La Réserve : Archives Bernard Roukhomovsky

Bernard Roukhomovsky

Henri de Régnier et la vogue de l’autographe : Choses et autres (1925)1

Initialement paru dans : Histoires littéraires, n° 62 (Dossier Henri de Régnier), avril-juin 2015, p. 47-59

Texte intégral

  • 2 Choses et autres. Par-ci, par-là, Paris, É. Champion, 1925 (achevé de tirer...

  • 3 Les Cahiers inédits 1887-1936, éd. par David J. Niederauer et François Broc...

1En juin 1925, Édouard Champion publiait le fac-similé d’un manuscrit d’Henri de Régnier portant pour titre Choses et autres2. Régnier, dans son journal, y fera brièvement allusion lorsque, le 9 avril 1926, après une longue interruption, il reprendra le cours de ses « notes quotidiennes » 3 :

Celles que j’ai déjà prises forment de nombreux cahiers, dont les premiers datent de 1887 ou 1888 et dont j’ai tiré les pages que Champion a publiées en une édition autographiée.

  • 4 Ainsi, ni la chronologie détaillée ni la riche annotation procurées dans NB...

2Force est de constater que cette « édition autographiée » n’a guère, à ce jour, retenu l’attention, si ce n’est celle des collectionneurs et des bibliophiles (auxquels, après tout, elle était destinée). Les bibliographies, le plus souvent, ne la mentionnent pas4. Je voudrais montrer cependant qu’elle mérite examen, et sous un biais qui n’est pas réductible à sa dimension bibliophilique.

  • 5 Selon les termes mêmes de Régnier dans sa lettre à Madeleine Tremblot du 23...

  • 6 Voir Florence de Lussy, « Les fac-similés de manuscrits. Regard de Valéry s...

3Certes, on ne saurait méconnaître ce qu’elle doit aux sollicitations d’un libraire-éditeur étroitement lié à l’essor de la bibliophilie (sollicitations à la mesure de la notoriété considérable qui fut à son époque celle de Régnier). Comme il l’avait fait quelques mois plus tôt (novembre 1924) pour le Cahier B 1910 de Valéry, Champion fit appel aux compétences de Daniel Jacomet, dont le nom est associé à la mise au point d’une technique de phototypie particulièrement perfectionnée, qui permettait d’obtenir des reproductions « d’une exactitude étonnante5 ». Aussi le « procédé Jacomet » ne fut-il pas pour rien dans la vogue des fac-similés de manuscrits d’auteurs au milieu des années 1920. La publication de Choses et autres coïncide avec ce « fait d’époque6 », dont Régnier lui-même, dans un texte quasi contemporain, faisait valoir l’ampleur :

  • 7 « Swinburne et Heredia », dans Vues, Le Divan, 1926, p. 73-74 (« la revue r...

L’autographe est aujourd’hui en haute faveur.
[…] j’en retiens pour preuve la revue récemment fondée et qui est entièrement composée de pages manuscrites d’écrivains d’autrefois et d’auteurs contemporains, ainsi que de nombreuses publications de textes reproduits par procédés phototypiques ou photographiques7.

  • 8 Bertrand Vibert, « Les Cahiers d’Henri de Régnier ou le laboratoire du song...

  • 9 On sait les difficultés financières auxquelles le couple Régnier se trouvai...

  • 10 De là, comme l’on sait, le titre de l’ouvrage (Tel quel, 2 vol., Gallimard...

4C’est que l’autographe procure au lecteur (un lecteur auquel il n’était pas normalement destiné) le sentiment d’entrer, par effraction ou par privilège, dans le jardin secret de son auteur. Et cet aspect trouve une résonance particulière dans le cas qui nous occupe ici, celui de pages que l’auteur a « tirées » de ses cahiers intimes. Or il y a là une difficulté, puisque Régnier « était opposé à toute idée de publication, y compris partielle, de ses Cahiers, sous la forme d’un journal8 ». La publication d’une édition phototypique à tirage limité dérogeait-elle à ce parti pris et, le cas échéant, s’explique-t-elle par des motivations financières9 ? À vrai dire, l’explication est insuffisante. À la différence, en effet, du Cahier B 1910, que Valéry consentit à faire reproduire tel quel10, le manuscrit de Régnier n’était pas celui de l’un (ni de plusieurs) de ses « nombreux cahiers », mais celui d’un texte largement réécrit en vue (ou à l’occasion) de sa publication en fac-similé.

5Quel était donc l’enjeu de cette réécriture ? Achevons de lire la note déjà citée :

  • 11 NB, ibid.

J’ai l’intention de revoir ces cahiers, d’en tirer ce qui peut en être conservé et de les détruire pour qu’ils ne servent pas à quelque utilisation posthume11.

6Il est permis de penser que l’élaboration de Choses et autres peut être mise en relation avec cette intention, que le projet de tirer des cahiers la substance d’un ouvrage qui aurait vocation à leur survivre en révèle après coup la justification profonde et le dessein latent. Pour étayer mon hypothèse, je me propose ici d’examiner cet autographe sous un double point de vue : d’abord (et plus longuement), en tant qu’il est « tiré » des cahiers de l’auteur ; ensuite, en tant qu’il fournit à son tour, en aval, l’ébauche d’un autre texte (« Donc », 1927).

Des Cahiers à Choses et autres : « une espèce de pot-pourri »

  • 12 J’emprunte le terme à Luc Fraisse (« Ces sortes d’objets n’ayant qu’une va...

7La comparaison de notre manuscrit avec le journal de l’auteur montre d’emblée que le premier n’est pas un fragment du second (non plus qu’un simple recueil de morceaux choisis), mais une œuvre originale. Il n’en reste pas moins que non seulement il en recycle la matière, mais qu’en outre il en affecte l’apparence : celle, fragmentaire, d’une série de notes consignées par intervalle et pour soi-même (une apparence d’autant plus convaincante qu’elle se renforce de la « valeur authentifiante12 » du manuscrit). De là le statut très incertain de ces feuillets, qui donnent prise à des lectures bien différentes selon que l’on a pu, par comparaison avec le texte-source, mettre au jour le secret de leur composition ou, qu’à défaut, on l’ignore, à l’instar des lecteurs pour lesquels ils furent conçus.

De la note au fragment

  • 13 Choses et autres (désormais CA), f. 1, 5, 14, 17, 18, 30 (mes italiques).

8D’entrée de jeu, le fragment liminaire tend à donner le change : « J’ai aujourd’hui, ce qui ne m’arrive guère, une après-midi de loisir […] » ; d’autres fragments, de loin en loin, en font autant : « Hier, on dansait, avenue de T. […] » ; « L’autre jour, ma mère m’a parlé de son grand-père et de sa grand-mère […] » ; « Jour de l’an ! Étrennes, cadeaux […] » ; « X. disait l’autre jour […] » ; « J’ai rêvé, l’autre nuit […] »13. S’ils ne sont pas datés, comme le sont dans les Cahiers les passages dont ils sont repris, ils démarquent pourtant l’aspect de ces « notes quotidiennes ». De fait, c’est bien comme un « cahier de notes » que, dans une lettre à Madeleine Tremblot déjà citée, Régnier désigne ces fragments : appellation fort ambiguë, qui ne dit rien du triple processus de sélection, de recomposition et de réécriture dont ils sont le produit.

  • 14 Cf. n. 5 (mes italiques).

  • 15 Ce titre a lui même sa source dans les Cahiers, dans ces lignes du 21 juin...

9La suite, au demeurant, ne l’est pas moins : « Vous trouverez là, ajoute Régnier, disons, une espèce de pot-pourri […]14. » Le mot mérite d’être relevé, parce qu’il met l’accent sur le défaut d’unité d’un ouvrage où se suivent pêle-mêle, et pour notre plus grand plaisir, des anecdotes (sur Gauguin, Mallarmé, Meilhac, la trisaïeule de l’auteur…), des réflexions esthétiques et littéraires (sur Balzac, Giorgione, Lamartine, Loti, Whistler…), des souvenirs (d’enfance, de rêves, de lectures, de voyages…), des maximes et des portraits, des aphorismes et des bons mots… En somme, ce terme glose implicitement le titre que l’auteur donne à son manuscrit15, ainsi désigné par un trait qui ne le distingue en rien du journal dont il est tiré, puisqu’aussi bien ce trait (la disparate thématique et formelle) leur est rigoureusement commun.

  • 16 Je renvoie à la table de concordances procurée dans mon édition (cf. n. 2).

10Ce qui nourrit la confusion, c’est que le même effet de disparate et de discontinu est, dans un cas (les cahiers originaux), la marque d’une écriture au fil des jours et des pensées et, dans l’autre (le vrai-faux « cahier de notes »), celle d’une composition par assemblage de pièces détachées. C’est aussi que les fragments de Choses et autres sont isolés par un dispositif identique à celui qui, dans les Cahiers, délimite les notes (un blanc associé à un trait horizontal ou à une arabesque). La ressemblance est cependant superficielle : tirés de l’abondante matière du journal (les cahiers mis à contribution couvrent une large période qui s’étend du 3 mars 1890 au 3 mars 1924), les deux-cent-huit fragments de Choses et autres y sont recomposés dans un ordre qui leur est propre (qui n’est pas celui du journal et n’est donc pas chronologique)16. Et les effets de cette recomposition sont également locaux, les fragments se donnant à lire dans un contexte modifié. Sur ce double aspect (recomposition, recontextualisations), le fragment suivant fournit un exemple éclairant, puisqu’il condense en un saisissant diptyque deux notes distantes de plus de dix années :

Styles – Celui de C. : Un éclair dans une bouteille d’encre.
Celui de R. : Un volcan qui ne lance que de la cendre. (CA, f. 25).

  • 17 Pour les comparaisons avec le texte des Cahiers (désormais C), je donne ce...

Le style de Claudel, obscur, tortueux, opaque, étincelant, me fait penser à un zigzag de foudre dans une bouteille d’encre… (C, 19 sept. 1905, NAF-14978 / 298 [543]).
Je disais de R., mauvais écrivain tumultueux et terne [:] « C’est un volcan qui ne lance que de la cendre. [»] (C, 30 janv. 1912, NAF-14979 / 38 [642])17.

11Mais notre exemple permet aussi de mesurer l’ampleur des modifications que Régnier fait subir à sa matière première. Les fragments qu’il en détache au fil de relectures et de « collectes » successives sont non seulement redistribués mais également (pour la plupart) retravaillés.

Ratures, cryptonymes et jeu de clefs

  • 18 Paul Valéry, Analecta, Avant-propos de la 1re édition (1926), dans Tel que...

12C’est qu’il s’agit de réécrire, à l’intention d’un lecteur autre, ce qui n’avait été noté que pour soi-même. Comme Valéry, au même moment, le faisait remarquer pour son propre compte, « cette pièce essentielle d’un mécanisme littéraire raisonné18 » est ce qui change tout. Aussi ces réécritures ne visent-elles pas exclusivement à polir un style parfois mal dégrossi.

  • 19 C’est seulement, semble-t-il, dans le dernier temps de la composition de C...

13Il est un signe qui ne trompe pas : il s’agit des ratures. Plus ou moins étendues (du simple mot au fragment tout entier), elles ne marquent pas ici, et pour cause, les tâtonnements d’une écriture de premier jet, mais bien ceux d’une réélaboration. Elles indiquent, çà et là, la décision d’écarter tel fragment primitivement retenu19. Mais surtout, elles sont assez souvent l’indice, à des degrés divers, d’une réticence à confier au public (si restreint soit-il) ce qui ne lui était pas destiné – une réticence qui se fixe par endroit en refus :

Un rêve. Je montais un escalier, un étroit escalier aux marches bien cirées. J’arrivais à une porte ouverte [suivent trois lignes rayées et illisibles]. (CA, f. 13).

Un rêve. Je montais un escalier, un étroit escalier aux marches bien cirées. Au haut de cet escalier, il y avait une porte ouverte et cette porte donnait accès dans une chambre. Dans un lit, un homme était couché, les draps tirés presque au menton, et ce dormeur était Mallarmé. Au pied du lit, une paire de bottines, énormes, démesurées… (C, 11 août 1919, Ms. 6312 / 60 [762]).

  • 20 Bernard Beugnot (dir.), Les Usages du manuscrit, xviie siècle, 192, 1996, ...

14Au haut de cet escalier, la porte s’est refermée sur le secret promis et soudain refusé. Car la rature, ambivalente, ne laisse pas de montrer qu’elle a quelque chose à cacher : elle joue de « l’attrait pour ce qui est secret », constitutif du « statut privilégié du manuscrit20 ». Plus ou moins dense (çà et là, des mots ou des fragments plus légèrement rayés se laissent deviner), elle participe d’une dialectique du montré et du caché, du dévoilement et de l’effacement, à laquelle il est permis de rapporter quelques aspects majeurs de la réécriture des cahiers dans Choses et autres.

  • 21 NB, p. 679. Sur le statut particulier de l’intime dans les Cahiers, voir B...

15S’il est une part de ses cahiers intimes que Régnier répugne à dévoiler, c’est précisément celle qui appartient à l’ordre de l’intime (au sens habituel du terme) : une part éminemment ténue, du reste, « puisqu’une pudeur immuable21 » retient l’auteur du journal d’y raconter sa vie. Cette répugnance (qui a probablement pesé sur la composition même de l’ouvrage) sous-tend bon nombre de modifications apportées au texte-source. Celles-ci consistent par exemple à réattribuer une confidence personnelle à un tiers anonyme (« Il » ou « X. »), comme propos rapporté :

X. me dit : « J’ai peut-être tenté des choses qui dépassaient mon talent, mais, au moins, je n’ai jamais cru les avoir réalisées. » (CA, f. 4).

J’ai peut-être tenté des choses qui dépassaient mon talent, mais je n’ai au moins jamais cru les avoir réalisées. (C, 18 mai 1913, Ms. 6311 / 45 [679]).

16Un autre mode d’intervention, fréquent, consiste à dissocier une observation générale, en forme de maxime, de la confidence intime dont elle était solidaire :

La timidité est une contraction de la sensibilité, une crampe de l’esprit. (CA, f. 2).

La timidité est une contraction douloureuse de tout l’être, une sorte de crampe de l’esprit. J’en ai beaucoup souffert dans ma jeunesse et j’en ai gardé une sorte de raideur. (C, 8 févr. 1913, Ms. 6311 / 19 [667]).

17Reste alors au lecteur pénétrant la possibilité

  • 22 NB, p. 191. Régnier définit ici une manière de lire les maximes de Chamfort.

de reconstituer, si on est un peu expert dans la façon où s’agrègent ces sentences, l’état d’esprit ou le minime événement qui provoqua ces naissances fragmentaires, dénonciatrices ou exutoriales d’une peine personnelle22.

18Mais la discrétion (avec les restrictions qu’elle implique) s’impose également sur une autre matière, abondamment présente dans les Cahiers et plus encore (proportionnellement) dans ce cahier « reconstitué » : les anecdotes et les portraits, où la tonalité satirique et la causticité sont largement dominantes. On devine ce qui motive ici les précautions de l’auteur, assez poli pour ne pas vouloir blesser ceux que, dans son journal, il ne se prive pas de moquer, assez prudent pour ne pas aller au devant de leur courroux. D’où vient qu’il fait, dans Choses et autres, un usage plus étendu des cryptonymes (de simples initiales en lieu et place des noms propres) que dans son journal (où, plus fréquemment, les noms figurent en clair), et surtout un usage différent : simple facilité, dans un cas, que s’accorde à lui-même celui qui n’écrit que pour lui, cryptage nécessaire, dans l’autre, pour les raisons que l’on a dites.

  • 23 Selon que l’initiale est celle du nom masqué ou bien un leurre.

  • 24 Les feuillets reproduits ici (fig. 1 et 2) sont tirés de cet exemplaire, c...

19L’affaire est pourtant plus complexe. À l’instar de la rature, et comme elle plus ou moins transparente23, le cryptonyme suscite le désir de deviner. En quoi il a partie liée, dans le goût des énigmes et des jeux de salon, avec la pratique mondaine du portrait à clef. L’exemplaire offert à Madeleine Tremblot comporte du reste des clefs autographes24, marques de complicité ajoutées au crayon, comme ici :

  • 25 Épouse du peintre post-impressionniste américain.

La vieille Mme G. [clef : Walter Gay25], avec sa robe jaune, son long nez pointu, ressemble à une serine « humanisée » par Grandville. (CA, f. 6).

  • 26 Née Jenny Urquhart, elle avait eu une liaison avec Marie de Régnier, qui l...

Je la [clef : Georgie Raoul-Duval26] regarde, allongée dans le grand hamac suspendu au fond du petit salon. Elle est vêtue d’une robe chinoise et porte des bas verts et des souliers dorés. Son corps a toujours de la souplesse et de la grâce, mais son visage est si fatigué ! Pourtant, parfois, le sourire lui redonne une fugitive expression de jeunesse et, une minute, on retrouve la malice d’autrefois. Par les fenêtres, on aperçoit l’obscurité de la nuit piquée de feux, la Seine, les quais… Au-dessus de la glace de la cheminée, un masque de momie en bois doré songe énigmatiquement. Près de moi, sur une table, il y a un sablier. Le sable qui le remplit a été rapporté du Sahara, subtile pincée ramassée dans le silence du désert, un soir, très loin et, dans l’œuf de verre, elle filtre insensiblement, menue, minutieuse… (CA, f. 8).

  • 27 Excepté dans deux types de cas (rares) : lorsqu’elles ne concordent pas av...

  • 28 C, 25 août 1913, Ms. 6311 / 71 [691].

  • 29 C, 4 janv. 1913, Ms. 6311 / 4-5 [660-661].

20D’un point de vue factuel, ces clefs ne nous apprennent guère plus que les Cahiers27. Leur intérêt consiste en ce qu’elles actualisent une possibilité de lecture à laquelle sans doute ce manuscrit se prête ou se destine en premier lieu : celle d’une lecture anecdotique et mondaine. Cependant, si l’on considère d’un peu plus près les deux portraits ci-dessus, on s’avise que les retouches dont ils ont fait l’objet (effacement de l’identité des modèles et, à très peu près, de toute référence) invitent à les lire sur une autre portée, où l’anecdotique cède la place à l’universel. En détachant le premier de la note qu’il venait clore dans les Cahiers (une brève description de la demeure des Walter Gay)28, notre peintre lui confère la troublante intensité d’une esquisse physiognomonique. Le second, tiré de la relation d’un dîner chez les Raoul-Duval29, est une variation sur le thème (récurrent chez notre auteur) de la fuite du temps, de la jeunesse passée qui ne subsiste qu’à l’état de trace infime et fugitive : une manière de Vanité dont la Marie-Madeleine vieillie emprunterait ses traits à Georgie Raoul-Duval (au motif de la beauté fanée font pendant ceux du masque mortuaire et du sablier, qui rappellent en effet d’assez près l’univers symbolique des Vanités).

21En somme, si ces réécritures signent la mue du « cahiers de notes » en œuvre littéraire, celle-ci n’est pas réductible à un propos divertissant, voire futile, comme pouvait incidemment le donner à penser, par modestie (mais aussi par une forme de politesse consistant à minimiser le présent que l’on fait), le mot de « pot-pourri ». Au contraire, nous avons pu constater qu’elle appelle une tout autre lecture (à tout le moins la rend possible).

De Choses et autres à « Donc » : anatomie d’un recyclage

  • 30 Lettre du 31 juil. 1925, NAF-15571, f. 81-82.

  • 31 « Donc », Paris, Simon Kra-Éditions du Sagittaire (« Les Cahiers nouveaux ...

  • 32 Bernard Roukhomovsky, « Des Cahiers à Donc… Régnier moraliste ? », dans Be...

  • 33 D, p. 5.

  • 34 Tiré à 855 exemplaires, il offre en frontispice le fac-similé d’un autogra...

22À Madeleine Tremblot, que la lecture de ce manuscrit avait tenue éveillée jusque fort tard, Régnier répondit ceci : « Si cela vous empêche de dormir, je n’oserai plus vous envoyer de Choses et autres30. » Est-ce à dire qu’il avait en tête, voire sur le métier, un ouvrage tiré de la même source ? Toujours est-il qu’il publie deux ans plus tard dans la collection des « Cahiers nouveaux » (Simon Kra), et sous le titre de « Donc »31, un ensemble de fragments dont j’ai montré ailleurs qu’ils sont tirés de ses Cahiers32. Si ce « recueil de maximes, d’impressions et d’anecdotes », comme le désignera l’auteur en 192933, répond au même parti pris de variété que Choses et autres, il en diffère évidemment dans sa réalité matérielle. C’est à plus d’un titre pourtant qu’il s’inscrit dans le prolongement des feuillets publiés par Champion (et pas seulement parce qu’il paraît dans une collection semi-bibliophilique34).

  • 35 Ce manuscrit, formé de quarante-trois feuillets, est conservé à la Bibliot...

  • 36 BNF (Département des manuscrits), NAF-15567, f. 151-173 ; la page de titre...

23Commençons par retracer très sommairement l’histoire de ce texte et de ses avatars successifs. Le manuscrit de « Donc » (qui n’est manuscrit qu’à moitié) nous en apprendra l’essentiel. C’est un ensemble hybride, composé de deux séries distinctes de feuillets, réunies sous le titre de Spires35 ; les feuillets de la première série, dactylographiés, sont intercalés parmi ceux de la seconde, manuscrits – à raison d’un sur deux (les deux trames se trouvant ainsi littéralement entrelacées). Les feuillets dactylographiés proviennent d’un jeu d’épreuves établies sur un manuscrit portant pour titre Bribes36 : composé de quelque cent-vingt fragments tirés des Cahiers (aucun d’entre eux ne figurant dans Choses et autres), ce texte est manifestement celui de l’ouvrage que Régnier, à l’automne 1926, projetait de publier. C’est probablement à l’invitation de l’éditeur qu’il décide de donner, selon le mot de La Bruyère, « plus de rondeur » à son ouvrage et de l’enrichir d’une bonne centaine de fragments, greffés sur la trame initiale : ils s’agit bien évidemment des fragments manuscrits, lesquels sont repris, pour le coup, de Choses et autres, avec ou sans modification selon les cas.

24Résumons : les fragments recueillis sous le titre de Spires – puis « Donc » (1927) ou Donc… (1929) – se répartissent en deux ensembles asymétriques ; tous ont leur source dans les Cahiers, mais directement pour les uns (issus de Bribes et repris à l’identique dans Spires), indirectement pour les autres, dès lors que Choses et autres en constitue la source intermédiaire. Pour ces derniers, qui seuls ici nous intéressent, deux cas sont à distinguer. Dans l’un, la source intermédiaire est un simple relais (le fragment se lit dans « Donc » tel qu’il est écrit, ou réécrit, dans Choses et autres) :

Que de gens ne sont supportables que dans la mélancolie ! La gaîté les « endimanche ». (D, p. 129).

Que de
Il y a des gens qui ne sont supportables que dans la mélancolie ! La gaîté les « endimanche ». (CA, f. 20).

Il y a des gens qui ne sont supportables que dans la mélancolie : la gaieté les « endimanche ». (C, 2 août 1908, Ms. 6310 /144 [599]).

25Dans l’autre cas, plus fréquent et plus intéressant, la source intermédiaire est un état intermédiaire (l’auteur s’y reprend à deux fois) ; à preuve, cet exemple où la première phrase coïncide avec l’état définitif, la suite avec l’état primitif :

À Toulon, les Cariatides de Puget, leur belle pierre jaunie, leurs torses musculeux, bombés comme des voiles de navire. Ils sont gonflés comme des outres, ces hercules marins ! Ils semblent avoir trop respiré les vents du large. (D, p. 132).

À Toulon, les Cariatides de Puget, leur belle pierre jaunie, leurs torses musculeux, bombés comme des voiles de navire. Ils sont gonflés comme des outres héroïques, ces Hercules marins ! Ils ont l’air d’avoir trop respiré les vents du large. (CA, f. 20).

J’aime, à Toulon, les cariatides de Puget, soutenant le balcon de l’hôtel de ville, leur belle pierre jaunie, leurs torses musculeux, bombés comme des voiles de navire. Ils sont gonflés comme des outres héroïques, ces Hercules marins. Ils ont l’air d’avoir trop respiré les vents du large. (C, mai 1908, Ms. 6310 / 134 [596]).

26L’analyse de ces réécritures successives donne à voir le trajet que la première correction ne faisait qu’ébaucher, la tendance que la seconde affine ou infléchit. Dans ce troisième exemple, se dessine bien nettement, de la note quotidienne à la maxime morale, un processus qui est à la fois de décantation et de condensation :

Il y a des amitiés d’esprit qui finissent en amitiés de cœur. (D, p. 109).

Il y a des amitiés de l’esprit qui finissent par des amitiés de cœur… (CA, f. 37).

À minuit, j’embrassais Mme G. et certes de bon cœur. Il y a des amitiés de l’esprit qui finissent par toucher le cœur. (C, 1er janv. 1894, NAF-14976 / 176vo [368]).

27Il faudrait pouvoir examiner plus longuement ces réductions à quintessence opérées d’un texte à l’autre, par retouches successives. Mais cet aperçu suffit pour mettre en évidence l’intérêt d’un manuscrit qui se conçoit à la fois comme œuvre en soi et comme matrice d’un autre livre.

 

  • 37 Cf. n. 11.

28La déclaration d’intention d’avril 192637, qui m’a inspiré l’hypothèse brièvement développée ici, ne constitue ni la première ni la dernière formulation d’un dessein fort ancien, et mainte fois reformulé. J’en veux pour preuve ces mots notés sur un calepin en août 1912 :

  • 38 NAF-14982, f. 37vo.

Projets.
Tirer de mes notes journalières un volume d’anecdotes, de scènes, de portraits, de réflexions38.

29Choses et autres est donc bel et bien l’ébauche d’un tel volume, et répond assez exactement à ce programme (qui aboutit, deux ans plus tard, à la publication de « Donc »). Aussi est-il permis d’y voir bien davantage qu’un objet de curiosité bibliophilique. Et si la vogue de l’autographe n’est pas étrangère à la conception d’un tel ouvrage, le projet qui l’a suscitée, quant au fond, est d’une tout autre nature.

30Mais ce projet en apparence assez précis comporte une ambiguïté : le risque est de penser que les Cahiers ne sont, dans cette affaire, qu’un magasin de pièces détachées, un réservoir où notre auteur aura puisé les matériaux d’un ouvrage qui ne leur doit rien d’autre. Les analyses précédentes voulaient esquisser une perspective radicalement différente, en mettant l’accent sur le rapport que ce manuscrit entretient, comme texte et comme objet, avec le genre du journal, qu’il démarque et qu’il détourne. Un genre (devenu forme) dont Régnier, dans un livre exactement contemporain, jouait en romancier :

  • 39 Henri de Régnier, Le Divertissement provincial, Albin Michel, 1925, p. 90-91.

Cette forme de journal, de notes, je l’ai adoptée parce qu’elle m’est commode et convient bien pour que je vous donne une idée exacte et minutieuse de l’existence que je menais à P… Et puis cela coupera avantageusement mon récit. […] Je vous offre donc une suite de pages détachées. Les unes sont pleines ; les autres ne contiennent que quelques lignes, quelques mots39.

Notes

1 Je tiens ici à remercier Bertrand Vibert qui a été à l’origine de ce travail et qui l’a accompagné de ses précieuses remarques et suggestions.

2 Choses et autres. Par-ci, par-là, Paris, É. Champion, 1925 (achevé de tirer le 10 juin) ; composé de trente-huit feuillets in-4o sous jaquette, l’ouvrage fut tiré à cent-cinquante exemplaires (« dont dix sur Japon accompagnés d’une page autographe » et vingt « pour les amis de l’auteur »). Une version numérisée est accessible sur Gallica : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k856185f. On en trouvera par ailleurs la transcription intégrale dans : Henri de Régnier, Donc… précédé de Choses et autres et suivi de Demi-vérités, textes établis et présentés par Bernard Roukhomovsky, préface de Bertrand Vibert, Garnier, 2015 (à paraître).

3 Les Cahiers inédits 1887-1936, éd. par David J. Niederauer et François Broche, Pygmalion/G. Watelet, 2002 (désormais NB), p. 802.

4 Ainsi, ni la chronologie détaillée ni la riche annotation procurées dans NB ne la signalent ; font exception cependant les bibliographies établies par André Guyaux (voir son édition des Romans costumés, Mercure de France, 1992) et par Patrick Besnier (Henri de Régnier, Fayard, 2015).

5 Selon les termes mêmes de Régnier dans sa lettre à Madeleine Tremblot du 23 juillet 1925 (BNF, NAF-15571, f. 70). – On doit également à Daniel Jacomet la phototypie des planches de Yan Bernard Dyl illustrant les sonnets rassemblés dans Le Miracle du fil (S. Kra, 1927).

6 Voir Florence de Lussy, « Les fac-similés de manuscrits. Regard de Valéry sur un fait d’époque », dans Luc Fraisse (dir.), Le Manuscrit littéraire. Son statut, son histoire, du moyen âge à nos jours, Travaux de littérature, XI, 1998, p. 385-398.

7 « Swinburne et Heredia », dans Vues, Le Divan, 1926, p. 73-74 (« la revue récemment fondée » est Le Manuscrit autographe, créée par Auguste Blaizot).

8 Bertrand Vibert, « Les Cahiers d’Henri de Régnier ou le laboratoire du songe », dans Cécile Meynard (dir.), Les Journaux d’écrivains : enjeux génériques et éditoriaux, Bern, Peter Lang, 2012, p. 163-177 (ici p. 174).

9 On sait les difficultés financières auxquelles le couple Régnier se trouvait alors confronté ; peut-être ne furent-elles pas étrangères à la publication, à quelques jours d’intervalle, d’une édition phototypique d’un manuscrit de Marie : Vingt poèmes de Gérard d’Houville [phototypie réalisée par Daniel Jacomet], Paris, É. Champion, 1925.

10 De là, comme l’on sait, le titre de l’ouvrage (Tel quel, 2 vol., Gallimard, 1941-1943) dans lequel Valéry reprendra ce texte, avec d’autres fragments de ses cahiers.

11 NB, ibid.

12 J’emprunte le terme à Luc Fraisse (« Ces sortes d’objets n’ayant qu’une valeur de fantaisie… », dans Le Manuscrit littéraire, op. cit., p. 10 ; italiques de l’auteur).

13 Choses et autres (désormais CA), f. 1, 5, 14, 17, 18, 30 (mes italiques).

14 Cf. n. 5 (mes italiques).

15 Ce titre a lui même sa source dans les Cahiers, dans ces lignes du 21 juin 1916 qui suivent de près celles dont Régnier a tiré les deux premiers fragments : « Toujours même vie. Choses et autres. […] » (NB, p. 715). En contexte, la locution évoque la menue monnaie des occupations d’une existence monotone et dispersée ; ce motif reste sous-jacent dans l’emploi métadiscursif qu’elle endosse comme titre (renforcée du sous-titre Par-ci, par-là).

16 Je renvoie à la table de concordances procurée dans mon édition (cf. n. 2).

17 Pour les comparaisons avec le texte des Cahiers (désormais C), je donne celui-ci en italiques, en seconde position, et le cite d’après les manuscrits originaux, conservés pour une part à la BNF (NAF 14974-14980) et pour une autre à la Bibliothèque de l’Institut (Ms. 6310-6313) ; les références se lisent ainsi : C, date de la note citée, cote du manuscrit / n° du feuillet [no de la page correspondante dans NB].

18 Paul Valéry, Analecta, Avant-propos de la 1re édition (1926), dans Tel quel, op. cit., rééd. Gallimard, 1996, p. 371 (cet avant-propos esquisse une analyse de la spécificité de l’écriture pour soi).

19 C’est seulement, semble-t-il, dans le dernier temps de la composition de Choses et autres que Régnier a recours à la technique du « repérage préalable » adoptée dans la suite pour l’élaboration de Donc…

20 Bernard Beugnot (dir.), Les Usages du manuscrit, xviie siècle, 192, 1996, p. 445.

21 NB, p. 679. Sur le statut particulier de l’intime dans les Cahiers, voir Bertrand Vibert, art. cit. (cf. n. 8).

22 NB, p. 191. Régnier définit ici une manière de lire les maximes de Chamfort.

23 Selon que l’initiale est celle du nom masqué ou bien un leurre.

24 Les feuillets reproduits ici (fig. 1 et 2) sont tirés de cet exemplaire, conservé au Département des manuscrits de la BNF (NAF-15568). Il est probable que Régnier, en grand lecteur de La Bruyère (et dans un temps où l’on lisait ses « caractères » comme des portraits clefs), prit un malin plaisir à ces annotations.

25 Épouse du peintre post-impressionniste américain.

26 Née Jenny Urquhart, elle avait eu une liaison avec Marie de Régnier, qui lui dédiera son second roman (L’Esclave, Calmann-Lévy, 1905).

27 Excepté dans deux types de cas (rares) : lorsqu’elles ne concordent pas avec le texte des Cahiers (l’auteur réfère un même portrait à un autre modèle) ; lorsqu’elles fournissent une information qui n’y est pas donnée (le nom n’y apparaît pas en clair).

28 C, 25 août 1913, Ms. 6311 / 71 [691].

29 C, 4 janv. 1913, Ms. 6311 / 4-5 [660-661].

30 Lettre du 31 juil. 1925, NAF-15571, f. 81-82.

31 « Donc », Paris, Simon Kra-Éditions du Sagittaire (« Les Cahiers nouveaux »), 1927. L’édition collective parue deux ans plus tard (Lui ou les Femmes et l’amour suivi de Donc… et de Paray-le-Monial, Mercure de France, 1929) fournit (sous un titre légèrement modifié) l’état définitif ; mes références vont à cette édition (désormais D).

32 Bernard Roukhomovsky, « Des Cahiers à Donc… Régnier moraliste ? », dans Bertrand Vibert (dir.), Henri de Régnier, tel qu’en lui-même enfin ?, Classiques Garnier, 2014, p. 273-292.

33 D, p. 5.

34 Tiré à 855 exemplaires, il offre en frontispice le fac-similé d’un autographe de Régnier. Sur cette collection, voir François Laurent et Béatrice Mousli, Les Éditions du Sagittaire, 1919-1979, IMEC, 2003, p. 110sq.

35 Ce manuscrit, formé de quarante-trois feuillets, est conservé à la Bibliothèque de l’Institut (Ms. 6306/3) ; pour une description plus complète, voir à nouveau mon édition.

36 BNF (Département des manuscrits), NAF-15567, f. 151-173 ; la page de titre porte la mention « Manuscrit à remettre le 30 Nov. 26 » et une dédicace « à ma chère Madeleine » (Madeleine Tremblot).

37 Cf. n. 11.

38 NAF-14982, f. 37vo.

39 Henri de Régnier, Le Divertissement provincial, Albin Michel, 1925, p. 90-91.

Annexes

 

Fig. 1. Henri de Régnier, Choses et autres (1925), exemplaire offert à Madeleine Tremblot avec clefs autographes, feuillet 2. © Cliché Bibliothèque nationale de France.

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Fig. 2. Henri de Régnier, Choses et autres (1925), exemplaire offert à Madeleine Tremblot avec clefs autographes, feuillet 10. © Cliché Bibliothèque nationale de France.

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Pour citer ce document

Bernard Roukhomovsky, «Henri de Régnier et la vogue de l’autographe : Choses et autres (1925)1», La Réserve [En ligne], La Réserve, Archives Bernard Roukhomovsky, mis à jour le : 01/11/2017, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/reserve/376-henri-de-regnier-et-la-vogue-de-l-autographe-choses-et-autres-1925-1.

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