La Réserve : Livraison à deux voix
Pensée et métaphore du corps social
Initialement paru dans : Balzac penseur, Fr. Spandri (dir.), éd. Classiques Garnier, coll. "Rencontres" n° 414, 2019, p. 131-151
Texte intégral
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1 En cela, il s’inspire en particulier de Bonald (Recherches philosophiques s...
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2 On reconnaît le thème central des Études philosophiques (celui de la pensée...
1L’Avant-Propos à La Comédie humaine établit – entre autres comparaisons célèbres – une analogie entre la « vie sociale » et la « vie humaine » (I, 121), entre le corps social et l’individu singulier : la pensée est ainsi le principe de l’« action vitale » (ibid.) du corps social ; comme celle de l’individu, elle a besoin, pour ne pas se muer en force négative, d’être « modér[ée] » (ibid.) et « dirigée » (I, 13) – elle présente donc une ambivalence semblable : « élément social, elle […] est aussi l’élément destructeur » de la société2 (I, 12).
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3 Désormais TVE.
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4 « Il n’y a que l’individu qui pense », dira, héritier du rationalisme carté...
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5 Voir également l’Essai sur la situation du parti royaliste (1832) : « Alors...
2Les relations de la pensée et du corps social se révèlent cependant plus difficiles à concevoir, dans l’œuvre de Balzac, que ne le suggère le parallèle, esquissé dans ces lignes, entre un macrocosme social et le microcosme de la personne individuelle. Cette complexité tient en particulier au sens spécifique que prend très souvent, sous la plume de Balzac, ce simple groupe nominal, « la pensée » ; celui-ci désigne, pour le formuler rapidement, le phénomène qui marque l’entrée de l’Europe dans les Temps modernes. La pensée, nous dit ainsi une longue note du Traité de la vie élégante3, « triomphe » au XVIe siècle (XII, 223 note*) ; elle se développe, comme le précise ce même passage, sous l’influence de « Bacon, de Descartes et de Bayle » (ibid.), en qui l’on identifie successivement le père de l’empirisme, considéré comme l’un des pionniers de la science moderne et de ses méthodes, celui d’un rationalisme philosophique fondé sur le primat de la raison individuelle4, et le représentant d’une pensée protestante préludant à l’esprit des Lumières (Bayle se situant dans la double lignée de Bacon et de Descartes) – Balzac, soulignons-le, aime à tracer, comme il le fait implicitement ici, la filiation qui unit protestantisme et philosophes du XVIIIe siècle5 :
3Les idées de Luther ont engendré Calvin, qui engendra Bayle, qui engendra Voltaire, qui engendra l’opposition constitutionnelle, enfin l’esprit de discussion et d’examen. (Aventures administratives d’une idée heureuse, Ébauches rattachées à la Comédie humaine, XII, 776)
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6 « À cette époque, la puissance passa définitivement dans les idées, et les ...
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7 « La presse a organisé la pensée, et la pensée va bientôt exploiter le mond...
4La pensée, ainsi définie, est l’arme même et le pouvoir de ces temps qui ont vu l’ascension de la bourgeoisie : « […] l’homme armé de la pensée a remplacé le banneret bardé de fer » (TVE, XII, 222). Le XVIIIe siècle est le moment où s’établit définitivement sa puissance6. Celle-ci est servie par l’« opinion », qu’elle fait « mouvoir à son gré » (Histoire impartiale des Jésuites, OD, II, 25) et par la « presse », qui l’a « organisée7 » (Le Prêtre catholique, Ébauches, XII, 803). Balzac ne cesse – avant, comme après sa « conversion » au légitimisme – d’en appeler à la reconnaissance et à la prise en compte de cette force des temps présents : (« […] l’intelligence est devenue le pivot de notre civilisation », TVE, XII, 222-223). Mais il en signale, tout aussi bien, la possible action destructrice : comme le déplore le comte de Vandenesse, dans Autre étude de femme, « la pensée, prise comme un marteau et par l’enfant qui sort du collège et par le journaliste obscur, a démoli les magnificences de l’état social » (III, 689).
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8 Cette question des rapports entre la pensée et le corps social est l’une de...
5Il s’agira donc, dans les pages qui suivent, d’examiner la manière dont la pensée (ainsi liée, dans sa définition, à l’essor du libéralisme et de l’individualisme) se trouve prise en compte chez Balzac par la métaphore du corps social8, avec laquelle elle entre souvent en conflit – ou, tout au moins, de donner un aperçu des tensions révélatrices de cette concordance problématique. Nous retiendrons pour cela quelques exemples de traitement de cette métaphore, pris (à une exception près) dans le discours auctorial.
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9 C’est le moment où « les hommes se sont attachés à organiser leur collabora...
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10 Sur ce point, voir par exemple S. Rameix, « Corps humain et corps politiq...
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11 Voir les Entretiens d’Epictète (II, 5, 24-27)
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12 Tite-Live, Histoire romaine, Livre II, XXXII.
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13 Il s’agit du célèbre apologue des « membres et de l’estomac » (d’abord rac...
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14 Art. cit., p. 44.
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15 Qui prend naissance dans les écrits de Saint Paul (Épîtres), et trouve che...
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16 E. Kantorowicz, Les Deux Corps du roi. Essai sur la théologie politique au...
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17 Selon cette théorie, le roi possède un corps terrestre et mortel, tout en ...
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18 A. de Baecque, Le corps de l’histoire. Métaphores et politique (1770-1800)...
19 G[uy] Coquille, Discours des états de France [1588], cité par A. de Baecqu...
Le roi est le chef-tête et les peuples des trois ordres sont les membres ; et tous ensemble sont le corps politique et mystique dont la liaison et l’union est indivise et inséparable […]19.
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20 Cité par A. de Baecque, op. cit., p. 115. Le Léviathan, traduit dès 1652, ...
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21 La pensée démocratique elle-même mobilise des paradigmes du corps, comme o...
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22 Héritée de la médecine latine (A. de Baecque, op. cit., p. 118).
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23 D’après ce discours politico-anatomique dont A. de Baecque retrace la cons...
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24 Selon des représentations en cours sous la Monarchie de Juillet, le corps ...
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25 A. de Baecque, op. cit., p. 45.
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26 La métaphore de la pyramide venant souvent se superposer à celle du corps.
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27 J. Schlanger, Les Métaphores de l’organisme, Vrin, 1971, p. 43 (« La dimen...
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28 Voir A. de Baecque, « La métaphore du grand corps des citoyens », op. cit....
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29 L’organisme, alors, devient « le type de la réalité rationnelle » (J. Schl...
Au XVIIe siècle, cette vision de la monarchie comme corps indivis, sous le commandement du « chef » (terme dans lequel il faut entendre l’étymologie, caput) se mettra au service de la conception absolutiste, le monarque, dès lors, devenant la représentation de « tout le corps de l’État » en même temps qu’il possède « une puissance souveraine comme la tête sur chaque membre du corps » (Hobbes, Léviathan20). La métaphore, telle qu’elle prévaut sous l’Ancien Régime et jusqu’à la veille de la Révolution21, repose, il faut le préciser, sur une conception anatomique et localiste22 de l’organisme23, pour proposer une vision à la fois solidaire et hiérarchisée des places et des fonctions24 (le Tout étant davantage que la somme des parties). On sait évidemment à quel point est symbolique, sous la Révolution, la décapitation du Roi25, qui achève de désagréger l’image déjà détériorée du « surcorps » royal, et porte atteinte, dans le même temps, à cette conception du pouvoir incarné en son sommet26 – en son « chef ». Ce qui n’entraîne nullement le dépérissement de la métaphore corporelle : point n’est besoin d’insister sur la fortune de cet analogon – qui permet, selon Judith Schlanger, de « donner simultanément le savoir et le sens27 » –, au cours de l’épisode révolutionnaire (rénovée par la référence au discours médical contemporain, la métaphore confère alors une intelligibilité à la fracture historique et permet le récit de la naissance du nouveau système politique28) et jusqu’à nos jours, le XIXe siècle marquant un temps fort de cette histoire moderne du modèle organique29.
6Si la pensée a une place dans cette représentation métaphorique – c’est une question que les exemples balzaciens ici rassemblés peuvent nous inviter à nous poser –, cette place se trouve, cela semble une évidence, dans la tête (penser est le rôle du « chef ») – idée qui se trouve nettement exprimée, par exemple, dans l’un des articles que Balzac publie dans la presse légitimiste, « Le Départ » :
[…] un roi est la clé de la voûte sociale ; un roi, vraiment roi, est la force, le principe, la pensée de l’État […] (Œuvres diverses30, II, 102431)
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32 « Produit particulier de la Volonté humaine » (Louis Lambert, XI, p. 685),...
Entre l’organisme social et l’organisme humain, l’homologie se veut ici parfaite : la pensée s’intègre harmonieusement au corps collectif, et y joue un rôle similaire à celui que, « produit d’une Volonté32 », elle assure chez l’individu.
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33 Désormais Cath.
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34 Le Martyr calviniste [Les Lecamus] (1841-1842), La Confidence des Ruggieri...
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35 L’examen des rapports entre cette Introduction et les récits eux-mêmes de ...
7Cependant, telle que nous l’avons définie plus haut à la suite de Balzac, « la pensée » menace parfois de « désincorporer » le corps social. C’est là le danger que dénonce, notamment, l’une des pièces maîtresses des Études philosophiques, Sur Catherine de Médicis33, ensemble de trois récits rédigés à des dates différentes34 et qui, plaidoyer en faveur d’un pouvoir fort, entendent réhabiliter la figure de cette reine dont « le nom est en exécration à la France » (Cath, XI, 453) – elle est tenue pour responsable des massacres de la Saint-Barthélemy. Nous ferons simplement référence, dans le cadre restreint qui est ici le nôtre35, à la longue « Introduction » à cette trilogie, rédigée par Balzac en 1841.
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36 Elle sera rédigée six mois plus tard, en juillet 1842. En janvier 1842, Ba...
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37 Il importe de souligner ici la nature purement politique du discours antip...
8Dans ce texte à la tonalité idéologique marquée – il n’est pas sans faire écho, sur de nombreux points, à l’Avant-propos à La Comédie humaine, dont il est à peu près contemporain36 – Balzac remonte, à la suite de penseurs antiprotestants37 tels que Joseph de Maistre ou Bonald, aux origines des maux dont souffre à ses yeux la société libérale et bourgeoise de la monarchie de Juillet. Comme eux, il discerne dans la France du XVIe siècle, en proie aux affrontements religieux, les « germes » (Cath, 172) des désordres du présent, qu’il ne cesse de dénoncer :
L’Opposition en France a toujours été protestante […] elle a hérité des théories des luthériens, des calvinistes et des protestants sur les mots terribles de liberté, de tolérance, de progrès et de philosophie. (Cath, ibid.)
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38 Dont le premier corollaire est la « liberté de conscience », et le second ...
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39 « Qui dit examen, dit révolte », peut-on ainsi lire dans Le Martyr calvini...
Aux tenants de la « Réformation », pour reprendre le terme que lui-même utilise, on doit, en effet, la « douteuse doctrine du libre arbitre38 » (ibid.), le développement de cet « esprit d’examen qui mena[ce] les sociétés modernes » (et que l’auteur de La Comédie humaine ne cesse de fustiger39), ainsi que le péril de la République, dont ils « rêv[ent] (Cath, 170).
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40 J.-Cl. Monod, Qu’est-ce qu’un chef en démocratie ?, Seuil, coll. « L’ordre...
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41 Le XVIe siècle est, en effet, le moment où, selon Claude Lefort, « on repè...
9Le processus décrit comme inquiétant, dans ces pages, c’est celui que le philosophe Jean-Claude Monod appelle la « désincorporation démocratique40 », processus qui suit 1789 mais dont Balzac distingue ainsi les prémices dès la Renaissance41. Les calvinistes, nous dit cette « Introduction » à Sur Catherine de Médicis, ont causé des « démolitions » qui « firent à l’art autant de blessures qu’au corps politique » (Cath, 170) – elle renchérit, deux pages plus loin, sur les « énormes blessures » qu’ils infligèrent au « corps social » (Cath, 172). Cet effet pernicieux, c’est celui de la pensée, dont l’irruption vient quelque peu troubler la cohérence de l’analogie organiciste :
La réforme religieuse tentée par Luther en Allemagne, par John Knox en Écosse, par Calvin en France, s’empara particulièrement des classes inférieures, que la pensée avait pénétrées. (Cath, 215)
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42 La dédicace de Balzac « À monsieur le marquis de Pastoret » évoque le temp...
Si la société forme un corps, comme ne cesse de nous le dire ce texte, on voit ici que la pensée s’infiltre dans ses membres – les « classes inférieures » – mettant à mal, par conséquent, l’autorité capitale. L’effet destructeur que cette pensée en « insurrection42 », et s’exerçant hors du siège que l’analogon biologique lui assigne comme « naturel », est accru par la menace de désintégration qu’elle constitue pour l’organisme qu’elle investit :
43 Les accents sont, ici encore, maistriens (Le protestantisme (comme le « sa...
Une fois que la pensée humaine, au lieu de se condenser comme elle était obligée de le faire pour rester sous la forme la plus communicable, revêtit une multitude d’habillements et devint le peuple lui-même au lieu de rester en quelque sorte divinement axiomatique, il y eut deux multitudes à combattre : la multitude des idées et la multitude des hommes43. Le pouvoir royal a succombé dans cette guerre […]. (Cath, 174)
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44 Comme elle l’est dans l’Avant-propos (I, 13) et dans bien des œuvres de La...
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45 J.-Cl. Monod, op. cit., p. 139-140.
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46 Op. cit., p. 135.
L’Élection, stigmatisée dans ce même passage consacré à la France de 184044 (elle est le « fruit du libre arbitre et de la liberté politique » [Cath, 173] – et donc de l’action dissolvante de « la pensée »), participe de ce processus de désincorporation (le « principe électif » se confond avec la « discussion » [Cath, 174] qui « étouffe toute action du corps politique » [ibid., 173]). Ce que saisit, de la sorte, le discours imageant de ce texte, c’est la « rupture », qui, ainsi que le montre Jean-Claude Monod, se produit, au cours de la lente instauration de la démocratie moderne, entre « la logique qui faisait de la “tête” de la nation ou de l’État l’incarnation du peuple et la logique démocratique qui n’en fait que le “premier” des “représentants” du peuple45 ». Représenter le peuple, en effet, ce n’est pas l’incarner : « La légitimité révolutionnaire est immanente, le détenteur du pouvoir n’est qu’un homme parmi les hommes, désigné par ses pairs, qu’aucune relation essentielle ne lie au lieu du pouvoir qu’il occupe transitoirement46. »
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47 Les récits eux-mêmes nous présentent un personnage machiavélique, jouant l...
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48 P. Rosanvallon, Le Moment Guizot, Gallimard, nrf, 1985, p. 75-82.
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49 Ce « spectre » de la dissolution sociale « hante », de fait, « la plupart ...
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50 Il s’agit des tentatives d’envoûtement du roi Charles IX de la part de l’a...
10Cette Introduction écrite après coup, et dans laquelle les enjeux de la trilogie tendent à se resserrer autour du combat de la reine-mère contre les forces antisociales issues du protestantisme47, nous invite ainsi à lire Sur Catherine de Médicis comme le récit d’une lutte entre cette pensée, multiple, qui désincorpore (s’exprime là ce que Pierre Rosanvallon a désigné comme la « peur du nombre48 », faisant surgir, au début du XIXe siècle, et d’ailleurs bien au-delà de la mouvance antirévolutionnaire, le spectre de la « dissolution sociale49 »), et la pensée du « chef », qui, non seulement, incorpore, mais en a le privilège, comme le souligne un passage de « La Confidence des Ruggieri », ajouté en 1842, justement, à ce deuxième récit du triptyque, et qui entre en résonance avec l’Introduction : « La justice d’alors pensait avec raison qu’une pensée à laquelle on donnait corps50 était un crime de lèse-majesté » (Cath, 387).
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51 L’adjectif et l’adverbe viennent ici rétablir la transcendance de la légit...
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52 Balzac cite, en évoquant la mort de la reine, la formule de Jacques-August...
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53 L’idée d’un tel « resserrement du principe vital » dans le « corps politiq...
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54 P. Nykrog, op. cit., p. 370.
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55 Voir Louis Lambert, Pensée IX : « Ne se rencontre-t-il pas des hommes qui,...
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56 Napoléon, dans d’autres contextes, peut jouer ce rôle d’individu d’excepti...
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57 Nous reprenons cette expression à Judith Schlanger, op. cit., p. 36.
11Catherine – d’après le discours de cette même Introduction – aura su mettre en œuvre une telle pensée, « condensée » et « divinement axiomatique51 ». Elle aura ainsi incarné la Royauté52, en période de crise, et prolongé son existence. Elle représente exemplairement, dans La Comédie humaine, le pouvoir central nécessaire, pour Balzac, au corps politique53, et cette « Pensée unique et personnelle […] très forte, très concentrée et entravée au minimum dans son épanouissement54 » qui, P. Nykrog y a insisté, permet le plein exercice de ce pouvoir. Une telle pensée est l’apanage de l’individu d’exception55 : d’un « grand Roi » (ainsi Balzac désigne-t-il Catherine), en l’occurrence56. Dans ces pages d’ouverture à Sur Catherine de Médicis, le « discours imaginatif57 » de Balzac s’emploie donc à restaurer, plus que l’harmonie menacée du corps politique et du corps social, le modèle même de représentation et d’intellection proposés par la métaphore du corps elle-même, en réaffirmant, grâce à la figure « capitale » de Catherine, le bien-fondé de la relation d’isomorphisme sur laquelle elle se fonde, et d’où elle tire son sens et son efficacité.
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58 « À Monsieur le marquis de Pastoret », XI, 166.
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59 On en trouve un exemple, d’ailleurs, dans le troisième volet de Sur Cather...
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60 La fin de l’année 1833 et l’année 1834 sont souvent identifiées comme le m...
12Mais cet exemple, pris à un moment où Balzac, près d’entreprendre de publier La Comédie humaine, multiplie les déclarations de principe en matière religieuse, politique et sociale et rend « hommage » « au caractère et à la fidélité de l’homme monarchique58 » ne saurait évidemment résumer le traitement qu’il réserve à la métaphore organiciste, dès lors que celle-ci est amenée à rencontrer « la pensée ». Ce traitement fluctue, de fait, au gré des influences idéologiques qui s’exercent sur lui au cours de l’élaboration de son œuvre, et, dans les variations de ce discours métaphorique, les modèles organicistes convoqués eux-mêmes varient : si le paradigme localiste semble avoir sa faveur, la référence vitaliste n’en est pas moins souvent présente, comme on le verra59. Faute de pouvoir envisager une étude panoramique des avatars de cette métaphore dans La Comédie humaine (ce qui exigerait un tout autre cadre), nous nous concentrerons sur un moment particulier, celui de l’année 183460, au cours de laquelle les liens du corps social et de la pensée se trouvent, semble-t-il, interrogés avec une particulière fréquence, et où la question de l’incorporation reçoit des réponses assez dissemblables.
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61 Dans le tome XI des Études de mœurs au XIXe siècle (troisième volume des S...
13Un tel questionnement se présente dans Ne touchez pas la hache, titre de l’édition originale de La Duchesse de Langeais, parue chez Béchet en avril 183461 (le texte est daté de janvier, la rédaction en a été commencée en mars 1833), et plus précisément dans le fameux discours auctorial sur le Faubourg Saint-Germain qui suit le début in medias res du roman. Il s’agit, on s’en souvient, d’un discours sur la nécessité politique de l’aristocratie, qui s’appuie sur un constat :
Dans toutes les créations, la tête a sa place marquée. Si par hasard une nation fait tomber son chef à ses pieds, elle s’aperçoit tôt ou tard qu’elle s’est suicidée. Comme les nations ne veulent pas mourir, elles travaillent alors à se refaire une tête. (DL, V, 926)
Dans cette déclaration, Balzac file la métaphore organiciste présente quelques lignes plus haut :
Une aristocratie est en quelque sorte la pensée d’une société, comme la bourgeoisie et les prolétaires en sont l’organisme et l’action. (DL, 925)
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62 « […] [l]a souveraineté [du peuple], écrivait-il en 1832 dans Du Gouvernem...
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63 Cf. l’Essai sur la situation du parti royaliste (1832), l’autre article do...
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64 Balzac, qui s’est éloigné de Rousseau après 1830, récuse la théorie contra...
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65 Si le « peuple », nous dit-il, « laisse » aux « patriciens » leurs « avant...
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66 Non que l’organicisme soit absent du discours politique de Rousseau, dans ...
Mais, bien que la métaphore soit convoquée dans sa forme traditionnelle, il ne s’agit pas, dans ce contexte, de ressusciter le corps social d’Ancien Régime : « […] le souverain », comme on peut le lire un peu plus loin, « est certes aujourd’hui le peuple » (DL, 928). Par cette référence, rousseauienne, au « peuple souverain », Balzac prend acte – même si le constat n’est sans doute pas dépourvu d’ironie62 – de la rupture révolutionnaire63. Il s’agit néanmoins pour lui, à ce qu’il semble, de penser le lien social, de façon antirousseauiste64, sous une forme autre que celle du contrat65, ce dont le recours au modèle corporel lui donne le moyen66.
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67 B. Guyon, op. cit., p. 496. L’œuvre reçut un accueil très réservé de la pa...
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68 L’influence de Bonald sur sa pensée, par exemple, ne sera véritablement im...
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69 « Conjurer la peur du nombre et repenser la question de l’aristocratie con...
14Pour réincorporer la société, il faut donc reconstituer une aristocratie. Le développement de Balzac (qui, rappelons-le, a rejoint en 1832 le parti néo-légitimiste) se situe ici, pour une bonne part, dans le prolongement des idées qu’il a exprimées un peu plus tôt dans son article Du gouvernement moderne, où il prônait un torysme français et la suppression de « toute noblesse hors la Chambre des pairs » (OD, II, 1079) : l’aristocratie qu’il appelle de ses vœux ne saurait se confondre avec cette noblesse française qui n’a pas su, à la différence de ce qui s’est passé en Angleterre, « refond[er] la caste au goût du temps » (DL, 932). Ce discours aux allures de réquisitoire contre le Faubourg Saint-Germain, et d’un légitimisme « hétérodoxe67 », doit peu encore aux théoriciens traditionalistes68, même si Balzac partage leur rejet du contrat social et leur conception, d’emblée organique, de la société ; éclectique, il entre, par ailleurs, fortement en consonance avec celui des libéraux, enclins eux aussi à condamner les « prétentions de l’ancienne noblesse », non tant, comme le souligne P. Rosanvallon, « par haine du principe aristocratique que par volonté de lui donner au contraire une plus nouvelle et plus forte signification69. »
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70 Revient ici une image que Balzac affectionne (elle était déjà présente, on...
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71 En 1833, il a fait exposer par Benassis une idée semblable (Le Médecin de ...
15En ces temps qui « sont changés » (DL, 928) redonner un « chef » au corps social, nous dit le programme politique esquissé dans cette dissertation, c’est, nécessairement, intégrer à cette tête la pensée, cette « arme70 » nouvelle (ibid). La « moderne aristocratie » doit « procéder » de ce « triangle social » où s’inscrit « l’écu du pouvoir », et que constituent « l’art, la science et l’argent » (ibid.). On reconnaît là une idée chère à Balzac71 (elle lui permet notamment d’agréger l’écrivain à cette aristocratie nécessaire aux temps présents, à cette « grande époque intelligentielle » (DL, 930)), on y retrouve l’écho, en particulier, des articles publiés par lui en 1830, et d’inspiration, alors, saint-simonienne, sous l’intitulé « Des artistes », dans La Silhouette. « Un homme qui dispose de la pensée », y était-il dit notamment, « est un souverain » (OD, II, 708).
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72 « Pour rester à la tête d’un pays », lit-on encore un peu plus loin, « ne ...
16On aura noté que la métaphore organiciste est convoquée, ici encore, dans sa version localiste : à « l’aristocratie », « la bourgeoisie » et « les prolétaires » reviennent des places et des rôles bien définis72. « De là », poursuit Balzac, « des sièges différents pour ces forces » (DL, 925). L’organisme ainsi constitué, toutefois, ne tire pas son harmonie d’une évidente complémentarité de ses fonctions, comme c’est le cas dans la métaphore traditionnelle du « roi-tête » ; les « forces » rassemblées dans ce corps (essentiellement celles de la bourgeoisie et de l’aristocratie, dont les « mœurs » et les « calculs » sont « diamétralement » opposés) se caractérisent par leur « antagonisme », leur « antipathie » – même si les mouvements divers qu’elles produisent se font « dans un but commun » (ibid.). D’où l’exigence d’une « pensée d’unité », qui « doit exister dans la vie aristocratique » (DL, 926). La pensée est alors ce qui coordonne, ce qui établit un lien dans un corps social travaillé par des « discordances » (DL, 925) : c’est ce qui se formule un peu plus loin à travers le portrait de la duchesse de Langeais, emblème explicite de la noblesse sans « valeur capitale » (DL, 926) du Faubourg Saint-Germain :
C’était une femme artificiellement instruite, réellement ignorante ; pleine de sentiments élevés, mais manquant d’une pensée qui les coordonnât […] (DL, 935).
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73 Il faudrait, sous cet angle, mener ici encore l’étude des rapports de ce d...
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74 « Chez tous les êtres organisés, il se fait un travail d’harmonie intime. »
Trouvant place, de cette manière, dans une tête aristocratique73, ce qui, tout à la fois, combat le péril du nombre et permet la survie du corps social, la pensée est en mesure de jouer un rôle intégrateur. La métaphore ainsi traitée revêt, on l’a entrevu, un intérêt sociologique autant que politique : le corps social, sans le « travail d’harmonie intime74 » (DL, 933) qu’est censée y opérer la pensée, se réduirait à un pur jeu de forces, divergentes de surcroît, et potentiellement contradictoires : se révèlerait alors la fondamentale inorganicité de la société post-révolutionnaire.
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75 F. Gaillard, « La cinétique aberrante du corps social au temps de Balzac »...
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76 Autre roman de cette même année où se trouve développée, mais sur quelques...
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77 Il sera donc désigné, en abrégé, par FYO.
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78 F. Gaillard, art. cit., p. 3. Le problème que « sert », dans cette étude, ...
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79 Il est relayé plus loin par celui de la nef (FYO, V, 1052).
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80 F. Gaillard, art. cit., p. 17.
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81 Ibid. p. 13.
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82 Ibid.
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83 Ibid.
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84 Ibid.
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85 Ibid., p. 14.
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86 Ibid., p. 13. « Le mythe de l’accessibilité de la sphère supérieure » est ...
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87 « Prenez ces deux mots [l’or et le plaisir] comme une lumière et parcourez...
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88 Bien que le texte ne soit pas toujours clair sur ce point.
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89 Le modèle, localiste, de la métaphore, qui attribue sa fonction spécifique...
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90 « L’ouvrier, le prolétaire, l’homme qui remue ses pieds, ses mains, sa lan...
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91 Benassis (encore), constatait quelque temps plus tôt ce « mouvement ascend...
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92 Balzac a inséré, dans l’édition originale de ce texte, une physiologie int...
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93 Sa « fortune » et ses « enfants » deviennent en effet « la proie du monde ...
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94 « Pas une dent ne manque à mordre sa rainure […] » (ibid.).
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95 Balzac exprime ici, comme souvent, son admiration pour le journalisme cont...
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96 Mon analyse s’écarte ici de celle de F. Gaillard, pour qui, « de l’image o...
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97 Elle est synonyme, dans la première et la seconde des sphères, d’ambition ...
17Le soupçon de cette inorganicité s’aggrave brusquement – Françoise Gaillard a consacré à ce phénomène un article bien connu75 – dans Physionomies parisiennes, ce texte qui, dans les Scènes de la vie parisienne de 1834, suit immédiatement Ferragus76 et Ne touchez pas la hache et deviendra le prologue de La Fille aux yeux d’or77. Le célèbre parcours de l’enfer parisien, proposé au lecteur par un narrateur dantesque qui cherche à expliquer les causes générales de la physionomie hâve de la population de la ville, convoque longuement, une fois encore, la métaphore du corps, en faisant apparaître plus nettement le caractère problématique de l’adéquation entre la figure et son comparé, de sorte que le texte en vient à manifester, comme l’a fait apparaître la belle analyse de Françoise Gaillard, l’« aperception confuse de l’arbitraire naissant78 » de l’analogie. De cette mise en doute, implicite, de la validité (représentative, cognitive et normative) de la métaphore témoigne, par exemple, la mise en concurrence, tout au long du passage, des schèmes modélisants : celui du corps vient se mêler à celui de la spirale79 (d’origine dantesque, elle aussi), qui, tel un vortex ou un maëlstrom inversé80, permet de parcourir les sphères superposées de cet improbable microcosme, en partant du « monde qui n’a rien » (FYO, V, 1041) pour aboutir aux « sommités » (ibid., 1049). En témoigne, également, le filage particulier de la métaphore elle-même, dont est principalement conservée l’« intuition rectrice81 » : des pieds à la tête de ce corps social s’effectue un « continuel mouvement ascensionnel82 » ; la tête, alors, « ne contrôle de fait plus rien83 », elle ne décide d’aucune « fin commune84 ». Lieu vide, le haut de cet organisme provoque simplement l’« appel d’air85 » qui oriente la dynamique sociale, imprime une direction à ce qui n’est plus qu’une « collection de projets individuels convergents86 ». Pour autant, ajouterons-nous, la pensée n’est pas absente de ce corps : c’est à elle que revient encore, mais différemment de ce que nous avons observé dans l’exemple précédent, le rôle incorporateur. Non sans que la cohérence de la métaphore s’en trouve, encore, affectée : elle l’est, principalement, par le sens dans lequel circule cette « pensée » dont le récit, dans le parcours initiatique qu’il offre à son lecteur, se propose de « sui[vre] les serpenteaux87 » (FYO, 1040), une pensée présentée comme un objet à observer et qu’a priori, nous ne sommes pas invités à confondre88 avec le double principe explicatif (« L’or et le plaisir », ibid.) dont le narrateur se saisit comme d’une lumière pour éclairer son périple. Cheminant d’étage en étage, c’est elle qui dessine progressivement l’image du corps social, dont elle relie les morceaux superposés89, en la vectorisant de bas en haut. Le trajet part en effet du « monde qui n’a rien », celui des « prolétaires » (FYO, 1041), « pieds » et « mains90 » de ce corps immense – monde immobile, en fait, enfermé, par la répétition à l’identique des semaines de labeur et de divertissement, dans un éternel présent et donc dans une unique sphère sociale, et dans lequel « la pensée et le mouvement » ne se « combinent » guère que pour « régulariser l’action de la douleur » (FYO, 1042). Le mouvement ascensionnel91 commence avec l’apparition, dans cette sphère inférieure, de la figure, rare, de l’« ouvrier économe », que le « hasard » a « gratifié d’une pensée » et qui a donc pu « jeter les yeux sur l’avenir » : il devient un petit bourgeois. Ce personnage industrieux, en qui « tout est jambes » et qui est « sans cesse en marche » (FYO, 1044) n’est autre que le Petit Mercier92, dont l’« ambition introduit la pensée dans la seconde des sphères93 » (ibid.) : c’est à présent celle des « membres agissants, pensants et spéculants de [la] petite bourgeoisie » (ibid.), qui tend « fatalement » à élever ses enfants « jusqu’à la haute » (FYO, 1046). Nous sommes alors conduits au « troisième cercle social, espèce de ventre parisien, où se digèrent les intérêts de la ville et où ils se condensent sous la forme dite affaires », et où « se remue et s’agite, par un âcre et fielleux mouvement intestinal, la foule des avoués, médecins, notaires, avocats, gens d’affaires, banquiers, gros commerçants, spéculateurs, magistrats » (FYO, 1046). Dans ce passage, notons-le, la pensée, tout d’abord, se perd, aussi bien comme fil conducteur (c’est par le biais d’une métaphore mécanique94 que nous débouchons sur cette troisième sphère), que comme agent de l’incorporation (« […] tous remplacent l’idée par la parole […] », FYO, 1047), et si nous finissons par la retrouver, c’est marquée par l’« abâtardissement » et par les effets de « sa rotation dans le cirque d’une spécialité qui tue les facultés génératives du cerveau, le don de voir en grand, de généraliser et de déduire » (FYO, 1048). Aussi les bourgeois ambitieux, s’ils arrivent à leur but (s’allier aux familles aristocratiques, ou exercer quelque haute fonction) y arrivent-ils « tués » (FYO, 1049). Au-delà de cette troisième sphère, fatale, comme on le voit, à l’ascension de la pensée, la société peine, de fait, à prendre corps : dans le monde artiste, dissocié, ici, de l’aire aristocratique, qui se situe au-dessus de lui, seul le journaliste est « une pensée en marche comme le soldat en guerre95 » (ibid.) ; et plus haut encore, dans l’espace des « sommités », « plus d’idées, elles ont passé comme l’énergie dans les simagrées du boudoir, dans les singeries féminines » (FYO, 1051) ; de la « physionomie des riches », « l’intelligence a fui » (ibid.). Cette tentative paradoxale d’incorporation à contresens, par une pensée venue des « jambes » de la société (et qui est essentiellement projet, principe de mouvement), conduit ainsi, littéralement, à une aporie : la pensée, dit le discours figuré du narrateur-philosophe, vient s’étioler et s’enliser dans le ventre bourgeois, qui en brise le mouvement, et laisse acéphale le corps à demi constitué par cette insolite trajectoire96. Une trajectoire en fait déterminée par la nature individuelle97 de cette pensée, qui, si elle n’est pas ici désincorporatrice (ce rôle revient en l’occurrence à l’activité viscérale de la bourgeoisie), ne saurait néanmoins se hausser jusqu’au « chef » pour l’investir.
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98 Ce texte inachevé date vraisemblablement d’octobre 1833. Seul un fragment,...
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99 Désormais, en abrégé, Av.
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100 Voir A.-M. Meininger, Introduction à l’œuvre, XII, 753-756.
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101 Voir, dans l’Introduction à la Physiologie du mariage, l’histoire de l’id...
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102 « Une pensée a trois âges » (XII, 264). La même personnification se relèv...
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103 Louis Lambert est parmi les convives, et même « promoteur de cette scène ...
18Ce discours métaphorique de Physionomies parisiennes, qui aborde la possibilité de l’incorporation sous un angle opposé à celui qu’adoptait, peu de temps auparavant, Ne touchez pas la hache, vient également, on le remarquera, faire contrepoint à celui que tient un autre récit contemporain (l’écriture en fut entreprise au cours de la période de rédaction d’Histoire des Treize98), Aventures administratives d’une idée heureuse99. Resté à l’état d’ébauche, ce texte n’en devait pas moins donner lieu à un livre important100, destiné à prendre place dans les Romans et contes philosophiques (puis dans les Études philosophiques). Cette ébauche se présente comme un début de conte fantastique, d’inspiration hoffmannienne. Elle prend à la lettre l’affirmation, souvent répétée par Balzac (on la trouve par exemple dans la Physiologie du mariage101 ou la Théorie de la démarche102) que les « idées sont des êtres » (Av., XII, 775), ainsi que le déclare le protagoniste principal du conte ̶ une idée, justement, surgie en chair et en os dans un salon après minuit pour nous conter les péripéties des deux cents ans de sa vie103, et qui se présente comme le projet du canal de l’Essonne. Cette vie commence au tout début du XVIIe siècle, sous Henri IV, au moment où la haute Bourgeoisie « envahi[t] » le gouvernement, la noblesse, le clergé, et possède « les trois plus grands pouvoirs à l’aide desquels une corporation p[eut] manier un peuple » : « Elle était instruite, elle plaidait, elle écrivait […] » (XII, 779). Or, en ce temps, nous dit M. de Lessones (tel est le nom de l’idée),
[…] la plupart des idées directement utiles au sol et qui devaient le façonner, les grandes idées commerciales, les idées mères se concevaient dans le ventre de cette grande Bourgeoisie, qui, alors, se tenait à sa place, et laissait la Noblesse jouer son rôle chevaleresque, combattre l’étranger dans les congrès, combattre la Royauté dans le Royaume, défendre en bataille rangée le protestantisme, qui était l’opposition de ce temps-là. (Av., XII, 779)
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104 B. Marquer, « De l’épigastre au ventre : œconomia animale et économie du ...
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105 C’est l’estomac qui, selon ce modèle, devient « l’organe du vivant par ex...
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106 La représentation métaphorique du roi, sous l’Ancien Régime, est souvent ...
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107 Ibid., p. 53.
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108 Ibid., p. 54.
Dans la prosopopée de la « grande idée commerciale » ici incarnée, la question de l’incorporation reçoit, au prix d’une perturbation, encore différente, de la cohérence de la métaphore organique, une réponse imaginaire qui l’inscrit dans le discours bourgeois de la monarchie de Juillet. Si la Bourgeoisie, ventre, comme le veut souvent la métaphore, du corps social évoqué dans ces lignes, se tient alors, nous dit une voix qui paraît être celle de Balzac, « à sa place » – une place qui la subordonne en principe à la tête – elle n’en apparaît pas moins comme centrale, et en voie de devenir dominante : elle prépare, en effet, « presque tous les hommes qui ont pétri la France du dix-neuvième siècle » (ibid.). Dans cette représentation qui accorde à ce ventre, contre la logique voulue par l’analogon traditionnel, la prérogative de produire les idées, on peut déceler la trace d’un discours de vulgarisation scientifique qui se développe, au XIXe siècle, à mesure que s’impose en médecine une pensée du Vivant tributaire du modèle vitaliste : ce discours, comme l’a rappelé Bertrand Marquer, localise dans le ventre « le principe vital, conçu comme un flux104 ». La fonction principale du corps humain, devient alors celle de la nutrition, qui trouve un prolongement dans celle de la génération105. Le ventre, fécond en idées, de la Bourgeoisie, paraît, dans l’exemple balzacien, illustrer les principes de cette nouvelle économie de l’organisme, d’autant que celle-ci a une traduction dans le domaine des représentations sociales : cette conception et cette localisation nouvelles du principe vital ont permis, comme le souligne encore Bertrand Marquer, « aux partisans du juste milieu de réactiver l’antique apologue des Membres et de l’Estomac106 afin de corroborer, sur le plan historique et idéologique, l’émergence d’une nouvelle centralité107 », la « classe bourgeoise se définissant, elle aussi, comme médiane et centrale108 ».
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109 Dont la rédaction est probablement ultérieure à celle de l’ébauche des Av...
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110 Balzac n’en subit pas moins, dans son œuvre, l’influence de cette nouvell...
19On voit que Physionomies parisiennes109 a, parmi d’autres effets, celui de ruiner ce discours triomphant110, porté, dans le conte inachevé, par un personnage incarnant la puissance montante de la grande bourgeoisie : le ventre bourgeois, incorporateur et générateur d’idées s’y mue en son contraire (il est le lieu même où se joue la désincorporation sociale). Mais ces deux textes, s’ils s’opposent par leur tonalité et par leur résonance idéologique, s’accordent à suggérer que la suprématie de la Tête (devenue périphérique dans Les Aventures, inexistante dans Physionomies) pourrait désormais relever d’une représentation caduque du corps politique et du corps social. Et l’exploration des possibles à laquelle Balzac, comme il aime à le faire, se livre dans ces trois actualisations, rapprochées, de la métaphore, témoigne clairement du doute qui gagne ce modèle naturaliste lui-même.
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111 « […] la pensée imaginative est d’emblée solution, elle n’aborde aucun pr...
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112 C’est ce que montre le double sens possible, subjectif et objectif, du co...
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113 Et qui, selon J.-Cl. Monod, est un processus inachevé, « dans lequel nous...
20Dans ces différents exemples, nous avons donc vu Balzac s’efforcer, de diverses manières, d’inscrire la pensée dans le corps social : mais le fait même que se pose la question de cette inscription est, en cette première moitié du XIXe siècle, l’un des signes du trouble de la « solution imaginative111 » que constitue la métaphore organiciste. Dans la mesure, en effet, où elle se définit comme liée à l’essor des Temps modernes et à l’avènement des sociétés démocratiques, la pensée se laisse difficilement intégrer à un schème conceptuel forgé (même s’il n’a, évidemment, cessé d’évoluer) pour assurer l’intelligibilité de sociétés organisées selon des principes théologico-politiques puis absolutistes. Parce que, individuelle, elle est, on l’a vu, multiple, ce qui brouille l’analogie fondatrice de la métaphore. Parce que ce schème du corps prétendait accréditer l’idée que l’organisation sociale était une réalité de fait, un ensemble d’éléments et de fonctions corrélés assurant à ce pseudo-organisme sa pérennité et son immuabilité : attribuer au corps social le besoin d’une pensée, cette pensée fût-elle unique, c’est lui attribuer du même coup celui de se penser112, ce qui entame, au moins implicitement, la fiction de sa réalité objective. Ce qui est donc posé, dans tous ces exemples, quels que soient le modèle que Balzac convoque (anatomique-localiste ou vitaliste) et les arrière-plans idéologiques et politiques de son discours du moment, c’est la double question de la fonction et de la place de la pensée dans le corps social. Peu caractérisée, dans ces discours figurés (elle est énergie, mouvement, projet), la pensée est tantôt principe de déliaison, tantôt principe de liaison – tantôt désincorporatrice, tantôt incorporatrice. À l’instabilité de sa fonction correspond celle de sa place : la métaphore tantôt s’efforce de conjoindre, tantôt disjoint la pensée du « chef » qui est censé la produire, interrogeant ainsi la pertinence du modèle du « chef-tête ». Quelles que soient les convictions affichées par Balzac lui-même, sa « pensée imaginative » des rapports de la pensée et du corps social témoigne ainsi, dans la variété de ses expressions, du processus de désincorporation démocratique qui s’est alors engagé113 – et participe même, globalement, à la déconstruction de la métaphore pluriséculaire.
Notes
1 En cela, il s’inspire en particulier de Bonald (Recherches philosophiques sur les premiers objets des connaissances morales, Œuvres complètes, Paris, Le Clère, 1818-1843, t. VIII, p. 308), comme le souligne l’édition de la Pléiade (I, 12, note 10). Cette dernière sera notre édition de référence.
2 On reconnaît le thème central des Études philosophiques (celui de la pensée qui tue).
3 Désormais TVE.
4 « Il n’y a que l’individu qui pense », dira, héritier du rationalisme cartésien, le philosophe Alain (Le Citoyen contre les pouvoirs, H. Champion, 1926, p. 160).
5 Voir également l’Essai sur la situation du parti royaliste (1832) : « Alors les philosophes continuèrent les travaux entrepris par les protestants et par les écrivains du XVIe siècle. Diderot recommença Bacon, comme Montesquieu refit Bodin » (OD, II, 1054).
6 « À cette époque, la puissance passa définitivement dans les idées, et les idées devaient réagir plus tard sur les hommes et les choses » (Essai sur la situation du parti royaliste, ibid.).
7 « La presse a organisé la pensée, et la pensée va bientôt exploiter le monde. Une feuille de papier, frêle instrument d’une immortelle idée, peut niveler le globe. »
8 Cette question des rapports entre la pensée et le corps social est l’une de celles qui traversent les Études philosophiques.
9 C’est le moment où « les hommes se sont attachés à organiser leur collaboration de manière plus satisfaisante » (P. Hintermeyer, « Imaginaires du corps social », Revue des Sciences sociales de la France de l’Est, 1993, p. 193).
10 Sur ce point, voir par exemple S. Rameix, « Corps humain et corps politique en France. Statut du corps humain et métaphore organiciste de l’État », Université Laval, Laval théologique et philosophique, vol. 54, n° 1, 1998, p. 41-61.
11 Voir les Entretiens d’Epictète (II, 5, 24-27)
12 Tite-Live, Histoire romaine, Livre II, XXXII.
13 Il s’agit du célèbre apologue des « membres et de l’estomac » (d’abord raconté par Ésope sous le titre « L’estomac et les pieds », Fable 159) destiné à démontrer que patriciens et le plébéiens sont comme un seul corps, voué à périr en cas de désunion. Il sera repris en particulier par La Fontaine (Fables, III, II).
14 Art. cit., p. 44.
15 Qui prend naissance dans les écrits de Saint Paul (Épîtres), et trouve chez Saint Augustin l’une de ses formes les plus développées (ibid., p. 44-45). Ce corps mystique du Christ qu’est l’Église est formé de la réunion de tous les baptisés, qui en sont les membres, distincts mais (comme dans un corps vivant) interdépendants.
16 E. Kantorowicz, Les Deux Corps du roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Âge [1957], Gallimard, 1989 (trad. fr.).
17 Selon cette théorie, le roi possède un corps terrestre et mortel, tout en incarnant le corps politique, fictivement immortel, de l’État – lequel apparaît comme la forme laïcisée de l’Église, corps mystique du Christ.
18 A. de Baecque, Le corps de l’histoire. Métaphores et politique (1770-1800), Calmann-Lévy, 1993.
19 G[uy] Coquille, Discours des états de France [1588], cité par A. de Baecque, ibid., p. 114-115.
20 Cité par A. de Baecque, op. cit., p. 115. Le Léviathan, traduit dès 1652, impose l’image organiciste du roi-tête en même temps que s’affirme le pouvoir absolu louis-quatorzien (et, en Angleterre, celui des Stuart).
21 La pensée démocratique elle-même mobilise des paradigmes du corps, comme on le voit en particulier chez Rousseau. L’objet du Contrat social n’est autre que la formation du corps politique :
« Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout.
À cet instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d’association produit un corps moral et collectif composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. » (Du contrat social (1762), présentation par B. Bernardi, GF Flammarion, I, VI, p. 57).
22 Héritée de la médecine latine (A. de Baecque, op. cit., p. 118).
23 D’après ce discours politico-anatomique dont A. de Baecque retrace la constitution aux XVIe et XVIIe siècles, à travers un corpus d’écrits médico-politiques, « à chaque organe microcosmique correspond[…] une fonction corporelle jouant un rôle politique, trouvant une place dans la société macrocosme » (op. cit., p. 112).
24 Selon des représentations en cours sous la Monarchie de Juillet, le corps politique est lui-même la tête du corps social : « l’assemblée générale est, selon l’expression de Jean-Jacques, le cœur du corps social, […] les pouvoirs administratifs et exécutifs en sont les membres, et […] le corps politique, le Prince, en est la tête » (A. Miquel, De l’organisation du corps social, Toulouse, Imprimerie d’Aug. de Labouisse-Rochefort, 1845, p. 64).
25 A. de Baecque, op. cit., p. 45.
26 La métaphore de la pyramide venant souvent se superposer à celle du corps.
27 J. Schlanger, Les Métaphores de l’organisme, Vrin, 1971, p. 43 (« La dimension de l’organisme politique et social, cette dimension de pensée qui pose les phénomènes historiques et politiques de la communauté humaine comme des réalités organiques, répond au problème de l’intégration du plan humain dans la réalité naturelle, physique, astronomique. Elle l’intègre comme une réalité parmi les réalités, comme un savoir parmi les savoirs », ibid.).
28 Voir A. de Baecque, « La métaphore du grand corps des citoyens », op. cit., p. 9 et suiv.
29 L’organisme, alors, devient « le type de la réalité rationnelle » (J. Schlanger, op. cit., p. 30 ; voir aussi le chap. V, « La vision organique », p. 88 et suiv.).
30 Désormais OD.
31 Ce texte, rédigé à l’occasion du départ de Charles X (1830), parut chez Urbain Canel dans le keepsake L’Émeraude, en décembre 1831.
32 « Produit particulier de la Volonté humaine » (Louis Lambert, XI, p. 685), la Pensée est « liée à l’énergie fondamentale » (P. Nykrog, La Pensée de Balzac dans la Comédie humaine, Copenhague, Munksgaard, 1965, p. 85).
33 Désormais Cath.
34 Le Martyr calviniste [Les Lecamus] (1841-1842), La Confidence des Ruggieri [Le Secret des Ruggieri] (1836-1837), Les Deux Rêves (1830-1831).
35 L’examen des rapports entre cette Introduction et les récits eux-mêmes de cette œuvre composite, et donc au discours complexe, pourrait être l’objet d’une étude à part entière.
36 Elle sera rédigée six mois plus tard, en juillet 1842. En janvier 1842, Balzac dédie Catherine de Médicis expliquée, premier titre de l’œuvre, au marquis de Pastoret, légitimiste et agent de la propagande en faveur d’Henri V.
37 Il importe de souligner ici la nature purement politique du discours antiprotestant de Balzac : c’est la question de l’affaiblissement du pouvoir dans la société de la monarchie de Juillet qui est au centre de ses préoccupations. La question des rapports de l’auteur de La Comédie humaine au protestantisme ne saurait évidemment se réduire à ce point : nous renvoyons, sur ce sujet, à l’article qu’A. Prioult a consacré aux « Influences protestantes sur l’œuvre de Balzac » (AB 1974, p. 245-264). Voir aussi Une Liberté orageuse. Balzac – Stendhal. Moyen Âge, Renaissance, Réforme, textes réunis par M. Arrous et alii, Eurédit, 2004.
38 Dont le premier corollaire est la « liberté de conscience », et le second la « liberté politique » – que le XIXe siècle essaie d’établir (Cath, 172).
39 « Qui dit examen, dit révolte », peut-on ainsi lire dans Le Martyr calviniste (Cath, 216).
40 J.-Cl. Monod, Qu’est-ce qu’un chef en démocratie ?, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2012, chap. II (« Dualités : la rupture démocratique dans ses métaphores »), p. 134.
41 Le XVIe siècle est, en effet, le moment où, selon Claude Lefort, « on repère les premiers signes d’une réflexion moderne sur religion et politique », où « naît une sensibilité neuve à la question des fondements de l’ordre civil », un moment « tant de l’affirmation que de la contestation d’un pouvoir absolu du prince » (Cl. Lefort, « Permanence du théologico-politique ? », dans Essais sur le politique (XIXe-XXe siècles), Seuil, 1986, p. 251).
42 La dédicace de Balzac « À monsieur le marquis de Pastoret » évoque le temps où « Luther et Calvin inventaient l’insurrection de la pensée » (XI, 166). Le discours balzacien fait ici écho à celui de Joseph de Maistre : « Qu’est-ce que le protestantisme ? C’est l’insurrection de la raison individuelle contre la raison générale » (« Sur le protestantisme », Œuvres, édition établie par P. Glaudes, R. Laffont, « Bouquins », 2007, p. 312).
43 Les accents sont, ici encore, maistriens (Le protestantisme (comme le « sans-culottisme ») a « brisé la souveraineté pour la distribuer à la multitude », ibid., p. 330) et bonaldiens (« […] peuple a sa racine dans le mot populare, dévaster ; et de là vient que dans le grec, multitude est synonyme de mauvais, de méchant.», L. de Bonald, Essai analytique sur les lois naturelles de l’ordre social, Paris, 1800, p. 8.).
44 Comme elle l’est dans l’Avant-propos (I, 13) et dans bien des œuvres de La Comédie humaine (par exemple Le Médecin de campagne, par l’intermédiaire de Benassis [IX, 508], ou Le Curé de village, à travers les discours de Gérard [IX, 806] et de Bonnet [ibid., 820]).
45 J.-Cl. Monod, op. cit., p. 139-140.
46 Op. cit., p. 135.
47 Les récits eux-mêmes nous présentent un personnage machiavélique, jouant l’un contre l’autre, dans « Le Martyr calviniste », les deux camps ennemis de la monarchie, celui des Guise et celui de la Réforme, menant, dans « La Confidence des Ruggieri », une lutte occulte contre son propre fils Charles IX, justifiant, dans « Les Deux Rêves », la Saint-Barthélemy et la Terreur au nom de la raison d’État.
48 P. Rosanvallon, Le Moment Guizot, Gallimard, nrf, 1985, p. 75-82.
49 Ce « spectre » de la dissolution sociale « hante », de fait, « la plupart des publicistes au début du XIXe siècle » (Mme de Staël, Ballanche, Chateaubriand, Lamennais, Royer-Collard, Bonald, Saint-Simon, Benjamin Constant ou Auguste Comte). Ibid., p. 75.
50 Il s’agit des tentatives d’envoûtement du roi Charles IX de la part de l’astrologue de la reine-mère, Cosme Ruggieri, au moyen d’une figure représentant le monarque et piquée au cœur par des aiguilles (Cath, 386).
51 L’adjectif et l’adverbe viennent ici rétablir la transcendance de la légitimité et rappeler la dimension théologico-mystique de la métaphore du roi-tête. L’adjectif « axiomatique » donne à l’autorité de cette pensée un caractère absolu (un axiome étant une vérité évidente en soi, indémontrable).
52 Balzac cite, en évoquant la mort de la reine, la formule de Jacques-Auguste de Thou (l’une de ses sources) : « Ce n’est pas une femme, c’est la royauté qui vient de mourir » (Cath., 170).
53 L’idée d’un tel « resserrement du principe vital » dans le « corps politique » a été défendue, par exemple, par Benassis dans Le Médecin de campagne (1833), IX, 507.
54 P. Nykrog, op. cit., p. 370.
55 Voir Louis Lambert, Pensée IX : « Ne se rencontre-t-il pas des hommes qui, par une décharge de leur volition, cohobent [i.e. condensent] les sentiments des masses ? » (XI, 686).
56 Napoléon, dans d’autres contextes, peut jouer ce rôle d’individu d’exception au pouvoir incorporateur ; il trouve en un personnage comme Benassis l’un de ses avatars.
57 Nous reprenons cette expression à Judith Schlanger, op. cit., p. 36.
58 « À Monsieur le marquis de Pastoret », XI, 166.
59 On en trouve un exemple, d’ailleurs, dans le troisième volet de Sur Catherine de Médicis, « Les Deux Rêves ». Dans ce qui est initialement un conte, écrit en 1830, est développée une allégorie qui puise directement sa représentation du corps social dans la métaphorique de l’époque révolutionnaire – il est vrai que le chirurgien qui raconte, de manière prémonitoire, en 1786, son rêve d’un « peuple » (Cath, 455) à régénérer par l’amputation d’une jambe gangrenée n’est autre que Marat… Doué d’une sorte de don de seconde vue, celui-ci se glisse par la pensée sous la peau de son malade : « je contemplai une merveilleuse quantité de petits êtres qui s’agitaient, pensaient et raisonnaient. Les uns vivaient dans le corps de cet homme, les autres dans sa pensée. » (ibid.). En cette vision du corps social, on peut reconnaître celle du « grand corps des citoyens », élaborée en particulier par Sieyès dès les années 1788-1789. Ce grand corps du peuple est un « corps lié » : conformément à ce qu’enseigne la toute récente médecine clinique (dont Bichat est l’un des plus illustres représentants), le principe de vie n’y est ni localisé ni hiérarchisé, il réside dans la circulation (voir A. de Baecque, op. cit., p. 100-119). La pensée, si elle conserve dans la vision de Marat une localisation spécifique – de sorte que l’image d’un « chef » n’est pas abolie – investit, de fait, cet organisme dans sa totalité : chacun des « petits êtres » qui le forment pense, et cette pensée omniprésente est ce qui joue, dans ce corps, le rôle de lien. La manière dont cette allégorie sert la défense de Catherine de Médicis est abordée, dans le présent volume, par P. Glaudes.
60 La fin de l’année 1833 et l’année 1834 sont souvent identifiées comme le moment d’un tournant décisif dans la carrière de Balzac : celui-ci a, depuis 1833, une conception d’ensemble de ce qui deviendra La Comédie humaine, il a plus que jamais conscience de sa mission d’écrivain, il manifeste des ambitions de penseur politique et philosophique (voir B. Guyon, La pensée politique et sociale de Balzac, A. Colin, 1967, p. 675 et suiv.).
61 Dans le tome XI des Études de mœurs au XIXe siècle (troisième volume des Scènes de la vie parisienne). Désormais, en abrégé, DL.
62 « […] [l]a souveraineté [du peuple], écrivait-il en 1832 dans Du Gouvernement moderne, l’un des deux articles qui inspirèrent ce long passage, « est une farce tragique qu’il ne faut jamais lui laisser la faculté de jouer » (OD, II, 1076). Tel est bien l’un des enjeux de cette digression politique de Ne touchez pas la hache !
63 Cf. l’Essai sur la situation du parti royaliste (1832), l’autre article dont Balzac reprend ici la teneur : « Là où une révolution a successivement passé dans les intérêts et dans les idées, elle est inattaquable ; il faut l’accepter comme un fait […] » (op. cit., 1052).
64 Balzac, qui s’est éloigné de Rousseau après 1830, récuse la théorie contractualiste, pour son individualisme (R. Trousson, Balzac, disciple et juge de Jean-Jacques Rousseau, Droz, 1983, p. 229).
65 Si le « peuple », nous dit-il, « laisse » aux « patriciens » leurs « avantages » (DL, 928), et aliène ainsi sa liberté (et son pouvoir), ce n’est pas en vertu d’un pacte permettant, par renoncement aux droits particuliers de chacun, l’obtention de l’égalité des droits dans la société. C’est parce qu’une « loi » générale veut que se constitue, dans toute société, des « cercles supérieurs » (ibid., 925), et que les « masses », dans leur « bon sens », acceptent toujours ce fait (ibid.).
66 Non que l’organicisme soit absent du discours politique de Rousseau, dans lequel il tient au contraire une place importante (voir supra, note 21) ; mais la pensée associative précède, chez ce dernier, la pensée organique
67 B. Guyon, op. cit., p. 496. L’œuvre reçut un accueil très réservé de la part des amis politiques de Balzac… Le Rénovateur, revue du parti néo-légitimiste, n’avait pas publié, en 1832, Du gouvernement moderne.
68 L’influence de Bonald sur sa pensée, par exemple, ne sera véritablement importante qu’après 1840.
69 « Conjurer la peur du nombre et repenser la question de l’aristocratie constituent deux faces indissociables d’une même tâche pour Saint-Simon et Auguste Comte, Guizot et Royer-Collard, Benjamin Constant et Montlosier », Le Moment Guizot, op. cit., p. 107 (chap. « La nouvelle aristocratie »). Cet écho est sensible, entre autres, dans le discours que tient Balzac, dans ce passage (voir supra, note 65), sur la manière dont le peuple consent – et aspire, même, aux supériorités aristocratiques. Ce propos se calque de manière frappante sur ceux des doctrinaires (que Balzac, pourtant, raille si souvent), et notamment de Guizot (« La supériorité sentie et acceptée, c’est le lien primitif et légitime des sociétés humaines ; c’est en même temps le fait et le droit; c’est le véritable, le seul contrat social. », F. Guizot, Des moyens de gouvernement et d’opposition dans l’état actuel de la France, Ladvocat, 1821, p. 164 (cité par P. Rosanvallon, op. cit., p. 109) ; « Ce fait [la constitution des « cercles supérieurs »], patent à chaque époque, et toujours accepté par le peuple, porte en lui des raisons d’état : il est à la fois un effet et une cause, un principe et une loi », Balzac, DL, 925). Dans ce développement sur l’aristocratie, Balzac fait par ailleurs référence à « l’admirable discours de M. Royer-Collard » (DL, 932), prononcé en 1831, en faveur de l’hérédité de la pairie.
70 Revient ici une image que Balzac affectionne (elle était déjà présente, on l’a vu plus haut, dans TVE, en 1830) : « Le banneret, à qui il suffisait jadis de porter la cotte de maille, le haubert, de bien manier la lance et de montrer son pennon, doit aujourd’hui faire preuve d’intelligence ; et là où il n’était besoin que d’un grand cœur, il faut, de nos jours, un large crâne » (DL, 928).
71 En 1833, il a fait exposer par Benassis une idée semblable (Le Médecin de campagne, IX, 509).
72 « Pour rester à la tête d’un pays », lit-on encore un peu plus loin, « ne faut-il pas être digne de le conduire ; en être l’âme et l’esprit, pour faire agir les mains ? » (DL, 928).
73 Il faudrait, sous cet angle, mener ici encore l’étude des rapports de ce discours auctorial avec celui de la fiction qui suit.
74 « Chez tous les êtres organisés, il se fait un travail d’harmonie intime. »
75 F. Gaillard, « La cinétique aberrante du corps social au temps de Balzac », Littérature, n° 58, 1985, p. 3-18.
76 Autre roman de cette même année où se trouve développée, mais sur quelques lignes seulement (V, 794), la métaphore du corps social. Nous renvoyons à l’analyse que F. Gaillard a faite de cette image du « monstre » (art. cit., p. 4-5).
77 Il sera donc désigné, en abrégé, par FYO.
78 F. Gaillard, art. cit., p. 3. Le problème que « sert », dans cette étude, « à poser le discours balzacien est celui de la survivance des représentations alors même que l’on a enregistré la mort des objets qu’elles ont, à l’origine, eu pour fonction de représenter, en l’occurrence la mort du type de société pour lequel la métaphore du corps a été forgée » (ibid., p. 7).
79 Il est relayé plus loin par celui de la nef (FYO, V, 1052).
80 F. Gaillard, art. cit., p. 17.
81 Ibid. p. 13.
82 Ibid.
83 Ibid.
84 Ibid.
85 Ibid., p. 14.
86 Ibid., p. 13. « Le mythe de l’accessibilité de la sphère supérieure » est le « credo », en effet, « de l’idéologie libérale » (ibid., p. 15).
87 « Prenez ces deux mots [l’or et le plaisir] comme une lumière et parcourez cette grande cage de plâtre, cette ruche à ruisseaux noirs, et suivez-y les serpenteaux de cette pensée qui l’agite, la soulève, la travaille ? » (ibid.).
88 Bien que le texte ne soit pas toujours clair sur ce point.
89 Le modèle, localiste, de la métaphore, qui attribue sa fonction spécifique à chaque partie du corps, se trouve ainsi, dans cette occurrence « mixte », contaminé par cette référence, vitaliste, à la fonction de circulation et de lien.
90 « L’ouvrier, le prolétaire, l’homme qui remue ses pieds, ses mains, sa langue, son dos, son seul bras, ses cinq doigts pour vivre […] » (FYO, 1041).
91 Benassis (encore), constatait quelque temps plus tôt ce « mouvement ascendant » caractéristique de la société contemporaine (Le Médecin de campagne, IX, 509).
92 Balzac a inséré, dans l’édition originale de ce texte, une physiologie intitulée « Le Petit Mercier », parue initialement dans La Caricature en 1830.
93 Sa « fortune » et ses « enfants » deviennent en effet « la proie du monde supérieur » (ibid.). La pensée, dans cette phrase ambiguë, est à la fois celle qui circule dans le corps pour le construire et celle qui accompagne, chez le narrateur et le lecteur, le récit du parcours.
94 « Pas une dent ne manque à mordre sa rainure […] » (ibid.).
95 Balzac exprime ici, comme souvent, son admiration pour le journalisme contemporain : la formule offre encore une variante de l’image du « banneret » moderne. Encore faut-il tenir compte de son contexte, qui tend à jeter un doute sur la valeur positive de la comparaison (« comme le soldat en marche ») : le paragraphe énumère les causes de l’exténuation des occupants de cette sphère…
96 Mon analyse s’écarte ici de celle de F. Gaillard, pour qui, « de l’image organique du corps, il ne reste que des repères : une tête, des pieds […] », art. cit., p. 13.
97 Elle est synonyme, dans la première et la seconde des sphères, d’ambition individuelle (voir p. 1042 et 1044). Elle part donc de la base, conformément à ce qu’établit l’analogie métaphorique.
98 Ce texte inachevé date vraisemblablement d’octobre 1833. Seul un fragment, le « Fantasque avant-propos », en fut publié du vivant de Balzac, en mars 1834, dans la revue Les Causeries du monde.
99 Désormais, en abrégé, Av.
100 Voir A.-M. Meininger, Introduction à l’œuvre, XII, 753-756.
101 Voir, dans l’Introduction à la Physiologie du mariage, l’histoire de l’idée de l’ouvrage même (XI, 904 et suiv.).
102 « Une pensée a trois âges » (XII, 264). La même personnification se relève dans La Peau de chagrin (« Voir une idée qui [...] grandit comme un enfant, arrive à la puberté, se fait lentement virile […] », X, 137), ou dans l’allégorie du peuple développée par Marat dans Les Deux Rêves (« Ses idées étaient des êtres qui naissaient, grandissaient, mouraient […] », XI, 455).
103 Louis Lambert est parmi les convives, et même « promoteur de cette scène étrange » (Av. XII, 778).
104 B. Marquer, « De l’épigastre au ventre : œconomia animale et économie du corps social », Romantisme 2011/4, p. 53. Cette vision nouvelle de la configuration de l’organisme s’inspire principalement des travaux de Théophile de Bordeu, médecin physiologiste de la fin du XVIIIe siècle.
105 C’est l’estomac qui, selon ce modèle, devient « l’organe du vivant par excellence », mais, dans cette économie du corps, la fonction génésique est étroitement reliée à la fonction nutritive : la digestion, en effet, « incarne un processus de transformation devenu un archi-principe biologique, qu’il s’agisse d’expliquer l’origine de la vie sous la forme de l’espèce (Lamarck) ou de l’embryon » (B. Marquer, art. cit., p. 55). B. Marquer cite à ce sujet Joseph-Marie Guardia, disciple de Bordeu : « […] la génération elle-même n’est qu’une suite de la nutrition : c’est la nutrition étendue, transformée, se répandant hors d’un être vivant pour former un être semblable », La médecine à travers les siècles : histoire-philosophie, Paris, Baillière, 1865, p. 452-453 (ibid.).
106 La représentation métaphorique du roi, sous l’Ancien Régime, est souvent celle du monarque « tête-estomac » : elle associe de la sorte la fonction du commandement à celle du père nourricier (A. de Baecque, op. cit., p. 112). L’image du ventre bourgeois dominant semble ainsi emprunter ses éléments à deux versions traditionnelles de la métaphore organiciste.
107 Ibid., p. 53.
108 Ibid., p. 54.
109 Dont la rédaction est probablement ultérieure à celle de l’ébauche des Aventures administratives d’une idée heureuse, bien que l’édition de la Pléiade ne la date pas précisément (V, 1528-1529).
110 Balzac n’en subit pas moins, dans son œuvre, l’influence de cette nouvelle « œconomia animale ». Il évoque ainsi, dans Le Cousin Pons, l’estomac comme « un second cerveau, placé sous le diaphragme » (Le Cousin Pons, VII, 495). Voir B. Marquer, art. cit., p. 55-58.
111 « […] la pensée imaginative est d’emblée solution, elle n’aborde aucun problème dont elle ne donne en même temps et du même coup la réponse » (J. Schlanger, op. cit., p. 36).
112 C’est ce que montre le double sens possible, subjectif et objectif, du complément de nom, dans deux des exemples cités plus haut :: « […] un roi, vraiment roi, est la force, le principe, la pensée de l’État » (« Le Départ », OD, II, 1024) ; « Une aristocratie est en quelque sorte la pensée d’une société […] », DL, CH, V, 925, nous soulignons). Point n’est besoin d’une pensée organisatrice dans un corps déjà organisé…
113 Et qui, selon J.-Cl. Monod, est un processus inachevé, « dans lequel nous nous trouvons encore » (op. cit., p. 134).
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Chantal Massol
Université Grenoble Alpes / CNRS - UMR 5316 Litt&Arts