La Réserve : Archives Bernard Roukhomovsky
Des effets merveilleux de l’optique : un conte méconnu d’André-François Deslandes
Initialement paru dans : Féeries, n° 2 (« Le conte oriental »), mars 2005 (Grenoble, Ellug), p. 259-282
Texte intégral
Serons-nous les seuls privés du plaisir d’observer de si grandes merveilles ? Non seulement c’est ici le triomphe de l’Optique ; mais quoi ! c’est encore celui de la Morale.
A.-F. Deslandes, L’Optique des mœurs.
-
1 Je me réfère aux propositions présentées oralement par Jean-François Perrin...
1Miraculeuses anamorphoses, prodiges catoptriques, cristal magique ou lunette merveilleuse…, les enchantements de l’optique, on le sait, tiennent peu ou prou de la merveille. D’où vient que le conte de l’âge classique fait un si bon accueil à la thématique optique : les lecteurs de Perrault, ceux de Madame d’Aulnoy, entre autres, en savent quelque chose1.
-
2 La Rochefoucauld, maxime 104. Exemple, s’il en est, de métaphore recyclable...
-
3 Sur l’articulation morale/optique, voir L’Optique des moralistes de Montaig...
-
4 Voir l’excellente synthèse procurée par Philippe Hamou, Voir et connaître à...
2Or, si elle a bien des choses à voir avec le conte, l’optique regarde également la morale, par un biais différent mais de tout aussi près : les effets merveilleux de la perspective, de la réfraction, de la réflexion… offrent aux moralistes un réservoir de métaphores (« Les hommes et les affaires ont leur point de perspective…2 »), mais aussi – et c’est finalement le plus décisif – des paradigmes d’analyse et de modélisation3. Concurremment aux contes, et comme en résonance avec eux, les morales du grand siècle sont globalement tributaires d’un imaginaire optique d’autant plus prégnant qu’il s’élabore et se diffuse dans de nombreux secteurs de la culture classique (sciences et techniques, théories de la connaissance, esthétique picturale…)4.
3Les moralistes du siècle suivant (nombre d’entre eux tout au moins) en sont encore imprégnés : ils le sont à des degrés divers, à raison, peut-être, de leur implication dans le recyclage de la morale classique. André-François Deslandes (1690-1757) est de ceux-là, et ce n’est pas par hasard que, reprenant à son compte, au tout début de ses Réflexions sur les grands hommes qui sont morts en plaisantant (1712), les vues désenchantées des moralistes chrétiens (non sans en modifier radicalement l’horizon), il fait sienne aussi leur dilection pour la métaphore optique :
5 André-François Deslandes, Réflexions sur les grands hommes qui sont morts e...
La condition d’autrui paraît plus agréable que la nôtre, parce qu’elle nous est moins connue. Elle ressemble à ces figures d’Optique, qui de loin représentent une ville, ou une maison, et qui de près ne sont qu’un amas de traits grossiers et confus5.
Et il en va de même, trois ans plus tard, lorsque, dans L’Art de ne point s’ennuyer, il fait retour à la question, rebattue mais centrale, de l’amour-propre :
6 » L’Art de ne point s’ennuyer, Paris, Etienne Ganeau, 1715, p. 4-5. On reco...
Une fine méditation apprend à l’homme ce qu’il doit à l’intérêt ou à l’amour-propre. Plein des idées qu’elle lui inspire, il se ménage un point de vue auquel il puisse rapporter tous les objets qui l’environnent. Ses démarches et ses pensées ne s’en écartent jamais. En effet un voisinage trop prochain ou un trop grand éloignement exposent les yeux à des erreurs grossières : on n’évite ces deux extrémités que par une sorte d’étude qui suppose beaucoup d’exactitude dans l’esprit : et cette étude est le premier caractère qui marque les grands hommes6.
-
7 La métaphore optique, on le sait, est soluble dans le lexique. Un exemple (...
Aussi n’en finirait-on pas de recenser, dans les textes de cet auteur, et singulièrement dans ses œuvres morales, les affleurements protéiformes d’un imaginaire optique en partie façonné par les moralistes classiques, tantôt cristallisé dans des figures élaborées, tantôt disséminé en de fugitives notations ou dilué dans un abondant lexique visuel7.
-
8 F. Salaün désigne ainsi ce texte dans L’Ordre des mœurs. Essai sur la place...
-
9 [André-François Deslandes,] L’Optique des mœurs, opposée à l’optique des co...
4Or, de ces affinités électives entre l’optique et le discours moral, Deslandes entreprend de faire… un conte : manière originale d’orchestrer les résonances entre les trois champs (l’optique, le conte, la morale), et de rappeler que si le moraliste est celui-là qui n’a pas vocation à s’en laisser conter, il ne lui est pas interdit de le dire en contant. Quelque trente ans après les Réflexions, rompu à l’exploration des registres les plus variés (de la morale mondaine au conte allégorique, du traité scientifique à l’histoire de la philosophie, du récit de voyage à la poésie…), il tire en effet de l’idée d’un modèle optique de l’analyse morale le sujet – et le titre – d’un « petit conte philosophique8 » publié anonymement : L’Optique des mœurs, opposée à l’optique des couleurs9.
-
10 La publication de ce conte en édition séparée (édition parue sans mention ...
-
11 Londres, Samuel Harding, 1742.
-
12 L’Ordre des mœurs…, ouvr. cit., p. 190-192.
5On trouvera ci-après le texte de ce conte, dans une édition critique établie par nos soins. Paru vraisemblablement en 174110, repris dans la deuxième édition de Pigmalion, ou la Statue animée11, ce texte n’a pas été réédité depuis lors. Globalement négligé par la tradition critique – si l’on excepte la brève analyse que lui consacre Franck Salaün12 –, ce « petit conte », si bref soit-il, mérite à notre sens d’être redécouvert, comme l’ont été par ailleurs d’autres parties de l’œuvre abondante et bigarrée de son auteur.
1. Dispositifs : figures du jugement moral
-
13 C’est sous cette signature cryptée, déjà, que Deslandes avait fait paraîtr...
-
14 Cette prise en compte des interactions psychosomatiques prend une signific...
6Le texte se donne pour une lettre de l’auteur (M. D***)13, « confiné en Province », à un correspondant parisien : lettre dans laquelle D*** prétend reproduire « un extrait », habilement mêlé de « quelques réflexions », de celle que l’Abbé Pietro Ziani lui a fait parvenir pour lui apprendre des « nouvelles assez curieuses » de Venise. Pour étayer la fiction d’une histoire vraie recueillie de source sûre, D*** précise que l’Abbé Ziani « a tout vu lui-même ». L’histoire rapportée par l’Abbé est celle du succès de deux médecins arabes qui ont jeté Venise « dans une agitation extrême » par leur singulière « manière d’exercer la Médecine » : de fait, « ils ne se servent pour cela que de miroirs convexes et concaves, de loupes, de lunettes, de microscopes », sans oublier « la machine optique appelée chambre obscure ». Bref, « toute leur science est optique », et elle s’applique non seulement aux maladies du corps, mais encore (et surtout) à « celles qui font souffrir l’âme et le corps également, ou tout au moins en raison réciproque des forces de l’une et de l’autre14 », en particulier « toutes ces passions […] qui empêchent de distinguer le vrai du faux » : aussi, c’est de toutes parts que les Vénitiens accourent pour « observer de si grandes merveilles ».
7Il est à remarquer que le dispositif textuel est constitué lui-même sur le modèle d’un dispositif optique à triple focale : regard de l’Abbé vénitien, regard de l’épistolier provincial, mais aussi regard du destinataire parisien (crédité de « beaucoup de goût et de discernement »). Ce troisième regard est en effet sollicité par la question faussement naïve et tout empreinte d’ironie que le provincial soumet pour finir à son destinataire : il s’agit de savoir quel accueil, le cas échéant, les Parisiens réserveraient aux deux Arabes, et quel usage ils feraient de leur science – question qui ne s’adresse pas tant, au bout du compte, à ce destinataire, qu’à celui dont il occupe la place, c’est-à-dire au lecteur. Or le lecteur, pour peu qu’il ait un tant soit peu « de goût et de discernement », se doute bien, pour sa part, que la réponse est dans la question.
-
15 Cette pointe (au double sens de chute et de raillerie piquante) actualise ...
-
16 Voir à ce sujet J.-V. Blanchard, « La catoptrique dévote : les miroirs et ...
8La question (ou la réponse qui est dans la question) fait en effet fonction de pointe, et parce qu’elle indique in fine le mobile du destinateur et la raison de sa lettre, et parce qu’elle met en relief, par un ultime effet d’ajustement focal, la visée satirique du conte15. C’est que l’appareillage optique de nos deux médecins moralistes est susceptible de donner lieu à deux sortes d’usages opposées, à l’instar de ce miroir à double face – miroir de vanité d’un côté (« on s[‘y] voit tel qu’on se croit être, c’est le pur ouvrage de l’amour-propre »), miroir de vérité de l’autre (« on s[‘y] voit tel qu’on est effectivement, c’est l’ouvrage moins flatteur de la vérité ») – qu’ils font voir à leurs visiteurs et qui ne laisse pas de rappeler les variations de la catoptrique dévote sur le thème de l’ambiguïté des miroirs16. Dès lors, on devine aisément lequel de ces deux usages fait le succès de nos Arabes – et ferait éventuellement leur succès parisien : « le triomphe de l’Optique » n’est pas toujours… « celui de la Morale », il ne le serait pas davantage à Paris qu’à Venise, et probablement moins encore ! C’est là, si l’on veut, la « morale » de ce conte (ou sa pointe).
-
17 Sur ce point, voir en particulier Carl Havelange, De l’œil et du monde. Un...
9Le double jeu des instruments d’optique se prête donc au double jeu de ceux qui, « gens indulgents à leur propre mollesse », sont « contre autrui si sévères crieurs » : il s’accommode, en somme, à leur duplicité, il en déchiffre la figure, que la machine optique appelée conte révèle à nos yeux de lecteurs. Aussi bien, et dans la mesure même où, selon le côté par lequel on s’en sert, les instruments de cette « optique des mœurs » sont ceux de la vérité ou ceux de la vanité, ils sont susceptibles de donner lieu à un double investissement métaphorique17.
10D’un côté, donc, certains motifs instrumentaux (miroirs, microscopes, chambre obscure, d’autres encore…) se donnent comme figures d’un regard qui ne vise à rien moins – parce qu’il est regard (ou, par métaphore, jugement) de moraliste –, qu’à percer « l’écorce » des mœurs et connaître « l’intérieur des hommes », dont on ne distingue ordinairement que « la première superficie ». En quoi ce regard a vocation, dans l’ordre qui est le sien (celui du jugement moral), à faire advenir à la visibilité ce qui est au delà ou en deçà du visible, tout comme les instruments sur lesquels il prend modèle permettent de le faire dans l’ordre de l’expérience physique. Sous cet angle, il y lieu de comparer l’importance dévolue par Deslandes aux dispositifs instrumentaux dans son Optique des mœurs, au privilège épistémologique que le même Deslandes, en promoteur de la connaissance expérimentale, accorde aux instruments d’optique dans ses écrits scientifiques :
18 A.-F. Deslandes, Discours sur la manière de faire des expériences, dans Re...
[…] comme les Philosophes veulent toujours aller plus loin que les autres hommes, piqués sans doute d’un désir curieux d’approfondir les choses et de les connaître en elles-mêmes, ils sont obligés de recourir à divers instruments ménagés avec art, pour perfectionner leurs sens, pour conduire à quelque chose de plus fin et de plus décisif. Et ce sont ces instruments, que la Philosophie expérimentale doit rechercher, qu’elle doit apprendre à manier adroitement, afin de parvenir au but qu’elle se propose, et d’y parvenir de la manière la plus avantageuse.
En effet, quoiqu’on eût des yeux pour se conduire et pour discerner les objets les uns des autres, n’est-il pas vrai cependant que les hommes étaient des espèces d’aveugles avant la découverte des Microscopes et des Télescopes : d’un côté, ils ne connaissaient le ciel que de vue, si j’ose parler ainsi, et de l’autre, tous ces infiniment petits dont la terre est parsemée échappaient à leurs faibles regards. Des instruments utiles furent enfin inventés, des verres furent taillés suivant de certaines règles, et aussitôt un nouveau monde se montra, un monde ignoré jusqu’alors18.
11Pour autant, les instruments que Deslandes, dans l’espace d’un petit conte, met à la disposition de deux médecins de fantaisie pour leur permettre de venir à bout de l’opacité des conduites humaines, peuvent tout aussi bien – dans la mesure où lesdits médecins, s’ils ne manquent pas de clairvoyance, ne manquent pas non plus d’habileté ni de sens politique – faire le jeu de la vanité de leurs malades, à l’instar de « ces miroirs qui embellissent, et qui font par une douce imposture qu’on se rit, qu’on se plaît à soi-même ». D’où vient que les effets merveilleux de l’optique se donneront à lire, concurremment, comme figures des distorsions que l’amour-propre fait subir aux jugements que les hommes portent sur leurs semblables et sur eux-mêmes, des stratagèmes illusionnistes qu’il oppose aux stratégies du regard analytique ; qu’ils dessineront aussi les figures du regard émerveillé, prompt « à glisser sur tout […] sans s’arrêter à rien, sans rien approfondir ».
12Cependant, et c’est là le plus important, par quelque côté que l’on prenne la métaphore optique (ou l’instrument d’optique en tant que métaphore), celle-ci (ou celui-ci) se révèle apte à rendre compte, analogiquement, de tout cela qui a trait à l’évaluation et à l’explication des conduites humaines (et qui s’appelle, en un mot, la morale). Convenons-en, il n’y a rien là de bien nouveau, et l’on ne doit certes pas à Deslandes d’avoir inventé cet usage heuristique de la métaphore optique dont les moralistes du grand siècle, à commencer par Pascal, ont su tirer le parti que l’on sait. On lui doit toutefois, et ce n’est pas tout à fait négligeable, de l’avoir thématisé sous la forme d’un conte ou, si l’on préfère, d’avoir écrit le conte dont la métaphore optique (l’optique des mœurs comme métaphore) enferme la matrice. Quant à cet usage qu’il n’a pas inventé – l’application des catégories de l’optique à l’analyse des conduites –, on lui doit néanmoins d’en avoir condensé l’idée dans une formule simple et vigoureuse qui lui fournit le titre de ce conte : L’Optique des mœurs.
-
19 Mersenne, L’Optique et la catoptrique du Révérend Père Mersenne, minime, P...
-
20 Ainsi : « Les prédicateurs peuvent […] user de ces figures pour exprimer...
-
21 Ibid., p. 6.
13On objectera que la formule elle-même n’est pas radicalement nouvelle, et qu’elle rappelle en gros celle qui vient sous la plume de Marin Mersenne au milieu du siècle précédent, lorsqu’il recommande « à ceux qui veulent tirer du profit spirituel de tout ce qu’il y a de plus excellent dans toutes les sciences, de moraliser toute l’optique19 » : à l’instar des représentants de la catoptrique dévote, le Minime entend en effet proposer des lois de l’optique une interprétation allégorique (c’est là précisément ce que « moraliser » veut dire dans ce contexte et sous sa plume) et par là constituer l’optique en magasin de figures à l’usage des prédicateurs20 – ce qui permet de faire valoir le fruit qu’elle peut « produire dans les bons esprits, qui savent rapporter toutes les connaissances à Dieu21 » et, partant, de prévenir la possible rupture entre la science et la foi. Certes, dans la mesure où, en plus de sa fonction d’ornatus scientifique appelé à faire valoir « l’industrie » de l’orateur sacré, la figure optique est investie par Mersenne d’une valeur explicative, son projet de moraliser l’optique contribue probablement à ouvrir la voie à celui d’une optique des mœurs. Il reste que les deux formules ne se ressemblent que de loin et que la seconde enferme une idée toute différente, selon laquelle les catégories de l’optique sont opératoires dans l’ordre des mœurs et de la science des mœurs.
14C’est bien là ce que veut dire, d’entrée de jeu, le titre de ce conte : si « l’optique des mœurs » est « opposée à celle des couleurs » (c’est-à-dire, comme on va le voir, à celle du P. Castel), c’est dans la mesure où, comme il y a une optique des couleurs (appliquée ou spécifique à l’analyse des couleurs), il y a une optique des mœurs (applicable ou spécifique à l’analyse des mœurs).
2. Intertextes et points de fuite
-
22 Ouvr. cit., p. 290, n. 63 : C. Havelange signale, dans le registre « de l’...
15Par son titre même, c’est comme exemple d’exploration littéraire de la thématique optique que notre conte, semble-t-il, se recommande à l’attention – et c’est précisément sous ce rapport qu’il est brièvement signalé par Carl Havelange dans son Histoire du regard au seuil de la modernité22 –, ou plus précisément comme exploration des interférences entre les thématiques optique et morale.
-
23 L’Ordre des mœurs…, ouvr. cit., p. 190-192.
-
24 Voir l’analyse de F. Salaün, ouvr. cit., p. 193-195.
16Mais on est en droit de penser que cet aspect, si fécond soit-il, n’en épuise pas l’intérêt, et qu’il occulte au surplus tout ce par quoi le texte de Deslandes rompt avec la topique des moralistes classiques, ou – plus exactement – reconfigure cette topique à l’intérieur d’un cadre doctrinal profondément remanié : et sans doute il convient de ne pas perdre de vue que, si des questions « classiques » (à commencer par celle de l’amour-propre) continuent à se poser ici en termes d’optique, elles se posent néanmoins sur des bases nouvelles (et non plus comme elles se posaient en contexte augustinien notamment). La lecture en clé matérialiste rapidement esquissée par Franck Salaün est à cet égard stimulante23. Il ne manque pas d’indices pour l’étayer : effets de sens induits par la publication de notre conte à la suite de Pigmalion ou la Statue animée, dans la deuxième édition de ce texte à très forte coloration matérialiste24 ; épigraphe tirée du De Divinatione, marque d’adhésion à une démarche de pensée qui substitue l’approche philosophique à une lecture religieuse des phénomènes.
17Pourtant, il serait contraire à la méthode expérimentale définie par Deslandes lui-même de se condamner à ne lire ce conte que « d’un certain biais » :
25 A.-F. Deslandes, Discours sur la manière de faire des expériences…, ouvr. ...
Embrasser un système aujourd’hui, c’est presque se condamner à ne voir les choses que d’un certain biais, et éviter de les voir de tout autre ; c’est se mettre sur les yeux un verre teint d’une couleur particulière, sans s’embarrasser si ce verre altèrera les objets, ou même s’il les ternira. Il faut donc être délivré de tout parti, avoir secoué toute autorité, pour entreprendre de bien faire des expériences25.
-
26 Le présent travail s’inscrit dans le cadre de la rédaction d’un ouvrage co...
18Il n’y pas lieu, pensons-nous, de choisir entre deux systèmes de lecture, dont l’un viserait à mettre en évidence les enjeux doctrinaux de ce conte – c’est-à-dire à le situer dans une histoire de la pensée des Lumières et de sa mise en fiction –, et dont l’autre consisterait à l’étudier comme avatar littéraire de l’imaginaire optique – et plus précisément à le situer dans une histoire (qui reste à faire26) des réélaborations du paradigme optique en science des mœurs et de sa thématisation. S’il est une expérience de lecture que ce conte, à notre sens, appelle, c’est celle qui consisterait à le situer au point où ces deux histoires se recoupent. La pertinence de ce double éclairage apparaît au reste entre les lignes, c’est-à-dire au travers des citations qui, dans les interstices de cet écrit clandestin, en indiquent obliquement le double point de fuite de fuite.
-
27 L’Optique des couleurs, fondée sur les simples observations, et tournée su...
-
28 J. Ehrard, L’Idée de nature en France à l’aube des Lumières, Paris, Flamma...
-
29 Ibid., p. 88.
-
30 Sur la contribution de Deslandes à la diffusion du newtonisme en France, v...
19Ceci vaut en premier lieu pour ce qui concerne la référence – éminemment polémique – au Père Castel, qui se donne à lire en effet, dans ce conte, sur une double portée. Elle y tient de toute évidence une place importante, puisque le titre du conte joue avec celui du traité sur L’Optique des couleurs que le jésuite a fait paraître en 1740 et qui se conçoit comme une critique de la théorie newtonienne des couleurs27, puisque le texte du conte joue avec celui dudit traité (assez librement cité par deux fois), et puisque son auteur est mentionné par ailleurs à deux reprises et de façon particulièrement sarcastique, d’abord comme génial inventeur d’un clavecin oculaire, ensuite (en fin de texte) comme brillant savant parisien. La quintuple charge qui vise ici l’auteur de L’Optique des couleurs est à la mesure de « la place qu’il a pu tenir dans la vie intellectuelle de l’époque », place que « nous ne devons pas sous-estimer »28. Elle doit être en particulier replacée dans le contexte des débats d’époque autour des thèses newtoniennes, débats dans lesquels et Castel et Deslandes sont fortement impliqués, mais de part et d’autre de la ligne de front, puisque le premier appartient à cette « étrange coalition […] des opposants à Newton en France dans le second quart du siècle29 » quand le second, pour l’essentiel, est de ses partisans30. D’où vient que, pour celui-ci, une occasion de railler celui-là est toujours bonne à prendre… L’occasion est trop belle, par exemple, dans Pigmalion, lorsque la Statue, ayant éprouvé « pour la première fois » une « volupté » qui lui « plut extrêmement », s’avise d’en redemander :
31 Pigmalion, ou la Statue animée, Londres, S. Harding, 1741, reproduit dans ...
Le R. P. Castel a dit en propres termes dans sa Mathématique universelle etc. Un n’est rien, deux sont quelque chose, trois sont beaucoup, et quatre sont trop. Pigmalion avait bien une autre Arithmétique, et, ce me semble, plus au goût des Dames31.
-
32 M. Blay, art. cit.
20Au-delà des questions d’optique, ces prises à partie recouvrent un antagonisme doctrinal de très large portée. Pour autant, la question d’optique est bel et bien à l’arrière-plan de ce conte qui se donne pour projet (comme son titre l’indique) d’opposer deux optiques, celle des mœurs à celle des couleurs. Plus précisément, la question posée par L’Optique des couleurs (question dont Michel Blay a mis en évidence les implications épistémologiques), est celle du statut privilégié dévolu au prisme par la théorie newtonienne des couleurs – statut que le P. Castel lui refuse32, et que Deslandes, en partisan de ladite théorie, lui reconnaît de son côté sans réserve :
33 A.-F. Deslandes, Discours sur la manière de faire des expériences, ouvr. c...
Rien n’est plus admirable que toute cette théorie des couleurs : et ce qu’il y encore de plus admirable, c’est qu’un prisme de verre suffit pour se mettre en possession de toutes les richesses qu’elle offre à l’esprit33.
-
34 Nos italiques.
-
35 Claude-Nicolas Le Cat, Traité des sensations et des passions en général, e...
-
36 Sur la prégnance du modèle anatomique chez les moralistes classiques, voir...
Ce n’est donc pas par hasard que nos deux Arabes et les deux ermites habillés de noir venus leur rendre visite se font l’écho de cette admiration : « le système des couleurs de Newton », auquel ce « préambule » scientifique donne valeur d’exemple, leur « parut admirable […] : on rendit justice à ce grand homme qui, au moyen de son prisme, avait, pour ainsi dire, décomposé les rayons du soleil et fait l’anatomie des couleurs mêmes »34. Or, la métaphore anatomique (car c’est bien « pour ainsi dire », c’est-à-dire, par métaphore, dans le sens littéral du terme, qu’il est ici question d’une « anatomie des couleurs ») est particulièrement éclairante : elle fait valoir que le prisme, qui est « le scalpel dont Newton s’est servi pour disséquer la lumière35 », fournit le modèle d’un regard analytique, d’un regard qui dissèque et qui distingue, et par là même un modèle opératoire pour la science des mœurs (qui s’est justement appelée, comme on le sait, « l’anatomie morale36 »).
21Ce modèle opératoire est bien ici la pierre de touche entre les deux optiques, celle « des mœurs » (placée sous le parrainage emblématique de Newton et de son prisme) et celle « des couleurs » (du P. Castel). Quoiqu’il soit « nuancé au parfait » et « comme à l’infini ou à l’imperceptible au moins », et pourvu que l’intéressé dispose des lunettes appropriées, le « cercle de couleurs » ironiquement emprunté, pour les besoins de la démonstration, à l’auteur de L’Optique des couleurs, vient à « se débrouiller peu à peu […] pour présenter enfin au malade comme l’histoire et quelquefois le roman de sa vie : ce qui d’ordinaire lui procure une heureuse guérison ». Reste qu’il y a du jeu, comme on peut le voir, dans le dispositif thérapeutique des deux médecins de fantaisie. Si les lunettes (de fantaisie) qu’ils ont inventées pour faire pièce au cercle chromatique du P. Castel permet au malade qui se les applique de démêler, sous l’apparente confusion des couleurs, la vérité de son « histoire », elles lui présentent « quelquefois » (et même, on s’en doute, plus souvent qu’à son tour) la fiction d’un « roman ». C’est que, comme on l’a vu, l’habileté de nos Arabes consiste à faire avec la vanité de leurs malades, et que l’habileté du conteur est de donner à voir, par ce biais, le jeu de la vanité dans celui des regards que les hommes portent sur les hommes.
-
37 Trajano Bocalini, Ragguagli di Parnasso…, Venise, s.n., 1612. Deslandes ci...
-
38 J’emprunte ces éléments de description au commentaire éclairant de M. Fuma...
22C’est à ce point que le projet de thématiser le modèle opératoire de la science des mœurs à la faveur ou sous le prétexte d’une attaque contre les théories optiques du P. Castel se complique et s’enrichit de l’utilisation de motifs optiques à des fins satiriques : « le champ était beau », pour le dire comme Deslandes. C’est à ce point, aussi, qu’un autre texte dans le texte vient jouer. Un nouvel horizon de lecture est ouvert en effet par les citations (le plus souvent tronquées et susceptibles de passer totalement inaperçues) que Deslandes a tirées des Ragguagli di Parnasso de l’auteur vénitien Trajano Boccalini (1556-1613)37 : preuve supplémentaire de l’audience et de l’influence qu’eut en son temps cette « immense amplification du Parnasse satirique » dans laquelle les prises de position d’Apollon et de son gouvernement « sur les événements européens, sur les ouvrages nouvellement parus, sur les querelles de doctrine poétique, morale et politique qui agitent les lettrés, sur les récompenses à accorder ou non aux célébrités littéraires » construisent la trame d’une chronique littéraire mâtinée de philosophie politique38. Or c’est – à nouveau – sur deux portées que L’Optique des mœurs entre en résonance avec les Ragguagli.
23Il apparaît en premier lieu que la référence à Boccalini confère un supplément de sens au choix de situer à Venise l’histoire des deux médecins, qu’elle en éclaire en particulier la signification politique et la résonance philosophique (la localisation vénitienne et la référence boccalinienne s’appelant mutuellement d’ailleurs, et se motivant réciproquement). Marc Fumaroli rappelle en effet que, « situé fictivement en Grèce, le Parnasse de Boccalini est en réalité une “superstructure” vénitienne39 » : il est permis de penser que la Venise de L’Optique des mœurs ne fait qu’une, à peu de chose près, avec cette Venise du début du XVIIe siècle que les Ragguagli di Parnasso célèbrent comme patrie des lettrés, de la liberté poétique et philosophique40. On sait avec quelle liberté de ton, en effet, l’ouvrage satirique de Boccalini instruit le procès de la raison d’État, celui de la tyrannie de la morale cléricale, de la Compagnie de Jésus, des atteintes à la liberté de penser… : autant de thèmes appelés à trouver chez Deslandes, aux alentours de 1740, un écho particulier. Un écho que notre conte ne laisse pas de faire entendre, qui fait en particulier la part belle à la satire anticléricale, avec une liberté de ton qui n’a rien à envier à celle de l’Apollon satirique et moqueur du Parnasse « vénitien » de Trajano Boccalini, mais qui lui doit peut-être quelque chose, et n’oublie pas du moins de lui rendre hommage.
24Voilà qui n’épuise pas, pour autant, l’importance herméneutique de l’intertexte boccalinien. Il se trouve en effet que les passages des Ragguagli citées dans L’Optique des mœurs sont tirés, pour l’essentiel, du Ragguaglio primo (Advis premier) dans lequel l’auteur explique et raconte que « La Communauté des Politiques ouvre un magasin à Parnasse, auquel se vendent diverses marchandises, utiles aux lettrés pour vivre vertueusement41. » On trouve dans ce magasin un « grand nombre de Pinceaux, très excellents pour ces Princes, qui en leurs urgentes occasions sont contraints de peindre le blanc, pour le noir42 », mais surtout :
43 Ibid., p. 4.
Ils ont encore un nombre infini de Lunettes d’admirable et différente vertu, car les aucunes servent pour faire voir clair aux concubinaires, auxquels la fureur de leurs concupiscences accourcit tellement la vue, qu’ils ne discernent point l’honneur, du vitupère, ne reconnaissent point l’ami, de l’ennemi, l’étranger, du parent, ni autre chose qui mérite d’être respectée.
La vente que ces Marchands Politiques font de semblables Lunettes est si grande, qu’on a connu évidemment que sont bien rares ceux qui voient clair en leurs charnelles voluptés43.
On y vend encore « ces Lunettes merveilleuses, lesquelles faites de telles industrie, font paraître à autrui les puces, éléphants, et les Pygmées, Géants », et bien d’autres sortes de lunettes encore : l’inventaire de ces « diverses marchandises » s’étend sur quelques pages. C’est donc dans la boutique de ce Parnasse-là que Deslandes a trouvé, pour une part, l’idée générale, ou l’amorce, de son Optique des mœurs et, pour une part, la matière même du conte qu’il a tiré de cette idée : dans le détail, en effet, il s’inspire souvent d’assez près de sa source, quand bien même il l’adapte et la retravaille.
25Philosophique si l’on veut, moral à sa façon, satirique à coup sûr, le petit conte qu’on va lire, tout bref qu’il est, appelle, semble-t-il, une optique de lecture à focales multiples. C’est qu’il entre en résonance avec des textes et des contextes fort divers. Cela tient probablement à ce que Deslandes a visiblement procédé par récupération et transformation de matériaux plus ou moins usagés, mais aussi par reconfigurations successives d’un projet, par enrichissement, décentrement, affinement d’une idée : projet d’une optique des mœurs allégorique et satirique, très certainement entrevue dans l’incipit des Ragguaglia, notablement infléchie par la fréquentation des moralistes du grand siècle, compliquée d’une charge, en passant, contre le P. Castel ; de là l’idée d’« opposer » ladite « optique des mœurs » à l’optique des couleurs – projet dont l’intention polémique ne saurait masquer la portée heuristique non plus que l’intérêt tout expérimental. L’expérience, en effet, dont ce conte fut proprement l’instrument, est celle qui consistait à mettre l’idée – toute classique – d’une optique appliquée aux mœurs doublement à l’épreuve : à l’essai d’un nouvel environnement générique (celui du conte), à l’essai d’un nouvel environnement doctrinal (celui du matérialisme expérimental). En quoi il y a lieu de parler, peut-être, d’un petit conte… expérimental.
Notes
1 Je me réfère aux propositions présentées oralement par Jean-François Perrin à l’occasion d’une conférence donnée sur le thème : « Optiques enchantées dans le conte de l’âge classique » (Grenoble, 20 avril 2004). Le présent travail (édition critique et propositions de lecture) lui fait directement écho ; je remercie Jean-François Perrin de l’avoir suscité, et d’avoir bien voulu l’accueillir dans la revue Féeries.
2 La Rochefoucauld, maxime 104. Exemple, s’il en est, de métaphore recyclable et… recyclée !
3 Sur l’articulation morale/optique, voir L’Optique des moralistes de Montaigne à Chamfort, textes recueillis et présentés par B. Roukhomovsky, Paris, Champion, 2005.
4 Voir l’excellente synthèse procurée par Philippe Hamou, Voir et connaître à l’âge classique, Paris, P.U.F., 2002. On trouvera des indications bibliographiques complémentaires dans L’Optique des moralistes (cf. note précédente).
5 André-François Deslandes, Réflexions sur les grands hommes qui sont morts en plaisantant, éd. F. Salaün, Paris, Champion, 2000, chap. I, p. 44-45. Sur l’utilisation détournée de motifs tirés des moralistes chrétiens et reconfigurés dans une perspective athée inspirée du libertinage érudit, voir le commentaire de F. Salaün, p. 43, n. 1. Sur Deslandes (également désigné sous le nom de Boureau-Deslandes), sur son œuvre abondante et protéiforme et sur sa place (non négligeable) dans l’histoire de la pensée des Lumières, voir la monographie de J. Macary, Masque et Lumières au XVIIIe siècle. André-François Deslandes « citoyen et philosophe » (1689-1757), La Haye, Nijhoff, 1975.
6 » L’Art de ne point s’ennuyer, Paris, Etienne Ganeau, 1715, p. 4-5. On reconnaît ici l’empreinte (et la topique) des moralistes chrétiens, mais le soubassement doctrinal et l’éclairage d’ensemble sont sensiblement différents : voir l’analyse de cet ouvrage par R. Mauzi (L’Idée du bonheur dans la littérature et la pensée françaises au XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin, [1re éd. 1960] 1969, p. 227-230).
7 La métaphore optique, on le sait, est soluble dans le lexique. Un exemple (entre mille autres) chez Deslandes : « Les mêmes choses ne se présentent point deux fois à notre esprit de la même manière. Elles changent de figure et de rapports, à mesure que nous changeons de point de vue […]. » (L’Art de ne point s’ennuyer, ouvr. cit., p. 7-8).
8 F. Salaün désigne ainsi ce texte dans L’Ordre des mœurs. Essai sur la place du matérialisme dans la société française du XVIIIe siècle (1734-1784), Paris, Kimé, 1996, p. 190.
9 [André-François Deslandes,] L’Optique des mœurs, opposée à l’optique des couleurs, s.l., s.n., s.d., in-12, 27 p. Le texte appartient à la série des ouvrages clandestins de Deslandes (cf. J. Macary, ouvr. cit., p. 252) et publiés anonymement. La page de titre de l’exemplaire de la B.N.F. porte, outre l’estampille de la Bibliothèque Royale, deux mentions manuscrites : « Par Mr Deslandes » et « Donné par Mr de Caylus en janv. 1765 ».
10 La publication de ce conte en édition séparée (édition parue sans mention de lieu ni de date) intervient nécessairement après celle de l’ouvrage du Père Castel (L’Optique des couleurs…, Paris, Briasson, 1740), visé par le titre et cité dans le texte à deux reprises, et vraisemblablement avant son insertion, en 1742, dans la deuxième édition de Pigmalion (sauf à penser que l’édition séparée est postérieure).
11 Londres, Samuel Harding, 1742.
12 L’Ordre des mœurs…, ouvr. cit., p. 190-192.
13 C’est sous cette signature cryptée, déjà, que Deslandes avait fait paraître les trois volumes de son Histoire critique de la philosophie, imprimée à Amsterdam (F. Changuion, 1737).
14 Cette prise en compte des interactions psychosomatiques prend une signification particulière en contexte matérialiste, comme le signale F. Salaün (ouvr. cit. note 12).
15 Cette pointe (au double sens de chute et de raillerie piquante) actualise la structure épigrammatique du conte. Sur le modèle épigrammatique des formes brèves de la prose (formes narratives comprises), je me permets de renvoyer à mon ouvrage, Lire les formes brèves, Paris, Nathan, 2001 (« Lettres Sup »).
16 Voir à ce sujet J.-V. Blanchard, « La catoptrique dévote : les miroirs et l’éloquence sacrée au début du XVIIe siècle », dans Le Siècle de la Lumière, 1600-1715, textes réunis par C. Biet et V. Jullien, Fontenay-aux-Roses, ENS Éditions, 1997, p. 183-194.
17 Sur ce point, voir en particulier Carl Havelange, De l’œil et du monde. Une histoire du regard au seuil de la modernité, Paris, Fayard, 1998, spécialement le chap. IX, « Ruptures : le télescope et la chambre obscure ».
18 A.-F. Deslandes, Discours sur la manière de faire des expériences, dans Recueil de différents traités de physique et d’histoires naturelles propres à perfectionner ces deux sciences…, Paris, E. Ganeau, 1736, p. 14-16 (nos italiques). L’enthousiasme scientifique qui est ici celui de Deslandes ne l’empêche pas, par ailleurs, d’épingler au passage, dans cette satire à cibles multiples qu’est L’Optique des mœurs, les vaines spéculations « de nos physiciens et de nos astronomes ».
19 Mersenne, L’Optique et la catoptrique du Révérend Père Mersenne, minime, Paris, Vve Langlois, 1651, Livre I, p. 8 (nos italiques). S’il est explicitement formulé comme tel dans ce texte posthume, le projet de « moraliser toute l’optique » est engagé par Mersenne en 1636 dans son traité de l’Harmonie universelle (voir note suivante).
20 Ainsi : « Les prédicateurs peuvent […] user de ces figures pour exprimer les mystères de la Foi, par exemple pour montrer qu’il est aisé de croire que le corps du Sauveur peut être contenu sous chaque parcelle de l’hostie consacrée, puisque la plus grande étendue de lumière que l’on puisse s’imaginer peut être réduite à un point par la glace du miroir parabolique qui réfléchit tous les rayons parallèles dans son foyer, de sorte que nulle partie de lumière ne peut frapper sa glace, quoiqu’elle fut aussi grande que le firmament, qui ne soit contenue dans le point dudit foyer. Et si l’on ajoute que ce point lumineux envoie tous ses rayons sur toute la glace, et qu’il semble quasi se reproduire soi-même autant de fois qu’il y a de parties et de points dans ladite glace, c’est-à-dire une infinité de fois, l’on aura un moyen d’expliquer comme un même corps peut être en plusieurs lieux. » (Mersenne, Harmonie universelle, contenant la théorie et la pratique de la musique [1636], introduction par F. Lesure, Paris, CNRS, 1986, Livre « De l’utilité de l’harmonie », Proposition II « Montrer les utilités que les Prédicateurs et les autres Orateurs peuvent tirer des Traités de l’harmonie et des Mathématiques », p. 4-5, nos italiques).
21 Ibid., p. 6.
22 Ouvr. cit., p. 290, n. 63 : C. Havelange signale, dans le registre « de l’ironie et de la critique des mœurs, le savoureux pamphlet de André-François Boureau-Deslandes ».
23 L’Ordre des mœurs…, ouvr. cit., p. 190-192.
24 Voir l’analyse de F. Salaün, ouvr. cit., p. 193-195.
25 A.-F. Deslandes, Discours sur la manière de faire des expériences…, ouvr. cit., p. 3-4.
26 Le présent travail s’inscrit dans le cadre de la rédaction d’un ouvrage consacré à cette histoire : L’Optique des mœurs. Discours moral et paradigme perspectif (en préparation).
27 L’Optique des couleurs, fondée sur les simples observations, et tournée surtout à la pratique de la Peinture, de la Teinture, et des autres Arts Coloristes, par le R.P. Castel, Jésuite, Paris, Briasson, 1740. À la théorie newtonienne, le P. Castel oppose la théorie trichromique (il n’y a que trois couleurs primitives, bleu, jaune, rouge, toutes les autres couleurs dérivant de ces trois-là par voie de mélange) défendue notamment par Athanase Kircher (Ars magna lucis et umbræ, Rome, 1646) ; voir à ce sujet M. Blay, « Castel critique de la théorie newtonienne des couleurs », dans : Autour du Père Castel et du clavecin oculaire, éd. par R. Mortier et H. Hasquin, Bruxelles, Éd. de l’Université libre de Bruxelles, 1995 (« Études sur le XVIIIe siècle », XXIII), p. 43-58.
28 J. Ehrard, L’Idée de nature en France à l’aube des Lumières, Paris, Flammarion, 1970, p. 69.
29 Ibid., p. 88.
30 Sur la contribution de Deslandes à la diffusion du newtonisme en France, voir P. Brunet, L’Introduction des théories de Newton en France au XVIIIe siècle, Paris, Librairie scientifique Albert Blanchard, 1931, p. 326-327.
31 Pigmalion, ou la Statue animée, Londres, S. Harding, 1741, reproduit dans : R. Geissler, Boureau-Deslandes. Ein Materialist der Frühaufklärung, Berlin, Rütten et Loening, 1967, p. 127 (il s’agit d’un commentaire en sourdine, c’est-à-dire d’une note infrapaginale de l’auteur). Est ici visée, la Mathématique universelle (Paris, P. Simon, 1728) qui valut au Jésuite d’être surnommé « le Don Quichotte des mathématiques » (cité par J. Ehrard, ouvr. cit., p. 71).
32 M. Blay, art. cit.
33 A.-F. Deslandes, Discours sur la manière de faire des expériences, ouvr. cit., p. 18.
34 Nos italiques.
35 Claude-Nicolas Le Cat, Traité des sensations et des passions en général, et des sens en particulier, vol. 2, Paris, chez Vallat-la-Chapelle, 1767, p. 349-350.
36 Sur la prégnance du modèle anatomique chez les moralistes classiques, voir les analyses riches et fouillées de L. Van Delft (en particulier : « La Rochefoucauld et “l’anatomie de tous les replis du cœur” », Littératures classiques, 35, janvier 1999, pp. 37-62) et de B. Papasogli (notamment : « Le modèle anatomique chez Pierre Nicole », in « Littérature et anatomie (XVIe-XVIIe siècle) », Cahiers de l’Association Internationale des Etudes Françaises, 55, 2003, p. 333-346).
37 Trajano Bocalini, Ragguagli di Parnasso…, Venise, s.n., 1612. Deslandes cite le texte en italien : les références données plus loin pour la localisation de ses emprunts vont à l’édition de 1617 (Venise, Giovanni Guerigli). Les traductions françaises sont tirées (ou adaptées) de la traduction procurée dès le XVIIe s. par Ph. de Fougasses (Les Cent premières nouvelles et advis de Parnasse, par T. Buccalin… Où sous admirables inventions, gentilles metaphores, & plaisans discours, sont traictees toutes matieres Politiques & d’Estat de grande importance, & preceptes Moraux choisis et tirez de tous les bons autheurs…, Paris, Adrian Perier, 1615). Sur l’auteur et l’ouvrage, voir H. Hendrix, Traiano Boccalini fra erudizione e polemica. Ricerche sulla fortuna e bibliografia critica , Firenze, Leo. S. Olschki, 1995.
38 J’emprunte ces éléments de description au commentaire éclairant de M. Fumaroli (L’École du silence. Le sentiment des images au XVIIe siècle, Paris, Flammarion, 1998 [1re éd. 1994], (« Champs »), p. 40-42.
39 Ibid.
40 M. Fumaroli rappelle que « Boccalini écrit ses Ragguagli dans une République Sérénissime frappée d’interdit par Paul V Borghèse, et qui a pour conseiller théologique, dans ce combat contre Rome, le Servite Paolo Sarpi, au bord de l’hérésie. » (ouvr. cit., p. 41).
41 Les Cent premières nouvelles et advis de Parnasse, ouvr. cit., p. 1.
42 Ibid., p. 3.
43 Ibid., p. 4.
44 La présente édition a été établie d’après l’exemplaire de la B.N.F. (R 10180). Les chiffres entre crochets correspondent aux numéros de pages de l’édition originale. L’orthographe a été modernisée, et les fautes d’impression manifestes ont été rectifiées. Je tiens à remercier Martine Furno du précieux concours qu’elle a bien voulu m’apporter pour la traduction des citations italiennes et latines.
45 L’épigraphe (qui figure sur la page de titre) est tirée de deux passages distincts du De Divinatione de Cicéron : « Quarum quidem rerum eventa magis arbitror quam causas quaeri oportere », « Je pense, pour moi, qu’il convient plutôt d’enquêter sur les effets des événements que sur les causes » (lib. 1, 12) ; « […] hoc sum contentus, quod, etiamsi cur quidque fiat ignorem, quid fiat intellego », « je suis satisfait, si je comprends ce qui arrive, même si j’ignore comment chaque chose arrive » (lib. 1, 16).
46 La tradition biographique recense plusieurs Vénitiens répondant au nom de Pietro Ziani ; il est posible que le témoin oculaire (fictif) allégué par Deslandes, présenté comme « l’un des chanoines de l’Église San Marco », emprunte son masque onomastique à l’abbé et musicien Pietro Andrea Ziani, mort en 1711.
47 « Il est permis d’avancer jusqu’au point qu’il n’est pas donné de dépasser ». Il semble que Deslandes adapte un vers de Jacob Schoepper, Euphemus, seu Felicitatus Jacob…, Coloniæ, 1562, acte V, sc. 2.
48 S’il s’agit là, comme le fait observer F. Salaün, d’un « élément traditionnel », il est ici doublement pertinent, compte tenu de l’importance des apports dûs aux savants et philosophes arabes dans l’histoire de la médecine et dans celle de l’optique (à commencer par la contribution majeure d’Alhazen).
49 « Sans vin, manger ne serait qu’un très ingrat travail de valet ». Le proverbe est attesté chez T. Boccalini (Ragguagli di Parnaso, Part. 1, Ragguaglio XXIV) qui fournit la plupart des autres citations italiennes du texte.
50 « Un seul témoin oculaire vaut mieux que dix témoins auriculaires » (Plaute, Truculentus, II, 6, 8). Les moralistes ont relayé ce très ancien topos : « L’exemple a bien plus de pouvoir sur l’esprit que les paroles, les hommes, comme dit Sénèque, ajoutent plus de foi à leurs yeux qu’à leurs oreilles, et croient plutôt ce qu’ils voient que ce qu’ils entendent. » (Méré, Maximes, sentences et réflexions morales et politiques, Paris, Estienne de Castin, 1687, maxime 557).
51 On devine à nouveau l’intention polémique : si l’on comprend bien, ce « clavecin merveilleux » est a sa place dans un conte à dormir debout… Ce « clavecin oculaire », qui va de pair avec l’idée d’une « musique chromatique » fondée sur des analogies entre le « cercle des sons » et le « cercle des couleurs », est présenté pour la première fois par le P. Castel en 1725, dans un texte intitulé Clavecin pour les yeux, avec l’art de peindre les sons et toutes sortes de pièces de musique (Mercure de France, nov. 1725), texte repris, enrichi et remanié ultérieurement, en particulier dans L’optique des couleurs. Voir : Autour du Père Castel et du clavecin oculaire, éd. par R. Mortier et H. Hasquin, Bruxelles, Éditions de l’Université libre de Bruxelles, 1995 (« Études sur le XVIIIe siècle », XXIII).
52 « du Tribunal criminel ».
53 Castel, L’Optique des Couleurs…, ouvr. cit., VIIIes Observations, Sur la manière de composer toutes les Couleurs avec les trois primitives. Démonstration de tous les degrés possibles, harmoniques et pittoresques du Coloris, p. 130 : il est ici question de « ces quarts de degrés, ou […] quarts de tons de couleurs placées entre les demi-degrés ou demi-tons, par exemple entre le bleu et le céladon […] ; ces quarts de tons […] n’ont point de nom, ou l’empruntent constamment de leurs collatérales. Or, comptez qu’une chose qu’on a toujours devant les yeux, et qu’on n’a jamais nommée, est un entredeux équivoque, indéfinissable, et placé au-delà de la portée des yeux. »
54 On voit que Deslandes utilise ici ce texte de façon très approximative et volontairement désinvolte, en jouant sur le mot d’« entredeux » qu’il comprend comme «la distance du malade au miroir » (c’est-à-dire de l’œil à l’objet), alors que le terme désigne, sous la plume du P. Castel, une nuance intermédiaire, donc indéfinissable, située dans la gamme chromatique entre deux « couleurs tranchées, décidées et nominables [sic] » ; pour autant, il n’en gauchit pas l’idée générale.
55 Castel, ouvr. cit., XIIes Observations, Suite du cercle des Couleurs. Application aux divers Arts, p. 176. Le « carton » que les deux Arabes présentent à leurs malades est inspiré de la description donnée par le P. Castel d’un « ruban de sept à huit pieds de longueur, qui était un vrai cercle de couleurs, mais nuancé au parfait […] ». Ce ruban sert de support à une expérience censée établir la fausseté de la théorie newtonienne des couleurs: « de loin on y distinguait fort bien toutes les couleurs de l’arc-en-ciel […]. Mais on était tout surpris de voir ces couleurs disparaître, en quelque sorte, de près. Car il est positivement vrai qu’il n’y avait point de couleurs pures […]. Quand on voyait d’un peu plus loin rouler ce ruban sur une carte ou le dérouler, on aurait juré qu’on voyait toujours la même couleur […]. » (ibid., p. 177 sq).
56 Le dispositif des médecins intègre donc l’expérience du P. Castel, mais pour en inverser finalement le protocole et le sens : à l’indéfinissable, à l’imperceptible, il oppose l’efficace d’un regard analytique dont les lunettes constituent tout à la fois la métaphore et l’instrument.
57 « avec le précieux matériau de la mémoire durable des bienfaits reçus et du souvenir de l’ancienne amitié » (T. Boccalini, ouvr. cit., Ragguaglio primo, p. 4). Dans le texte de Boccalini, la « précieuse matière » a servi à forger des lunettes conçues « pour conserver la vue à ces peu amiables, auxquels le même premier jour qu’ils sont reçus à la nouvelle dignité, [celle-ci les] engrossit grandement jusques au terme de l’ingratitude : [L]es Politiques du magasin disent qu’elles sont forgées de la précieuse matière de l’heureuse mémoire des bienfaits reçus, et de la souvenance de l’amitié passée. » (Les Cent premières nouvelles et advis de Parnasse, ouvr. cit., p. 5).
58 « les gentilshommes et les dames ».
59 « C’est un malheur extrême que d’être trop bel bomme » (citation approximative de Plaute, Miles gloriosus, I, 1, 67 : « Nimiast miseria nimis pulchrum esse hominem »).
60 Voir Boccalini : « Mais les Lunettes depuis peu inventées en Flandre, sont achetées fort chèrement par les mêmes Grands, et puis données à leurs Courtisans, auxquels s’en servant, font paraître ces récompenses futures être fort proches, et ces dignités, auxquelles leur vue ne peut atteindre, et n’arrivera peut-être de leur vie. » (Les Cent premières nouvelles et advis de Parnasse, ouvr. cit., p. 6).
61 On retrouve ici, mot pour mot, l’écho des positions scientifiques de Deslandes, célébrant Newton et « son admirable Traité des Couleurs qui en est pour ainsi dire l’anatomie » (Recueil de différents traités de physique et d’histoires naturelles… , ouvr. cit., p. 264-265).
62 « de la peine de voir la réalité nauséabonde de cet horrible monde, si corrompu. » (T. Boccalini, ouvr. cit., Ragguaglio primo, p. 3).
63 De 176 à 1728, Deslandes envoie régulièrement à l’Académie des Sciences des Observations qui sont publiées dans l’Histoire de l’Académie Royale des Sciences. Pour des raisons inconnues, il cesse ses envois à partir de 1729 et, à partir de 1738, il se fait rayer de la liste des vétérans de ladite Académie : on peut penser qu’il règle ici ses comptes, en passant.
64 « Faisant servir à ta beauté toutes tes mœurs » (de nouveau, citation approximative de Plaute, Miles gloriosus, III, 1, 656 : « Tu quidem edepol omnis moris ad venustatem vacet. »).
65 J. Macary (ouvr. cit., p. 24) signale que, « de 1716 à 1742, Deslandes vit […] la plupart du temps en province, dans les ports de la côte ouest de la France », où le retiennent ses activités de haut fonctionnaire du Ministère de la Marine. Il fera longtemps figure de « provincial » aux yeux des élites parisiennes : Deslandes leur retourne ici le compliment. On sait, depuis Pascal, à quoi peut servir (en termes d’optique) l’éloignement d’un provincial !
66 « Ma destinée qui m’accable sans cesse m’a rejeté vers ce lieu qui m’est sujet d’indignation » (Pétrarque, Canzoniere, CCLIX).
Annexes
André-François Deslandes
L’OPTIQUE DES MŒURS OPPOSÉE À L’OPTIQUE DES COULEURS44
Quarum quidem rerum eventa magis arbitror, quam causas quæri oportere… Hoc sum contentus quod etiamsi quomodo quidque fiat ignorem, quod fiat intellego45.
LETTRE De M. D***. à M. L**. B****.
[3] Vous voulez bien, Monsieur, que je vous fasse part de quelques nouvelles assez curieuses que j’ai reçues de Venise, et qui ont jeté cette grande ville dans une agitation extrême. Tout y est en mouvement : chacun se regarde avec des yeux surpris, et se demande raison de ce qu’il voit arriver soir et matin. Sur cela, point de fraude, point d’artifice. Le Patriarche, les ecclésiastiques, les Procurateurs de Saint-Marc, [4] tous les nobles, les malades et ceux qui sont en bonne santé, ont la même curiosité. Qui pourrait les tromper tous, et qui serait même assez hardi et assez entreprenant pour le vouloir ?
Vous avez sans doute entendu parler de médecins qui guérissaient leurs malades par des odeurs, par des poudres sympathiques, ou du moins qui croyaient les guérir. Il y en a d’autres qui ont porté la sympathie plus loin, et qui ont assuré que pourvu qu’ils eussent de l’urine d’un malade, ils le feraient suer à quelque distance que ce fût, et le guériraient infailliblement. Enfin, il y a eu des médecins qui ont cru que des sons appropriés pouvaient soulager également le corps et l’âme, et qui ont appelé la musique la Médecine universelle. La manière dont on guérit en Calabre ceux qui sont piqués de la tarentule, fournit un essai curieux de cette espèce de Médecine. [5] Vous trouverez dans les journaux littéraires quelques autres faits semblables, qui annoncent la puissance salutaire de la musique, et les heureux effets qu’en ont ressenti plusieurs malades. Mais ce qu’on voit à Venise efface toutes ces merveilles.
C’est M. l’Abbé Pietro Ziani uno de i Canonici della Chiesa di San Marco46, qui m’a mandé les nouvelles dont je vous fais part. Voici un extrait de sa lettre : j’y ajouterai quelques réflexions.
Est aliquod prodire tenus, cum non datur ultra47.
Il est arrivé à Venise deux médecins arabes48, qui se disent encore plus médecins de l’âme que du corps. Ils sont habillés bizarrement ; ils ne mangent que des légumes, et ne boivent que de l’eau distillée : ils se moquent ouvertement du proverbe italien, senza vino il mangiare sarebbe laboriosissimo mestiere da [6] facchino49. Tous ceux qui viennent les consulter sont bien reçus. Ils ne prennent de l’argent de personne : ils refusent même les présents et les bijoux qu’on leur offre, quoique l’usage contraire soit autorisé parmi les médecins les plus désintéressés. Quand ils vont aux promenades publiques, ils s’entretiennent indifféremment avec tout le monde. Ils savent l’arabe, le grec, le latin, le français, l’italien, l’anglais, et chacune de ces langues, ils la parlent très purement.
Mais ce qu’ils ont de plus singulier, c’est leur manière d’exercer la Médecine. Ils ne se servent pour cela que de miroirs convexes et concaves, de loupes, de lunettes, de microscopes : enfin, toute leur science est optique. Vous croirez peut-être que c’est là une plaisanterie : ad populum phaleras, me direz-vous. Nullement, Monsieur, il n’y a rien de plus constant, rien de plus [7] sérieux. L’Abbé Ziani me mande qu’il a été témoin de toutes les opérations, et de tous les faits extraordinaires, dont sa lettre est remplie. Il ne parle point d’après les autres, comme fait un historien : il a tout vu lui-même.
Pluris est oculatus testis unus, quam auriti decem50.
Et d’ailleurs, n’avons-nous pas en France un homme célèbre, qui a voulu introduire une musique dont les yeux seraient juges et non les oreilles, et qui a proposé un clavecin merveilleux, un clavecin oculaire51 ?
Je reviens à nos deux Hippocrates. Quand quelque malade vient les consulter, ils ne se donnent point la peine de l’interroger, ils ne lui tâtent point le pouls. Après quelques compliments généraux, ils le conduisent dans une grande salle où sont exposés plusieurs miroirs, les uns convexes, les autres concaves, [8] les autres à facettes, et ils lui ordonnent de se regarder attentivement dans tous ces miroirs, jusqu’à ce qu’il ait trouvé celui qui est, pour ainsi dire, à son unisson. Le malade obéit, et le miroir fidèle lui représente, non sa figure extérieure, mais tous les maux dont il est intérieurement attaqué.
Ayant conduit chez les médecins arabes, me dit l’Abbé Ziani, une de mes nièces qui est malade du poumon, avec une de ses amies, fille du premier secrétaire della Quarantia criminale52, qui se plaint d’un déchirement d’estomac, je les suivis l’une et l’autre dans la salle des miroirs. Ma nièce en essaya onze tout de suite, et le douzième lui fit voir, comme à moi, sa poitrine à découvert. Les petites vessies membraneuses qui forment les deux lobes du poumon, avaient beaucoup souffert. Les unes étaient flétries, les autres teintes de sang. Ma nièce, [9] qui a beaucoup de force d’esprit, reconnut sans peine le péril où elle était : et sa résolution fut prise dans le moment de se retirer à la campagne, et de n’y vivre que de laitages. Son amie, plus faible, pleura beaucoup, quand un miroir à facettes lui mit sous les yeux une infinité de petits ulcères qu’elle avait dans l’estomac, et qui corrompaient par leur acrimonie toutes les nourritures qu’elle prenait. Hinc iræ et lacrymæ.
L’Abbé Ziani me parle de beaucoup d’autres malades, que les médecins tourmentaient depuis plusieurs années, non seulement sans les avoir soulagés, mais sans avoir pu même connaître le genre de leurs maladies. En moins d’un quart d’heure, nos deux Arabes les en éclaircirent : les miroirs jouèrent leur jeu ; chaque malade sut à quoi s’en tenir sur sa guérison, et s’en retourna, sinon content, du moins [10] plus instruit qu’il n’était auparavant de son état. Le R. P. Castel, dans l’ouvrage qu’il vient de donner et qu’on attendait depuis longtemps, assure qu’en Optique l’entre-deux est toujours équivoque, indéfinissable, et placé au-delà de la portée des yeux53. Apparemment qu’il y a une autre Optique à Venise qu’en France. Car l’entre-deux ou la distance du malade au miroir est d’environ vingt pas, et si le miroir était placé au-delà de la portée de ses yeux, je m’imagine qu’il ne pourrait pas s’y voir54.
Parmi les maladies que traitent les deux Arabes, on compte encore celles qui font souffrir l’âme et le corps également, ou tout au moins en raison réciproque des forces de l’une et de l’autre. Ces maladies, plus dangereuses que toutes les autres, sont les vapeurs ou quelques espèces de vapeurs singulières, la mélancolie, les accès d’une imagination déréglée ; enfin, toutes ces [11] passions qui tiennent de la fureur et qui empêchent de distinguer le vrai du faux. À de tels malades sont présentées différentes sortes de lunettes, propres à s’appliquer sur le nez et devant les yeux. Ils choisissent celles qui leur conviennent, et souvent le choix est pénible. On leur met ensuite un carton entre les mains, lequel forme un vrai cercle de couleurs, nuancé au parfait, non seulement par les demi et les quarts de teintes ; mais comme à l’infini ou à l’imperceptible au moins, par les centièmes de teintes55. Mais toutes ces couleurs paraissant au premier coup d’œil semées confusément et sans nulle symétrie, elles ont besoin du secours des lunettes pour se débrouiller peu à peu, pour se lier harmonieusement les unes aux autres, pour présenter enfin au malade, comme l’histoire et quelquefois [12] le roman de sa vie : ce qui lui procure d’ordinaire une heureuse guérison56. J’oubliais de vous dire, Monsieur, que chaque paire de lunettes a son carton propre, et qu’il est impossible de les dépareiller.
Deux de nos sénateurs, ajoute l’Abbé Ziani, plus malades encore d’esprit que de corps, et piqués au vif de n’avoir aucune part à toutes les grâces de la République, vinrent chez les médecins arabes, et pour chercher du soulagement à leurs maux, et pour découvrir la cause du peu de considération où ils se trouvaient. On offrit au premier deux espèces de microscopes, dont l’un grossissait la vie inutile et libertine qu’il avait menée jusque-là au milieu de toutes sortes de plaisirs, et l’autre diminuait encore les talents, la capacité, les vertus qu’il s’imaginait avoir. Il s’en retourna presque convaincu (car [13] l’amour-propre flatte toujours) que la République ne lui devait rien, et qu’il se plaignait à tort. Le second qui s’était servi de toutes les voies permises et non permises pour s’élever, tomba fortuitement sur la machine optique appelée chambre obscure. Il y découvrit comme dans une longue perspective tout ce qu’il avait tenté pour acquérir des richesses et des honneurs : parjures, faux rapports, artifices secrets, flatteries basses, embûches dressées contre les rivaux. Il y découvrit en même temps les injustices dont il avait payé ses bienfaiteurs, et le peu de reconnaissance qu’il avait eu pour ses amis. Et comme cette vue le troublait extrêmement, un des Arabes lui dit, avec un ris amer, que cette chambre obscure était composée con la preciosa materia della tenace memoria de’ beneficii ricevuti, e della [14] ricordanza della passata amicitia57.
Vous jugez, Monsieur, avec quelle rapidité tous ces bruits se répandirent à Venise, et combien la renommée, qui grossit les moindres objets, y ajouta encore. On ne s’entretint plus que des médecins arabes, et toute la ville y courut. Leur maison ne désemplissait point. Il fallut enfin régler les jours et les heures : il fallut distinguer les états, les conditions, les génies même. Les nobles et les sénateurs eurent la préférence : pouvait-on la leur refuser ? Les prêtres et les moines de toutes couleurs furent ensuite écoutés, et vous devinez bien jusqu’où ils portèrent les raffinements de leur pieuse curiosité. Les religieuses, ne pouvant sortir, envoyaient leurs tourières aux Arabes, [15] et ces tourières rapportaient suivant leur goût ce qu’elles avaient vu dans les lunettes et les microscopes, ou du moins ce qu’elles croyaient y avoir vu : ce qui est à peu près l’occupation de nos physiciens et de nos astronomes. Le peuple eut aussi ses heures d’audience. Les bourgeois et les jeunes bourgeoises venaient ensemble, sans beaucoup d’ordre ni de précaution, et l’on m’a dit qu’il s’y était passé des scènes assez plaisantes.
Pour les galant’ huomini et les gentil’ donne58, on ne les recevait qu’à certaines heures de la nuit, car vous savez que le mystère est un des apanages de ce qu’on appelle le beau monde. Une des plus jolies femmes de Venise alla seule trouver les Arabes : elle ne croyait pas être connue, et par là même elle avait un petit air de hardiesse et de coquetterie qui ne sied pas [16] mal. On lui présenta d’abord un de ces miroirs qui embellissent, et qui font par une douce imposture qu’on se rit, qu’on se plaît à soi-même. Le miroir fut trouvé admirable et, qui plus est, sincère. Elle se plaignit ensuite de l’indolence où elle avait vécu jusque-là, ayant été mariée fort jeune et son mari ne lui étant rien de plus qu’un mari. Comme elle n’osait en dire davantage, un des Arabes lui montra une espèce de boîte de cristal ciselé, qu’elle ouvrit avec impatience. Au fond de la boîte, elle reconnut son portrait peint d’un goût exquis : elle vit à ses pieds une foule d’amants empressés à lui plaire, les uns avec un air tendre et plein de timidité, les autres plus galants et plus hardis, les premiers recevant comme une grâce les faveurs qui leur étaient accordées, les seconds les dérobant presque comme une chose qui leur était [17] due, mais tous, à la fin, heureux. L’Arabe lui dit aussitôt : « Ne craignez point, vous aimerez, et la variété de vos goûts remplacera ce qu’un amour constant peut avoir de délicieux. Vous aurez beaucoup d’adorateurs vifs et passionnés, mais seulement les uns après les autres : vous les quitterez et ils vous quitteront avec bienséance ; l’estime succèdera à l’amour, et ceux qui vous auront chérie au milieu des plaisirs les plus charmants, vous demeureront attachés par goût et par inclination. Vous n’attendrez point qu’une passion usée vous jette dans le dégoût : vous préviendrez ce malheur par une passion nouvelle ; il vous paraîtra que c’est toujours la même, mais chaque volupté aura quelque chose qui lui sera propre et que vous pourrez seule distinguer. Votre cœur ne se reposera jamais [18] , et vous accoutumerez insensiblement votre esprit à se mettre de niveau avec le cœur. » La jolie femme s’en retourna très contente. En effet, quelle carrière favorable s’offrait à sa vue ! Quelle moisson de plaisirs ! Quelle espérance d’une heureuse vie !
Les Arabes, avec qui M. l’Abbé Ziani est fort lié, lui contèrent le lendemain toute cette conversation, ainsi qu’une autre qu’ils avaient eue quelques jours auparavant, et qui ne mérite pas moins d’attention.
Un jeune Abbé très charmé de sa figure, encore plus de son esprit, et qui semblait se dire continuellement,
Nimia est miseria pulchrum esse hominem nimis59,
cet Abbé, dis-je, vint consulter les Arabes avec un grand air de confiance. Il prétendait aux premières dignités de l’Église Romaine. [19] Il croyait les mériter toutes. Sa folie était de savoir s’il pourrait monter jusqu’à la Papale. Il voulait de plus que les difficultés, inséparables de l’envie de s’avancer, s’aplanissent devant lui, et que les chemins fussent semés de fleurs. On lui fit présent d’une paire de lunettes, dites lunettes de fortune, et on lui conseilla de s’en servir souvent. La vertu de ces lunettes est telle que ceux qui s’y accoutument de bonne heure croient, pour ainsi dire, toucher de la main les Charges et les Dignités auxquelles ils aspirent, et se flattent toujours d’une récompense prochaine, quoiqu’elle soit toujours également éloignée. Rien ne les arrête, parce qu’ils s’imaginent à chaque pas atteindre le but. Que pensez-vous, Monsieur, de ces sortes de lunettes ? Ne pourraient-elles pas convenir à nos Ministres d’État, qui en gratifieraient poliment ceux qu’ils veulent amuser de [20] quelque espoir de récompense, sans les vouloir récompenser en effet ? Ce qui est assez la maxime de tout ce qui est revêtu de la pourpre Romaine60.
Je ne finirais point, si je rapportais ici tous les traits que me détaille le sincère Abbé Ziani. Il y en a qui paraissent extrêmement singuliers : tel est peut-être celui-ci.
Deux ermites habillés de noir, et qui sous une contenance humble et modeste cachaient tout l’orgueil du monde, vinrent tâter les médecins arabes. Il ne fut d’abord question que de science, et principalement d’optique. On examina le système des couleurs de Newton, qui parut admirable dans tous les points : on rendit justice à ce grand homme qui, au moyen de son prisme, avait, pour ainsi dire, décomposé les rayons du soleil et fait l’anatomie des couleurs mêmes61. Après ce préambule, les deux ermites [21] témoignèrent une vive curiosité de voir quelques-uns des verres nouveaux. « Tout le monde s’en entretient, disaient-ils avec un air cauteleux, tout le monde les vante. Serons-nous les seuls privés du plaisir d’observer de si grandes merveilles ? Non seulement c’est ici le triomphe de l’Optique ; mais quoi ! c’est encore celui de la Morale. » La raillerie ne fut point perdue. Les deux Arabes leur firent passer successivement entre les mains des verres de différentes sortes, qui furent loués, mais de ce ton de voix qui ne loue point. Ils leur glissèrent ensuite une espèce de miroir ovale, composé de deux glaces adossées l’une à l’autre et séparées par une feuille d’or philosophiquement travaillé. Ce miroir, le plus parfait qu’on ait encore vu, a une double prérogative. D’un côté, on se voit tel qu’on se croit être, c’est le pur ouvrage [22] de l’amour-propre, et de l’autre, on se voit tel qu’on est effectivement ; c’est l’ouvrage moins flatteur de la vérité.
Je ne sais si les deux Pères noirs furent satisfaits d’une pareille découverte, et si le plaisir imposant de se voir tels qu’ils se croyaient être les dédommagea du chagrin qu’ils eurent de se voir tels qu’ils sont en effet. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’ils se retirèrent assez vite, en accablant de politesses affectées les médecins arabes : et je m’imagine qu’ils se promirent tout bas de ne plus se laisser attraper à un miroir, si bon peintre et encore meilleur portrait.
Pendant que tout réussissait à nos étrangers, continue l’Abbé Ziani, quelques jaloux de leur gloire cherchèrent à les brouiller avec l’Inquisition. Le champ était beau, et l’on a pour moins brûlé de très honnêtes gens, après les avoir follement [23] accusés de magie. Mais comme nos Inquisiteurs ont de l’esprit et qu’ils entendent raillerie, ils ne firent que badiner des plaintes qu’on leur avait portées. « Basta, basta, s’écriaient-ils avec un ris moqueur, ces Arabes sont plus habiles et plus clairvoyants que nous ne le serons jamais. Ils connaissent l’intérieur des hommes : à peine en distinguons-nous l’écorce, la première superficie. » Mais pour se concilier ceux qu’ils crurent leur être opposés, tant parmi le Clergé que dans le Sénat même, les médecins arabes leur envoyèrent à chacun une lorgnette garnie d’or et d’un travail exquis. Les prêtres qui sont, comme vous savez,
Gens indulgents à leur propre mollesse
Et contre autrui si sévères crieurs,
eurent des lorgnettes dont un côté diminuait les objets jusqu’à un certain [24] point et les embellissait ; l’autre les grossissait et les enlaidissait même. Par ce moyen, ces bons ecclésiastiques voyaient leurs actions propres d’un œil différent dont ils voyaient les actions des autres. Ce qui leur paraissait des bagatelles dans la conduite libertine qu’ils menaient, leur paraissait des monstres affreux dans la conduite plus mesurée que menaient leurs compatriotes et leurs amis. Faciles et complaisants à eux-mêmes, ils s’exagéraient les défauts des autres. Aussi eurent-ils toujours depuis la lorgnette en main, et ce qui vous paraîtra de plus étonnant, c’est que jamais ils ne se trompaient dans la manière de s’en servir : le beau côté pour eux, le vilain, le laid, l’odieux pour autrui.
À l’égard de ceux du Sénat qui paraissaient prévenus contre les Arabes, ils ne firent non plus aucune difficulté de recevoir les lorgnettes [25] qui leur furent envoyées, et dont les propriétés étaient admirables. Pour peu qu’ils s’en servissent, sans y faire attention et par manière de jeu, tous les objets leur semblaient agréables et séduisants, tout les flattait, tout les amusait. Mais quand, par malheur, ils voulaient se replier sur ce qu’ils voyaient et sur ce qu’ils avaient vu, les mêmes objets perdaient leurs grâces, leur agrément, leur symétrie, enfin ne leur plaisaient plus : ce qui les engagea de vivre au hasard, et de ne faire aucune réflexion. Tous nos jeunes gens se sont munis de ces sortes de lorgnettes, dont ils font un cas infini, et qui, les aidant à glisser sur tout ce qui les environne sans s’arrêter à rien, sans rien approfondir, les délivre dal travaglio di veder le cose stomacose di questo mondaccio tanto corrotto62.
[26] L’Abbé Ziani finit sa lettre, Monsieur, en me marquant que les deux Arabes ont grande envie de se rendre à Paris ; et comme il s’intéresse particulièrement à ce qui les regarde, il me prie avec grande instance de lui mander s’ils y seront bien reçus ; si les découvertes importantes et curieuses qu’ils ont faites en Optique auront leurs partisans et leurs admirateurs ; si le brillant Père Castel voudra bien s’y prêter ; si Messieurs de l’Académie Royale des Sciences ne chercheront point à les décrier, leur usage étant de s’opposer à tout ce qui ne vient pas de quelqu’un d’entre eux63. Je vous conjure, Monsieur, de me dire sur cela votre sentiment : ce qui vous sera d’autant plus aisé que vous vivez à Paris, que vous y voyez la meilleure compagnie, que vous joignez à beaucoup de goût et de discernement cet air du monde qui [27] vous fait souhaiter de tous ceux qui ont assez d’étoffe dans l’esprit pour vous connaître.
Tui quidem ædepol omnis mores ad venustatem valens64.
Pour moi, qui suis très éloigné d’une pareille situation, et malheureusement confiné en Province65, je n’ose rien décider sur le sort des deux médecins arabes.
Mia fortuna a me sempre nemica
Mi risospinge al loco ov’io mi sdegno66.
FIN.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Bernard Roukhomovsky
Université Grenoble Alpes (Université Stendhal Grenoble 3)