romantiques, à la suite de Byron, ont tendu à faire de Caïn une figure de la Révolte (une révolte contre un Dieu injuste, contre un démiurge qui asservit l’Homme), ou, à tout le moins, de l’opposition25. Dès lors, les attributs des frères ennemis se sont intervertis : la soif d’idéal, l’intranquillité, sont devenus des attributs caïniques – le laboureur biblique avait plutôt été lié, par les lectures exégétiques traditionnelles, à la sédentarité, la matérialité, l’avoir. Abel, lié par ces mêmes lectures à l’itinérance, la spiritualité (il est pasteur, et donc image du conducteur d’âmes), l’être, est devenu, chez les romantiques, une figure du contentement, si ce n’est du matérialisme26. Il s’est sédentarisé, et c’est Caïn qui, désormais, est marqué par l’errance27. Cette valorisation de la figure de Caïn a pour corollaire l’importance accordée, par les écrivains du XIXe siècle, au mythème de la fondation28 : individu supérieur et opprimé, le Caïn romantique est un prodigieux bâtisseur29, et son œuvre surhumaine (prométhéenne30) l’image même de la création du génie.
25À la lumière de ces oppositions romantiques, c’est en Pierre que l’on reconnaît (du moins de prime abord) l’avatar de Caïn. Aîné jaloux de la préférence accordée à son cadet (cet héritage que l’on dirait « tombé du ciel »), il possède les traits, physiques et de caractère, que lui a conférés la tradition romantique : il est brun, sauvage, violent. Le texte le dit « exalté, intelligent, changeant et tenace, plein d’utopies et d’idées philosophiques » (p. 61). À son frère, rencontré sur le port, lors d’une promenade nocturne, le soir même de la visite du notaire, et visiblement indifférent à la beauté du paysage, il confie « des désirs fous de partir, de s’en aller avec tous ces bateaux » (p. 86).
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31 Véronique Léonard-Roques, op. cit., p. 70-71.
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32 « Il n’aimait lutter contre personne et encore moins contre lui-même ; il ...
26Abel, c’est, de manière tout aussi évidente (et de prime abord également), Jean, le blond (c’est le romantisme, encore une fois, qui nous lègue la tradition d’un Caïn brun et d’un Abel blond31), « gros garçon dont la douceur lui [Pierre] semblait être de la mollesse, la bonté de la niaiserie et la bienveillance de l’aveuglement » (p. 62). Il n’est « pas un homme de résistance » (p. 176)32. Son frère le juge « médiocre » (p. 94, 99) et, à plusieurs reprises, le rejette du côté de l’avoir, en affectant d’être lui-même du côté de l’être (« Moi, je ne respecte au monde que le savoir et l’intelligence, tout le reste est méprisable », p. 95).
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33 On retrouve fort bien, dans le récit, les topoi de l’errance caïnique (Vér...
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34 Si le nom du paquebot est, de toute évidence, choisi pour ses résonances p...
27Mais cette version romantique du mythe, qui héroïse Caïn et rapporte l’ostracisme qui le frappe à sa condition d’homme supérieur, est elle-même réécrite, et altérée par Maupassant. L’avatar caïnique, Pierre, « forçat vagabond » (p. 192), connaîtra bien l’exil : est ici présent le mythème de l’errance33. Mais l’espace désertique dans lequel il s’engage à la fin du roman ne le mènera vers aucun pays de Nod, « à l’Orient d’Eden », où il pourrait accomplir un quelconque geste fondateur. Il s’exilera, bien que ce soit sur le paquebot La Lorraine34... vers l’Ouest, vers l’Amérique. Et ce n’est pas là une vraie destination, car le bateau est voué à des allers-retours entre Le Havre et New York. Pis encore, cet exil est décrit non comme un changement de lieu, mais comme une disparition pure et simple : sous les yeux de la mère, le bateau qui emporte Pierre part, littéralement, « en fumée », dans les toutes dernières lignes du roman (« Elle ne vit plus rien qu’une petite fumée grise », p. 205).
28Ce Caïn maupassantien n’est donc pas un fondateur (avatar de l’apôtre Pierre, il ne l’est pas davantage) : le dernier mythème du mythe est absent. À ce stade, Pierre et Jean nous apparaît comme un récit de fondation manquée.
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35 Antonia Fonyi, pour ne citer qu’elle, montre que le fantasme qui travaille...
29La séparation fondatrice n’a pas eu lieu (ce que montrent, de leur point de vue, les nombreuses lectures psychanalytiques du roman35). Qu’en est-il, alors, du processus de différenciation qui donne son sens au geste fratricide ?
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36 « L’absolution de Caïn, héros de la conscience existentielle dans Abel Sán...
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37 Par exemple, chap. II : « Il se tut brusquement, songeant que son frère l’...
30La figure de Caïn, note Danièle Perrot-Corpet36 à propos d’Abel Sanchez d’Unamuno – l’observation peut tout aussi bien s’appliquer ici – incarne une double postulation : être Soi, c’est-à-dire se définir par opposition à l’autre ; être Tout, c’est-à-dire affirmer que le moi est l’autre. De là une tension, bien présente chez Pierre, entre son rejet de Jean-Abel et son désir d’être lui37.
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38 James Grieve (« Imitations of mortality : another of the meanings of Maupa...
31Mais ce Caïn ne parviendra pas à être Soi. Au cours du roman, celui qui se présente lui-même, au chapitre IV, comme « Pierre, le fils » (p. 117), deviendra l’« autre ». C’est ainsi qu’il est désigné par sa mère, qui, au cours de la scène de la demande en mariage de Mme Rosémilly, oppose « son petit Jean » à l’« autre », qui gît « la figure dans le galet » (p. 159) ; par son frère, venant lui suggérer de s’embarquer sur un transatlantique : « L’autre écrivait », chap. VIII, p. 180 ; mais, d’abord, par lui-même : « il se sentait mieux d’avoir dévoilé l’autre qui est en nous » (chap. II, p. 84) ; l’irruption de cet autre en lui-même marque le début du processus d’estrangement38 par lequel il devient un « étranger muet et réservé dans la maison paternelle » (chap. IX, p. 190), et brise progressivement tout lien avec sa famille (« il avait brisé les dernières attaches », chap. IX, ibid.)
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39 Et au cours du déjeuner qui fête la signature du contrat : « Non, non, pèr...
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40 Le paragraphe qui suit y insiste : « Plus il y songeait, plus il revivait ...
32Il ne réalisera pas mieux son désir d’être Tout. Au jeu du Tout ou Rien qui semble résumer la relation entre les deux frères, le vainqueur est Jean, indiscutablement : « il [Maréchal] avait donc eu une raison puissante et secrète de tout donner à Jean – tout – et rien à Pierre » (chap. IV, p. 120, je souligne)39. Cette « différence40 » ainsi introduite entre eux, anéantissante pour Pierre, ne doit rien à un processus de différenciation positive.
33À la fin du récit, Jean aura véritablement tout pris à son frère : le bénéfice matériel et moral que procure la fortune (et en particulier l’appartement du boulevard François Ier, trouvé par Pierre, mais dont celui-ci ne peut payer les premiers termes !) ; Mme Rosémilly, l’épouse souhaitée ; sa mère (on assiste à une recomposition du couple mère/fils autour de Jean seul) ; et même sa légitimité (alors que Jean est le « faux » fils (chap. III, p. 102) pour Pierre découvrant l’adultère maternel, il devient, pour Roland, dans le dernier chapitre, « notre Jean » (p. 204)).
34Point, donc, de mise à mort de l’alter ego, comme dans Gn4. C’est plutôt, dans le cas de Pierre-Caïn, à une auto-mise à mort de l’ego que nous fait assister le roman.
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41 « En somme, ce n’était pas la fortune qui faisait la valeur morale, la val...
35Aussi la situation, dans le mythème du meurtre, s’inverse-t-elle. Ce meurtre, certes, n’a pas d’existence littérale, mais on peut le voir se produire, symboliquement, au chapitre III. Au cours du repas qui précède le rendez-vous de la famille Roland chez le notaire, Pierre, froissé qu’on ne l’ait pas attendu pour passer à table, met en cause la « valeur morale », « intellectuelle », de son frère41. La mère, pour détourner la conversation qui prend un tour acerbe, se met à « parl[er] d’un meurtre qui a été commis, la semaine précédente, à Bolbec-Nointot » (p. 95-96). Meurtre que Jean commente « en juriste », avant de se taire en affichant une physionomie qui « sembl[e] proclamer son bonheur » (p. 96). Il est clair que, dans ce meurtre indirectement signifié, la victime n’est pas le fils cadet (bien au contraire), mais « l’autre fils, le fils aîné » (p. 94) que la famille, pressée de se rendre chez le notaire, vient d’« oublier complètement » (ibid.). Ce meurtre se répétera à plusieurs reprises, par la suite, tout aussi symboliquement, mais de manière de plus en plus explicite : après la demande en mariage de Mme Rosémilly par Jean, Pierre sera « étendu sur le ventre comme un cadavre » (p. 159). Il ne lui restera plus, pour finir, que le « cercueil » (chap. IX, p. 198) auquel est comparé son lit de marin.
36Ce meurtre de Caïn par Abel signifie-t-il que nous assistons à une fondation « abélienne » – idée qui eût fait frémir Baudelaire ?
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42 Le jeu des focalisations et des monologues intérieurs fait ironiquement ap...
37En apparence, oui. En épousant Mme Rosémilly, Jean est potentiellement fondateur de la lignée, et refondateur d’un monde qui délégitime l’aspiration à l’idéal, à la Révolte (fût-elle une version fort dégradée de l’aspiration romantique, comme celle qui anime Pierre42), pour ne reconnaître, comme valeurs, que le pur avoir, la richesse matérielle. Le caïnisme romantique, ou ce qu’il en reste, finit, dans ce roman, par être éliminé de la société des années 1880, qui, dans les dernières lignes, ne sauvegarde que sa face abélienne.
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43 C’est le lieu du bonheur de Louise Roland et de Léon Maréchal.
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44 La mère est l’objet réel de la rivalité amoureuse des deux frères.
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45 Cette fable du piège a été mise en évidence par Antonia Fonyi : « Ce schém...
38La séparation fondatrice, cependant, n’a pas davantage lieu avec l’avatar abélien du roman qu’avec son avatar caïnique. Jean restera au Havre, ce lieu d’après la Chute, lui-même à l’Ouest d’un Eden qui semble bien être Paris43 . Et le couple sur lequel se ferme le livre n’est pas celui qu’il forme avec Mme Rosémilly, mais celui (incestueux, de manière latente) qui l’unit à sa propre mère44. Jean ne sera pas plus fondateur que Pierre. Le « piège45 » maternel se referme sur lui.
39« Pierre est Jean », a pu écrire Bernard Pingaud46, montrant que les deux personnages, si dissemblables en apparence, en viennent, de fait, à se confondre. Confusion que rend sensible, au chapitre IX, la figure du Dr Pirette, que Pierre rencontre avant son départ. Médecin de bord de La Picardie, il est un double de Pierre (ce qu’indique la paronymie Pierre/Pirette) ; mais ce « jeune homme à la barbe blonde » (p. 191) est un quasi-sosie de Jean47...
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48 Cela a été observé par Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, par exemple (« Lir...
40Caïn, ici, est Abel, pourrait-on dire de la même manière. Les personnages de Pierre et Jean échangent leurs rôles48, pour avoir, au fond, un sort semblable, et cette absence de différenciation véritable empêchera toute reconnaissance de l’autre comme frère, tout accès à la fraternité.
Le récit nous en administre la preuve dans le fait que Pierre, en s’auto-éliminant par l’exil, abandonne à sa misère, sans aucun remords à son égard, et sans même prendre conscience de son geste, Marowsko, le pharmacien polonais qui a suivi le jeune médecin jusqu’au Havre dans l’espoir que leur association le ferait vivre...
41Pierre et Jean témoigne ainsi, clairement, d’une crise de la fraternité – dans les deux sens de ce terme.
Déconstruction de la fraternité démocratique
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49 Jacques Derrida, Politiques de l’amitié, Paris, Galilée, 1994, p. 266.
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50 Cf. Hugo, que cite Derrida :
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51 Jacques Derrida, op. cit., p. 184.
42Le roman nous propose même une véritable déconstruction ce que Derrida, dans une formule assez heureuse, a appelé le « littéralement fraternel49 » : c’est-à-dire, d’une part, le fait que la fraternité démocratique se dise « en langue d’homme », pour reprendre avec lui une formule de Michelet (Le Peuple) – le fait, en d’autres termes, que la sororité en soit exclue ; d’autre part, le fait qu’elle se donne comme naturelle50, en convoquant le modèle du « frère littéral ». Or, ainsi que l’observe Derrida, « le frère n’est jamais un fait51 », et la fraternité n’existe que régie par la « structure du crédit » (par le biais du serment, de la conjuration, etc.).
43L’agent de cette déconstruction, dans Pierre et Jean, est la mère.
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52 Uwe Dethloff, « Patriarcalisme et féminisme dans l’œuvre romanesque de Mau...
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53 « Pierre et Jean deconstructs the integrity of the patriarchal order and t...
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54 « to manipulate the terms of patriarchal culture », ibid., p. 46.
44On n’a pas manqué de lire, dans ce roman, une subversion de l’ordre patriarcal52 ; ou, dans une perspective très proche, une atteinte portée à l’intégrité de cet ordre, ainsi qu’à « la négation du sujet féminin sur lequel il se fonde53 . » Si ce sujet féminin apparaît, en effet, comme doué du pouvoir de « manipuler les termes de la culture patriarcale54 », il y a lieu de formuler un doute quant au caractère émancipateur de son action, qu’on l’examine sous l’angle de l’imaginaire familial, ou – comme je vais le faire – sous celui de l’imaginaire politique.
45L’histoire est déclenchée par l’irruption d’une « étrangère » (chap. I, p. 75), Mme Rosémilly, dans le cercle familial. L’arrivée, au domicile des Roland, du clerc venu annoncer la visite du notaire est concomitante de la partie de pêche qui ouvre le roman, et dont la jeune veuve est l’invitée. Elle-même souligne, entre sa présence et la visite annoncée de Me Lecanu, un rapport de cause à effet : « Allez, c’est un héritage. J’en suis sûre. Je porte bonheur » (chap. I, p. 73).
46Or, c’est Mme Roland qui a fait la connaissance de la jeune veuve, que les deux frères, à leur retour de Paris, ont trouvée « installée » (chap. I, p. 63) dans la maison. La mère, de la sorte, se trouve à l’origine de toute la série causale.
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55 « Mme Roland et Mme Rosémilly marchaient devant, suivies des trois hommes....
47Notons la complicité des deux femmes, soulignée dès le chapitre I, tout comme le « pas55 » qu’elles prennent sur les trois personnages masculins. Une mise en abyme, présente au chapitre VIII, les associe plus étroitement encore : dans le salon de Mme Rosémilly, quatre gravures représentent des scènes de la vie de deux personnages féminins dont les situations renvoient à celles de nos deux protagonistes :
On voyait sur la première la femme d’un pêcheur agitant un mouchoir sur une côte, tandis que disparaît à l’horizon la voile qui emporte son homme. Sur la seconde, la même femme […] se tord le bras en regardant au loin […] la barque de l’époux qui va sombrer.
Les deux autres gravures représentaient des scènes analogues dans une classe supérieure de la société.
Une jeune femme blonde rêve, accoudée sur le bordage d’un grand paquebot qui s’en va. Elle regarde la côte déjà lointaine d’un œil mouillé de larmes et de regrets.
Qui a-t-elle laissé derrière elle ?
Puis, la même jeune femme assise près d’une fenêtre ouverte sur l’Océan est évanouie dans un fauteuil. Une lettre vient de tomber de ses genoux sur le tapis.
Il est donc mort, quel désespoir ! (p. 186)
En dépit d’un chiasme, qui intervertit les situations sociales des intéressées, il est aisé de reconnaître, dans la première figure, la jeune « veuve d’un capitaine au long cours, mort à la mer deux ans auparavant » (chap. I, p. 62-63), dans la seconde, la rêveuse Louise Roland, contrainte, lors de son départ pour Le Havre, d’abandonner son amant, puis apprenant, par un message fatal, son décès...
48Sous le regard fasciné de Jean, les « deux femmes […] se ressembl[ent] comme deux sœurs » (chap. VIII, p. 186, je souligne). C’est cet ordre sororal qui va défaire celui des frères.
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56 Derrida, op. cit., p. 266.
49Cette défaite sera littéralement signifiée par le commentaire, en style indirect libre, qui, dans ce même chapitre, suivra le consentement de Mme Roland au mariage de Jean et de la jeune veuve : « Elle venait de perdre un fils, un grand fils, et on lui rendait à la place une fille, une grande fille » (p. 188). On notera ici la variation, non dépourvue de sens, sur une formule consacrée : un fils (Pierre) est effectivement perdu dans ce qui apparaît comme un échange ; il lui est substitué une « fille »... C’est, si l’on suit Derrida, le modèle de la fraternité en lui-même – « là où une femme ne peut remplacer un homme, ni une sœur un frère56 » – qui se trouve ruiné.
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57 Comme en viennent à se confondre Pierre et Jean.
50Il s’agit, cependant, d’un ordre sororal en trompe-l’œil : car ces deux personnages féminins, en dernière analyse, sont la mère. Le chiasme relevé un peu plus haut le montre, qui leur permet d’échanger leurs attributs, et de se confondre57. Sitôt qu’est fixée, entre elles et Jean, la date du mariage, le texte accentue leur similitude, en nous les montrant assises face à face, en miroir : « […] elles se prirent les mains, et restèrent ainsi, se regardant et se souriant, tandis que Jean semblait presque oublié d’elle. » (p. 188). Contrairement à ce que la tentation d’une lecture féministe de l’œuvre pourrait conduire à affirmer, aucune sororité refoulée par le « logocentrisme » masculin ne se fait véritablement, ici, droit de cité.
51L’action de ce sujet féminin (l’expression a pour avantage d’englober la mère et son avatar, Mme Rosémilly) va notamment consister à écrire, à rebours, le « roman familial de la Révolution française ».
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58 Lynn Hunt, Le Roman familial de la Révolution française, traduit de l’amér...
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59 « Par roman familial, je désigne les images inconscientes et collectives d...
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60 Ibid., p. 82.
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61 Ibid., p. 117.
52Selon Lynn Hunt, qui a mis en évidence ce modèle familial du politique58, selon un schéma freudien59, la mort du roi, en 1792, symbolise, pour les révolutionnaires, la destruction du pouvoir paternel. Ce meurtre politique ouvre la voie à ce qu’elle appelle la « bande des frères ». À un roman familial dominé par la figure patriarcale du père (celui de l’absolutisme) succède, alors, un roman familial, nouveau, de la fraternité. À la place de la tyrannie paternelle, les députés entendent installer « l’amitié et la reconnaissance mutuelle des droits et des devoirs60 ». Soulignons que, dans ce nouveau régime de la fraternité, les hommes donnent fantasmatiquement naissance, eux-mêmes, au nouvel ordre61.
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62 Voir les commentaires du Moniteur universel du 19 novembre 1793 sur son ex...
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63 Souvent attribuée au comte d’Artois.
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64 « Marie-Antoinette […] est souvent traitée de “putain”, c’est-à-dire de fe...
53Le meurtre du roi, en effet, n’a pas suffi à permettre le passage d’un « roman » à l’autre : il a fallu, comme y insiste Lynn Hunt, qu’il s’accompagne de celui de la reine. On le sait bien, ce n’est pas seulement pour son action contre-révolutionnaire que Marie-Antoinette fut condamnée : ses juges, tout comme les nombreux libelles de l’époque qui s’attaquèrent à sa vie privée, stigmatisèrent en elle la « mauvaise mère » et l’« épouse débauchée62. » L’accusation alla de pair, dans les pamphlets d’après 1789, avec une préoccupation constante de la généalogie : ces satires mirent continûment en doute la paternité des enfants du roi63. Ce ne fut pas, aux yeux du temps, le moindre des crimes de Marie-Antoinette que d’avoir, par la dépravation qu’on lui reprochait, brouillé le lignage paternel64. Son exécution, dans cette optique, signifie l’élimination de la mère, corruptrice du corps politique, de la sphère de l’activité publique. S’opposant à celui de l’Ancien Régime, le nouvel ordre social prescrira le retrait des femmes dans la sphère privée. Ses fondateurs remplaceront alors ces mères évincées par des figures maternelles abstraites et virilisées (la Nation, la Patrie), et s’attribueront l’enfantement, symbolique, de l’ordre fraternel.
54Ce roman révolutionnaire de la fraternité n’est nullement absent de Pierre et Jean : il y est même, si l’on y prête attention, premier. Il est évoqué, au début du chapitre I, comme appartenant à un temps antérieur à celui de l’histoire :
65 Un père que son portrait physique réduit à son ventre (« Il avait un gros ...
Quand ils allaient pêcher seuls avec le père65, ils ramaient ainsi sans que personne gouvernât, car Roland préparait les lignes tout en surveillant la marche de l’embarcation, qu’il dirigeait d’un geste ou d’un mot : « Jean, mollis. » - « À toi, Pierre, souque. » Ou bien il disait : « Allons le un, allons le deux, un peu d’huile de bras. » Celui qui rêvassait tirait plus fort, celui qui s’emballait devenait moins ardent, et le bateau se redressait (p. 68, je souligne).
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66 « Jamais, avant le retour de ses fils, le père Roland ne l’avait [Mme Rosé...
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67 Cette harmonieuse collaboration n’est pas sans évoquer la « douce co-relat...
55Seuls les trois hommes, comme on le voit, sont alors rassemblés dans la barque du père Roland66, lieu évidemment allégorique, nef d’une cité (ou d’un État) conforme à l’idéal de fraternisation démocratique : personne n’y gouverne, et le bateau se meut, pour ainsi dire, tout seul sous les efforts conjugués des deux frères67, coordonnés par la voix paternelle.
56Cet ordre initial est manifestement perturbé par l’entrée en scène de Mme Rosémilly, et la présence des deux femmes dans la barque (« On ne devrait jamais pêcher qu’entre hommes », ronchonne le père Roland dès sa deuxième réplique, p. 59). L’annonce de l’héritage, que, littéralement, provoque l’invitée, nous précipite dans un autre scénario. C’est autour de l’autre figure paternelle, celle de Maréchal, que va s’organiser désormais la société du roman.
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68 « ̶ Au fond, qu’est-ce que c’était que ce Maréchal ? » (p. 109).
57Qu’est-ce, alors, pour reprendre la question même de Pierre68, que Maréchal ?
58La réponse, émue, du père Roland, nous place une fois encore sur le terrain de la fraternité : « c – ̶Un frère... vous savez... un de ceux qu’on ne retrouve plus... » (p. 109).
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69 « Quand on parlerait d’un fils Roland, on dirait : lequel, le vrai ou le f...
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70 Dans la barque du père Roland, sa présence transforme la collaboration des...
59Mais il est bien évident que cet amant de l’épouse, qui « dînait à la maison tous les soirs », payait au couple « de petites fêtes au théâtre » (ibid.) est un faux frère. Son irruption précipite la fin du moment de fraternité idyllique. Il introduit, de fait, du faux dans la relation des fils Roland69 (jusqu’à brouiller la frontière entre le faux et le vrai), et achève d’anéantir la « fraternelle et inoffensive inimitié » (p. 62), déjà menacée par Mme Rosémilly70, qui unissait les deux jeunes gens, avant que l’histoire ne commence...
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71 Personnage paternel, le spectre, dit Derrida à qui l’on est de nouveau ten...
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72 Léon (Leo) Maréchal... Le titre de maréchal correspond, comme on le sait, ...
60La fonction de ce personnage peut être éclairée par l’analyse de son mode de surgissement dans le récit : « Sa pensée, sans qu’il [Pierre] prononçât ce mot avec les lèvres, répétait, comme pour l’appeler, pour l’évoquer et provoquer son ombre : “Maréchal !.. Maréchal !” Et dans le noir de ses paupières baissées, il le vit tout à coup tel qu’il l’avait connu. C’était un homme de soixante ans [...] » (p. 119, je souligne). C’est comme un spectre que revient le défunt (« son tombeau [est] fermé » nous dit un peu plus loin le monologue intérieur de Pierre, « sa chair décomposée, son nom [est] effacé des noms vivants, tout son être disparu pour toujours », p. 122). Le spectre71, assurément, d’un pouvoir paternel autoritaire (ce que dit, doublement72, son nom).
61Affecté à la place de Dieu dans la réécriture du mythe caïnique, il représente, en outre, un principe exogène de pouvoir, opposé à celui de la fraternisation révolutionnaire.
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73 Dans la Bible, pour rappel, les offrandes des frères sont dissemblables : ...
62L’héritage qu’il lègue à Jean est, en ce sens, un avatar du mythème de l’offrande. Toutefois, il se différencie de cette dernière par son caractère injonctif. Il inverse, de plus, la relation des fils au père telle qu’elle se présentait dans l’évocation des parties de pêche fraternelles, au début du chapitre I. Ces dernières étaient marquées par un véritable rituel : l’offrande des fils, de nature identique73 (malgré une légère différence quantitative qui laisse dès ce moment présager la rupture ultérieure de leur entente...) était reçue également par le père « démocratique », et, loin de les diviser comme dans l’épisode biblique, scellait leur relation à ce père, tout comme leur relation fraternelle elle- même :
74 Comprenons que les deux frères « offrent », sans l’avouer, à leur père (qu...
Le père Roland saisit la manne entre ses genoux, la pencha, fit couler jusqu’au bord le flot d’argent des bêtes pour voir celles du fond […] et déclara :
– Combien en as-tu pris, toi, docteur ? […]
– Oh, pas grand-chose, trois ou quatre. […]
– Et toi, Jean ? […]
– À peu près comme Pierre, quatre ou cinq.
Ils faisaient, chaque fois, le même mensonge qui ravissait le père Roland74 (p. 62).
Le legs du père au(x) fils, lui, a clairement pour effet de distinguer l’un d’entre eux...
63Tout illégitime qu’il est, ce père spectral est (cela tient à sa nature de spectre) une figure de la loi – une loi qu’il imposera. On a vu de quelle manière son action détruisait la possibilité même de la fraternisation. À y regarder de plus près encore, on s’aperçoit qu’elle écrit à l’envers les lois révolutionnaires, à peu près reprises par le Code civil. Celles-ci avaient décrété75 l’égalité et la fraternité dans la famille, comme dans la Nation ; l’héritage, maintenu dans son principe, était devenu égalitaire ; le pouvoir du père s’en trouvait évidemment affaibli, face à celui du législateur. Dans Pierre et Jean, le spectre du père autoritaire reprend au législateur ses prérogatives, et abolit, en déshéritant de facto l’un des fils, l’égalité dans la fratrie. Et, renversant une disposition du Code civil qui écartait les enfants naturels de la succession paternelle76, il élimine l’enfant légitime... car la loi qu’il incarne défait, plus qu’elle ne restaure...
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77 « Dans ce cas-là, on laisse aux deux frères également, je vous dis que cel...
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78 « Vrai, ça n’est pas étonnant qu’il te ressemble si peu ! » (chap. III, p....
64Son intervention posthume désigne Jean – nous voici face au mythème du signe. Un signe qui, par rapport au scénario biblique, s’est déplacé de Caïn à Abel. Maréchal, en ne choisissant pour héritier que l’un des frères, désigne clairement, sciemment, celui-ci comme adultérin, ainsi que le comprennent immédiatement les premiers confidents du récit de Pierre, Marowsko77 et la servante de brasserie78, ainsi que Pierre, aussi, le remarque plusieurs fois : « Pourquoi ?... cet homme était intelligent... il avait dû comprendre et prévoir qu’il pouvait, qu’il allait presque infailliblement laisser supposer que cet enfant était à lui – Donc il déshonorait une femme ? Comment aurait-il fait cela si cet enfant n’était point son fils ? » (chap. IV, 122).
65Le signe que porte Jean – à son propre insu, jusqu’à ce que son frère le fasse apparaître à ses yeux (au chap. VII) – possède la même ambivalence que celui de Gn4 : il sanctionne la faute tout en assurant l’immunité du fautif. Il signale, en l’occurrence, l’illégitimité de Jean, mais il est aussi ce qui va permettre à ce dernier d’usurper la légitimité de son frère.
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79 Ce qui a pour effet immédiat de mettre fin aux pêches abondantes de l’épis...
66La fable de Pierre et Jean réintroduit donc, dans le roman de la fraternité, la mère adultérine, que les révolutionnaires en avaient chassée. Celle-ci réinstalle le féminin dans la nef des hommes79–et provoque, de manière concomitante, le retour fantomal du père autoritaire. Illégitime, celui-ci impose néanmoins, depuis l’au-delà, sa loi, destructrice, de l’ordre fraternel républicain...
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80 S’agirait-il également d’une dé-fondation du naturalisme ? Ce Pierre maupa...
67Tout cela fait de Pierre et Jean non un récit de fondation – ni même un récit de fondation manquée – mais un véritable récit de dé-fondation démocratique80.
68On en voudra pour preuve la deuxième déconstruction qui s’opère sous l’action quasi-invisible de la mère. La dissolution du « littéralement fraternel » par un pseudo-ordre sororal s’accompagne qu’une dé-naturalisation du lien familial. Nous passons de l’ordre « naturel » du roman de la fraternité initial à un ordre contractuel. Ce contrat est passé au chapitre VII, après que Pierre a révélé à Jean sa bâtardise. Il est proposé à Jean par sa mère :
Si tu veux que je reste, il faut que tu acceptes d’être son fils [le fils de Maréchal] et que nous parlions de lui quelquefois, et que tu l’aimes un peu, et que nous pensions à lui quand nous nous regarderons. Si tu ne veux pas, si tu ne peux pas, adieu mon petit, il est impossible que nous restions ensemble maintenant ! (p. 173)
et accepté par lui : « Reste, maman » (p. 174).
69Recentrée sur le faux frère, la famille exclut alors le frère, comme le montrent les lignes qui suivent :
– Tu ne peux pas vivre auprès de lui […]
– Sauve-moi de lui, toi mon petit, sauve-moi, fais quelque chose, je ne sais pas... trouve... sauve-moi ! (p. 174)
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81 Voir supra, note 50.
Nous assistons, de la sorte, à un renversement du discours fraternisant de type hugolien : si « la législation », pour l’auteur de « l’Avenir », est « un fac simile du droit naturel81 », si, en d’autres termes, le modèle de la relation sociale est pour lui la famille, ici, c’est la famille qui finit par relever du modèle contractuel.
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82 Presses universitaires de Vincennes, 2003.
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83 Nelly Wolf, op. cit., p. 6.
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84 Ibid., p. 15.
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85 « La fiction politique de la socialisation volontaire nourrit des fictions...
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86 Ibid., p. 96.
70C’est dans le contexte décrit par Nelly Wolf dans Le Roman de la démocratie82 qu’il convient alors de replacer ce roman des années quatre-vingts, pour cerner le moment critique dont il témoigne. Selon l’hypothèse sur laquelle repose cet ouvrage, proposer des intrigues contractuelles est le propre du roman. Celui-ci est, en effet, le genre le plus représentatif des sociétés démocratiques. Il apparaît, même, comme une véritable analogie de la démocratie, en ce qu’il fournit « dans ses fictions, dans ses modes narratifs, sa langue, un équivalent des expériences fondatrices de celle-ci83. » Il existe ainsi une « démocratie interne » au roman : celui-ci propose l’expérimentation imaginaire du contrat social84. Cette démocratie repose, en particulier, sur le développement d’intrigues contractuelles85. Ce que l’on a appelé la « crise du roman » (Michel Raimond), et qui a commencé à la fin du XIXe siècle n’est autre, selon Nelly Wolf, qu’une crise de la démocratie interne au roman. Reprenant à Ricœur la notion d’« identité narrative », elle diagnostique alors des dissensions dans l’« identité narrative des démocraties86. »
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87 « L’expérience du roman devient [au XIXe siècle] une expérience de la démo...
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88 Elle intervient sept ans plus tard, en 1894-1906.
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89 Nelly Wolf, op. cit., p. 92 (titre de la IIe partie).
71Les régimes démocratiques, à la fin du XIXe siècle, sont enracinés en Europe (en 1887, la IIIe République est installée, en France, depuis 17 ans). La démocratie est alors prise entre son inachèvement et ses contradictions : elle produit de l’inégalité en se proclamant égalitaire87, elle favorise l’individualisation en même temps qu’elle crée la massification. Se pose également la question de l’autorité, comme en témoignera, de manière aiguë, à l’extrême fin du siècle, l’affaire Dreyfus88 : l’autorité républicaine est-elle en mesure de remplacer l’ancien mode d’autorité pour faire fonctionner la démocratie ? On entre à ce moment dans l’âge des « maladies du contrat89 » – dont Pierre et Jean, à l’analyse, apparaît comme un bel exemple.
72Le contrat conclu dans Pierre est Jean a ceci de paradoxal, en effet, qu’il n’est pas le support d’une « fiction de socialisation démocratique » : il se formule précisément pour détruire celle-ci !
73La réélaboration de la socialisation (familiale) sous la forme d’un contrat ne constitue en rien ici, on l’a vu, une re-figuration de la démocratie. Conclu dans une « société du roman » partielle, réduite à un sous-espace (la question d’un contrat social généralisé ne se pose pas), inégalitaire, individualiste, anti-fraternel, le pacte dont Mme Roland est l’instigatrice est la négation même, et la déconstruction, de la démocratie interne au roman.
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90 Véronique Léonard-Roques, op. cit., p. 156.
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91 Klopstock, Der Tod Adams (1756), Klinger, Die Zwillinge (1776), Byron, Cai...
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92 Cette histoire n’admet aucun avenir (de même qu’elle n’admet pas d’« aille...
74On mesure ainsi la distance qui s’est creusée depuis le début des années 1870, où (voir la communication de Julia Przybos) la littérature (du moins en partie) célèbre, dans la jeune République, le principe de la fraternité. Pierre et Jean nous montre – à travers le prisme d’une vision pessimiste et indéniablement réactionnaire du monde – un républicanisme en crise. La réécriture ironique du mythe romantique de Caïn, en ruinant ce dernier, rend chancelantes les bases de la société contemporaine. Comme Maupassant, les romantiques (et les premiers romantiques avant eux) s’étaient emparés du mythe pour « problématis[er] la source de la légitimité politique90 . » Mais leurs réécritures de celui-ci91 mettaient en accusation le père, image du pouvoir d’Ancien Régime, en soulignant ses faiblesses. Pierre et Jean nous fait au contraire assister, sur fond de faiblesse du père démocratique, à la réapparition de ce père souverain, dont n’est pas perdue la trace. Le parcours du Caïn romantique était déterminé par l’idée de progrès, inscrit dans une Histoire qui prenait acte de la rupture de la Révolution française. Pierre et Jean met en cause cette rupture, et, désarticulant le temps, entrave la marche de l’Histoire92. La destruction systématique des fondements de la société démocratique que l’on peut y lire est orchestrée par la mère, personnage effacé, mais tout-puissant : on voit ainsi, dans Pierre et Jean, les données d’un inconscient individuel prendre en charge les fantasmes d’un imaginaire politique collectif...
Notes
1 « Le Roman », in Maupassant, Pierre et Jean, édition d’Antonia Fonyi, Paris, GF Flammarion, n°1360, 2008, p. 41. Ce sera mon édition de référence.
2 Qui ne sera pas l’objet de mon étude.
3 Le caractère prosaïque et médiocre de ces personnages n’incite guère, a priori, à un tel rapprochement... Il est vraisemblable, néanmoins, que cette référence était aisément identifiée par les lecteurs contemporains de Maupassant.
4 Je reviendrai sur cette caractéristique du personnage de Pierre.
5 Véronique Léonard-Roques souligne le statut de « mythe » de l’épisode de Gn4 (il a pour fonctions de « raconter, expliquer, révéler », voir P. Brunel), et rappelle que pour André Siganos, ce texte dans lequel s’enracine le mythe est un « texte fondateur » (Caïn et Abel. Rivalité et responsabilité, Monaco, éditions du Rocher, 2007, p. 10-11).
6 Véronique Léonard-Roques, op. cit., p. 14.
7 Cécile Hussherr note qu’après le succès qu’on lui connaît, à l’époque romantique, le mythe subit une éclipse, de 1820 à 1850, puis revient avec Nerval (Voyage en Orient, 1850), Baudelaire (« Caïn et Abel », section « La Révolte » des Fleurs du mal, 1857), Leconte de Lisle (1869)... (op. cit., p. 99).
8 Fratrie réduite à la dualité minimale, lutte fratricide déclenchée par un héritage, logique d’élimination du frère encombrant : voir, dans le présent volume, la communication de Corinne Saminadayar-Perrin.
9 Paru en 1888.
10 Dont le personnage principal porte le nom de Caïn Marchenoir...
11 Voir la bibliographie de Véronique Léonard-Roques, op. cit., p. 269-274 (« Œuvres convoquées »).
12 Musée national Gustave-Moreau – RMN – URL : http://www.musee-moreau.fr/pages/page_id18791_u1l2.htm (consulté le 15 juin 2009).
13 Sa composition s’étend de 1879 à 1886 (http://www.artbible.net/1T/Gen0401_Cain_Abel/, consulté le 15 juin 2009).
14 « l’Age de fer, Caïn. Le Matin. Le Travail » ; « l’Age de fer, Caïn. Le Midi. Le Repos » ; « l’Age de fer, Caïn. Le Soir. La Mort ».
15 http://www.davidrumsey.com/amico/amico718009-54055.html (consulté le 15 juin 2009).
16 Adam, de même, avait été chassé, en Gn3, à l’orient du jardin d’Eden. Ces exilés trouvent refuge (la symbolique cosmique est claire) dans des lieux tournés vers la lumière, ce qui signale bien leur ambivalence (lieux de déréliction, lieux de rachat).
17 Véronique Léonard-Roques, op. cit., p. 12. Hénoch signifie, en hébreu, « inauguration » (ibid., p. 184).
18 À la suite de Véronique Léonard-Roques, je reprends à Lévi-Strauss (Anthropologie structurale, 1958) ce terme qui désigne les unités signifiantes qui se combinent entre elles dans le mythe (op. cit., p. 12).
19 Ibid., p. 19.
20 Ibid.
21 Tout donne à supposer, à la lecture attentive de Pierre et Jean, que la réécriture du mythe par Maupassant est parfaitement consciente.
22 Cécile Hussherr, op. cit., p. 13.
23 Et reprise par la tradition musulmane (Véronique Léonard-Roques, op. cit., p. 83 sq.).
24 Voir, entre autres, le Voyage en Orient de Nerval.
25 « Caïn, dans le grand drame de l’humanité, c’est l’opposition », comme Balzac le fait dire, dans Splendeurs et misères des courtisanes, à Lucien de Rubempré (La Comédie humaine, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », édition dirigée par Pierre-Georges Castex, VI, 789).
26 Voir Véronique Léonard-Roques, op. cit., p. 23 sq.
27 En héritier du romantisme, Baudelaire opposera ainsi, dans la section « Révolte », des Fleurs du mal, la « race de Caïn » à la « race d’Abel » :
« Race d’Abel, dors, bois et mange ; […] Race d’Abel, aime et pullule !
Dieu te sourit complaisamment. Ton or fait aussi des petits.
Race de Caïn, dans la fange Race de Caïn, cœur qui brûle,
Rampe et meurs misérablement. Prends garde à ces grands appétits.
Race d’Abel, ton sacrifice […] Race d’Abel, voici ta honte :
Flatte le nez du Séraphin ! Le fer est vaincu par l’épieu.
Race de Caïn, ton supplice Race de Caïn, au ciel monte
Aura-t-il jamais une fin ? Et sur la terre jette Dieu ! » (CXIX. « Abel et Caïn »)
28 Véronique Léonard-Roques, op. cit., p. 183.
29 À l’exception de celui de Hugo (« La conscience »). Voir Véronique Léonard-Roques, op. cit., p. 181 sq.
30 Voir, encore une fois, Nerval.
31 Véronique Léonard-Roques, op. cit., p. 70-71.
32 « Il n’aimait lutter contre personne et encore moins contre lui-même ; il se résigna donc, et par un penchant instinctif, par un amour inné du repos, de la vie douce et tranquille, il s’inquiéta aussitôt des perturbations qui allaient surgir autour de lui [...] » (p. 176).
33 On retrouve fort bien, dans le récit, les topoi de l’errance caïnique (Véronique Léonard-Roques, op. cit., p. 122 sq) : motifs du désert à traverser, de l’hostilité des éléments naturels (« Ce n’était plus une douleur morale et torturante, mais l’affolement d’une bête sans abri, une angoisse matérielle d’être errant qui n’a plus de toit et que la pluie, le vent, l’orage, toutes les forces brutales du monde vont assaillir. […] Plus de sol sous les pas, mais la mer qui roule, qui gronde et qui engloutit. […] Plus d’arbres, de jardins, de rues, de maisons, rien que de l’eau et des nuages. Et sans cesse il sentirait ce navire remuer sous ses pieds. Les jours d’orage il faudrait s’appuyer aux cloisons, s’accrocher aux portes, se cramponner aux bords de la couchette étroite pour ne point rouler par terre », p. 192).
34 Si le nom du paquebot est, de toute évidence, choisi pour ses résonances patriotiques, il montre aussi comment, symboliquement, l’Est, dans cette fiction, se rabat sur l’Ouest...
35 Antonia Fonyi, pour ne citer qu’elle, montre que le fantasme qui travaille Pierre et Jean est celui de la « réabsorption du corps du sujet par le corps maternel » (éd. citée, p. 29). Le départ de Pierre sur « La Lorraine », qui pourrait être une image de libération, ou de naissance, montre la dissolution du personnage dans la brume, « absorbé par l’immensité inconsistante » (ibid., p. 32) d’une imago maternelle pré-œdipienne.
36 « L’absolution de Caïn, héros de la conscience existentielle dans Abel Sánchez (1917) et El Marqués de Lumbria (1920) de Miguel de Unamuno », dans Fratries, Frères et sœurs dans la littérature et les arts de l’Antiquité à nos jours, sous la direction de Florence Godeau et de Wladimir Troubetzkoy, Paris, Kimé, 2003, p. 107.
37 Par exemple, chap. II : « Il se tut brusquement, songeant que son frère l’avait, maintenant, cet argent, et que délivré de tout souci, délivré du travail quotidien, libre, sans entraves, heureux, joyeux, il pouvait aller où bon lui semblerait, vers les blondes Suédoises ou les brunes Havanaises.
38 James Grieve (« Imitations of mortality : another of the meanings of Maupassant’s Pierre et Jean », Australian Journal of French Studies, 1982, vol 19, p. 141) parle de « Pierre’s estrangement » : je reprends le vieux mot français pour retrouver à peu près l’équivalent de cette notion.
39 Et au cours du déjeuner qui fête la signature du contrat : « Non, non, père, cria sa femme, aujourd’hui tout est pour Jean » (chap. III, p. 104).
40 Le paragraphe qui suit y insiste : « Plus il y songeait, plus il revivait le passé des dernières années, plus le docteur jugeait invraisemblable, incroyable, cette différence établie entre eux » (p. 120).
41 « En somme, ce n’était pas la fortune qui faisait la valeur morale, la valeur intellectuelle d’un homme. Pour les médiocres, elle n’était qu’une cause d’abaissement, tandis qu’elle mettait au contraire un levier puissant aux mains des forts » (p. 94).
42 Le jeu des focalisations et des monologues intérieurs fait ironiquement apparaître la comédie que Pierre se joue à lui-même lorsqu’il endosse le rôle de l’aventurier et de l’homme épris d’idéal...
43 C’est le lieu du bonheur de Louise Roland et de Léon Maréchal.
44 La mère est l’objet réel de la rivalité amoureuse des deux frères.
45 Cette fable du piège a été mise en évidence par Antonia Fonyi : « Ce schéma représente le fantasme inconscient d’un corps maternel maléfique. Dans un premier temps, il est “normal”, acceptable, d’y être enfermé. Mais l’enfant veut en sortir : naître, se séparer de la mère, vivre dehors. C’est autorisé : tout un chacun est autorisé à naître. Mais l’autorisation a été trompeuse : dans l’espace ouvert, une, plusieurs, beaucoup de brèves aventures surviennent, et, à la fin, on sera repris dans le clos – dans le piège maternel – pour toujours, pour mourir » (éd. citée, p. 28 ; voir aussi Antonia Fonyi, Maupassant 1993, Paris, Kimé, 1993).
46 Voir sa Préface au roman, éd. Folio classique, n° 1414, 1982, p. 41.
47 Ibid., p. 39.
48 Cela a été observé par Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, par exemple (« Lire l’écriture », Esprit, n°12, 1974, p. 800-833), et, à sa suite, par Bernard Pingaud, (édition citée, p. 40). On remarquera que le médecin, par exemple, se comporte en juge (p. 145), que le juge agit en médecin (p. 175). Le bâtard devient l’enfant légitime... Marie-Claire Ropars insiste sur la « perte de différence » qui menace les personnages, sur le danger d’un « retour », dans ce récit, « à l’indifférenciation originelle » (art. cité p. 827).
49 Jacques Derrida, Politiques de l’amitié, Paris, Galilée, 1994, p. 266.
50 Cf. Hugo, que cite Derrida :
51 Jacques Derrida, op. cit., p. 184.
52 Uwe Dethloff, « Patriarcalisme et féminisme dans l’œuvre romanesque de Maupassant », in Maupassant et l’écriture. Actes du colloque de Fécamp 21-22-23 mai 1993, éd. L. Forestier, Paris, Nathan, p. 117-126.
53 « Pierre et Jean deconstructs the integrity of the patriarchal order and the negation of the female subject upon which it is founded », Rajeswari Vallury, « Pierre et Jean or the Erring of Oedipus », Dalhousie French Studies, vol. 71, 2005, p. 45.
54 « to manipulate the terms of patriarchal culture », ibid., p. 46.
55 « Mme Roland et Mme Rosémilly marchaient devant, suivies des trois hommes. En montant la rue de Paris, elles s’arrêtaient parfois devant un magasin de modes ou d’orfèvrerie pour contempler un chapeau ou bien un bijou ; puis elles repartaient après avoir échangé leurs idées », p. 71 (je souligne)
56 Derrida, op. cit., p. 266.
57 Comme en viennent à se confondre Pierre et Jean.
58 Lynn Hunt, Le Roman familial de la Révolution française, traduit de l’américain par Jean-François Sené, Bibliothèque Albin Michel, Histoire, 1995 (édition originale américaine : The Family Romance of the French Revolution, University of California Press, 1992).
59 « Par roman familial, je désigne les images inconscientes et collectives de l’ordre familial qui sous-tendent la politique révolutionnaire et je m’efforcerai de montrer comment l’inconscient politique collectif des Français était structuré, à l’époque de la Révolution, par des récits de relations familiales » (ibid., Introduction, p. 9-10).
60 Ibid., p. 82.
61 Ibid., p. 117.
62 Voir les commentaires du Moniteur universel du 19 novembre 1793 sur son exécution (cités par Lynn Hunt, op. cit., p. 136).
63 Souvent attribuée au comte d’Artois.
64 « Marie-Antoinette […] est souvent traitée de “putain”, c’est-à-dire de femme publique dont la sexualité détruit toute possibilité de détermination de la paternité » (Lynn Hunt, op. cit., p. 131).
65 Un père que son portrait physique réduit à son ventre (« Il avait un gros ventre de boutiquier, rien qu’un ventre où semblait réfugié le reste de son corps [...] », p. 103) – attribut évidemment maternel.
66 « Jamais, avant le retour de ses fils, le père Roland ne l’avait [Mme Rosémilly] invitée à ses parties de pêche où il n’emmenait jamais non plus sa femme [...] », p. 64.
67 Cette harmonieuse collaboration n’est pas sans évoquer la « douce co-relation de devoirs » et « cette autorité d’affection que les lois ne sauroient commander » qu’appelait de ses vœux, en 1793, le député Berlier (cité par Lynn Hunt, ibid., p. 82).
68 « ̶ Au fond, qu’est-ce que c’était que ce Maréchal ? » (p. 109).
69 « Quand on parlerait d’un fils Roland, on dirait : lequel, le vrai ou le faux ? » chap. III, p. 102.
70 Dans la barque du père Roland, sa présence transforme la collaboration des rameurs en affrontement des rivaux (chap. I, p. 67 à 69).
71 Personnage paternel, le spectre, dit Derrida à qui l’on est de nouveau tenté de se référer ici, nous enjoint d’hériter de lui. Il n’est ni âme ni corps, ni vivant ni mort, ni présent ni absent, mais performatif. Il désarticule le temps. Avec lui revient l’origine, et la perte inéluctable de l’origine. Il n’y a retour du fantôme que s’il n’est pas complètement mort ou incorporé, s’il lui reste une place, celle de la trace. Il est une figure de la loi, dépositaire d’un droit de regard (on a avec lui un rapport de vision, même si on ne le voit pas, car il nous regarde) (Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, voir notamment p. 26-29, 46, 59-60, 94).
72 Léon (Leo) Maréchal... Le titre de maréchal correspond, comme on le sait, à la plus grande des dignités militaires françaises (à une dignité dans l’Etat), et c’est un sens qu’active le texte à plusieurs reprises en désignant le personnage par l’expression « ce Maréchal » (p. 109, 115, 117). Il n’est pas inutile de noter que sous la IIIe République, cette fonction étant perçue comme trop liée avec l’Empire, qui l’avait reprise à l’Ancien Régime, on ne créa aucun maréchal avant la Grande Guerre. À l’époque où Maupassant écrit Pierre et Jean, le terme de « maréchal » évoque donc bien une dignité liée à un régime révolu...
73 Dans la Bible, pour rappel, les offrandes des frères sont dissemblables : « Caïn fit à l’Eternel une offrande des fruits de la terre ; et Abel, de son côté, en fit une des premiers-nés de son troupeau et de leur graisse » (Gn4, 3, 4).
74 Comprenons que les deux frères « offrent », sans l’avouer, à leur père (qui les considère comme sa pêche propre), les poissons qu’ils ont eux-mêmes pris.
75 Voir Claudie Bernard, Penser la famille au XIXe siècle (1789-1870), Publications de l’université de Saint-Etienne, 2007, p. 135.
76 Ibid., p. 136.
77 « Dans ce cas-là, on laisse aux deux frères également, je vous dis que cela ne fera pas un bon effet » (chap. II, p. 91).
78 « Vrai, ça n’est pas étonnant qu’il te ressemble si peu ! » (chap. III, p. 101).
79 Ce qui a pour effet immédiat de mettre fin aux pêches abondantes de l’épisode fraternel (elles ne sont pas sans rappeler celles de la nouvelle « Deux amis ») : « Ça ne mord plus du tout. Depuis midi je n’ai rien pris » (p. 59).
80 S’agirait-il également d’une dé-fondation du naturalisme ? Ce Pierre maupassantien s’oppose au Pierre (Rougon) zolien, fondateur de dynastie... (voir, de nouveau, la contribution de Corinne Saminadayar-Perrin).
81 Voir supra, note 50.
82 Presses universitaires de Vincennes, 2003.
83 Nelly Wolf, op. cit., p. 6.
84 Ibid., p. 15.
85 « La fiction politique de la socialisation volontaire nourrit des fictions narratives » (ibid., p. 6).
86 Ibid., p. 96.
87 « L’expérience du roman devient [au XIXe siècle] une expérience de la démocratie, comme déchirement du principe d’égalité » (ibid., p. 28).
88 Elle intervient sept ans plus tard, en 1894-1906.
89 Nelly Wolf, op. cit., p. 92 (titre de la IIe partie).
90 Véronique Léonard-Roques, op. cit., p. 156.
91 Klopstock, Der Tod Adams (1756), Klinger, Die Zwillinge (1776), Byron, Cain (1821)...
92 Cette histoire n’admet aucun avenir (de même qu’elle n’admet pas d’« ailleurs »...).
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Chantal Massol
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – CHARNIÈRES