La Réserve : Livraison du 14 septembre 2016
L’interprétation des prophètes par Apollinaire de Laodicée a-t-elle influencé Théodore de Mopsueste ?
Initialement paru dans : Studia Patristica vol. LXVI, Papers presented at the Sixteenth International Conference on Patristic Studies held in Oxford 2011, ed. Markus Vinzent, vol. 14 : Clement of Alexandria. The Fourth-Century Debates, Peeters, Leuven - Paris - Walpole, MA, 2013, p. 209-222
Abstract
Apollinarius of Laodicea seems to be an exegete entirely opposite to Theodore of Mop- suestia : indeed, he found in the book of Psalms all sorts of christological and eschato- logical hints. The first part of this article will show, however, that he is using perhaps already some of the criteria for theôria which will be those of Diodore of Tarsus ; in any case he shares with Theodore one conviction : the richness of significations that is embedded in the Old Testament simply derives from the fact that it is literature and, as such, destined to be taken up again, quoted and used. The second part studies the dislike of Theodor with regards to eschatology by taking the example of the invasion of Gog (Ez. 38-9 etc.), and contrasting it with the ‘philosemitic’ eschatology of Apollinarius. Theodor has in common with Apollinarius never to allegorize Jerusalem and its Jewish realia. The hypothesis is suggested that Theodore limits himself to Jewish history before Christ, the horizon of the authors of the Old Testament, in order to fight against Apollinarius’ assertions that reckoned, on the basis of the prophecies, with a final triom- phe of Judaism on earth.
Texte intégral
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1 M. Simonetti, Lettera e/o allegoria, un contributo alla storia dell’esegesi...
1Si du point de vue théologique Apollinaire de Laodicée appartient clairement au courant alexandrin, où conviendrait-il de le situer du point de vue exégétique ? Manlio Simonetti a remarqué son littéralisme, son souci de proposer pour chaque texte une seule interprétation et non pas une pluralité de niveaux superposés, et en même temps la densité de ses interprétations christologiques. Il l’a rattaché à la tradition asiate, dont il souligne par ailleurs combien au IVe siècle elle représentait une relique du passé.1 L’exégèse asiate remonte aux temps les plus anciens de la littérature chrétienne, et quoiqu’elle refuse l’emploi de l’allégorie, elle n’a que peu de chose en commun avec l’exégèse dite antiochienne qui naît au IVe siècle et est illustrée surtout par Diodore de Tarse et par Théodore de Mopsueste.
2La présente contribution voudrait montrer dans Apollinaire de Laodicée un jalon important dans l’histoire du courant d’exégèse littérale : représentant légèrement attardé de la tradition asiate comme le dit Simonetti, il pourrait avoir été en même temps un adversaire privilégié aux yeux des maîtres de l’école d’Antioche, qui auraient développé leurs propres principes avec le souci à la fois de s’opposer à lui et de conserver une base commune.
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2 Sur l’exégèse de Théodore: Manlio Simonetti, ‘Theodore of Mopsuestia’, dans...
3Je tenterai donc une comparaison entre Apollinaire de Laodicée et Théodore de Mopsueste du point de vue de leurs exégèses. C’est uniquement au corpus prophétique que je m’intéresserai, c’est-à-dire aux Prophètes proprement dits et en outre aux Psaumes. Les textes bibliques qui consistent en récits me paraissent en effet poser des problèmes assez différents. Par ailleurs, seul Théodore de Mopsueste2 a pu être examiné ; l’étude devra être étendue un jour à Diodore de Tarse à tout le moins. Mon propos consistera en deux points : l’un où l’on repère une continuité entre Apollinaire et Théodore, l’autre où se manifestent à la fois continuité et rupture.
4Dans les fragments conservés d’Apollinaire sur les Psaumes, on voit l’évêque de Laodicée déclarer que David écrit avec l’intention que ses paroles soient reprises par autrui. C’est par là que s’articulent les deux interprétations qu’il donne du verset du Ps 118 :161 : « Des ãrxontev m’ont pourchassé, pour rien » :
3 Fragment 246, ed. E. Mühlenberg, Psalmenkommentare aus der Katenenüberliefe...
« À la fois ces paroles trouvent leur application particulière en David (∂xei mèn kaì tò ÷dion toÕ Dauìd ö lógov), parce que pourchassé sans raison et par pure envie par Saül, il a eu une protection dans la crainte de Dieu ; à la fois elles ont une portée générale (dißkei dè kaì eîv tò koinón), parce qu’il n’y a pas d’autre moyen de se tirer indemne des guerres que nous mènent les archontes (t¬n ârxontik¬n polémwn) que de se garder par la crainte de Dieu. Il amène à se détourner du mal ceux qui sont traînés de force au mal par les embûches que leur créent les hommes ».3
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4 Voir là-dessus E. Mühlenberg, ‘Zur exegetischen Methode’ (1992).
5On voit que la deuxième interprétation correspond à ce qui serait en exégèse origénienne le sens éthique. Mais Apollinaire ne formule pas les choses ainsi. Le deuxième sens ne se superpose pas au premier ; il le prolonge ou l’élargit.4 La relation entre les deux peut être décrite par un couple de termes tout simples : ÷dion / koinón, le particulier et le général. David pourchassé par Saül a résisté à la tentation de commettre un crime contre son roi. Son histoire peut servir d’exemple à tous les hommes qui se trouvent dans une situation analogue. Est définie comme une situation analogue pas seulement celle où l’on est physiquement persécuté, mais aussi toute tentation, assimilée à une persécution par les démons.
6Ainsi le sens éthique du psaume résulte tout naturellement du fait que tout récit historique peut prendre une valeur d’exemple pour ceux qui le lisent. Il est à peine besoin de souligner que cette appréciation de l’utilité des livres d’histoire était admise comme une banalité dans la culture grecque,
7La même idée et le même vocabulaire se trouvent dans un autre fragment :
Ps 33, v. 9 : « Goûtez et voyez comme est bon le Seigneur » (verset cité dans I Pierre 2, 3 ; les v. 13-17 sont cités dans I P 3, 10-12 ; le psaume est souvent pris comme un appel au baptême.)
5 Fragment 11 de l’édition Mühlenberg, Psalmenkommentare (1975).
« Il appelle « goûter » le fait de connaître les choses par l’expérience : ce qui a été son cas à lui aussi. Par conséquent, ce qui s’est réalisé pour lui par la bonté de Dieu, de n’avoir pas été abandonné quand il était pourchassé par un roi étranger, d’avoir été au contraire sauvé de deux ennemis très acharnés et très puissants, il en fait une expérience partagée avec tous (toÕto eîv koinòn †pasi prostíqjsi), qui ne se produit pas seu- lement pour lui, mais se produira aussi pour tous les autres hommes qui s’attachent à Dieu par l’espérance en Dieu. (...) »5
8Apollinaire reconnaît la validité du titre qui rapporte le Psaume aux relations de David avec Abimélekh. Mais il insiste sur le fait que David a fait de son expérience « une expérience partagée avec tous ». Cela explique que dans le psaume les récits à la première personne (v. 5 « j’ai recherché le Seigneur et il m’a exaucé ») alternent avec des exhortations à la deuxième personne (« magnifiez avec moi le Seigneur »). À un niveau plus général, cela fournit le paradigme pour comprendre la relation de David avec ce que nous appellerions son public, un public dont nous faisons partie, à quelque époque que nous vivions.
9C’est en effet le propre de la bonne littérature que d’éveiller des échos dans l’âme de ses lecteurs, de sorte que chacun ait le sentiment que le texte ou le poème – dans le cas de David, on pourrait parler de poésie lyrique – a été écrit pour son usage personnel et exprime exactement ce qu’il vit. D’après Apollinaire, David recherche consciemment cet effet. Et comme il y a bien réussi, c’est, semble-t-il, l’une des grandes raisons pour lesquelles ses poèmes peuvent être prononcés de façon pleinement légitime par la bouche de tout homme juste ou qui aspire à le devenir.
10Pour Apollinaire, donc, le sens éthique ne diffère pas fondamentalement du sens historique, ne se superpose pas à lui, mais en est le prolongement naturel, grâce à cette réflexion toute simple sur la fonction de la littérature.
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6 Théodore utilise aussi cette idée de la même façon qu’Apollinaire, sans rie...
11Il me paraît possible d’établir sur ce point une analogie avec Théodore de Mopsueste, qui aurait tiré de cette idée déjà présente chez Apollinaire des conséquences plus larges.6
12C’est une pierre de touche de la méthode de Théodore, comme on sait, que sa conception des rapports entre les deux Testaments ; et elle est à l’œuvre chaque fois que l’on voit des auteurs du Nouveau Testament utiliser, à propos des événements qu’ils vivent, des citations tirées de l’Ancien. Dans quelle mesure peut-on affirmer, pour chacune de ces paroles, que c’est leur sens véritable qui se révèle dans le Nouveau Testament, le sens même dans lequel elles ont été dites quelques siècles auparavant ? Théodore, à la suite de son maître Diodore de Tarse, donne à cette question une réponse très restrictive. Il définit les cas dans lesquels il est légitime d’affirmer que les paroles de l’Ancien Testament visaient un événement de la vie du Christ, plutôt qu’un événement qui soit plus ou moins contemporain du prophète : il faut que ces paroles dépassent visible- ment l’événement contemporain, de sorte que celui-ci n’en réalise qu’une toute petite partie. Il est alors l’ombre ou l’esquisse, tandis que l’événement du temps du Christ est proprement la réalité visée par le texte biblique.
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7 Voir Devreesse, Essai (1948), 73-5 et les exemples donnés dans les notes de...
13Mais beaucoup de textes ne passent pas l’examen avec succès : il y a beau- coup moins de cas où le prophète a parlé pros théorian qu’il n’y a de citations de l’Ancien Testament dans le Nouveau. Là où la théôria ne s’applique pas, Théodore considère qu’il s’agit d’un simple phénomène de citation littéraire.7
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8 Il s’agit d’Eusèbe de Césarée (Dém. Év. 5, 28 et 9, 5, 12), d’Augustin (Civ...
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9 Ed. H.N. Sprenger, Theodori Mopsuesteni Commentarius in XII Prophetas, Gött...
14On peut observer cette attitude à propos du début du chapitre 3 de Malachie : « Voici que j’envoie mon ange : il préparera le chemin devant ma face, etc. » Cette phrase est reprise dans tous les évangiles synoptiques, elle forme même l’incipit de celui de Marc : on l’applique à Jean le Baptiste, le précurseur, lui qui a préparé le chemin pour que « le Seigneur » Christ vienne « dans son temple ». La suite de la prophétie (« il siégera, fondant au creuset et purifiant etc. » Ml 3, 3) évoque clairement le Jugement, et est utilisée au sens eschatologique plusieurs fois dans le Nouveau Testament, si bien que les commentateurs anciens8 hésitent s’il faut appliquer ces paroles à la Première ou à la Seconde Parousie. Théodore ne fait ni l’un ni l’autre. D’abord, selon lui, l’action de l’ange / messager et celle de Dieu lui-même ne doivent pas être distinguées : « en tous les événements qui surviennent par décision de Dieu, on considère que l’exécution relève des anges, mais que c’est Dieu qui agit en eux par les ordres qu’il donne ».9 Il n’y a donc pas lieu de chercher à identifier le précurseur à un personnage précis. Ensuite, la péricope dans son ensemble concerne l’époque hellénistique, et ce verset précisément, la révolte des Maccabées, dans laquelle les Juifs ont manifestement reçu l’aide divine qui leur a procuré une victoire miraculeuse. Même si par rapport aux passages précédents (lesquels concernent l’époque perse où vit Malachie) le texte se fait prophétie pour décrire des événements qui surviendront bien plus tard, il reste dans le même cadre de pensée, celui de l’Ancien Testament :
10 Ibid.
« Le prophète a dit ces paroles dans la continuité logique (âkoloúqwv) de celles qui précèdent ».10
15Quant à l’application à Jean-Baptiste, elle constitue un emploi secondaire du texte :
11 Ibid.
« Mais il n’y a rien d’étonnant à ce qu’on ait prononcé cette phrase à propos de l’avènement de Jean le Baptiste, car la phrase était alors vérifiée par les faits, puisque Jean est survenu comme précurseur ... et qu’en même temps que lui, s’est révélée la présence du maître auquel il rendait témoignage, le Christ ».11
16Dans la suite, à propos de Ml 3, 2, Théodore polémique contre « celui qui s’imagine que ces mots s’adaptent au Christ notre Maître comme s’ils étaient dits de lui et de personne d’autre ».12 Il est donc clair que pour lui les paroles de Malachie ne visent l’époque de l’Incarnation ni principalement et directe- ment, ni par addition. Leur sens s’épuise dans la description des victoires maccabéennes. Si les auteurs du Nouveau Testament les ont employées à propos de Jean-Baptiste, c’est par réminiscence littéraire. Il n’y a pas lieu cependant de s’en étonner, car ils ont agi à bon droit : Théodore insiste sur l’entière légitimité de cet usage.13
17Nous avons trouvé chez Apollinaire l’idée que l’auteur des Psaumes, en exprimant ce qui lui est particulier, veut aussi que ses paroles atteignent le général, qu’elles reflètent l’expérience d’une communauté, et qu’elles puissent même être reprises par les générations futures qui s’identifieront à lui. Cela signifie que la Bible est de la bonne littérature, et que la bonne littérature est faite pour être mémorisée, fredonnée, citée, imitée et pillée sans restriction. La solution qu’apporte Théodore au problème des citations de l’Ancien Testa- ment dans le Nouveau peut s’analyser comme une façon de tirer toutes les conséquences de cette idée. Si les contemporains du Christ et les auteurs néotestamentaires ont eu sans cesse à la bouche des paroles bibliques, c’est que celles-ci leur ont paru propres à exprimer leur perception des événements qu’ils vivaient, sans que pour autant ils se soient imaginé que c’était là leur sens principal, encore moins leur unique sens.
18Il y a donc là un outil exégétique que Théodore partage avec Apollinaire, et cela est digne de remarque.
19En ce qui concerne l’autre catégorie des textes prophétiques, ceux dont on reconnaît que le sens principal consiste à annoncer le Christ, il existe un fragment dans l’édition Mühlenberg d’Apollinaire qui mérite notre attention parce qu’il propose des critères parfaitement parallèles à ceux de la fameuse « théôria antiochienne ». L’auteur y démontre que le Ps 71, par-delà Salomon, concerne le Christ, parce que ses paroles constituent une hyperbole par rapport à la réalité de Salomon.
14 Fragment 101a de l’édition Mühlenberg, sur le titre du Ps 71, 1: «À propos...
« On chante la gloire du Christ après sa Passion. La figure (túpov) est Salomon, la paix qui a marqué son règne, sa défense du droit, la renommée de sa sagesse et l’honneur où il était tenu par tous les hommes. Mais ce qui dépasse la figure (üpèr tòn túpon), c’est que les jours du roi et sa paix demeurent jusqu’à la fin des temps [cf. v. 5 et 17] et que son fruit devienne tout à fait illustre [cf. v. 16]. Car cela ne s’applique absolu- ment pas à Salomon qui a vécu peu de temps, a eu aussi ses ennemis, et n’a laissé aucun autre fruit qu’un enfant unique, lequel n’a pas conservé le royaume qui lui était laissé. Le Christ, lui, possède l’éternité, une puissance inébranlable, et le fruit le plus illustre, ses croyants : et même le reste de ce qui s’appliquait en figure à Salomon, on le voit réalisé plus parfaitement en lui, comme notre explication le montrera en détail. »14
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15 Théodore, prologue au Ps 71: «Certains ont dit que dans ce psaumes certain...
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16 Le commentaire d’Eusèbe non plus ne pratique pas cette répartition des ver...
20Ce fragment est-il vraiment d’Apollinaire ? Avant de l’affirmer, je préférerais qu’il ne soit pas le seul à présenter une telle formulation. Si solide que soit l’édition de Mühlenberg, personne n’est à l’abri d’une attribution fausse, s’agissant de textes tirés des chaînes. Il n’appartient pas à Théodore cependant, car le commentaire de Théodore au Ps 71 est conservé et bien différent. On peut remarquer au passage que Théodore accuse des prédécesseurs d’avoir divisé les versets entre Salomon et le Christ :15 notre fragment fait tout le contraire ; quel que soit son auteur, si Théodore l’inclut parmi les prédécesseurs qu’il vise, c’est de mauvaise foi ou par une mauvaise mémoire.16
21Je laisserai donc ouverte la question de savoir si Apollinaire pratique déjà les critères qui seront plus tard ceux de l’école antiochienne.
22Dans le second point de cette contribution, à propos de textes prophétiques qui contiennent des promesses de victoire ou de prospérité, je vais tenter de montrer que Théodore se situe en opposition radicale à Apollinaire, tout en préservant certaines prémisses communes.
23Les principes d’Apollinaire pourraient se définir comme suit : premièrement, les menaces et promesses faites au peuple juif se réalisent dans le peuple juif ; deuxièmement, elles concernent la totalité du temps.
24Apollinaire ne lit dans le texte biblique un élargissement du message aux nations que là où les nations sont explicitement mentionnées – même si souvent il ne trouve pas utile d’insister sur ce point et préfère parler en termes généraux s’appliquant à toute l’humanité, comme il estime que fait David lui-même. Il n’est pas facile de déterminer suivant quels critères il considère qu’un psaume est dit au nom du peuple juif, plutôt qu’au nom de tout homme. Le fait que le psalmiste dise « nous » et évoque l’héritage des générations passées (« nos pères ») semble jouer un rôle. Toujours est-il que certains psaumes concernent entièrement l’état actuel et futur du peuple juif : par exemple les Ps 43, 45, ou encore 137.
25En effet, comme d’autre part les prédictions portent sur la totalité du temps, elles concernent bien souvent l’époque présente ou l’avenir. On peut même dire qu’Apollinaire privilégie l’interprétation des Psaumes au sens eschatologique. Les fameux titres eîv télov (« pour la fin »), êpì t¬n âlloiwqjsoménwn (« à l’époque de ceux qui seront transformés »), êpì t¬n ljn¬n (« à l’époque des pressoirs ») indiquent pour lui que le psaume évoque la fin des temps – et non pas le passé biblique, ni le temps de l’Incarnation. Ainsi les tableaux de guerres, de destruction et de dispersion que l’on trouve dans les Psaumes sont interprétés de préférence en relation avec la guerre des Juifs contre les Romains, plutôt qu’avec les conquêtes assyrienne ou babylonienne.
26Là-dessus Apollinaire se rencontre avec Eusèbe : l’abaissement actuel des Juifs est prédit dans les textes bibliques. Il se sépare totalement de l’évêque de Césarée quand il insiste pour qu’on comprenne les promesses de rassemblement et de prospérité comme faisant suite à ces menaces et s’adressant aux mêmes personnes. Il en résulte qu’après ces épreuves la diaspora des Juifs dans le monde romain aura une fin, que les Juifs seront rassemblés en terre d’Israël et que Jérusalem connaîtra un sort brillant, dans l’avenir et comme capitale juive.
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17 Les fragments sur Isaïe publiés sous le nom d’Apollinaire par Mai (Nova Pa...
27Apollinaire tire les mêmes conclusions des textes des Prophètes proprement dits. Là où les fragments paraissent le plus fiables, c’est-à-dire sur Ézéchiel et Daniel,17 on le voit pratiquer une exégèse essentiellement historique sur la plus grande partie du livre, tout en considérant que les derniers chapitres (Ez 37-48, Dn 10-11) ouvrent sur une perspective eschatologique, et décrivent des événéments non encore réalisés au IVe siècle.
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18 E. Prinzivalli, ‘Il millenarismo in Oriente da Metodio ad Apollinare’, Ann...
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19 Outre les commentaires sur les Psaumes et certains prophètes, il y avait u...
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20 Hillel Newman, ‘Jerome’s Judaizers’, JECS 9 (2001), 421-52. Wolfram Kinzig...
28C’est là la racine de ce qu’on a appelé le millénarisme d’Apollinaire, comme il a été montré dans une série d’articles par Emanuella Prinzivalli, Jean-Noël Guinot et moi-même.18 Sur ces bases, l’évêque de Laodicée prédisait le rétablissement du temple de Jérusalem et un règne terrestre du peuple juif. Cela a fait scandale auprès de ses contemporains, comme le montrent les échos que nous en avons ; mais le scandale mit du temps à éclater. L’« affaire Apollinaire » commence en 377 : rappelons qu’à cette époque Théodore de Mopsueste pouvait avoir entre 20 et 25 ans. La christologie d’Apollinaire a mis le feu aux poudres, et c’est en décidant de la dénoncer que les contemporains paraissent découvrir du même coup la bizarre eschatologie du Laodicéen, alors que les ouvrages où il l’exposait19 étaient peut-être déjà anciens. Peu de gens semblent avoir pris la peine de le réfuter en détail : c’était bien assez, pour Épiphane et les Cappadociens, de combattre Apollinaire sur le terrain de la christologie ; leurs témoignages sur son eschatologie sont incohérents et semblent reposer sur des ouï-dire. De toute façon on ne pouvait battre en brèche une exégèse que par une autre exégèse. Cette tâche a été largement celle de Jérôme, dont les mouvements d’humeur contre les nostri iudaizantes visent très souvent Apollinaire,20 et aussi celle de Théodoret de Cyr. Pouvons-nous soupçonner que Théodore de Mopsueste a voulu lui aussi prendre sa part dans cette entreprise ?
29Chez Théodore, comme on sait, le principe suivant lequel les promesses faites au peuple juif se réalisent dans le peuple juif est très strictement appliqué. Non moins stricte est l’exclusion de toute référence, dans l’Ancien Testament, à des événements qui seraient encore à venir (pour la génération de Théodore, s’entend).
30En effet, si la définition antiochienne de la théôria laisse subsister la possi- bilité que certains passages prophétiques, peu nombreux, concernent l’avène- ment du Christ et établissent le lien entre l’Ancien et le Nouveau Testament, il ne semble pas que Théodore l’utilise jamais pour reconnaître à des textes une valeur eschatologique. On peut éventuellement voir là une impossibilité de principe : reconnaître une vision pros théôrian suppose que l’on prouve com- bien les événements récents visés par la théôria dépassent les événements anciens en ampleur et combien ils accomplissent mieux le texte dans tous ses détails : ce constat ne peut être fait qu’a posteriori, une fois que l’événement s’est révélé avec toutes ses suites.
31Cependant l’évacuation des références à l’eschatologie est trop remarquable chez Théodore pour être due à des raisons de simple technique exégétique : il s’agit d’une répugnance fondamentale. On observe cela à l’occasion de ses fameuses exégèses maccabéennes. Reprenons le chapitre 3 de Malachie : nous avons vu qu’après l’annonce du précurseur, le texte passe à une description imagée qui évoque nettement le Jugement Dernier : un personnage surnaturel « siégera, fondant au creuset et purifiant ... car voici que vient un jour brûlant comme un four, et (...) vous piétinerez des iniques, car ils seront de la cendre sous vos pieds ». La tonalité générale du chapitre n’évoque donc pas principalement la Première Parousie mais plutôt la Seconde, et les commentateurs qui, en suivant les Évangiles, identifient le précurseur à Jean-Baptiste, se donnent bien de la peine pour expliquer comment le texte passe des événements réalisés dans le Christ à d’autres qui font partie de l’avenir eschatologique. Théodore applique tout cela à la victoire des Maccabées sur leurs ennemis. Cela impose bien entendu de considérer les images de jugement ou de destruction par le feu comme purement métaphoriques.
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21 Ed. Sprenger, p. 421.
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22 Malachie, prophète de l’époque perse, ne pouvait prédire l’Élie historique...
32Théodore polémique contre l’interprétation de ces versets par la Première Parousie.21 Il n’attaque pas l’interprétation par la Seconde Parousie : si évidente qu’elle soit, il feint de l’ignorer. Pas jusqu’au bout toutefois : quand l’avant- dernier verset du chapitre (et de tout Malachie) dit : « je vous envoie Élie avant que vienne le Jour du Seigneur », il reconnaît qu’une mission d’Élie précédera la Seconde Parousie. Il accepte par là – dans ses grandes lignes, sans préciser le moindre détail – la légende eschatologique juive et chrétienne sur le retour final d’Élie. Sans doute n’y avait-il rien de mieux à faire de ce verset.22 Puisqu’il admet ce trait légendaire, qui dans une certaine littérature débouche sur les plus foisonnantes spéculations apocalyptiques, pourquoi ne veut-il pas que tout le chapitre 3 soit une description de la Fin des Temps ?
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23 Ainsi Théodore précise-t-il que l’enseignement sur la résurrection n’avait...
33On peut proposer deux niveaux de réponse. Au niveau général, il est évident que le système antiochien d’interprétation de l’Écriture, qui fait de l’Ancien Testament un ensemble presque entièrement clos sur lui-même, s’y oppose. Si l’humanité jusqu’au Christ n’a pratiquement rien su – pas même les Juifs, pas même les patriarches – ni de la Trinité, ni de l’Incarnation, ni de la deuxième catastase promise à l’homme ; si seuls quelques passages de l’Ancien Testament, en nombre très réduit, offrent des aperçus « en échappée » sur le temps de l’Incarnation, il n’y a pas de raison qu’ils soient plus nombreux à contenir un enseignement sur les temps eschatologiques et la deuxième catastase.23
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24 L’autre argument invoqué par Théodore est plutôt amusant: le Christ dans s...
34Cela admis, il est permis de chercher à préciser les détails de cette attitude. Théodore refuse d’appliquer cette péricope à l’Incarnation principalement sur l’argument suivant :24 parce que les v. 3-4 parlent de Lévites purifiés et de la tribu de Juda sacrifiant dans Jérusalem. D’après lui cela ne peut s’entendre du culte chrétien, qui se pratique en tout lieu et où le sacrifice consiste seulement en un mémorial.
35C’est donc sur l’importance centrale accordée à Jérusalem et à Israël qu’il achoppe. À mon avis, ce qui vaut pour l’interprétation christologique de ce passage vaut aussi pour son interprétation eschatologique. Aux yeux de Théo- dore, le privilège d’Israël et de Jérusalem a pris fin avec la Nouvelle Alliance. Il n’est prêt à admettre sa validité ni pour le temps de l’Incarnation, ni pour le temps de la Seconde Parousie.
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25 Comme le qualifie Grégoire de Nazianze: deúterov îoudaflsmóv, Ep. 102, ch....
36Personne, dirions-nous, ne lui demande d’admettre ce privilège – personne, sauf justement Apollinaire, ce tenant du « néo-judaïsme ».25 Or les autres solutions proposées jusque-là supposent que l’on interprète allégoriquement les mentions d’Israël et de Jérusalem qui se trouvent dans l’Écriture, en y voyant le peuple des justes ou la cité céleste ou l’Église, ou toutes interprétations semblables qui permettent de faire du peuple chrétien le véritable héritier des promesses. La solution retenue par Théodore permet de ne pas allégoriser les noms du peuple juif ni de sa capitale. En revanche, qu’elle considère comme des métaphores le feu du creuset et la poussière en laquelle sont réduits les impies, cela n’est pas problématique.
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26 On sait par Jérôme qu’Apollinaire avait commenté au moins Osée et Malachie...
37Il m’a paru intéressant de faire la démonstration sur cette péricope, justement parce que peu d’enjeux y sont attachés. L’interprétation qu’en donnait Apollinaire n’est pas connue.26
38D’autres passages se prêtent à la même observation. J’en vois un exemple particulièrement éclatant dans ceux qui concernent l’expédition de Gog. Les chap. 38 et 39 d’Ézéchiel décrivent ce personnage comme le chef d’une armée composée des nations les plus bigarrées, qui doit dévaster le pays d’Israël ; après quoi le prophète a la vision d’un temple idéal. D’autres textes prophétiques y sont étroitement apparentés, Za 14 surtout, et dans une moindre mesure Jl 3 ou Mi 4, 10-11. A chaque fois le contexte mentionne une victoire aussi totale que miraculeuse des Israélites, et Jérusalem devenue capitale religieuse du monde (Jl 3, 5 et 4, 20 ; Mi 4, 1-2 ; Za 14, 16-21). L’Apocalypse de Jean reprend le motif de la défaite de Gog, qu’elle place à la fin du millennium (Ap 20, 8-9). Le thème est donc éminemment eschatologique.
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27 Le Commentaire des Psaumes est la première œuvre de Théodore, suivie de pe...
39Pour Théodore cet affrontement militaire a eu lieu à la fin du VIe siècle avant J.-C. Cela suffirait à montrer son peu d’affection pour l’eschatologie. Mais en outre, dans cette exégèse qu’il prétend historique, Théodore invente de toutes pièces une guerre dont ni les livres historiques de la Bible, ni Flavius Josèphe n’ont la moindre connaissance ; ajoutons encore : une guerre dont Diodore de Tarse ignorait tout, et dont lui-même n’avait pas dit un mot, quand ils écrivaient l’un et l’autre leurs commentaires des Psaumes.27 Pour qu’il s’y résolve, il doit y avoir là un enjeu non négligeable.
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28 Il s’agit de Joël 3; Michée 4, 11; Sophonie 3, 8; Aggée 2, 6-9.21-23; Zach...
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29 Sur Aggée 2, le renseignement nous est donné par Théodoret de Cyr, qui pol...
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30 Dans la chaîne sur Ézéchiel, le fragment sur Ez 40, 2 établit un rapproche...
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31 Voir l’article de J.-N. Guinot (1998) et le mien (2004) cités dans la n. 1...
40Théodore voit l’expédition de Gog mentionnée en six passages des prophètes outre Ézéchiel.28 Pour quatre d’entre eux on peut prouver29 ou rendre vraisemblable30 qu’Apollinaire lui aussi les rapprochait d’Ézéchiel 38-39. Il n’y a rien d’extraordinaire à ce que l’un et l’autre auteur aient rassemblé sous la même rubrique des prophéties qui, de fait, se ressemblent. Mais quelle était l’opinion d’Apollinaire ? Il situait l’expédition de Gog à la fin des temps. En outre, il acceptait très probablement au sens propre les textes immédiatement voisins, puisqu’il prédisait, dans les temps eschatologiques, un temple jérusalémite reconstruit avec faste, avec les païens devenus les serviteurs des Juifs et célébrant avec eux les fêtes de pélerinage.31
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32 Sur Mi 4, 2, éd. Sprenger (voir n. 9).
41Ces textes voisins des récits sur Gog, Théodore déclare qu’ils décrivent le prestige international de la Judée sous le gouvernorat de Zorobabel. Il se garde de discuter la possibilité d’une interprétation eschatologique. Mais à propos de Michée (4, 1-5) il polémique contre l’interprétation par la Première Parousie, et l’argument qui reparaît est celui que nous avons déjà vu sous sa plume : « la Loi sera issue de Sion » d’après Mi 4, 2 ; or ces mots sont incompatibles avec les paroles de Jésus à la Samaritaine (Jn 4, 21).32 Jérusalem ne peut plus avoir de prééminence religieuse après l’avènement du Christ.
42Ma conclusion consistera donc dans les propositions suivantes :
43– Premièrement, la solution qu’a donnée Théodore au problème des citations de l’Ancien Testament dans le Nouveau est l’extension d’une idée déjà à l’œuvre chez Apollinaire, suivant laquelle l’auteur biblique cherche à faire de la littérature, c’est-à-dire à mettre en mots une expérience humaine susceptible d’être partagée par la communauté de ses contemporains et de se répéter dans les générations futures.
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33 Selon les livres bibliques, le destin semble s’être plu à faire disparaîtr...
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34 Les fragments grecs de Diodore permettent toutefois une observation intére...
44– Deuxièmement, les traits les plus spécifiques de l’exégèse des prophètes chez Théodore prennent tout leur sens quand on les met en contraste avec celle d’Apollinaire. Il n’est certes pas question de soutenir que partout où Théodore donne soit une exégèse maccabéenne, soit une exégèse “zorobabélienne”, on pourrait retrouver chez Apollinaire une exégèse eschatologique du même pas- sage. Dans les rares cas où la comparaison est possible,33 elle donne des résultats mitigés. Une fois l’exégèse maccabéenne mise au point par Diodore de Tarse,34 c’était un outil dont Théodore s’est servi librement. Mais on pourrait, me semble-t-il, définir ainsi l’usage pour lequel il apprécie cet outil : écarter l’interprétation scandaleuse qu’Apollinaire donnait des promesses divines ; expliquer les passages bibliques qui promettent une glorification de Jérusalem et de la religion juive, sans admettre que cette glorification aura lieu dans l’avenir, et pourtant – c’est là le principe le plus ferme, quoiqu’inexprimé – sans retirer le bénéfice de ces passages aux Juifs. Pour Théodore, comme pour Apollinaire, il n’y a de verus Israel qu’Israël.
45Pour l’étude de l’exégèse des prophètes au IVe siècle, le traitement réservé aux mentions d’Israël et de sa terre, me paraît un critère fécond pour apprécier les positions respectives des différents exégètes.
Notes
1 M. Simonetti, Lettera e/o allegoria, un contributo alla storia dell’esegesi patristica, Studia Ephemeridis Augustinianum 23 (Rome, 1985), 130-2. Sur l’exégèse d’Apollinaire voir aussi E. Mühlenberg, ‘Zur exegetischen Methode des Apollinaris von Laodicea’, dans Christliche Exe- gese zwischen Nicaea und Chalcedon, ed. J. van Oort et U. Wickert (Kampen, 1992), 132-47. Mühlenberg souligne lui aussi qu’Apollinaire manifeste déjà la tendance à réduire la superposition des sens de l’Écriture en attribuant à chaque péricope un seul sens principal, c’est-à-dire un seul moment historique, et en niant les changements de locuteur.
2 Sur l’exégèse de Théodore: Manlio Simonetti, ‘Theodore of Mopsuestia’, dans C. Kannengies- ser (éd.), Handbook of Patristic Exegesis. The Bible in Ancient Christianity (Leiden, 2006), vol. 2, 799-828; id., ‘La tecnica esegetica di Teodoreto nel Commento ai Salmi’, Vetera Christianorum 23 (1986), 81-116; id., Lettera e/o allegoria (1985), 167-80; id., ‘Note sull’esegesi veterotesta- mentaria di Teodoro di Mopsuestia’, Vetera Christianorum 14 (1977); Robert Hill, Reading the Old Testament in Antioch, Bible in Ancient Christianity 5 (Leiden, 2005), spéc. 112-7; Jean-Noël Guinot, ‘Chap. 6. L’exégèse antiochienne’, dans Lectures de la Bible (Ier-XVe s.), parution prévue en 2013; Marie-Josèphe Rondeau, Les commentaires patristiques du Psautier (IIIe-Ve siècles), vol. II: Exégèse prosopologique et théologie, Studie e testi 141 (Rome, 1985), 275-312; Robert Devreesse, Essai sur Théodore de Mopsueste (Città del Vaticano, 1948), spéc. 53-93.
3 Fragment 246, ed. E. Mühlenberg, Psalmenkommentare aus der Katenenüberlieferung I, Patristische Texte und Studien (Berlin, 1975); et aussi M. Harl, La chaîne palestinienne sur le Psaume 118, SC 189-190 (Paris, 1972), 448-9 et 756-7. J’ai traduit par «les guerres que nous mènent les archontes» ce que Marguerite Harl rendait par «les guerres des princes»: il me paraît probable, comme à elle (p. 756), qu’il soit fait allusion aux démons tentateurs, ce qui autorise à décrire cette interprétation comme éthique.
4 Voir là-dessus E. Mühlenberg, ‘Zur exegetischen Methode’ (1992).
5 Fragment 11 de l’édition Mühlenberg, Psalmenkommentare (1975).
6 Théodore utilise aussi cette idée de la même façon qu’Apollinaire, sans rien y ajouter que la vigueur de l’expression. Voir les exemples donnés par R. Devreesse, Essai sur Théodore de Mopsueste (1948), qu’il résume ainsi p. 71: «si (David) crie son repentir après le péché d’adultère, s’il montre sa douleur quand Absalon se révolte ou que le trahit Achitophel, ce n’est pas effet de lassitude ou souci de donner libre cours à des sentiments personnels: c’est d’abord pour marquer la pente et le ressort que devront donner à leurs âmes les fidèles à venir quand ils se trouveront en pareilles conjonctures».
7 Voir Devreesse, Essai (1948), 73-5 et les exemples donnés dans les notes de ces pages, à savoir: textes latins sur Ps 21, 2 (dans R. Devreesse, Le commentaire de Théodore de Mopsueste sur les Psaumes I-LXXX, Studi e Testi 93 [Città del Vaticano, 1939], 120-1); sur Ps 30, 6 (ibid. 137-8); fragments grecs sur le Ps 68 (ibid. 454-5); sur Ps 39, 7 (ibid. 248-9) et 67, 19 (ibid. 439); sur Rm 3, 12 et 11, 9 (éd. K. Staab, Pauluskommentare aus der griechischen Kirche aus Katenenhandschriften gesammelt und herausgegeben, Neutestam. Abhandlungen 15 [Münster, 1933], respectivement p. 117 et 155); sur Heb 10, 5 (ibid. 209). Théodore pense que c’est pour cette raison que les citations du NT sont souvent inexactes: l’auteur pratique une hypallagè, une modification des termes pour mieux les adapter à la nouvelle situation dans laquelle il reprend la phrase.
8 Il s’agit d’Eusèbe de Césarée (Dém. Év. 5, 28 et 9, 5, 12), d’Augustin (Civ. Dei 18, 25), de Cyrille de Jérusalem (Catéchèse 15, 2), de Théodoret de Cyr (Comm. XII Proph. ad loc.), de Cyrille d’Alexandrie (Comm. XII Proph. ad loc.). Hésychius de Jérusalem (Scholies sur Ml) est le seul qui ne semble pas se poser cette question. Voir L. Vianès, La Bible d’Alexandrie vol. xxiii/12: Malachie (Paris, 2011), 82 et suiv. et ad loc.
9 Ed. H.N. Sprenger, Theodori Mopsuesteni Commentarius in XII Prophetas, Göttinger Orient- forschungen V. Reihe: Biblica et Patristica 1 (Wiesbaden, 1977), 419.
10 Ibid.
11 Ibid.
12 Ibid. 420.
13 Comme il le fait aussi ailleurs: mála eîkótwv sur Jl 2, 28-32 (éd. Sprenger); kállista,
14 Fragment 101a de l’édition Mühlenberg, sur le titre du Ps 71, 1: «À propos de Salomon».
15 Théodore, prologue au Ps 71: «Certains ont dit que dans ce psaumes certaines paroles visaient Salomon et d’autres le Christ. Balivernes! Il ne serait pas convenable que des paroles concernant les hommes soient mêlées aux prophéties sur le Christ. Car on ne trouve cela nulle part dans les Psaumes du Christ: ils lui appartiennent en propre et lui sont adaptés d’un bout à l’autre. Et ne serait-il pas ridicule d’interpréter ceci de Salomon, cela du Christ, de passer à celui-là pour revenir ensuite à celui-ci, et de faire de l’interprétation du psaume presque (une fable) sur des frères se partageant à égalité la gloire?» La suite exprime le principe qui nous intéresse: «Cependant le psaume n’est pas non plus simplement et individuellement sur Salomon: car tous les psaumes du bienheureux David visent à l’édification de la communauté, de sorte que la prophétie ne paraîtrait pas de bien grande portée si elle ne concernait qu’un seul homme. (Le psaume est donc) le bien de la communauté, au sujet des événements de la vie de Salomon».
16 Le commentaire d’Eusèbe non plus ne pratique pas cette répartition des versets condamnée par Théodore, mais interprète christologiquement tout le Psaume: PG 23, 789-821.
17 Les fragments sur Isaïe publiés sous le nom d’Apollinaire par Mai (Nova Patrum Bibliotheca vii/2, 128-30) sont par trop douteux. Un grand nombre d’entre eux paraphrasent le texte biblique en en conservant les personnes grammaticales, ce qui est par exemple le style de Théodore; d’autres prolongent la phrase biblique et n’ont pas d’autonomie syntaxique, comme on le voit dans les scholies d’Hésychius de Jérusalem; aucun de ces deux procédés n’est pratiqué par Apollinaire dans les fragments sur les Psaumes (éd. Mühlenberg), sur l’Évangile de Jean (éd. Reuss) ni sur l’Épître aux Romains (éd. Staab). La reconstitution de l’exégèse d’Apollinaire à partir de son œuvre désormais fragmentaire est une entreprise trop délicate pour qu’on puisse prendre le risque d’uti- liser la moindre pièce inauthentique, et l’édition de Mai doit donc être considérée comme inutili- sable. On sait que les textes sur Ézéchiel soi-disant du même auteur, également édités par Mai (ibid. 82-91), appartiennent majoritairement au commentaire de Théodoret de Cyr. On trouvera une édition critique des fragments authentiques sur les douze derniers chapitres d’Ézéchiel dans ma thèse de doctorat: L. Vianès, La chaîne monophysite sur Ez 36-48, thèse soutenue le 13 janvier 1997 à l’École Pratique des Hautes Études, Ve section, Paris.
18 E. Prinzivalli, ‘Il millenarismo in Oriente da Metodio ad Apollinare’, Annali di Storia dell’Esegesi 15 (1998), 125-51. J.-N. Guinot, ‘Théodoret et le millénarisme d’Apollinaire’, ibid. 153-80, et précédemment ‘Présence d’Apollinaire dans l’œuvre exégétique de Théodoret de Cyr’, SP 19 (1989), 166-72. L. Vianès, ‘L’eschatologie d’Apollinaire de Laodicée à travers les Frag- ments sur les Psaumes’, Annali di Storia dell’Esegesi 21 (2004), 331-71. Les deux articles de J.-N. Guinot sont maintenant rassemblés dans Id., Théodoret de Cyr. exégète et théologien, t. 2 (Paris, 2012), 51-8 et 59-86.
19 Outre les commentaires sur les Psaumes et certains prophètes, il y avait un livre Sur les Pro- messes: voir mon article ‘L’eschatologie d’Apollinaire’ (2004), 351.
20 Hillel Newman, ‘Jerome’s Judaizers’, JECS 9 (2001), 421-52. Wolfram Kinzig, ‘Jewish and “Judaizing” Eschatologies in Jerome’, Jewish culture and society under the Christian Roman Empire, ed. Richard L. Kalmin et Seth Schwartz (Leuven, 2003), 409-30. Martine Dulaey, ‘Jérôme, Victorin de Poetovio et le millénarisme’, dans Jérôme entre l’Orient et l’Occident, éd. Y.-M. Duval, Collection des Études Augustiniennes: Série Antiquité 122 (Paris, 1988), 83-98.
21 Ed. Sprenger, p. 421.
22 Malachie, prophète de l’époque perse, ne pouvait prédire l’Élie historique qui avait vécu des siècles avant lui. Théodore avait donc à choisir entre l’interprétation eschatologique et l’ap- plication à Jean-Baptiste, et cette dernière ne pouvait être comprise dans un sens simple et littéral à cause de Jn 1, 21.
23 Ainsi Théodore précise-t-il que l’enseignement sur la résurrection n’avait pas encore été donné clairement aux Juifs (sur Ps 34, 12b, éd. Devreesse, Commentaire [1939]).
24 L’autre argument invoqué par Théodore est plutôt amusant: le Christ dans sa Première Parousie n’est pas venu en juge mais pour porter les péchés du monde. Un tel raisonnement amènerait n’importe quel autre auteur à se décider pour la Seconde Parousie.
25 Comme le qualifie Grégoire de Nazianze: deúterov îoudaflsmóv, Ep. 102, ch. 14, in Lettres théologiques, SC 208 (Paris, 1974).
26 On sait par Jérôme qu’Apollinaire avait commenté au moins Osée et Malachie, mais cette œuvre, que Jérôme décrit comme tout au plus une série de notules ou de têtes de chapitre, est perdue. J’ignore quelle était son interprétation du chapitre 3. Il me paraît également probable qu’il l’ait rattaché à la Première Parousie ou à la Seconde; peu probable en revanche qu’il ait vu une transition de l’une à l’autre, comme Théodoret de Cyr ou Jérôme.
27 Le Commentaire des Psaumes est la première œuvre de Théodore, suivie de peu par celui des XII Petits Prophètes. Le nom de Gog n’apparaît pas non plus dans la préface de Diodore à son propre commentaire (éd. J.-M. Olivier, CChr.SG 6 [Tunrhout, 1980]) où l’évêque de Tarse détaille les moments historiques illustrés par les Psaumes, en mentionnant l’Exode, l’exil à Baby- lone, les Maccabées, etc.
28 Il s’agit de Joël 3; Michée 4, 11; Sophonie 3, 8; Aggée 2, 6-9.21-23; Zacharie 9, 11-12 et 14, 12-20. En revanche, selon lui, quand la Septante d’Am 7, 1 nomme Gog elle ne parle pas de la même expédition militaire, mais des guerres assyrienne et babylonienne.
29 Sur Aggée 2, le renseignement nous est donné par Théodoret de Cyr, qui polémique en cet endroit contre Apollinaire nommément: PG 81, 1872C. Pour Joël 3, voir le fragment d’Apolli- naire n° 1546c sur Ez 38, 1, dans L. Vianès, La chaîne sur Ez (1997; ce fragment est absent des éditions imprimées), 190-2: «C’est là le rassemblement de toutes les nations qui doit avoir lieu dans la vallée de Josaphat selon Joël (Jl 4, 1-2), quand reviendra la captivité d’Israël. Là, Dieu les jugera en faveur de son peuple».
30 Dans la chaîne sur Ézéchiel, le fragment sur Ez 40, 2 établit un rapprochement avec Mi 4, 1, ce qui veut dire très probablement que ce dernier verset est pris au sens eschatologique, quoiqu’il puisse aussi s’agir de signaler de simples ressemblances textuelles: «Il n’a pas dit tout simplement: sur la montagne où se trouve la ville, quoique celle-ci fût célèbre, mais sur une montagne fort élevée. Car Michée dit, ainsi qu’Isaïe, qu’elle s’élèvera au-dessus des montagnes [Mi 4, 1; Is 2, 2]» (fr. 1603a dans L. Vianès, La chaîne sur Ez [1997], 204-7, ou éd. Mai, NPB vii/2, p. 191 col. 1, oûx äpl¬v e ̋pen êpi toÕ ∫rouv ... prosiónti.) Dans Za 14, 12-20 les ressemblances avec Ézéchiel 38-9 sont si frappantes qu’elles ne pourraient guère avoir échappé à l’évêque de Laodicée.
31 Voir l’article de J.-N. Guinot (1998) et le mien (2004) cités dans la n. 18; précédemment, J.-N. Guinot, ‘Présence d’Apollinaire dans l’œuvre exégétique de Théodoret de Cyr’, SP 19 (1989), 166-72. Voir également la fin des livres xv et xvi du Commentaire sur Ézéchiel de Théodoret, PG 81, 1217A-1220 et 1248C-1256.
32 Sur Mi 4, 2, éd. Sprenger (voir n. 9).
33 Selon les livres bibliques, le destin semble s’être plu à faire disparaître les fragments tantôt
34 Les fragments grecs de Diodore permettent toutefois une observation intéressante: pour l’évêque de Tarse, étaient maccabéens les Psaumes 43 et 46, comme aussi pour Théodore. Chez Apollinaire les Ps 42-3 et 45-6 forment deux diptyques: dans chacun d’eux on entend d’abord la plainte des Juifs dans leur Diaspora actuelle, puis l’action de grâces au moment où ils seront rassemblés en Palestine et où les nations se joindront à eux. Pour poser l’hypothèse d’une réaction à Apollinaire chez Diodore, il faudrait d’abord en établir la possibilité chronologique.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Laurence Vianès
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – TRANSLATIO