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Bernard Roukhomovsky

L’optique des mœurs : anatomie morale et paradigme perspectif chez La Rochefoucauld

Initialement paru dans : Anatomie et Écriture. Médecine, art, littérature, actes du colloque international de Monopoli (2-4 octobre 2003), éd. par Giovanni Dotoli, Fasano, Schena ed., 2004, p. 261-283

Texte intégral

 
 

À Emmanuel Bury
 
 

  • 1 B. Papasogli, « Le modèle anatomique chez Pierre Nicole », in « Littérature...

  • 2 Lettre du 6 février 1664. Sur la prégnance du modèle anatomique chez La Roc...

  • 3 Maxime 97 (je souligne). Signalons que les notations optiques sont plus nom...

1À l’occasion d’un précédent colloque sur le même sujet, Benedetta Papasogli a mis en évidence chez Pierre Nicole la trace des « multiples échanges qui relient, à l’aube de l’âge moderne, les domaines de l’optique et de l’anatomie »1. C’est précisément au point de contact entre ces deux domaines que je voudrais ici tenter de ressaisir la célèbre métaphore anatomique au moyen de laquelle, dans une lettre au P. Esprit, l’auteur des Maximes a décrit son projet : « faire l’anatomie de tous les replis du cœur »2. J’observe d’emblée que, lorsqu’il définit « la lumière de l’esprit » (avatar optique de la faculté de juger) comme instrument de cette anatomie morale (comme instrument de connaissance de tout ce qui, dans l’homme, se dérobe au regard par sa profondeur et sa ténuité), le moraliste lui confère à la fois la fonction de la sonde (« cette lumière pénètre le fond des choses ») et celle du regard (« elle aperçoit celles qui semblent imperceptibles »)3.

  • 4 Voir B. Roukhomovsky (éd.), L’Optique des moralistes de Montaigne à Chamfor...

  • 5 C. Havelange, De l’œil et du monde. Une histoire du regard au seuil de la m...

2Aussi, je me propose de montrer que la métaphore anatomique s’inscrit, chez La Rochefoucauld, dans un système cohérent de notations optiques et qu’elle est étroitement solidaire, en particulier, d’une autre métaphore tout aussi remarquable et tout aussi remarquée, celle de la perspective et du point de distance. C’est l’occasion de vérifier dans le domaine de l’analyse morale – et dans le fil des travaux dont « l’optique des moralistes » a récemment fait l’objet4 – ce que Carl Havelange a montré dans sa magistrale histoire du regard : que le scalpel de l’anatomiste, au même titre que la construction perspective et dans le même temps qu’elle (et comme elle installé « entre l’œil et le monde »), est l’instrument d’abord, la métaphore ensuite d’un regard analytique, un regard qui distingue et qui mesure, un regard aiguisé par le désir de voir et de faire voir les dessous du visible5.

  • 6 Il s’agit de la traduction française du Spectator d’Addison et Steele : Le ...

  • 7 A.-F. Deslandes, L’Optique des mœurs, opposée à l’optique des couleurs, [s....

  • 8 Ibid., pp. 11-12.

  • 9 Ibid., p. 23 (je souligne).

  • 10 Gabriel Sénac de Meilhan, Considérations sur l’esprit et les mœurs, Londre...

  • 11 Joseph Joubert, Carnets, éd. A. Beaunier, Paris, Gallimard, 1994 [1ère éd....

3C’est à l’exercice de ce regard que renvoie prioritairement la métaphore anatomique. Et ceci vaut en règle générale et sur la longue durée. En témoigne, par exemple, le savoureux récit donné par le Spectateur6 de « la dissection du crâne d’un petit-maître et du cœur d’une coquette ». Si l’on exclut un très bref et liminaire hommage à l’« habile Dissecteur », dont l’habileté ouvre la voie au trajet du regard, on est frappé de constater que le scalpel, jamais nommé, est le grand absent de ce récit, et qu’en fait d’instrument (ou d’emblème), c’est le microscope, presque continûment évoqué, qui apparaît comme le vrai héros de l’affaire : c’est dire que l’exercice anatomique s’y conçoit fondamentalement comme aventure du regard et comme dépassement des conditions ordinaires de la visibilité. Un pas de plus, et l’on verra s’ébaucher l’idée paradoxale d’une anatomie sans scalpel, une anatomie quasi miraculeuse dont l’appareillage optique serait tel qu’il rendrait le scalpel inutile et l’incision superflue. Cette idée-là prend forme exemplairement dans un texte satirique d’André-François Deslandes, L’Optique des mœurs (1741). C’est l’histoire de deux médecins arabes (« médecins de l’âme » essentiellement) qui font fureur à Venise par leur méthode singulière, fondée sur l’utilisation « de miroirs convexes et concaves, de loupes, de lunettes, de microscopes… »7 et autres instruments d’optique par le secours desquels ils présentent « au malade comme l’histoire et quelquefois le roman de sa vie »8 : « ces Arabes », concèdent les Inquisiteurs admiratifs, « sont plus habiles et plus clairvoyants que nous ne le serons jamais. Ils connaissent l’intérieur des hommes : à peine en distinguons-nous l’écorce, la première superficie »9. Dans d’autres registres, l’idée d’une science capable d’amener les hommes et le monde à la transparence tout en faisant l’économie de la découpe et du démembrement affleure jusqu’au tournant du siècle des Lumières chez les moralistes les plus divers : chez un Sénac de Meilhan, qui se prend à rêver d’un temps où « l’on connaîtra les plus petits replis de l’amour-propre », où « l’homme ainsi exposé aux yeux de tous sera comme une pendule à jour dont on voit tous les ressorts, dont l’œil suit tous les mouvements »10 ; chez un Joubert, qui note, par exemple, en février 1800 : « Si vous voulez donner de l’homme et du monde une idée exacte et claire, rendez-les transparents, ne les disséquez pas »11.

4Il faut en convenir : cet avatar paradoxal du modèle anatomique n’est que partiellement pertinent dans le cas de nos moralistes classiques, peu soucieux de ménager l’intégrité de la monade humaine. Mais c’est peut-être l’intérêt de ces avatars atypiques (et tardifs) du projet d’anatomie morale élaboré par les classiques, parce qu’ils dénouent (ou tendent à dénouer) ce qui s’y trouvait tout d’abord étroitement noué (le regard et le scalpel, la transparence et la découpe, l’optique et l’anatomie), de nous amener, rétrospectivement, à poser la question de savoir comment se noue, chez les moralistes du Grand Siècle, ce rapport d’étroite intrication. C’est dans ce cadre que s’inscrit la question que je vais m’efforcer de traiter : celle des interférences qui se font jour, dans les Maximes et Réflexions diverses, entre la problématique de la perspective et le modèle anatomique.

1. L’Anatomiste et le Perspecteur

5La question ainsi formulée semble mener tout droit, plutôt qu’aux Maximes, à un célèbre fragment de Pascal qui, de fait, me servira de point de départ et, chemin faisant, de point de comparaison :

  • 12 Pascal, Pensées, éd. Sellier, fr. 99 (« Diversité »).

Diversité.
La théologie est une science, mais en même temps combien est-ce de sciences ? Un homme est un suppôt ; mais si on l’anatomise, sera-ce la tête, le cœur, les veines, chaque veine, chaque portion de veine, le sang, chaque humeur du sang ?
Une ville, une campagne, de loin est une ville et une campagne ; mais, à mesure qu’on s’approche, ce sont des maisons, des arbres, des tuiles, des feuilles, des herbes, des fourmis, des jambes de fourmis, à l’infini. Tout cela s’enveloppe sous le nom de campagne.12

  • 13 L. Marin, « La critique pascalienne : le problème du propre », in La Criti...

  • 14 C’est « à travers la peinture », rappelle Hubert Damisch, « que la perspec...

  • 15 Voir sur ce point les fines analyses de Daniel Arasse, Le Détail. Pour une...

6Comme l’a relevé Louis Marin dans une belle étude13 à laquelle j’emprunte en partie la matière de ce bref commentaire, trois déconstructions analytiques sont ici successivement esquissées – esquissées, mais non pas achevées, puisqu’aussi bien elles sont inachevables, chacune dans son ordre. Celle de la substance humaine (la deuxième dans la série) est à la lettre une analyse anatomique. Celle du paysage de campagne (la troisième et dernière) consiste à proprement parler dans la déconstruction d’une construction perspective par déplacement du point de vue (et réduction de la distance) : le modèle du tableau – avatar canonique du paradigme perspectif à l’âge classique et singulièrement chez Pascal14 – affleure ici sous l’espèce du paysage (tout particulièrement exposé au péril de la dislocation lorsqu’on le soumet à l’épreuve de la vision de près15).

7Déconstruction d’une construction perspective, donc, mais l’anatomie n’est pas loin, tant il est vrai que ces deux modes de la déconstruction analytique entrent ici dans un rapport d’affinité, à deux titres au moins. Cette ultime déconstruction passe en effet par l’exercice de la vision rapprochée, c’est-à-dire par cela même dont la métaphore anatomique est, de son côté, la figure. Elle affecte à la fois, du côté des choses, la campagne comme spectacle et, du côté des mots, le « nom de campagne » dont la fonction d’enveloppe est comparable, à tout prendre, à celle de la peau, puisqu’à l’instar de l’enveloppe dermique, l’enveloppe verbale a vocation à faire tenir ensemble, dans la provisoire unité d’un signe qui n’a d’équivalent que la provisoire intégrité d’un corps, une série indéfinie, virtuellement infinie, d’éléments hétérogènes : si le regard perd de vue, paradoxalement, l’objet dont il s’approche à mesure qu’il s’en approche, c’est précisément parce que tout cela qui constituait ledit objet cesse alors de faire corps.

  • 16 Je me permets de renvoyer sur ce point à mon étude : « La Leçon de perspec...

8Ce que je voudrais montrer, c’est que la métaphore anatomique est prise, chez La Rochefoucauld, dans une configuration thématique globalement comparable, parce qu’elle y est prise dans les rets d’une problématique globalement identique, celle du réglage perspectif. Centrale dans la réflexion pascalienne sur le fondement du jugement moral, la métaphore du point de perspective l’est au même degré dans les Maximes16 :

  • 17 Maxime 104.

Les hommes et les affaires ont leur point de perspective. Il y en a qu’il faut voir de près pour en bien juger, et d’autres dont on ne juge jamais si bien que quand on en est éloigné.17

  • 18 Construction chiasmatique (de près – bien juger / juge bien – éloigné) qui...

  • 19 Voir en particulier le fragment 55 (éd. Sellier) : « Ainsi les tableaux vu...

  • 20 Stratégie du silence ou du demi-mot, qui aboutit à laisser pendante égalem...

  • 21 Réflexions diverses, V : « De la confiance » (je souligne). Sur ce privilè...

9Transposition d’un lieu commun des théories de la peinture (et destinée à devenir un lieu commun du discours moral), cette maxime mériterait un ample commentaire. Bornons-nous à constater que la construction rigoureusement symétrique (et chiasmatique18) de la seconde phrase répond au principe d’une alternative – et d’une alternance – entre deux régimes opposés du regard (vision de près, vision de loin). L’équilibre entre ces deux régimes est d’autant plus sûrement préservé que le moraliste garde ici le silence – comme le fait Pascal par ailleurs19 – sur les critères de sélection du point de distance approprié et que la localisation de ce point demeure donc en suspens20. Si pourtant l’on examine attentivement les stratégies du regard chez La Rochefoucauld, force est de constater la prépondérance de la vision de près (de la vision microscopique), dont la métaphore anatomique, répétons-le, constitue la figure, et dont le moraliste vante continûment la redoutable efficacité (par exemple lorsqu’il constate qu’il est difficile de dissimuler nos secrets à nos amis les plus proches car ils « nous voient de trop près pour ne s’apercevoir pas du moindre changement »21).

10Que le projet central des Maximes (celui d’une anatomie de tous les replis du cœur) requière l’exercice de la vision rapprochée et justifie le privilège qui lui est accordé, c’est là ce que montre clairement une analyse en contexte de la métaphore anatomique, dont je retiens ici deux occurrences remarquables ; dans la lettre de 1664 (c’est la formule déjà citée), mais aussi dans ce texte-clé des Réflexions diverses :

  • 22 Réflexions diverses, II : « De la société » (je souligne).

[…] On doit aller au-devant de ce qui peut plaire à ses amis […]. On peut leur parler des choses qui les regardent, mais ce n’est qu’autant qu’ils le permettent, et on y doit garder beaucoup de mesure ; il y a de la politesse, et quelquefois même de l’humanité, à ne pas entrer trop avant dans les replis de leur cœur ; ils ont souvent de la peine à laisser voir tout ce qu’ils en connaissent, et ils en ont encore davantage quand on pénètre ce qu’ils ne connaissent pas. […]
Comme on doit garder des distances pour voir les objets, il en faut garder aussi pour la société : chacun a son point de vue, d’où il veut être regardé ; on a raison, le plus souvent, de ne vouloir pas être éclairé de trop près, et il n’y a presque point d’homme qui veuille, en toutes choses, se laisser voir tel qu’il est.22

  • 23 Sur le caractère synthétique de la construction du moi social, voir ci-des...

  • 24 C’est-à-dire la question de savoir si les deux discours, ou les deux ordre...

  • 25 Baldassar Castiglione, Le Livre du Courtisan, trad. par A. Pons, d’après l...

11La Rochefoucauld prend apparemment dans ce texte le contre-pied de sa déclaration programmatique au P. Esprit, puisqu’il nous y enjoint, pour tous les cas où nous nous trouvons dans la compagnie de nos amis, de « ne pas entrer trop avant dans les replis de leur cœur ». Ce contrepoint remarquable renvoie à la fameuse antinomie de l’honnête homme et de l’anatomiste : les impératifs de la « société » s’opposent à ceux de « l’anatomie de tous les replis du cœur », dans la mesure où les premiers sont sous-tendus par un projet de construction synthétique du moi social quand les seconds le sont par un projet de déconstruction analytique du moi moral23. Je laisse ici de côté, parce qu’elle n’entre pas dans mon propos, la question (controversée) de savoir si cette antinomie peut ou ne peut être résorbée24. Il me suffit de constater que les exigences de la sociabilité, tout comme celles de l’anatomie morale dont elles constituent le négatif (et qu’elles font voir en négatif), s’énoncent successivement en deux métaphores concurrentes, équivalentes ou du moins étroitement associées : celle de l’exploration anatomique (à laquelle il convient de fixer des limites, pour ménager la cohésion du moi social) et celle de la distance (qu’il faut savoir conserver, pour préserver la cohésion du corps social). La métaphore du point de distance est significative et lestée d’une référence majeure : chez La Rochefoucauld comme chez Castiglione, la construction du moi social (la construction de l’honnête homme) se conçoit sur le modèle de la construction perspective et plus précisément du tableau25. Or c’est exactement (et très logiquement) sur le même modèle que se conçoit, comme nous allons le voir, la déconstruction analytique du moi moral (l’anatomie de tous les replis du cœur).

  • 26 À la restriction imposée dans la Réflexion II (ne pas entrer trop avant) s...

12Il est donc temps de revenir sur la formule programmatique de la lettre au P. Esprit – formulation positive (et non restrictive26) du projet d’anatomie morale –, qu’il importe également de ressaisir en son contexte (dont elle est trop souvent détachée) :

  • 27 Lettre au P. Thomas Esprit, 6 février 1664 (je souligne).

[…] Quand je dis nous, j’entends parler de l’homme qui croit ne devoir qu’à lui seul ce qu’il a de bon, comme faisaient les grands hommes de l’antiquité, et comme cela je crois qu’il y avait de l’orgueil, de l’injustice et mille autres ingrédients dans la magnanimité et la libéralité d’Alexandre et de beaucoup d’autres ; que dans la vertu de Caton, il y avait de la rudesse, et beaucoup d’envie et de haine contre César ; que dans la clémence d’Auguste pour Cinna il y eut un désir d’éprouver un remède nouveau, une lassitude de répandre inutilement tant de sang, et une crainte des événements à quoi on a plutôt fait de donner le nom de vertu que de faire l’anatomie de tous les replis du cœur.27

13On observe tout d’abord que, tout comme chez Pascal, le processus anatomique affecte concurremment l’ordre des choses et celui des mots : il s’agit de faire l’anatomie de tous les replis du cœur plutôt que de donner le nom de vertu à tout cela qui, en gros et de loin, s’enveloppe sous ce nom de vertu – tout cela dont l’analyse, comme chez Pascal, est proprement interminable (« il y avait de l’orgueil, de l’injustice et mille autres ingrédients », qu’il faut bien renoncer à compter, « dans la magnanimité et la libéralité d’Alexandre »). C’est, au reste, un thème récurrent dans les Maximes que cette vocation des mots (singulièrement des noms de la vertu) à servir d’enveloppe à des agrégats disparates, en ce double sens qu’ils en dissimulent à la fois la véritable nature et la disparité :

  • 28 Maxime 77 (je souligne).

L’amour prête son nom à un nombre infini de commerces qu’on lui attribue, et où il n’a non plus de part que le Doge à ce qui se fait à Venise.28

14L’analyse en contexte montre aussi que, nonobstant sa portée générale, ce projet d’une anatomie de tous les replis du cœur est originairement solidaire d’une réflexion critique sur la vertu des grands hommes de l’Antiquité païenne (réflexion qui amène, dans la lettre au P. Esprit, la célèbre formule). Si ce point mérite ici d’être relevé, c’est parce que le discours sur la vertu des grands hommes constitue, dans les Maximes et Réflexions diverses, une zone d’affleurement remarquable du paradigme perspectif, comme en témoigne d’ailleurs la version primitive de la future maxime 104 :

  • 29 Ms. Liancourt, maxime 60 (je souligne). L’aptitude conférée par la vision ...

Les affaires et les actions des grands hommes ont comme les statues leur point de perspective ; il y en a qu’il faut voir de près pour en discerner toutes les circonstances, et il y en a d’autres dont on ne juge jamais si bien que quand on en est éloigné.29

  • 30 Comme l’a bien montré Philippe Sellier (« La Rochefoucauld ou l’anamorphos...

15Associé dans ces lignes au thème de la statuaire, le modèle perspectif intervient également, sous l’espèce du tableau, dans une page qui constitue précisément le pivot du discours sur les grands hommes. Il s’agit de la Réflexion XIV – éloge subtilement ironique de la vertu des grands hommes30 – dont je dois me résoudre à ne citer que des extraits :

  • 31 Réflexions diverses, XIV : « Des modèles de la nature et de la fortune » (...

Il semble que la fortune, toute changeante et capricieuse qu’elle est, renonce à ses changements et à ses caprices pour agir de concert avec la nature, et que l’une et l’autre concourent de temps en temps à faire des hommes extraordinaires et singuliers pour servir de modèles à la postérité. Le soin de la nature est de fournir les qualités, celui de la fortune est de les mettre en œuvre, et de les faire voir dans le jour et avec les proportions qui conviennent à leur dessein ; on dirait alors qu’elles imitent les règles des grands peintres, pour nous donner des tableaux parfaits de ce qu’elles veulent représenter. Elles choisissent un sujet, et s’attachent au plan qu’elles se sont proposé ; elles disposent de la naissance, de l’éducation, des qualités naturelles et acquises, des temps, des conjonctures, des amis, des ennemis ; […] elles joignent même de petites circonstances aux plus grandes, et les savent placer avec tant d’art que les actions des hommes et leurs motifs nous paraissent toujours sous la figure et avec les couleurs qu’il plaît à la nature et à la fortune d’y donner.
Quel concours de qualités éclatantes n’ont-elles pas assemblé dans la personne d’Alexandre, pour le montrer au monde comme un modèle d’élévation d’âme et de courage ! […] Ne verra-t-on pas le soin particulier qu’elles ont pris d’arranger tant d’événements extraordinaires, et de les mettre chacun dans son jour, pour composer un modèle d’un jeune conquérant, plus grand encore par ses qualités personnelles que par l’étendue de ses conquêtes ? […]
Cet accord de la nature et de la fortune n’a jamais été plus marqué que dans la personne de Caton […] ; quelque grands et illustres qu’ils nous paraissent, la nature et la fortune n’auraient pu mettre toutes leurs qualités dans le jour qui convenait pour les faire éclater, si elles n’eussent opposé Caton à César. […] Quel arrangement, quelle suite, quelle économie de circonstances dans la vie de Caton, et dans sa mort ! La destinée même de la république a servi au tableau que la fortune nous a voulu donner de ce grand homme […].31

  • 32 Maxime 380. Voir aussi la maxime écartée 31 : « Nos actions paraissent moi...

  • 33 Le sens pictural est largement prédominant, du reste, dans les dictionnair...

16Nous aurons un peu plus loin l’occasion de revenir sur ces lignes. Relevons dès à présent que l’affleurement du modèle pictural (j’ai souligné les segments les plus significatifs à cet égard) n’y doit rien au hasard. Si ce modèle informe globalement le regard que La Rochefoucauld pose sur les hommes (« La fortune fait paraître le mérite comme la lumière fait paraître les objets »32), les actions moralement exemplaires des grands hommes, modèles de comportements vertueux construits et diffusés par la doxa, sont ce que l’on ne peut voir autrement qu’en peinture, parce qu’ils ne sont précisément que… peinture (« des tableaux parfaits », comme nous le dit et le redit ici le texte) : ils appartiennent, peu ou prou, à l’ordre de la représentation (« modèles » si l’on veut, mais dans le sens pictural ou littéral du terme, qui contamine et neutralise ici graduellement le sens figuré33). De là vient que l’anatomie de la vertu des grands hommes se ramène, dans la Réflexion XIV, à l’anatomie d’une construction perspective, d’une illusion picturale – d’une représentation.

  • 34 Maxime187.

  • 35 Cette intime connexion est également inscrite dans le motif récurrent des ...

17Nous sommes donc en mesure, à ce stade, de constater que, tout comme chez Pascal, l’analyse anatomique – analyse à la fois de la chose (la vertu) et du nom (« le nom de la vertu »34, fragile enveloppe verbale) – a partie liée avec la (dé)construction perspective (et le modèle du tableau)35. Or, dans le fragment « Diversité » de Pascal, c’est parce qu’ils mettent en jeu la même dialectique de la dislocation (la même dialectique du global et du local, de l’ensemble et du détail) que les deux modèles (anatomique et perspectif) se situent dans un rapport d’interférence. Qu’en est-il chez La Rochefoucauld ?

2. L’Anatomiste et le Connaisseur

  • 36 Voir D. Arasse, op. cit., en particulier p. 38 : « L’idée que le tableau d...

18Pour aborder ce point, et compte tenu de la prégnance du modèle pictural dans les Maximes et Réflexions diverses, il convient de revenir brièvement sur la question du point de perspective (et de la vision rapprochée) telle qu’elle se pose, sur un mode non métaphorique, dans le cadre des débats sur la peinture à l’âge classique. Particulièrement éclairantes à cet égard sont ces lignes de Roger de Piles dont Daniel Arasse a fait valoir l’intérêt théorique (qui déborde largement les enjeux polémiques du débat sur le coloris36) :

  • 37 R. de Piles, Conversations sur la connaissance de la Peinture et sur le ju...

Tous les tableaux ne sont pas faits pour être vus de près ni pour être tenus à la main, et il suffit qu’ils fassent leur effet du lieu où on les regarde ordinairement, si ce n’est que les Connaisseurs après les avoir vus d’une distance raisonnable, veuillent s’en approcher pour en voir l’artifice. Car il n’y a point de tableau qui ne doive avoir son point de distance d’où il doit être regardé.37

  • 38 Maxime CVII (1ère éd.).

19On voit bien ce que la métaphorique des moralistes doit à des textes comme celui-ci. Mais l’on voit bien aussi que si les moralistes assimilent le modèle du tableau, c’est pour en inverser le fonctionnement ; s’ils s’approprient la problématique du point de distance, c’est pour en inverser les termes. Pour le spectateur du tableau, la juste distance est celle à laquelle l’artifice fait le mieux son effet (fait le plus parfaitement illusion). Pour le moraliste, au contraire, la bonne distance est celle à laquelle l’artifice, mis à nu, a cessé d’opérer – de telle sorte que le jugement est en mesure de « décide[r] ce que les choses sont »38. Or, à l’instar de ces tableaux qui ne font leur effet qu’à une distance raisonnable, c’est de près que les (grands) hommes cessent de faire illusion. C’est dire que l’anatomie morale requiert un point de vue comparable à celui que R. de Piles réserve aux seuls connaisseurs : pour entrer dans le secret de la vertu des (grands) hommes, pour en voir l’artifice, il faut quitter le lieu d’où on les regarde ordinairement (le point de vue de la doxa) et s’en approcher.

  • 39 L’anatomie morale rejoint donc dans sa visée ce que l’on appelle alors la ...

  • 40 La portée critique dévolue à la référence picturale n’implique évidemment ...

  • 41 Le terme renvoie à la conception, chère à R. de Piles, du tableau comme « ...

  • 42 Voir R. de Piles, Dissertation sur les ouvrages des plus fameux peintres, ...

  • 43 Voir à nouveau R. de Piles (op. cit., pp. 44-45) : « […] l’harmonie du Tou...

20De fait, et pour revenir à notre Réflexion XIV, c’est avec l’œil du connaisseur que le moraliste démêle ici la raison des effets d’une illusion morale (la nature réputée vertueuse des actions des grands hommes) pensée sur le modèle de l’illusion picturale (ou perspective) et démontée comme telle39. Le procès de saturation progressive du discours moral par la référence picturale entre pour une part essentielle dans le dispositif de l’éloge ironique : ce qui est loué, tout bien considéré, ce n’est pas la vertu des grands hommes, mais l’adresse avec laquelle – semble-t-il – la nature et surtout la fortune « imitent les règles des grands peintres » ; c’est leur adresse à faire voir les qualités des grands hommes « dans le jour et avec les proportions qui conviennent à leur dessein »40. En d’autres termes, c’est l’artifice d’une représentation dont la réussite est comparable à celle d’une construction perspective (fondée sur la mise en pratique des « règles », la distribution concertée du « jour » et le réglage des « proportions »). Aussi bien, si l’heureuse « économie »41 de ces « tableaux parfaits » (la « mise en œuvre », l’« arrangement », la « suite », en un mot la Disposition42) fait l’objet, au fil du texte, d’un éloge particulièrement appuyé (un éloge de connaisseur, qui n’est pas dupe de ce qu’il loue), c’est parce qu’elle constitue la clef de voûte de cet effet de cohérence dont procède et dont dépend l’illusion picturale – et que R. de Piles appelle effet de Tout-ensemble43.

21C’est d’ailleurs exactement dans les mêmes termes, c’est-à-dire comme effet d’une habile « mise en œuvre », d’un « arrangement », d’un « assemblage », que le moraliste analyse et décrit, dans les Maximes, le mécanisme de l’illusion morale :

  • 44 Maxime 162 (je souligne). Elle fait pendant à la maxime 159 : « Ce n’est p...

L’art de savoir bien mettre en œuvre de médiocres qualités dérobe l’estime et donne souvent plus de réputation que de véritable mérite.44 

  • 45 Maxime 1 (je souligne).

Ce que nous prenons pour des vertus n’est souvent qu’un assemblage de diverses actions et de divers intérêts, que la fortune ou notre industrie savent arranger ; et ce n’est pas toujours par valeur et par chasteté que les hommes sont vaillants, et que les femmes sont chastes.45.

  • 46 On aura reconnu le 1er état de la maxime 104, cité plus haut : Ms. Liancou...

  • 47 Jean-Baptiste Morvan de Bellegarde, L’Art de connaître les hommes, 3ème éd...

22En morale comme en peinture, le « connaisseur » a vocation à développer jusqu’au moindre détail tout cela qui, à distance, s’enveloppe sous un effet de totalité. Pour peu que les lecteurs (de la Réflexion XIV), après avoir vu d’une distance raisonnable ce tableau de la vertu des grands hommes, veuillent s’en approcher, ils se trouveront en position de discerner (en connaisseurs) jusqu’à ces « petites circonstances » que la nature et la fortune ont su joindre aux plus grandes pour composer ledit tableau : « les affaires et les actions des grands hommes » ne sont-elles pas ce « qu’il faut voir de près pour en discerner toutes les circonstances »46 ? Rien n’échappe à l’œil du connaisseur, rien n’échappe au scalpel de l’anatomiste. En morale comme en peinture, ce qui distingue le connaisseur c’est à la fois cette aptitude à détailler ce qu’il considère, et le privilège d’investir un point de vue qui le mette à portée de le faire : car « il y a dans les vices et dans les passions des différences délicates qui ne sont remarquées que des Connaisseurs : il faut, pour les bien développer, les montrer sous d’autres jours, et avec des circonstances qui en fassent connaître le degré »47. En morale comme en peinture, le connaisseur est celui-là qui sait, littéralement, entrer dans le détail.

  • 48 Ou, plus précisément, pictural (ce qui, on l’a dit, revient au même).

23Voici qui nous conduit très précisément à ce que nous cherchions, à ce qui noue le rapport, dans les Maximes et Réflexions diverses, entre deux paradigmes (anatomique et perspectif48) : à la dialectique de l’ensemble et du détail (de la cohérence et de la dispersion, du global et du local), également impliquée dans les deux paradigmes. C’est un fait remarquable, à cet égard, que pour développer sa conception de « l’économie du Tout-ensemble » et de la Disposition comme arrangement des parties du tableau, R. de Piles sollicite implicitement le paradigme anatomique à travers une métaphore qui lui est étroitement et couramment associée, celle de la machine :

  • 49 Cité par D. Arasse, op. cit., p. 202. On sait que le modèle de la machine ...

Une machine est un juste assemblage de plusieurs pièces pour produire un même effet. Et la disposition dans un tableau n’est autre chose qu’un assemblage de plusieurs parties dont on doit prévoir l’accord et la justesse pour produire un bel effet. […] Le tableau veut être regardé comme une machine dont les pièces doivent être l’une pour l’autre et ne produire toutes ensemble qu’un même effet : que si vous les regardez séparément, vous n’y trouverez que la main de l’ouvrier, lequel a mis tout son esprit dans leur accord et dans la justesse de leur assemblage.49

  • 50 D. Arasse, ibid.

24En d’autres termes (que j’emprunte au commentaire de D. Arasse), regardées séparément, « les pièces de la machine révèlent un “artifice” dont la considération doit être réservée aux seuls “connaisseurs”. Autrement dit, le détail donne à voir la “machinerie” qui fait fonctionner la “machine” »50. Voilà qui confère un supplément de pertinence à l’intervention du modèle pictural dans l’anatomie des représentations trompeuses qui fondent l’exemplarité des actions des grands hommes : l’analyse en détail de ces représentations en met à nu la machinerie, elle fait voler en éclats les effets – effet de Tout-ensemble, effet de perspective – qui en dissimulait (ou qui en constituait) l’artifice.

25Le risque majeur est ici, pour l’anatomiste-connaisseur – et La Rochefoucauld l’a couru comme Pascal –, de se trouver bientôt confronté au presque infini du détail et, partant, au sentiment de l’inconnaissable (et c’est là ce que l’on pourrait appeler le paradoxe du connaisseur) :

  • 51 Maxime 106 (je souligne).

Pour bien savoir les choses, il en faut savoir le détail ; et comme il est presque infini, nos connaissances sont toujours superficielles et imparfaites.51

  • 52 Selon les mots bien connus du préfacier de la première édition (La Chapell...

  • 53 C’est un point qui mériterait d’être plus amplement développé. Sur la ques...

26Nous savons, du reste, que loin de prétendre donner du cœur humain un portrait achevé – semblable aux « tableaux parfaits » que sont en définitive les « modèles de la nature et de la fortune » (Réflexion XIV) –, le moraliste a choisi d’en donner un tableau disloqué. Cette option rhétorique a l’avantage de mettre d’accord l’honnête homme et l’anatomiste. Elle est redevable au premier en ce qu’elle répond à un idéal de désinvolture inspiré de « la manière négligée du courtisan »52. Elle est imputable au second dans la mesure où la composition morcelée (le discours en pièces détachées) illustre l’emprise ou porte l’empreinte de deux modèles étroitement et solidairement impliqués dans le projet d’anatomie morale : celui du corps démembré (par l’anatomiste) et celui du tableau détaillé (par le connaisseur)53.

 

27En relisant les Maximes et Réflexions diverses à travers un double prisme – Pascal et Roger de Piles –, je me suis efforcé d’y mettre en évidence l’organique solidarité de la perspective et de l’anatomie – solidarité de deux métaphoriques et, partant, de deux problématiques – et de marquer ainsi la place de La Rochefoucauld dans l’essor de cette « optique des mœurs » dont les deux médecins arabes de Deslandes ne sont évidemment pas les inventeurs (si ce n’est le temps d’un conte). Sous ce rapport, l’auteur des Maximes est pleinement l’homme d’une époque – la sienne – que Carl Havelange a judicieusement placée sous le double patronage de Vésale et d’Alberti.

  • 54 Voir ci-après la reproduction de ce frontispice justement célèbre.

  • 55 « Pourquoi ne pourrait-on dire le vrai en plaisantant ? » (Satires, I, i, ...

  • 56 Placé très logiquement au centre du frontispice, le motif est également ce...

  • 57 Formule tirée d’une autre satire à valeur liminaire (la première du second...

  • 58 « Ut Pictura Poesis erit, quae si proprius stes te capiet magis ; et quaed...

  • 59 Sur la fortune ou la récupération de ce thème horatien du point de distanc...

28Mais il est peut-être un autre patronage – plus ancien – qui reçoit de cette analyse un supplément de sens : il s’agit de la référence horatienne dont Jean Lafond a décelé la trace sur le frontispice de la première édition des Maximes54. Cette référence – me semble-t-il – ne prend vraiment tout son sens qu’à la lumière de ce que la conscience classique a mis sous la figure d’Horace (et sans faire le détail, pour le coup). Qu’elle se comprenne tout d’abord comme emblème d’une posture authentiquement satirique, cela va de soi. À condition d’ajouter que cette posture a beaucoup à voir avec l’anatomie morale. De fait, la citation tronquée, placée sous le buste de Sénèque, du célèbre « ridentem dicere verum / Quid vetat ? »55 va de pair avec le sourire moqueur de l’ange démasqueur (allégorie de « L’Amour de la Vérité ») mais également avec le motif – central à tous égards56 – du masque arraché, lequel entre en résonance à son tour avec une autre formule horatienne, non moins fameuse et non moins programmatique : « detrahere pellem »57. Mais cette posture typiquement horatienne a beaucoup à voir également, et solidairement, avec la constitution d’un paradigme pictural (l’ut pictura) et d’une problématique du point de perspective (sous l’espèce du point de distance)58, problématique transversale qui intéresse aussi bien le domaine de la morale que celui de la peinture et que la conscience classique place sous l’égide d’Horace (quand bien même elle l’acclimate à la nouvelle donne épistémologique ou philosophique et l’adapte, au prix de remarquables réinterprétations, à ses propres exigences théoriques)59.

29C’est dire que la question des rapports qui se nouent dans le domaine de l’analyse morale entre les paradigmes anatomique et perspectif mériterait sans doute d’être étudiée sur la très longue durée. S’il est bien évident qu’une telle étude, à raison même de son ampleur, n’a pas ici sa place, je voudrais cependant, pour marquer le point de fuite de celle à laquelle je me suis attaché, citer brièvement deux fragments de Tel quel. Dans le premier, Valéry a consigné l’essentiel d’une expérience esthétique dans laquelle l’exercice de la vision rapprochée et la contemplation du détail aboutit à la dislocation du tableau :

  • 60 Ibid. , « Choses tues ».

Je m’arrête devant ce tableau de Vénus couchée et d’abord je la regarde d’assez loin. […]
Mes yeux se reprennent à voir. Je retrouve Vénus couchée. Ce tableau offre une blanche et pleine personne. Il est aussi une heureuse distribution de clair et d’obscur. Il est aussi un recueil de belles parties et de régions délicieuses : un ventre pur, une attache toute savante et séduisante de bras à l’épaule, une certaine profondeur de campagne bleue et or. […]60

  • 61 Ms. Liancourt, n° 55.

30Dans le second fragment, il esquisse en moraliste un projet d’anatomie morale – invitation à lever la peau des apparences, à voir sous la peau du langage, au risque de s’abîmer dans cette inexplicable substance humaine que La Rochefoucauld appelait déjà une matière changeante et inconnue61 :

  • 62 Valéry, Tel quel, « Cahier B 1910 ».

L’homme n’est l’homme qu’à sa surface.
Lève la peau, dissèque : ici commencent les machines. Puis, tu te perds dans une substance inexplicable, étrangère à tout ce que tu sais et qui est pourtant l’essentielle.
C’est de même pour ton désir, pour ton sentiment et ta pensée. La familiarité et l’apparence humaine de ces choses s’évanouissent à l’examen. Et si, levant le langage, on veut voir sous cette peau, ce qui paraît m’égare.62

31On ne peut s’empêcher de penser que ces deux fragments se répondent ; que les deux expériences (déconstruction d’une construction perspective, analyse anatomique de la substance humaine) sont ici, comme chez Pascal ou La Rochefoucauld, dans un rapport qui n’est pas seulement de contiguïté (ou de proximité) mais encore et surtout de similarité.

Notes

1 B. Papasogli, « Le modèle anatomique chez Pierre Nicole », in « Littérature et anatomie (XVIe-XVIIe siècle) », Cahiers de l’Association Internationale des Etudes Françaises, 55, 2003, p. 342.

2 Lettre du 6 février 1664. Sur la prégnance du modèle anatomique chez La Rochefoucauld, voir les analyses riches et fouillées de Louis van Delft, en particulier : « La Rochefoucauld et “l’anatomie de tous les replis du cœur” », Littératures classiques, 35, janvier 1999, pp. 37-62.

3 Maxime 97 (je souligne). Signalons que les notations optiques sont plus nombreuses encore dans les premiers états du texte (cf. en particulier la maxime CVII de l’édition de 1665).

4 Voir B. Roukhomovsky (éd.), L’Optique des moralistes de Montaigne à Chamfort, Actes du colloque de Grenoble (27-29 mars 2003), Paris, Champion, 2004.

5 C. Havelange, De l’œil et du monde. Une histoire du regard au seuil de la modernité, Fayard, 1998 (voir en particulier les pp. 262-268).

6 Il s’agit de la traduction française du Spectator d’Addison et Steele : Le Spectateur ou Le Socrate moderne, où l’on voit un Portrait naïf des mœurs de ce siècle, traduit de l’Anglais, Paris, E. Papillon, 1716-1723, 3 T. Le récit de cette dissection, à laquelle le narrateur dit avoir assisté en rêve, se trouve dans le T. III, Discours XXXIX (pp. 240-247) et XLII (pp. 257-262).

7 A.-F. Deslandes, L’Optique des mœurs, opposée à l’optique des couleurs, [s.l., s.n., s.d.], p. 6. Franck Salaün a brièvement signalé l’intérêt de ce texte (auquel j’emprunte l’avant-titre de ma communication) : voir L’Ordre des mœurs. Essai sur la place du matérialisme dans la société française du XVIIIe siècle (1734-1784), Paris, Kimé, 1996, pp. 190-193.

8 Ibid., pp. 11-12.

9 Ibid., p. 23 (je souligne).

10 Gabriel Sénac de Meilhan, Considérations sur l’esprit et les mœurs, Londres, [s.n.], 1787, p. 38.

11 Joseph Joubert, Carnets, éd. A. Beaunier, Paris, Gallimard, 1994 [1ère éd. 1938], T. I, pp. 336-337.

12 Pascal, Pensées, éd. Sellier, fr. 99 (« Diversité »).

13 L. Marin, « La critique pascalienne : le problème du propre », in La Critique du discours. Sur la Logique de Port-Royal et les Pensées de Pascal, Paris, Minuit, 1975, pp. 113-150 ; et, du même auteur, « “Une ville, une campagne, de loin…” Paysages pascaliens », in Pascal et Port-Royal, Paris, PUF, 1997, pp. 196-213.

14 C’est « à travers la peinture », rappelle Hubert Damisch, « que la perspective a trouvé à s’imposer comme objet et comme modèle épistémologique pour la pensée classique » (L’Origine de la perspective, Flammarion, 1993 [1ère éd. 1987], coll. « Champs », p. 74) ; voir aussi Jean Mesnard, « Point de vue et perspective dans les Pensées de Pascal », Courrier du Centre International Blaise Pascal, n° 16, 1994, pp. 3-8.

15 Voir sur ce point les fines analyses de Daniel Arasse, Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 1996 [1ère éd. 1992], coll. « Champs », pp. 248 sq.

16 Je me permets de renvoyer sur ce point à mon étude : « La Leçon de perspective : La Rochefoucauld et le paradigme pictural », in Jean Serroy (éd.), Littérature et peinture au temps de Le Sueur, Grenoble, Musée de Grenoble – Ellug, 2003, pp. 153-162. La présente analyse s’inscrit au reste dans le fil des hypothèses élaborées à l’occasion de cette enquête.

17 Maxime 104.

18 Construction chiasmatique (de près – bien juger / juge bien – éloigné) qui constitue le dispositif syntaxique de cette seconde phrase (qui est proprement la conclusion de l’enthymème) sur le modèle de la chambre obscure, dont il figure mimétiquement le fonctionnement.

19 Voir en particulier le fragment 55 (éd. Sellier) : « Ainsi les tableaux vus de trop loin et de trop près. Et il n’y a qu’un point indivisible qui soit le véritable lieu. Les autres sont trop près, trop loin, trop haut ou trop bas. La perspective l’assigne dans l’art de la peinture. Mais dans la vérité et dans la morale, qui l’assignera ? »

20 Stratégie du silence ou du demi-mot, qui aboutit à laisser pendante également la question de savoir ce que bien juger veut dire (cf. la maxime 282, qui a fait couler beaucoup d’encre : « Il y a des faussetés déguisées qui représentent si bien la vérité que ce serait mal juger que de ne s’y pas laisser tromper »).

21 Réflexions diverses, V : « De la confiance » (je souligne). Sur ce privilège de la vision rapprochée, voir aussi la longue maxime 504 (qui clôt le recueil) : « […] C’est nous flatter, de croire que la mort nous paraisse de près ce que nous en avons jugé de loin. »

22 Réflexions diverses, II : « De la société » (je souligne).

23 Sur le caractère synthétique de la construction du moi social, voir ci-dessous le début de la citation de Castiglione (note 25).

24 C’est-à-dire la question de savoir si les deux discours, ou les deux ordres d’exigences, sont dans un rapport de contradiction frontale ou s’inscrivent au contraire sur des plans radicalement distincts : à l’appui de la seconde hypothèse, relevons que le propos de la Réflexion II, centrée sur « le commerce que les honnêtes gens doivent avoir entre eux », engage la gestion des rapports entre des individus (il s’agit de ne pas entrer trop avant dans les replis de leur cœur) quand la formule programmatique de la lettre au P. Esprit intéresse la connaissance de l’homme en général (il s’agit de faire l’anatomie de tous les replis du cœur). Sur la théorie de l’honnêteté en général et chez La Rochefoucauld en particulier, voir Emmanuel Bury, Littérature et politesse. L’invention de l’honnête homme (1580-1750), Paris, PUF, 1996.

25 Baldassar Castiglione, Le Livre du Courtisan, trad. par A. Pons, d’après la version de Gabriel Chappuis (1580), Paris, Garnier-Flammarion, 1991 [1ère éd. 1987], II, vii, p. 115 : « Ainsi, chacune de ses actions se trouvera composée de toutes les vertus […]. Aussi est-il nécessaire qu’il sache s’en servir et, pour faire parfois que l’une soit plus clairement connue que l’autre, comme le font les bons peintres, qui, avec l’ombre, font apparaître et montrent la lumière des reliefs, et ainsi, par le moyen de la lumière, approfondissent les ombres des plans et assemblent les couleurs différentes de manière que, par cette diversité les unes et les autres se montrent mieux ; et le fait de poser des figures contrairement l’une à l’autre [entendons : la technique du clair-obscur, artifice étroitement complémentaire de la perspective] aide le peintre à réaliser son intention. » Sur la dimension esthétique de la construction du moi social chez La Rochefoucauld, voir notamment Jean Mesnard, « L’esthétique de La Rochefoucauld », Actes de Wake Forest, Biblio 17, 37, 1987, p. 248.

26 À la restriction imposée dans la Réflexion II (ne pas entrer trop avant) s’oppose ici le projet d’une anatomie de tous les replis du cœur.

27 Lettre au P. Thomas Esprit, 6 février 1664 (je souligne).

28 Maxime 77 (je souligne).

29 Ms. Liancourt, maxime 60 (je souligne). L’aptitude conférée par la vision de près à « discerner toutes les circonstances » est un point sur lequel nous aurons à revenir.

30 Comme l’a bien montré Philippe Sellier (« La Rochefoucauld ou l’anamorphose des grands hommes », in « De la morale à l’économie politique », [Revue] Op. cit. Revue de littératures française et comparée, n° 6, 1996).

31 Réflexions diverses, XIV : « Des modèles de la nature et de la fortune » (je souligne).

32 Maxime 380. Voir aussi la maxime écartée 31 : « Nos actions paraissent moins par ce qu’elles sont que par le jour qu’il plaît à la fortune de leur donner. »

33 Le sens pictural est largement prédominant, du reste, dans les dictionnaires de l’époque. Voir Richelet : « tout ce que le peintre et le sculpteur se proposent d’imiter, figure de terre, ou de cire qu’on ne fait quelquefois qu’ébaucher pour servir de dessein ». Le jeu très concerté de la diaphore et/ou de la syllepse affecte au demeurant d’autres mots-clés (« sujet », « dessein », « circonstances »…).

34 Maxime187.

35 Cette intime connexion est également inscrite dans le motif récurrent des replis. Qu’il soit question de ne pas entrer trop avant dans les replis du cœur (Réflexion II) ou, au rebours, d’en faire l’anatomie (Lettre au P. Esprit), les deux occurrences remarquables de la métaphore anatomique sont associées à ce motif, forme intensive et redoublée du pli, dont nous savons, grâce aux analyses de Gilles Deleuze, qu’il engage (en contexte perspectiviste) une problématique de la variation du point de vue – variation dont la ligne infléchie du repli (le saut du concave au convexe) constitue la figure : voir Le Pli. Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988, chap. 2 (« Les plis dans l’âme »), pp. 20-37. Je propose une analyse plus développée de ce point – que les limites de cet article ne me permettent pas de développer – dans un ouvrage en cours de préparation : L’Optique morale. Science des mœurs et paradigme perspectif (XVIIe-XVIIIe siècle).

36 Voir D. Arasse, op. cit., en particulier p. 38 : « L’idée que le tableau de peinture est peint pour être regardé à distance et que son spectateur doit respecter cette distance s’il veut en percevoir l’effet revient régulièrement à travers le développement de la mimésis en peinture. »

37 R. de Piles, Conversations sur la connaissance de la Peinture et sur le jugement qu’on doit faire des tableaux, Paris, Langlois, 1677, p. 300.

38 Maxime CVII (1ère éd.).

39 L’anatomie morale rejoint donc dans sa visée ce que l’on appelle alors la perspective spéculative : « une connaissance de l’esprit par laquelle l’esprit considérant de certains objets connaît les raisons de leurs diverses apparences selon les diverses positions de l’œil qui regarde » (Richelet).

40 La portée critique dévolue à la référence picturale n’implique évidemment pas que notre moraliste soit étranger à la délectation procurée par la peinture ; le plaisir propre du connaisseur n’est d’ailleurs qu'un surcroît de plaisir.

41 Le terme renvoie à la conception, chère à R. de Piles, du tableau comme « harmonieuse économie qui arrête le spectateur » (Cours de peinture par principes [1708], Paris, Gallimard, 1989, p. 68).

42 Voir R. de Piles, Dissertation sur les ouvrages des plus fameux peintres, Paris, Nicolas Langlois, 1683 [1ère éd. 1681], p. 42 : « La Disposition est une économie qui distribue les objets de manière qu’il en résulte un effet avantageux. Rien n’est plus nécessaire dans la Peinture que cette partie, et c’est bâtir sur le sable que de terminer les choses qu’on aura inventées, si elles ne sont placées dans un lieu qui les fasse paraître avec avantage, et dans lequel elles puissent recevoir des lumières et des ombres qui donnent de la force aux objets, et qui fassent reposer la vue. » Comble de l’ironie, le mérite de la Disposition est attribué dans notre texte à la Fortune !

43 Voir à nouveau R. de Piles (op. cit., pp. 44-45) : « […] l’harmonie du Tout-ensemble est un accord de couleurs et de lumières, qui doivent concourir à rendre le principal objet plus sensible. C’est encore une subordination des groupes particuliers, dont les plus faibles, cédant aux plus forts, contribuent ensemble à n’en faire qu’un : et c’est ce que Titien appelle la grappe de raisin. »

44 Maxime 162 (je souligne). Elle fait pendant à la maxime 159 : « Ce n’est pas assez d’avoir de grandes qualités ; il en faut avoir l’économie [entendons : il faut savoir les arranger, les mettre en œuvre]. »

45 Maxime 1 (je souligne).

46 On aura reconnu le 1er état de la maxime 104, cité plus haut : Ms. Liancourt, n° 60 (je souligne).

47 Jean-Baptiste Morvan de Bellegarde, L’Art de connaître les hommes, 3ème édition, 1712, Avertissement [n.p.] (je souligne).

48 Ou, plus précisément, pictural (ce qui, on l’a dit, revient au même).

49 Cité par D. Arasse, op. cit., p. 202. On sait que le modèle de la machine informe et travaille, à l’âge classique, le paradigme anatomique.

50 D. Arasse, ibid.

51 Maxime 106 (je souligne).

52 Selon les mots bien connus du préfacier de la première édition (La Chapelle-Bessé), lequel convoque un peu plus loin la métaphore picturale de l’ébauche.

53 C’est un point qui mériterait d’être plus amplement développé. Sur la question du rapport entre la structure des recueils de formes brèves et le modèle anatomique, voir les études de L. van Delft, en particulier « Le modèle anatomique de la forme brève », in Bagatelles pour l’éternité. L’art du bref en littérature, études réunies par Ph. Baron et A. Mantero, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2000, pp. 115-128.

54 Voir ci-après la reproduction de ce frontispice justement célèbre.

55 « Pourquoi ne pourrait-on dire le vrai en plaisantant ? » (Satires, I, i, v. 24-25). Sur cette citation tronquée (on ne lit sur le socle que « Quid vetat ») tirée d’une satire à caractère liminaire (la première du premier livre), voir le commentaire de J. Lafond dans « Dit et non-dit dans les Maximes », Actes de Wake Forest, Biblio 17, 37, 1987, pp. 193-195.

56 Placé très logiquement au centre du frontispice, le motif est également central dans la configuration thématique des Maximes, comme en témoigne d’emblée l’épigraphe : « Nos vertus ne sont, le plus souvent, que des vices déguisés » (je souligne). Le masque, l’enveloppe et la peau sont ici dans un rapport d’équivalence.

57 Formule tirée d’une autre satire à valeur liminaire (la première du second livre) : « […] Lucilius a osé le premier composer des vers dans le genre de ceux-ci et arracher l’enveloppe brillante dont chacun, paradant sous les regards, recouvrait sa laideur intérieure […] » (Satires, II, i, v. 62-65, traduction de F. Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 1995).

58 « Ut Pictura Poesis erit, quae si proprius stes te capiet magis ; et quaedam si longius abstes » (Horace, Art Poétique). C’est de cette formule, par exemple, que s’autorise R. de Piles pour affirmer que « la Peinture n’est point faite pour être vue de près, non plus que la Poésie » (Dissertation sur les ouvrages des plus fameux peintres, p. 65).

59 Sur la fortune ou la récupération de ce thème horatien du point de distance à l’âge classique et sur les réinterprétations dont il a fait l’objet, voir les analyses de D. Arasse (op. cit., en particulier pp. 238-240) et de J. Lichtenstein (La Couleur éloquente. Rhétorique et peinture à l’âge classique, Paris, Flammarion, 1999 [1ère éd. 1989], coll. « Champs », en particulier pp. 174-182).

60 Ibid. , « Choses tues ».

61 Ms. Liancourt, n° 55.

62 Valéry, Tel quel, « Cahier B 1910 ».

Pour citer ce document

Bernard Roukhomovsky, «L’optique des mœurs : anatomie morale et paradigme perspectif chez La Rochefoucauld», La Réserve [En ligne], La Réserve, Archives Bernard Roukhomovsky, mis à jour le : 01/11/2017, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/reserve/371-l-optique-des-moeurs-anatomie-morale-et-paradigme-perspectif-chez-la-rochefoucauld.

Quelques mots à propos de :  Bernard  Roukhomovsky

Université Grenoble Alpes (2004 : Université Stendhal Grenoble 3)

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