La Réserve : Archives Bernard Roukhomovsky
Morale et réalité : sur un diptyque de La Bruyère (« De l’homme », 141-142)
Initialement paru dans : Un autre dix-septième siècle. Mélanges en l’honneur de Jean Serroy, textes réunis par Christine Noille et Bernard Roukhomovsky, Paris, Honoré Champion, 2013, p. 207-226
Texte intégral
1 C.-A. Sainte-Beuve, « La Bruyère » (1er juillet 1836), dans Portraits litté...
Il est principalement un point sur lequel les écrivains de notre temps ne sauraient trop méditer La Bruyère, et sinon l’imiter, du moins l’honorer et l’envier. Il a joui d’un grand bonheur et fait preuve d’une grande sagesse : avec un talent immense, il n’a écrit que pour dire ce qu’il pensait ; le mieux dans le moins, c’est sa devise. […] « L’homme du meilleur esprit, dit-il, est inégal… ; il entre en verve, mais il en sort : alors, s’il est sage, il parle peu, il n’écrit point… Chante-t-on avec un rhume ? Ne faut-il pas attendre que la voix revienne ? » C’est de cette habitude, de cette nécessité de chanter avec toute espèce de voix, d’avoir de la verve à toute heure, que sont nés la plupart des défauts littéraires de notre temps. Sous tant de formes gentilles, sémillantes ou solennelles, allez au fond : la nécessité de remplir des feuilles d’impression, de pousser à la colonne ou au volume sans faire semblant, est là. […] Je ne saurais dire combien il en résulte, à mon sens, jusqu’au sein des plus grands talents, dans les plus beaux poèmes, dans les plus belles pages en prose […] ce je ne sais quoi que le commun des lecteurs ne distingue pas du reste, que l’homme de goût lui-même peut laisser passer dans la quantité s’il n’y prend garde – le simulacre et le faux semblant […]. Il y a des endroits où, en marchant dans l’œuvre, dans le poème, dans le roman, l’homme qui a le pied fait s’aperçoit qu’il est sur le creux […]. L’heureux et sage La Bruyère n’était point tel en son temps ; il traduisait à son loisir Théophraste et produisait chaque pensée essentielle à son heure1.
1Ainsi s’achève, à très peu près, le « portrait littéraire » que Sainte-Beuve consacre, en 1836, à l’auteur des Caractères. Il s’agit pour le critique, on l’aura compris, de faire coup double : portrait de La Bruyère en écrivain modèle, charge contre les « défauts littéraires » du temps. Et s’il sollicite, dans ce double dessein, quelques lignes fameuses du chapitre « De l’Homme » (on aura reconnu, partiellement cité, le premier alinéa de la remarque 142), c’est parce que s’y dessinent les contours d’une figure exemplaire qui fait assez bien son affaire. Il s’agit de l’homme qui a de l’esprit (et du meilleur), mais assez de sagesse aussi pour n’en user qu’à son heure (lorsqu’il est en verve, donc par intermittence) ; ainsi notre sage échappe-t-il à cette inégalité qui, déplore Sainte-Beuve, se rencontre désormais parmi « les plus grands talents », dès lors qu’ils sont assujettis à la nécessité d’une production abondante et soutenue : en somme, par un semblant de paradoxe sur lequel nous aurons à revenir, l’intermittence est le prix de la constance, et l’homme sage est celui-là qui l’a compris (qui a compris que l’on ne chante pas avec un rhume). Telle est du moins l’interprétation (partiellement implicite) que le critique donne ici de ces lignes : quant au fond, et pour peu qu’on la dépouille de tout ce qui la compromet à nos yeux (de tout ce qu’elle doit aux nécessités de l’éloge comme à la séduction des « applications »), elle n’est peut-être pas dénuée de justesse. Au demeurant, mon objectif n’est pas de démontrer que Sainte-Beuve, en l’occurrence, avait lu juste ; gageons toutefois qu’il nous indique, fût-ce à grands traits, le chemin d’une lecture utilement recentrée sur ce qui, dans ces lignes, ressortit à l’idée d’une sagesse à portée d’homme.
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2 Sur la figure du sage chez La Bruyère (son soubassement philosophique et se...
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3 Annotation de P. Soler, à la suite de son édition des Caractères (dans Mora...
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4 La Bruyère, Les Caractères de Théophraste traduits du grec avec Les Caractè...
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5 M. Canto-Sperber et A. Fagot-Largeault, art. « Caractère », dans M. Canto-S...
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6 Rappelons que, contre l’idée d’une progressive dissolution de la notion de ...
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7 Observant que « l’anthropologie des Caractères […] est bien plutôt une soci...
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8 Cf. M. Escola, La Bruyère, Paris, Champion, 2001, 2 vol., I : Brèves questi...
2Force est de constater que, pour bon nombre d’entre eux, les commentateurs contemporains proposent du même texte une tout autre lecture, axée sur un tout autre aspect : s’ils ne s’attardent guère à la figure du sage2, ils mettent volontiers l’accent sur l’« inégalité » de l’homme d’esprit, comprise en référence au « motif de la discontinuité foncière chez les hommes3 » et, partant, en résonance avec d’autres remarques du chapitre « De l’Homme » (6, 15, 18, 147…) où le même motif est également signalé. Cette interprétation, qui sera discutée dans les pages qui suivent, ne s’est pas imposée par hasard. Sa banalisation me paraît imputable à la prégnance, dans nos études sur La Bruyère, de ce que j’appellerai pour faire court la question du caractère : entendons la question de savoir ce qui subsiste, chez notre moraliste, du dessein de peindre des caractères au sens de manières d’être stables et ce qui, en contrepoint, ressortit chez lui au sentiment que « tel homme au fond et en lui-même ne se peut définir4 » – que l’instabilité et la complexité du moi constituent des obstacles à toute entreprise de caractérisation. En constatant que, chez La Bruyère, « la notion anthropologique et culturelle de caractère, si formatrice de la culture littéraire et morale depuis l’Antiquité, semble près de se dissoudre5 », Monique Canto-Sperber et Anne Fagot-Largeault font écho aux discussions qui opposèrent naguère un Louis Van Delft aux tenants de la « dissolution6 ». Initialement configurée par ce débat (dont la pertinence a pu être relativisée7), la question est pourtant loin de s’y réduire : ainsi, en l’articulant à celle de la lisibilité des conduites, les stimulantes analyses de Marc Escola en ont brillamment renouvelé les termes et les enjeux8.
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9 Voir les Maximes et Réflexions morales extraites de La Bruyère, Genève, 178...
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10 Pour une analyse détaillée de cette peinture, voir mon étude : « De la con...
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11 Insérées solidairement dans la cinquième édition (1690), au milieu d’une s...
3Fournit-elle pour autant une clef de lecture opératoire à tout coup, une manière de passe-partout à l’usage de l’interprète ? Rien n’est moins sûr. Pour m’en tenir ici au cas du texte examiné, je voudrais montrer que l’hypothèse d’une variation sur le thème de l’instabilité du moi (et/ou de l’illisibilité des conduites), pour séduisante qu’elle puisse paraître à première vue, est à la vérité rigoureusement intenable, si ce n’est au prix d’un notable malentendu : il me suffira de la confronter aux résultats d’une lecture attentive à ce qui, localement, est en jeu dans ce texte. La démonstration, pour autant, ne saurait être circonscrite aux lignes que nous avons relues sous la plume de Sainte-Beuve, sauf à les extraire arbitrairement, à l’instar de certains éditeurs de morceaux choisis9, de la remarque dont elles font partie, c’est-à-dire à faire abstraction de la fameuse peinture du sot qui leur fait pendant10. Et cette remarque elle-même gagne à se lire à la lumière de la précédente (la non moins célèbre peinture de Télèphe), avec laquelle elle compose non seulement une série remarquable mais aussi, comme on va la voir, un diptyque foncièrement cohérent11 :
¶ [141 (éd. V)] Télèphe a de l’esprit, mais dix fois moins, de compte fait, qu’il ne présume d’en avoir : il est donc dans ce qu’il dit, dans ce qu’il fait, dans ce qu’il médite, et ce qu’il projette, dix fois au delà de ce qu’il a d’esprit, il n’est donc jamais dans ce qu’il a de force et d’étendue ; ce raisonnement est juste : il a comme une barrière qui le ferme, et qui devrait l’avertir de s’arrêter en deçà ; mais il passe outre, il se jette hors de sa sphère ; il trouve lui-même son endroit faible, et se montre par cet endroit ; il parle de ce qu’il ne sait point, et de ce qu’il sait mal ; il entreprend au dessus de son pouvoir, il désire au delà de sa portée ; il s’égale à ce qu’il y a de meilleur en tout genre : il a du bon et du louable qu’il offusque par l’affectation du grand ou du merveilleux ; on voit clairement ce qu’il n’est pas, et il faut deviner ce qu’il est en effet. C’est un homme qui ne se mesure point, qui ne se connaît point : son caractère est de ne savoir pas se renfermer dans celui qui lui est propre, et qui est le sien.
¶ [142 (éd. V)] L’homme du meilleur esprit est inégal, il souffre des accroissements et des diminutions, il entre en verve, mais il en sort : alors, s’il est sage, il parle peu, il n’écrit point, il ne cherche point à imaginer ni à plaire. Chante-t-on avec un rhume ? ne faut-il pas attendre que la voix revienne ?
12 La Bruyère, op. cit., « De l’Homme », 141-142, p. 444-445.
Le sot est Automate, il est machine, il est ressort, le poids l’emporte, le fait mouvoir, le fait tourner et toujours, et dans le même sens, et avec la même égalité ; il est uniforme, il ne se dément point, qui l’a vu une fois, l’a vu dans tous les instants et dans toutes les périodes de sa vie ; c’est tout au plus le bœuf qui meugle ou le merle qui siffle, il est fixé et déterminé, par sa nature, et j’ose dire par son espèce : ce qui paraît le moins en lui, c’est son âme, elle n’agit point, elle ne s’exerce point, elle se repose12.
Autopsie d’un contresens : antithèse en trompe-l’œil et faisceau de mots-clés
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13 Dans les éditions VI et VII, ce diptyque faisait provisoirement place à un...
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14 La Bruyère, op. cit., « Des Ouvrages de l’esprit », 55, p. 183.
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15 Voir « Des Biens de Fortune », 12 (l’homme d’affaires/l’homme de lettres) ...
4La remarque 142, on le sait, se présente elle-même sous la forme d’un diptyque13. Sa disposition est sous-tendue par une antithèse, c’est-à-dire, selon les termes de La Bruyère, par « une opposition de deux vérités qui se donnent du jour l’une à l’autre14 ». Aussi bien les deux alinéas s’éclairent-ils réciproquement, au point qu’une lecture biaisée du premier induit nécessairement, a contrario, un gauchissement de l’interprétation du second. Il importe donc de ne pas se méprendre sur la consistance même de ces deux « vérités » et, partant, de comprendre à quel titre elles s’opposent. Or, si ce n’est pas ici l’unique exemple de diptyque antithétique dans la galerie des Caractères15, le dispositif en est cependant singulièrement retors : c’est qu’une antithèse (en trompe-l’œil) peut en cacher une autre…
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16 Au même titre, du reste, qu’à ses doublons métonymiques (« machine », « re...
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17 C’est ainsi que l’entend M. Escola : « seul le sot est automate, déclare L...
5À en juger « sur une seule et première vue », la structure antithétique qui régit ce diptyque paraît inscrite en clair dans le parallélisme des deux énoncés liminaires : « L’homme du meilleur esprit est inégal… » / « Le sot est Automate… ». Ces deux propositions attributives composent, semble-t-il, une antithèse en bonne et due forme, les oppositions sémantiques (l’homme du meilleur esprit vs le sot ; inégal vs automate) se trouvant mises en évidence par une identité de construction. Et la similitude est d’autant plus marquée que l’ellipse du déterminant confère une valeur adjectivale au second prédicat (« Automate »)16, qui fournit ainsi, en première approximation, le pendant syntaxique d’« inégal » (et se comprend comme équivalent figuré d’« uniforme »)17. Cette apparence de symétrie, pour trompeuse qu’elle soit (nous verrons en effet que, quant au fond, les deux attaques ne se répondent pas), est assez sensible cependant pour induire en erreur un lecteur inattentif : lequel tiendra donc pour acquis que l’inégalité de l’homme du meilleur esprit (ou l’homme du meilleur esprit en tant qu’il est « inégal ») fournit le sujet du premier tableau comme l’uniformité du sot (ou le sot en tant qu’il est « automate ») est celui du second.
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18 M. Escola, La Bruyère, op. cit., vol. 2, p. 102.
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19 J. Brody, Du style à la pensée. Trois études sur les Caractères de La Bruy...
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20 M. Escola, op. cit., vol. 2, p. 265.
6Or, ce parti pris de lecture aboutit à faire de la question du caractère (inégalité vs uniformité) le thème ou l’enjeu de la remarque : ainsi, selon Marc Escola, l’« égalité » du sot mettrait en évidence, par contraste, « la problématique “inégalité” de l’homme d’esprit18 » ; dans le même sens, Jules Brody soulignait que, bien qu’elles « garantissent la spontanéité requise pour éviter l’écueil antithétique de l’automatisme », la « contrariété [de l’homme du meilleur esprit], son inconsistance, sa disparité d’avec lui-même sont problématiques19 ». À l’appui de cette interprétation, on a pu faire valoir en outre que de nombreuses remarques de la cinquième édition, à laquelle appartient celle qui nous occupe, accentuent les « inflexions introduites par la quatrième » et « s’inscrivent dans une logique de surenchère en regard du thème de la discontinuité des conduites20 ».
7Quoi qu’il en soit, l’hypothèse est d’autant plus séduisante qu’il n’est pas impossible de reconnaître au fil du texte les mots-clés d’une telle problématique – quitte à passer par pertes et profits les valeurs spécifiques que ces mots revêtent en contexte : « inégal » est le premier d’entre eux, pour peu qu’on le comprenne dans le sens d’inconstant (sujet à de soudains changements d’humeur et de comportement), acception couramment attestée dans la langue classique (mais dont on s’avisera plus loin que, dans cette occurrence, elle est dénuée de pertinence). Ainsi, par sa « problématique “inégalité” », l’homme du meilleur esprit se rapprocherait de cet « homme inégal » dont la remarque 6 du même chapitre esquisse l’indécise figure :
21 La Bruyère, op. cit., « De l’Homme », 6 (éd. VI), p. 399.
¶ Un homme inégal n’est pas un seul homme, ce sont plusieurs ; il se multiplie autant de fois qu’il a de nouveaux goûts et de manières différentes : il est à chaque moment ce qu’il n’était point, et il va être bientôt ce qu’il n'a jamais été, il se succède à lui-même : ne demandez pas de quelle complexion il est, mais quelles sont ses complexions : ni de quelle humeur, mais combien il a de sortes d'humeurs. Ne vous trompez-vous point ? est-ce Euthycrate que vous abordez ? aujourd’hui quelle glace pour vous ! hier il vous recherchait, il vous caressait, vous donniez de la jalousie à ses amis : vous reconnaît-il bien ? dites-lui votre nom21.
8Il est vrai que le portrait du sot-machine semble répondre, en quelque sorte mot pour mot, à cette peinture : tandis que le sot est « uniforme » et « ne se dément point » (c’est là précisément ce qui paraît le plus en lui), l’homme inégal « se multiplie autant de fois qu’il a de nouveaux goûts et de manières différentes » ; tandis que le sot demeure le même « dans tous les instants et dans toutes les périodes de sa vie », l’homme inégal « est à chaque moment ce qu’il n’était point, et il va être bientôt ce qu’il n’a jamais été ». Au rebours de l’« homme inégal », au rebours de l’« homme du meilleur esprit », le sot ferait figure d’exception dans une œuvre sous-tendue par une méditation sur la variabilité de la nature humaine, et sur la résistance qu’elle oppose à l’entreprise herméneutique du moraliste ; toujours identique à lui-même (« il ne se dément point ») et « seul objet stable pour le discours moral22 », il serait un « cas particulier » dans cet univers indécis (celui des Caractères en général et singulièrement celui du chapitre « De l’Homme ») où sont progressivement remises en question « la fixité même de la notion de caractère […] en même temps que la possibilité de représenter les mœurs23 » :
24 La Bruyère, op. cit., 147 (éd. IV), p. 447 (mes italiques).
¶ Les hommes n’ont point de caractères, ou s’ils en ont, c’est celui de n’en avoir aucun qui soit suivi, qui ne se démente point, et où ils soient reconnaissables : ils souffrent beaucoup à être toujours les mêmes […] ; ils ont des passions contraires et des faibles qui se contredisent : il leur coûte moins de joindre les extrémités que d’avoir une conduite dont une partie naisse de l’autre […]24.
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25 M. Escola l’entend bien ainsi : « Il n’y a que pour le sot, proche en cela...
9Si l’on suit le fil de cette lecture, le motif de l’animal-machine (« c’est tout au plus le bœuf qui meugle ou le merle qui siffle ») est interprétable dans les termes d’un fixisme anthropologique qui ne vaudrait que pour le sot, dans le sens où son comportement, rigoureusement invariable et rigoureusement prévisible, est « fixé et déterminé par sa nature25 » . Mais ceci revient à définir (à distinguer) le sot par ce qui, en contexte essentialiste, est en droit vrai de tout caractère (du fat, du pédant, ou de l’impertinent…) – interprétation dont on voit bien qu’elle est logiquement intenable.
10De fait, une lecture attentive fera voir que la fixité du sot (de son comportement) ne marque pas en lui ce qui le constitue comme caractère (ce par quoi la fixité du caractère serait en lui préservée) mais bien ce qui le désigne spécifiquement comme sot – et qu’elle ne se comprend nullement comme contretype de la « problématique “inégalité” de l’homme d’esprit ». On s’avisera que la question de la stabilité du caractère ne fournit pas une clé de lecture pertinente, parce qu’elle ne constitue ni le thème apparent ni l’enjeu sous-jacent de ce texte. Mais de quoi donc est-il vraiment question ? Quelle est cette figure à laquelle le sot-machine tient lieu de repoussoir, et qu’il dessine en creux ?
Portrait du sage en honnête homme (et vice versa)
11À vrai dire, l’effet de parallélisme entre les deux attaques (« L’homme du meilleur esprit est inégal… » / « Le sot est Automate… ») ne saurait abuser un lecteur vigilant : pourvu qu’on les situe dans leurs contextes respectifs, on observe que la symétrie n’est ici que de pure forme et que les deux énoncés ne sont pas, quant au sens, dans une relation d’opposition terme à terme qui déterminerait le rapport antithétique entre les deux alinéas. De fait, et à la différence du diptyque antithétique Giton/Phédon (« Des Biens de fortune », 83), le dispositif est ici foncièrement asymétrique.
12Si l’incipit du second alinéa (« Le sot est Automate ») fournit à lui seul le thème de la peinture du sot (laquelle se développe tout entière à partir de cet énoncé liminaire qui en condense la teneur et qu’en retour elle explicite), le statut logico-syntaxique du premier incipit, à l’initiale de la remarque (« L’homme du meilleur esprit est inégal »), est radicalement différent. Si le portrait du sot, à l’image de son objet, est régi par la loi de la redondance – le motif inaugural (l’automate) s’y déployant de bout en bout, tantôt filé, tantôt glosé, de l’attaque à la pointe –, l’économie du premier alinéa répond à celle d’une argumentation : la norme de comportement qui s’y trouve énoncée ne saurait l’être dès l’abord puisqu’elle est inférée d’un double préalable.
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26 Selon Furetière « deux points marquent ordinairement le milieu d’un verset...
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27 Dictionnaire de l’Académie française, 1re édition (1694), p. 399, s.v. « E...
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28 À la différence des commentateurs mentionnés ci-dessus, le Dictionnaire al...
13L’une des deux prémisses est implicite, inscrite en creux, nous y reviendrons, dans la remarque précédente, et peut se formuler ainsi : sage est celui-là qui, se connaissant lui-même tel qu’il est en effet (connaissant ses limites), sait ajuster sa conduite à sa capacité (ne rien dire, ne rien faire, ne rien penser, ne rien vouloir qu’en proportion « de ce qu’il a d’esprit »). L’autre prémisse, explicite, correspond au premier mouvement de l’alinéa, en amont du deux-points (« L’homme du meilleur esprit est inégal, il souffre des accroissements et des diminutions, il entre en verve, mais il en sort : […]26 »). L’assertion liminaire, d’une remarquable concision, y est suivie de trois propositions qui en éclairent le sens, et qui précisent en particulier celui de l’attribut : « inégal », l’homme d’esprit ne l’est pas dans le sens où il serait d’un caractère instable, mais en ceci que son esprit (entendons cette « facilité de l’imagination et de la conception27 » qui est en lui) ne se maintient pas constamment dans le même degré de bonté, de force et de fécondité28. Misère de l’homme d’esprit, à qui l’esprit peut venir à manquer comme au chanteur la voix : et puisqu’il n’est pas jusques à l’homme du meilleur esprit qui ne soit tributaire des intermittences de sa verve, on devine qu’a fortiori cette irrégularité se constate généralement parmi les hommes (qui ont un tant soit peu) d’esprit.
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29 M. Ricord, Les Caractères de La Bruyère ou les exercices de l’esprit, Pari...
14La conséquence qui se tire de cette double prémisse (la règle de conduite qui en découle) reste alors à formuler : elle le sera dans le second mouvement de la maxime (« […] alors, s’il est sage, il parle peu, il n’écrit point, il ne cherche point à imaginer ni à plaire. »). Mais, plutôt que d’énoncer (sur un mode prescriptif que notre moraliste, on le sait, ne prise guère) ce que doit être la conduite de l’homme d’esprit, il s’agit ici de décrire ce qu’elle est dans la circonstance la plus défavorable (lorsque sa verve lui fait défaut) et à la condition qu’il ait, avec de l’esprit, de la sagesse : dans cette circonstance (« alors »), et à cette condition (« s’il est sage »), l’homme du meilleur esprit fera le choix de s’abstenir (il s’abstiendra de parler beaucoup, d’écrire, de chercher à imaginer ou à plaire). C’est donc en situation de communication qu’il pourra faire (le cas échéant) la preuve de sa sagesse, et c’est bien « le caractère social et conversationnel de l’esprit29 » qui se trouve ici mis en lumière, au point de contact entre la réflexion morale et la théorie de la conversation ; ainsi, et quand bien même le texte de La Bruyère en diffère à la fois par sa facture et par sa portée, on retrouve néanmoins, dans ce passage des Réflexions sur le ridicule (1696) de Morvan de Bellegarde, une pensée similaire (même prémisse et même conclusion) :
30 Morvan de Bellegarde, Réflexions sur le ridicule et sur les moyens de l’év...
L’esprit a de certains moments de dégoût et de langueur, où il ne peut rien imaginer ni produire d’agréable ; quand il est enveloppé de ces sombres nuages, il faut laisser à d’autres le soin de réveiller la conversation et de réjouir la compagnie30.
La convergence est d’autant plus éclairante que le même auteur condamne avec sévérité les « inégalités bizarres de certaines gens » qui « ruinent la douceur du commerce » :
31 Ibid., « De la Bizarrerie », p. 402.
On ne sait quelles mesures garder avec des personnes qui passent tout d’un coup d’une extrémité à l’autre, et qui après avoir réjoui la compagnie par leur belle humeur et par leurs agréments, tombent dans un sérieux et dans une mélancolie qu’on a de la peine à comprendre. Après avoir fait paraître de la gaieté et de l’enjouement ils deviennent tristes, sans savoir pourquoi, et gardent un silence morne et stupide, après avoir dit mille choses réjouissantes31.
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32 Méré, « De la Conversation », dans Œuvres complètes, éd. Charles-H. Boudho...
Mais il n’y a pas là le début d’un paradoxe ; car la théorie classique de l’honnête homme prend soin de distinguer entre l’inégalité (c’est-à-dire l’inconstance), réputée préjudiciable à « la douceur du commerce », et la vertu d’accommodement qui lui est au contraire indispensable – entendons cette aptitude à « s’accommoder à l’occasion32 », c’est-à-dire à s’adapter aux conditions naturellement variables de la conversation :
33 Pierre Ortigue de Vaumorière, L’Art de plaire dans la conversation, Paris,...
On ne peut appeler inégalité un changement qui est fondé sur la raison, nous voyons à tout moment que le Commerce de la vie demande que l’on parle différemment en un même jour33.
15Or, au nombre de ces variables ou de ces circonstances qu’un homme d’esprit doit prendre en compte pour régler sa conduite dans le monde et s’insérer pertinemment, avec souplesse et justesse, dans le jeu de l’échange interpersonnel, il y a aussi (et cela n’échappe pas à l’abbé de Bellegarde) ces alternances de hauts et de bas auxquelles, s’il se connaît, il se sait exposé. À cet égard, la conduite que nos deux auteurs recommandent à l’homme d’esprit n’est en rien, sauf à jouer sur les mots, une conduite inégale. Pour ce qui concerne en particulier notre texte, le caractère de cet homme d’esprit doué de sagesse est au contraire foncièrement cohérent : s’il ne parle ou n’écrit, s’il ne cherche à imaginer ou à plaire que par moments (au bon moment), c’est là le fait d’un comportement rigoureusement constant, et qui requiert une attention soutenue à soi-même (et aux autres). Car ce discernement de soi-même (et des autres), notons-le bien, s’éprouve dans la durée : comme un exemple analogique vient in fine le souligner (non sans prendre habilement le lecteur à témoin), notre homme au besoin sait attendre (attendre « que la voix revienne »), évitant ce faisant l’écueil des « contretemps ». Au rebours, l’« égalité » du sot n’est en rien « fondé[e] sur la raison » et ne ressemble guère à la constance que de fort loin : dès lors que, de ce comportement qui est le sien, notre sot n’est pas même le sujet (« le poids l’emporte, le fait mouvoir, le fait tourner »), on ne saurait lui concéder qu’une constance par défaut.
16Aussi bien, cette uniformité du sot, en dernière analyse, n’est pas le pendant des « accroissements » et des « diminutions » que « souffre » l’homme d’esprit (« automate » n’est pas le pendant d’« inégal ») : ce dont l’automate est ici l’antithèse – ce que fait valoir a contrario la régularité de ce mouvement qui s’exécute indifféremment et se répète indéfiniment (en dépit de tout cela qui aurait dû ou l’interrompre ou l’infléchir) –, c’est bien, comme on l’a vu, l’attention continue de l’homme d’esprit à ajuster sa conduite, s’il est sage, en fonction des allées et venues de sa verve. En somme, ce dont le sot-machine constitue le modèle inversé, ce n’est pas un comportement marqué au coin de l’inégalité, mais la conduite appropriée de celui-là qui sait, à tout instant, se mesurer. Aussi n’est-il pas question de rabattre sur le terrain d’une esthétique de la conversation ce qui relève, chez La Bruyère, d’une réflexion sur la nature de l’homme : aptitude au commerce du monde et connaissance de soi ont ici partie liée.
Raisons de la déraison : Télèphe ou la disproportion
17Ce n’est donc pas par hasard, selon toute apparence, si la remarque 142 vient à la suite du portrait de Télèphe, portrait d’« un homme qui ne se mesure point, qui ne se connaît point ». Il est temps, aussi bien, de reprendre la lecture d’un peu plus haut, au début de notre série.
18C’est pourtant une autre continuité qui retient d’abord l’attention ; le portrait de Télèphe, dont le « caractère est de ne savoir pas se renfermer dans celui qui lui est propre, et qui est le sien », n’est pas sans faire écho à la remarque 140 :
34 La Bruyère, op. cit., « De l’Homme », 140, p. 444. Il y a donc résonance e...
La différence d’un homme qui se revêt d’un caractère étranger, à lui-même quand il rentre dans le sien, est celle d’un masque à un visage34.
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35 L. Van Delft, Littérature et anthropologie, op. cit., p. 166 (voir aussi p...
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36 M. Escola, Thèse, op. cit., vol. 1, p. 320.
19En outre, et comme ce jeu d’échos tend à le souligner, la « question du caractère » s’y trouve, semble-t-il, explicitement convoquée. Ainsi, Louis Van Delft a-t-il pu voir dans cette peinture une illustration de l’adhésion de La Bruyère à la caractérologie classique, conçue comme « le cadastre de la nature humaine » où chacun a sa place marquée : « De vrai, comme le personnage de Télèphe a “comme une barrière qui le ferme”, l’univers des Caractères est fait de cloisons et de compartiments35. » Dans une perspective sensiblement différente, Marc Escola la compte au nombre de ces caractères qu’il appelle déceptifs, parce qu’on les voit « hésiter (littéralement) entre deux ou plusieurs dénominations, comme si l’image n’admettait pas de se laisser fixer dans un cadre, comme si le texte reconduisait la sémantique morale à ses propres limites36 » ; et cette problématique herméneutique s’y trouve amplifiée, selon lui, « par une thématique qu’on pourrait dire “de l’identité forcée” » :
37 M. Escola, La Bruyère, op. cit., vol. 2, p. 266 (la remarque 141 est citée...
Le jeu du se donner pour semble d’abord devoir permettre de résoudre les difficultés d’interprétation : ce que la logique du comportement a de spectaculairement volontaire ou délibéré permet peut-être de restituer à la conduite sa lisibilité. Mais ce jeu du se donner pour ne fait pourtant qu’inverser le problème, comme en témoigne le caractère de Télèphe : ce n’est pas parce qu’on voit ce que n’est pas un « caractère » que l’on peut pour autant deviner ce qu’il est37.
20L’analyse est indéniablement séduisante. Mais l’enjeu du portrait de Télèphe est-il là – dans cette mise en question (voire en échec) de la taxinomie morale, laquelle s’y trouverait exemplairement confrontée aux apories qui la menacent ? De Télèphe, il est vrai, le moraliste écrit (et Marc Escola retient) qu’« il faut deviner ce qu’il est » : mais comment l’entendre ? À méconnaître ses limites et passer outre la « barrière qui le ferme », à entreprendre « au dessus de son pouvoir » (de ce qu’il peut), à désirer « au delà de sa portée » (de ce qu’il peut atteindre), Télèphe est doublement perdant ; non seulement « on voit clairement » qu’il n’a pas tout l’esprit qu’il pense avoir (on voit donc clairement « ce qu’il n’est pas », ce qui lui fait défaut), mais encore il ne « se montre » que par « son endroit faible », comme il arrive nécessairement et très généralement à quiconque sort des limites de son génie :
38 La Bruyère, op. cit., « Des Jugements », 63 (éd. IV).
¶ Tel a assez d’esprit pour exceller dans une certaine matière et en faire des leçons, qui en manque pour voir qu’il doit se taire sur quelque autre dont il n’a qu’une faible connaissance ; il sort hardiment des limites de son génie, mais il s’égare, et fait que l’homme illustre parle comme un sot38.
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39 J. Rousset, L’Intérieur et l’extérieur. Essais sur la poésie et sur le thé...
21D’où vient, note ironiquement le moraliste, qu’on ne voit pas clairement « ce qu’il est » – ce qu’il y en lui de « bon » et de « louable ». Mais l’on ne sache pas que le discours moral soit ici renvoyé à ses propres limites, sauf à lui tenir compte d’avoir manqué ce qu’il ne visait pas (et sauf à surévaluer la visée taxinomique de La Bruyère) : la question de savoir ce que Télèphe est au juste (« ce qu’il a d’esprit » en valeur absolue), n’est pas seulement posée. Sa consistance morale, ce qui le définit en premier lieu, c’est une disproportion – un rapport de un à dix : il a « dix fois moins [d’esprit], de compte fait, qu’il ne présume d’en avoir ». Et s’il y a bien du jeu dans ce caractère-là, il ne consiste pas à « se donner pour » mais à se prendre pour. C’est le moment de rappeler l’utile distinction établie par Jean Rousset entre « comédiens involontaires » et « comédiens volontaires » : si les seconds, « masqués maîtres de leurs masques, […] se donnent pour ce qu’ils ne sont pas et savent ne pas être », les premiers, en revanche, « voient le monde autre qu’il n’est et se prennent eux-mêmes pour ce qu’ils ne sont pas ; captifs de leur rêve, […] ils ne dupent qu’eux-mêmes39 ». De fait, s’il se rattache au paradigme donné dans la remarque précédente (la distinction entre le masque et le visage permettant de rendre compte, analogiquement, de la différence entre caractère « étranger » et caractère propre), le portrait de Télèphe est celui d’un homme qui ne se sait pas masqué ; incapable de distinguer entre son masque et son visage (entre ce que, de bonne foi, il croit être, et ce qu’il est en effet), Télèphe est en somme un comédien qui s’ignore.
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40 F. Gray, La Bruyère amateur de caractères, Paris, Nizet, 1986, p. 115 (« L...
22Inscrite en filigrane dans le nom même du personnage (le bien nommé Télèphe « étant toujours loin de lui-même et de ses potentiels40 »), cette disproportion (entre l’homme et son image) en explique une seconde (entre l’homme et sa conduite) : il s’agit de montrer que celle-ci résulte (littéralement) de celle-là et d’établir entre elles, par un juste raisonnement, un rapport de cause à conséquence (Télèphe « est donc », dans ce qu’il fait, « dix fois au delà » de ce qu’il peut). Ce « raisonnement » sous-tend le déploiement de la remarque, jusqu’à la phrase conclusive, en forme de péroraison, qui le reprend et le condense :
41 Phrase détachée du portrait qu’elle conclut (par la seule majuscule initia...
C’est un homme qui ne se mesure point, qui ne se connaît point : son caractère est de ne savoir pas se renfermer dans celui qui lui est propre, et qui est le sien41.
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42 Voir aussi la remarque liminaire du chapitre « De la Société et de la Conv...
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43 Cf. le Dictionnaire de l’Académie, op. cit., s.v. « Propre » : « Convenabl...
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44 Voir, à nouveau, ce passage de Morvan de Bellegarde : « On se rend toujour...
23À l’abondance des traits qui composent le portrait succède ici la brièveté d’une définition – où le portrait, pour ainsi dire, se ramasse. Cette économie de moyens est particulièrement sensible dans le second mouvement de la phrase, qui coïncide logiquement avec le second temps du raisonnement (la conséquence). C’est que La Bruyère y comprend « caractère » en plusieurs sens (successivement, voire simultanément) – jouant ainsi, comme il le fait ailleurs, de la polysémie de ce mot42 : ce qui définit Télèphe in fine (son « caractère » au sens de marque distinctive), c’est que son caractère (au sens de comportement) n’est pas celui qui lui convient (« qui lui est propre », c’est-à-dire approprié43), « et qui est le sien » ; on comprend bien que ce caractère (comportement) n’est pas « le sien » en fait (la logique interne de l’énoncé l’exclut évidemment), mais en droit, en tant qu’il coïncide avec son caractère (au sens de nature ou de dispositions, la clausule actualisant in extremis ce troisième sens). En d’autres termes, Télèphe contrevient à une exigence de convenance (ou de juste proportion) entre le sujet et l’action, dont on sait qu’elle constitue, en contexte classique, la pierre de touche du naturel44. La cause de cette disconvenance se trouvait identifiée dans le premier mouvement du raisonnement : l’aveuglement de Télèphe sur son propre compte explique son inaptitude à proportionner convenablement ce qu’il fait à ce qu’il peut, son entêtement à passer la mesure de sa capacité – et cette conduite déraisonnable et mal assortie constitue, en retour, l’indice de son aveuglement.
24Quant au fond, c’est à cette problématique des rapports entre le réglage des conduites et la connaissance de soi-même (comprise en termes d’évaluation) que ressortit non seulement l’implicite leçon du portrait de Télèphe mais encore la cohérence profonde du diptyque (141-142) dans lequel il prend place. On s’avise en effet que Télèphe endosse, au sein de ce diptyque, une fonction similaire, mutatis mutandis, à celle que remplit le sot à l’intérieur de la seconde remarque. Certes, Télèphe n’est pas sot : il a de l’esprit (dix fois moins, au vrai, qu’il ne présume d’en avoir, mais c’est peut-être déjà beaucoup…). Il est toutefois dépourvu de ce discernement à défaut duquel, aux yeux du moraliste, l’homme du meilleur esprit ne vaut guère mieux qu’un sot. D’où vient qu’à l’instar du sot, mais à l’échelle de la série, il constitue le faire-valoir de l’homme en qui, par hypothèse (« s’il est sage »), l’esprit se trouve joint à la sagesse : un homme dont la conduite procède, on l’a vu, de ce qu’il se connaît « inégal », malgré tout son esprit (et l’on peut supputer qu’il en a, au bas mot, dix fois plus que Télèphe…) ; un homme attentif en toutes circonstances – et c’est précisément en ceci qu’il est sage – à prendre la mesure de ce qui lui est possible et de ce qui lui est « propre ».
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45 La Bruyère, op. cit., Préface des Caractères, p. 153 (mes italiques).
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46 Sainte-Beuve, op. cit., p. 409 (il y aurait beaucoup à dire, au reste, sur...
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47 Voir en particulier les chapitres V et VI de l’ouvrage de M. Escola, op. c...
25Que deux remarques contiguës se répondent et se complètent, que leur disposition soit par elle-même éclairante et signifiante, voilà qui, à l’évidence, n’a rien d’exceptionnel dans les Caractères. Le moraliste lui-même attire d’emblée l’attention de son lecteur sur les « raisons qui entrent dans l’ordre des Chapitres, et dans une certaine suite insensible des réflexions qui les composent45 ». Lire le livre de La Bruyère, comme le notait fort pertinemment Sainte-Beuve, ce n’est pas « avoir affaire […] à des fragments rangés les uns après les autres », comme on pourrait d’abord le croire, mais c’est « marche[r] dans un savant dédale où le fil ne cesse pas » : et l’on s’avise, à suivre ce fil assurément ténu, que « chaque pensée se corrige, se développe, s’éclaire, par les environnantes46 ». Aussi, les exemples ne manquent pas du profit que l’on peut retirer d’une lecture attentive à de tels effets de rebond, de reprise, ou d’ajustement focal47.
26Force est pourtant de le constater : si les deux textes étudiés dans ces pages ont été maintes fois glosés, ils ne l’ont guère été que séparément ; et c’est séparément qu’ils ont été l’objet, chacun pour ce qui le concerne, de lectures configurées par le débat sur le statut du caractère – sur sa consistance (perspective anthropologique) et/ou sur sa transparence (problématique herméneutique). En proposant ici de les relire ensemble, en regard l’un de l’autre – quitte à discuter, comme on l’a fait chemin faisant, certaines de ces lectures –, on souhaitait rendre compte des effets de sens remarquables induits par leur contiguïté.
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48 La Bruyère, op. cit., « De l’Homme », 3, p. 397-398.
27On a pu voir ainsi que ces deux textes composent un ensemble thématiquement cohérent, et plus précisément un diptyque antithétique – dont le dispositif est grosso modo comparable à celui qui régit, à plus petite échelle, la structure interne du second. On a pu montrer que deux figures antinomiques (le comédien qui s’ignore et l’homme d’esprit qui se connaît) s’y « donnent du jour l’une à l’autre », en ce qu’elles définissent l’une et l’autre – mais l’une en plein et l’autre en creux – un principe de convenance entre l’homme et sa conduite. En quoi elles dessinent également les contours d’une sagesse à la mesure des hommes tels qu’ils sont : c’est qu’au rebours du « sage qui n’est pas, ou qui n’est qu’imaginaire » – parce qu’il répond, comme l’ont voulu les « Stoïques », à « l’idée d’une perfection et d’un héroïsme dont il n’est point capable » –, le sage au sens où l’entend La Bruyère est celui-là qui sait ce qu’il « est en effet48 », et sait compter avec ce qu’il est en effet. Ainsi s’esquisse un idéal moral fondé sur ce que l’on pourrait appeler, somme toute, un principe de réalité.
Notes
1 C.-A. Sainte-Beuve, « La Bruyère » (1er juillet 1836), dans Portraits littéraires, nouvelle édition revue et corrigée, Paris, Garnier, 1862, p. 411-413. Sainte-Beuve s’inspire ici d’assez près d’un passage de l’Éloge de La Bruyère par Victorin-Fabre, auquel il a du reste pris soin de rendre hommage un peu plus haut (ibid., p. 406) : « La Bruyère est cet homme sage. Il ne chante pas avec un rhume ; c’est-à-dire, il n’écrit jamais que dans ces moments d’inspiration où l’âme vivement frappée des objets, les reçoit et les réfléchit dans le discours comme dans une glace fidèle. La forme seule de son livre pouvait lui permettre d’attendre toujours, et de toujours saisir, ces moments plus ou moins rares. Dans une composition où tout marche et se suit, on est quelquefois entraîné par la suite du raisonnement ou la liaison des idées : […] on est tourmenté du besoin de continuer sa course quand il faudrait se reposer. » (M.-J.-J. Victorin-Fabre, Tableau littéraire du XVIIIe siècle […] suivi de l’Éloge de La Bruyère, Paris, Michaud, 1810, p. 190).
2 Sur la figure du sage chez La Bruyère (son soubassement philosophique et ses enjeux rhétoriques), voir les analyses pionnières de Christine Noille-Clauzade (L’Éloquence du sage. Platonisme et rhétorique dans la seconde moitié du XVIIe siècle, Paris, Champion, 2004).
3 Annotation de P. Soler, à la suite de son édition des Caractères (dans Moralistes du XVIIe siècle, éd. établie sous la direction de Jean Lafond, Paris, Laffont, 1992, p. 1214). E. Bury, dans l’édition procurée par ses soins (Paris, Livre de poche, 1995, p. 444, n.1), signale à son tour l’affleurement du thème de la « fluidité du caractère » ; voir aussi, dans le même sens, les interprétations de J. Brody et de M. Escola, citées et discutées plus loin.
4 La Bruyère, Les Caractères de Théophraste traduits du grec avec Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle, éd. M. Escola, Paris, Champion, 1999, « De l’Homme », 18 (éd. I), p. 409-410.
5 M. Canto-Sperber et A. Fagot-Largeault, art. « Caractère », dans M. Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, 4e éd., Paris, PUF, 2004, vol. I, p. 236.
6 Rappelons que, contre l’idée d’une progressive dissolution de la notion de caractère au fil des éditions (M. Koppish, The Dissolution of Character, Changing perspectives in La Bruyère’s Caractères, Lexington, French Forum, 1981), L. Van Delft tient que La Bruyère, moins « perspicace » qu’un Montaigne ou qu’un La Rochefoucauld, demeure tributaire, pour l’essentiel, d’une anthropologie essentialiste et fixiste (Littérature et anthropologie. Nature humaine et caractère à l’âge classique, Paris, PUF, 1993, en particulier p. 137-148).
7 Observant que « l’anthropologie des Caractères […] est bien plutôt une sociologie », Bérengère Parmentier conclut : « on peut dire sans doute que seul l’homme social est indéfinissable et incertain ; mais qu’il n’y a pas d’autre homme que l’homme social [chez La Bruyère]. » (Le Siècle des moralistes, Paris, Seuil, 2000, p. 132).
8 Cf. M. Escola, La Bruyère, Paris, Champion, 2001, 2 vol., I : Brèves questions d’herméneutique, II : Rhétorique du discontinu ; cette étude est issue de la refonte d’une thèse de doctorat (Rhétorique du discontinu. Rhétorique et herméneutique dans les Caractères de La Bruyère) sous la dir. de G. Forestier, Paris IV, 1995, 2 vol.
9 Voir les Maximes et Réflexions morales extraites de La Bruyère, Genève, 1782 [1re éd. : Paris, 1781], anthologie inspirée des Maximes de La Rochefoucauld : décontextualisé, le 1er alinéa de la remarque 142 forme la « maxime » n° 67 (p. 24) d’un chapitre « De l’Homme » lui-même déplacé (en position liminaire).
10 Pour une analyse détaillée de cette peinture, voir mon étude : « De la constance du sot : un automate de La Bruyère », dans L’Automate, modèle, métaphore, machine, merveille, textes réunis par A. Gaillard, J.-Y. Goffi, B. Roukhomovsky et S. Roux, Bordeaux, PUB, 2012, p. 209-232 ; la présente analyse fait suite à ce travail (mené dans le cadre d’une enquête sur les usages de l’automate de la Renaissance aux Lumières) et qui visait à resituer le texte de La Bruyère dans une histoire des recyclages du concept cartésien de l’animal-machine.
11 Insérées solidairement dans la cinquième édition (1690), au milieu d’une série de remarques ajoutées dans la quatrième –140 en amont, 144-145 en aval (la remarque 143 sera introduite dans la sixième, d’abord sous la forme d’un alinéa supplémentaire) – les remarques 141-142 forment donc une série au sens défini par M. Escola, qui par ailleurs réserve le terme de diptyque aux seules remarques composées de deux alinéas ; j’en étends à dessein l’application à la série étudiée.
12 La Bruyère, op. cit., « De l’Homme », 141-142, p. 444-445.
13 Dans les éditions VI et VII, ce diptyque faisait provisoirement place à un triptyque, dont l’actuelle remarque 143 constituait le troisième volet ; il est intéressant de constater que, dans la huitième édition, le moraliste a souhaité rétablir le dispositif initial (avec ses effets de sens spécifiques).
14 La Bruyère, op. cit., « Des Ouvrages de l’esprit », 55, p. 183.
15 Voir « Des Biens de Fortune », 12 (l’homme d’affaires/l’homme de lettres) ; « Des Biens de Fortune », 83 (Giton/Phédon) ; « Du Souverain ou de la République », 11 (Démophile/Basilide).
16 Au même titre, du reste, qu’à ses doublons métonymiques (« machine », « ressort »).
17 C’est ainsi que l’entend M. Escola : « seul le sot est automate, déclare La Bruyère dans la cinquième édition, quand les hommes du “meilleur esprit” sont inégaux » (Thèse, op.cit., vol. 1, p. 286).
18 M. Escola, La Bruyère, op. cit., vol. 2, p. 102.
19 J. Brody, Du style à la pensée. Trois études sur les Caractères de La Bruyère, Lexington, French Forum, 1980, p. 43).
20 M. Escola, op. cit., vol. 2, p. 265.
21 La Bruyère, op. cit., « De l’Homme », 6 (éd. VI), p. 399.
22 M. Escola, op. cit., vol. 2, p. 265.
23 Ibid., p. 287 et 289.
24 La Bruyère, op. cit., 147 (éd. IV), p. 447 (mes italiques).
25 M. Escola l’entend bien ainsi : « Il n’y a que pour le sot, proche en cela de l’animal-machine cartésien, que le “caractère” coïncide avec la pure nature. Il est dès lors très facile d’en donner le caractère, mais comment faire le portrait d’un homme inégal ? » (Thèse, op. cit., vol. 1, p. 286).
26 Selon Furetière « deux points marquent ordinairement le milieu d’un verset » (Dictionnaire universel, 2nde édition, La Haye, A. et R. Leers, 1701, 3 vol., s.v. « Point », t. III) ; en position médiane, le deux-points marque ici la limite entre les deux premières parties de l’alinéa (illustré, en aval du point, par un exemple analogique qui est comme ajouté).
27 Dictionnaire de l’Académie française, 1re édition (1694), p. 399, s.v. « Esprit » ; dans ce sens, l’esprit et la verve ressortissent à la même isotopie.
28 À la différence des commentateurs mentionnés ci-dessus, le Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française ne s’y trompe pas, qui cite le début de la remarque 142 au titre de cette acception spécifique (Paris, Le Robert, 1992, 9 vol., s.v. « Inégal », t. V, p. 648) ; cette acception (est inégal « ce dont la qualité n’est pas constamment la même ») est couramment attestée dans la langue classique, y compris sous la plume du moraliste : ainsi « Corneille […] est inégal » (« Des Ouvrages de l’Esprit », 54, op. cit., p. 180).
29 M. Ricord, Les Caractères de La Bruyère ou les exercices de l’esprit, Paris, PUF, 2000, p. 14sq.
30 Morvan de Bellegarde, Réflexions sur le ridicule et sur les moyens de l’éviter, où sont représentés les différents Caractères et les Mœurs des Personnes de ce siècle, 2nde éd. augmentée, Paris, J. Guignard, 1697 [1re éd. :1696], « Des contretemps », p. 379.
31 Ibid., « De la Bizarrerie », p. 402.
32 Méré, « De la Conversation », dans Œuvres complètes, éd. Charles-H. Boudhors, Paris, F. Roches, 1930, t. II, p. 107. Sur la vertu d’accommodement, voir également Morvan de Bellegarde (op. cit., « Des Contretemps », p. 378) : « Il y a de certaines gens tout d’une pièce qui ne peuvent accommoder leur rôle aux différentes conjonctures où ils se trouvent […]. » Sur l’idéal de l’honnête homme, voir E. Bury, Littérature et politesse. L’invention de l’honnête homme (1580-1750), Paris, PUF, 1996.
33 Pierre Ortigue de Vaumorière, L’Art de plaire dans la conversation, Paris, Guignard, 1688, Entretien XVI, p. 346.
34 La Bruyère, op. cit., « De l’Homme », 140, p. 444. Il y a donc résonance entre notre série, et la remarque à laquelle il vient s’articuler dans la cinquième édition.
35 L. Van Delft, Littérature et anthropologie, op. cit., p. 166 (voir aussi p. 42). On objectera que cette « barrière qui le ferme » ne suffit pas à définir le caractère de Télèphe : ce qui le définit essentiellement, j’y reviens un peu plus loin, c’est son inaptitude à compter avec cette limite (qui « devrait l’avertir de s’arrêter en deçà »).
36 M. Escola, Thèse, op. cit., vol. 1, p. 320.
37 M. Escola, La Bruyère, op. cit., vol. 2, p. 266 (la remarque 141 est citée immédiatement à la suite de ces lignes).
38 La Bruyère, op. cit., « Des Jugements », 63 (éd. IV).
39 J. Rousset, L’Intérieur et l’extérieur. Essais sur la poésie et sur le théâtre au XVIIe siècle, Paris, Nizet, 1976, p. 143-144 (mes italiques).
40 F. Gray, La Bruyère amateur de caractères, Paris, Nizet, 1986, p. 115 (« Le nom de Télèphe pourrait provenir de tele, “au loin” […] »).
41 Phrase détachée du portrait qu’elle conclut (par la seule majuscule initiale dans le corps de la remarque).
42 Voir aussi la remarque liminaire du chapitre « De la Société et de la Conversation » (op. cit., p. 243 : « Un caractère bien fade est celui de n’en avoir aucun.), et l’analyse de B. Parmentier (op. cit., p. 287-288).
43 Cf. le Dictionnaire de l’Académie, op. cit., s.v. « Propre » : « Convenable à quelqu’un, ou à quelque chose » (acception courante lorsque l’adjectif est attribut et dans ce type de construction) ; mais l’on ne peut exclure un jeu verbal, l’hyperbate (« et qui est le sien ») étant susceptible de réactiver discrètement, a posteriori, le sens ordinaire de l’adjectif en position d’épithète (« Qui appartient à quelqu’un à l’exclusion de tout autre »).
44 Voir, à nouveau, ce passage de Morvan de Bellegarde : « On se rend toujours ridicule, quand on veut sortir de son caractère. Sylvain est né triste et pesant ; il a l’imagination sombre et endormie ; cependant il emprunte des manières folâtres et évaporées, qui ne conviennent point à son génie et à son tempérament : il tâche de faire paraître de la joie dans tout ce qu’il dit : cette joie forcée ne réjouit personne. Sylvain avec cet enjouement artificiel est regardé comme un personnage fort ennuyeux ; tout le monde le fuit ; il déplairait moins s’il n’avait pont tant d’envie de plaire. » (op. cit., « Des Contretemps », p. 381-382). Sur cet enjeu du portrait de Télèphe, cf. B. Tocanne, op. cit., p. 246.
45 La Bruyère, op. cit., Préface des Caractères, p. 153 (mes italiques).
46 Sainte-Beuve, op. cit., p. 409 (il y aurait beaucoup à dire, au reste, sur cette image du labyrinthe et sur sa pertinence).
47 Voir en particulier les chapitres V et VI de l’ouvrage de M. Escola, op. cit., vol. 2, p. 247-338.
48 La Bruyère, op. cit., « De l’Homme », 3, p. 397-398.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Bernard Roukhomovsky
Université Grenoble Alpes (2013 : Université Stendhal Grenoble 3)