La Réserve : Archives Cécile Lignereux

Cécile Lignereux

Du fait de langue à l’effet de style : les zeugmes syntaxiques de Mme de Sévigné

Initialement paru dans : L. Himy-Piéri, J.-Fr. Castille et L. Bougault (dir.), Le Style, découpeur de réel, Rennes, PUR, coll. « Interférences », 2014, p. 139-150.

Texte intégral

  • 1 Nous reprenons la définition de C. Fromilhague, Les Figures de style, Paris...

  • 2 Les définitions insistent à l’unisson sur le fait que l’ellipse est constit...

1Fondés sur la « mise sur le même plan fonctionnel […] d’éléments dissemblables1 » produite à la fois par l’omission du verbe recteur et par la coordination de compléments de natures différentes, les zeugmes syntaxiques font partie des tournures qui contribuent à conférer aux lettres de Mme de Sévigné à Mme de Grignan leur allure inventive, féconde et spontanée. Manifestant un goût prononcé pour l’ellipse2, la marquise coordonne aisément les équivalents du nom les plus variés, qui, dans l’immense majorité des cas, occupent la fonction C.O.D., comme un syntagme nominal et un infinitif,

  • 3 Les citations des lettres de Mme de Sévigné, données entre parenthèses au f...

Cela me fait un sommeil salutaire, et souffrir la perte de tout ce que ses fermiers me doivent, et dont apparemment je n’aurai jamais rien. (15 novembre 1684 : III, 156)3 

une relative semi-substantive et un syntagme nominal,

Je vous ai écrit plusieurs fois, et sur les chemins, et ici. Vous aurez vu tout ce que je fais, tout ce que je dis, tout ce que je pense, et même la conformité de nos pensées sur le mariage de M. de La Garde. (24 mai 1676 : II, 298) 

un syntagme nominal et une proposition exclamative indirecte,

[…] j’avoue ma faiblesse, et combien je m’accommode mal des moindres maux. (21 août 1680 : II, 1054) 

un infinitif et une relative semi-substantive,

Je sais un peu vivre, et ce qui est bon aux uns et mauvais aux autres. (30 octobre 1673 : I, 607)

un infinitif et une proposition conjonctive pure,

Je suis assurée que tout le mal vient de ce qu’elle croit n’être plus aimée de vous et que quelqu’un lui nuit et vous prévient contre elle. (25 mai 1680 : II, 947)

un syntagme nominal et une proposition conjonctive pure,

Pour moi, je ne puis comprendre ce plaisir, et que vous soyez aise de rêver et d’attacher vos yeux sur cette horreur qui vous met à une ligne de la mort. (30 octobre 1680 : III, 50-51) 

ou encore un syntagme nominal et une proposition exclamative indirecte :

Je suis persuadée du plaisir que vous auriez à marier votre frère. Je connais votre cœur parfaitement, et combien il serait touché d’une chose si extraordinaire. (6 août 1677 : II, 515) 

  • 4 N. Fournier rappelle que « l’origine de la norme puriste moderne (selon laq...

  • 5 I. Landy-Houillon, « L’ellipse : une figure chez Mme de Sévigné », Littérat...

  • 6 La fréquence, dans l’usage, de la coordination de compléments de catégories...

  • 7 Rappelons que « la langue s’accommode d’une éventuelle disparité des groupe...

  • 8 Le père Bouhours consacre un article de trois pages à la question des « Deu...

  • 9 Nous renvoyons aux nombreux autres exemples de zeugmes (même s’ils ne sont ...

2Face à des constructions qui ne peuvent manquer de surprendre le lecteur d’aujourd’hui4, le seul moyen de ne pas tomber dans la surinterprétation (en voyant par exemple dans les zeugmes autant d’accidents de langage portant la trace d’affects irrépressibles) consiste à les mettre en rapport avec les deux types de données sociolinguistiques que sont l’état de la langue et le cadre générique. D’une part, il faut rappeler les libertés dont jouit, durant les années de la correspondance de Mme de Sévigné, un idiome en voie de standardisation : même si l’on constate « qu’après 1650 le schéma asymétrique est en voie de régression car il est contraire au mouvement général de la langue qui vise de plus en plus à la “netteté” et à la “douceur” du style5 », la coordination d’éléments qui sont de catégories morphosyntaxiques différentes est loin d’être exceptionnelle dans la prose du XVIIe siècle6, d’autant plus qu’elle n’est pas considérée comme une faute7, y compris par l’intransigeant Père Bouhours, ami de Mme de Sévigné, qui y voit même plutôt un signe d’élégance8. Il convient donc d’éviter de mettre au compte du génie sévignéen une configuration qui témoigne surtout de l’état transitoire de la langue et de la résistance des locuteurs à l’entreprise de standardisation des usages. D’autre part, la profusion d’emplois simultanés des différents profils lexico-syntaxiques9 d’un même verbe doit être rapportée au genre de la lettre familière, pensé sur le modèle de la conversation : ce ne sont pas seulement les circonstances matérielles de la rédaction épistolaire (la marquise écrivant de manière aussi rapide que prolixe, sans relecture ni retouche) qui encouragent l’inventivité voire l’irrégularité syntaxiques, mais encore les idéaux stylistiques de la prose familière que sont le naturel et la négligence.

3Certes, la mise en perspective synchronique des zeugmes syntaxiques de Mme de Sévigné oblige à en relativiser la singularité, une recontextualisation large rappelant combien ils sont tributaires de données linguistiques, génériques et esthétiques. Pourtant, ce serait faire fausse route que de conclure que les zeugmes de l’épistolière constituent de simples faits de langue, tant persiste l’impression que dans les lettres de Mme de Grignan, ce phénomène acquiert une intensité, une valeur et une efficacité caractéristiques du seul fait de style. Dès lors, il s’agit d’expliciter les conditions d’émergence de l’effet de style déployé en contexte par les zeugmes, c’est-à-dire d’examiner selon quels critères (plus ou moins empiriques, plus ou moins aisés à théoriser) ce fait de langue est ressenti, à la réception, comme un fait de style. Nous en étudierons trois, systématiquement utilisés par les stylisticiens soucieux de vérifier le bien-fondé des intuitions de lecture : la récurrence des contextes d’emploi, la saillance par rapport aux configurations prévisibles compte tenu du genre pratiqué et la convergence avec d’autres faits.

La récurrence

4La première condition pour qu’un fait de langue puisse être légitimement évalué comme un fait de style est d’ordre quantitatif, même si un simple constat de fréquence ne suffit pas, puisque pour qu’une récurrence soit significative, il faut qu’elle apparaisse comme non aléatoire. Il s’agit donc moins de raisonner en termes de nombre d’occurrences que de régularité d’emploi. Lorsque l’on examine les critères contextuels propres à favoriser l’usage des zeugmes sur la scène d’énonciation épistolaire, on s’aperçoit que la très grande majorité des occurrences intervient dans les requêtes que Mme de Sévigné formule quant au contenu des lettres de sa fille. Remplies d’inquiétude, de curiosité et d’impatience, les demandes maternelles recourent presque systématiquement aux zeugmes, dont l’expressivité est due à toutes sortes d’ellipses plus ou moins radicales, qui peuvent d’ailleurs aller jusqu’à l’effacement de tout un contenu propositionnel :

Vous me direz comme vous vous portez de cette sorte de vie, et vos jambes et vos inquiétudes. (14 septembre 1679 : II, 675)

5On peut distinguer deux sortes de requêtes impliquant des zeugmes syntaxiques. D’une part, il arrive que les demandes soient formulées de manière indirecte, notamment à l’aide de la locution verbale avoir envie de savoir :

J’ai bien envie de savoir comme vous êtes, si vous avez mangé de ce que je vous ai apprêté, si votre poitrine n’est point bien échauffée, si vous dormez un peu. (8 juin 1677 : II, 460)

Apte à régir aussi bien des syntagmes (pro)nominaux que des propositions interrogatives indirectes (partielles ou totales), cette locution s’avère particulièrement propice à des effets d’empilement syntaxique :

Voilà bien de mes nouvelles ; j’ai fort envie de savoir des vôtres, et comme vous vous serez trouvée à Lyon, si vous y avez été belle, et quelle route vous aurez prise, si vous y aurez dit l’oraison pour Monsieur le Marquis, et si elle aura été heureuse pour votre embarquement. (18 février 1671 : I, 161)

Lancée par la locution verbale, l’accumulation d’interrogatives favorise les ellipses propositionnelles, qui sont à l’origine de raccourcis saisissants :

J’ai une envie extrême de savoir de vos nouvelles, et comme vous vous trouvez de la tranquillité et de la longueur de votre marche, si vous arrivez tard, quelles fatigues, quelles aventures. (13 septembre 1679 : II, 674)

D’autre part (et c’est le cas le plus fréquent), les requêtes impliquant des zeugmes peuvent dépendre de verbes de parole à l’impératif, tels que conter,

Ainsi, ma chère bonne, contez-moi un peu vos dépenses et vos pertes d’Avignon, si Mlle d’Alérac vous tourmente, si Mlle de Grignan est pour quelque sorte de temps à Gif, si le Coadjuteur aura l’honneur de la requête civile. (26 juin 1689 : III, 627)

ou parler :

Parlez-moi de votre joie, et si elle vous a coûté bien des craintes. (15 juin 1681 : III, 70)

  • 10 L’omniprésence de ce verbe dans les lettres à Mme de Grignan n’est guère s...

Incontestablement, c’est le verbe mander10 qui est le plus utilisé au moment des requêtes. Employé à l’impératif, il donne lieu à des zeugmes reposant le plus souvent sur la coordination d’un groupe nominal et d’une proposition interrogative indirecte :

Mandez-moi votre avis et ce que vous faites de Catau. (5 juillet 1671 : I, 288)

Mandez-moi bien de vos nouvelles, et si vous mangez, et comme vous aurez trouvé vos enfants. (29 mai 1675 : I, 719)

  • 11 A. Jaubert, « La diagonale du style. Étapes d’une appropriation de la lang...

6Loin d’être fortuit, l’usage des zeugmes syntaxiques intervient ainsi dans un environnement discursif spécifique, celui des requêtes exprimant la sollicitude et l’intérêt de Mme de Sévigné pour Mme de Grignan. Une telle régularité d’emploi permet de mesurer à quel point l’épistolière fait des zeugmes un emploi ciblé, étroitement dépendant de la dynamique pragmatique propre à l’échange avec sa fille. Montrer la régularité et la cohérence de l’apparition des zeugmes, c’est-à-dire prouver que l’on est en présence d’un « fait de langue » qui, en raison de son « exploitation motivée et systématisée […] quitte la sphère des codes plus ou moins partagés11 » : tel est le premier paramètre qui doit être vérifié avant de passer à la deuxième étape du raisonnement stylistique.

La saillance

  • 12 A. Jaubert, « Le monologue intérieur : pragmatique de l’infra-dire et déré...

7La saillance constitue la deuxième condition de possibilité de l’effet stylistique que produit, en contexte, un fait de langue. Raisonner en termes de saillance implique non seulement de renouer, ne serait-ce que de manière transitoire, avec une conception idiolectale du style, mais encore de procéder à une comparaison, voire à une mise en contraste entre les usages collectifs et une pratique singulière. Le sentiment que les zeugmes syntaxiques de Mme de Sévigné sont stylistiquement marqués repose sur des attendus langagiers : si ces zeugmes sont perçus comme des faits de style, c’est parce que le lecteur perçoit plus ou moins intuitivement un écart (aussi sujette à caution que soit cette notion) entre l’investissement dont ils font l’objet sous la plume de Mme de Sévigné et les usages courants, les tendances majoritaires, voire les normes de la lettre familière. Il s’agit donc de comprendre en quoi les zeugmes constituent une infraction à l’égard de régularités génériques (qu’elles soient effectives ou préconisées par les manuels épistolographiques), étant entendu que ce sont « les genres, en impliquant des codes, et en projetant des scènes énonciatives, [qui] déterminent le rendement d’un fait de langue12 ». Sans entrer dans le détail ni des conventions qui régissent les pratiques épistolaires du XVIIe siècle ni du refus de Mme de Sévigné de se plier aux divers conformismes socio-discursifs, nous distinguerons trois raisons sous-jacentes à l’impression de saillance que produisent les zeugmes syntaxiques dans les lettres à Mme de Grignan.

8D’une part, si les zeugmes syntaxiques de Mme de Sévigné produisent un sentiment de surprise, c’est parce qu’ils enfreignent allègrement la brièveté et la clarté que préconisent les théoriciens du genre épistolaire :

Parlez-moi de vous sans fin et sans cesse, et de tout ce qui est à Grignan, et comme Monsieur le Chevalier aura trouvé Pauline, et comme M. de La Garde conservera ses bonnes pensées en présence du bon esprit de Monsieur le Chevalier, et comme ils s’aimeront, Monsieur de Carcassonne et lui, et comme il aura trouvé les bâtiments, et si celui du Carcassonne aura toujours les pattes croisées. (19 juin 1689 : III, 621)

D’autre part, si l’accumulation de zeugmes semble malmener les conventions de la lettre familière, c’est en raison de leur dimension injonctive, qui contredit ostensiblement les bienséances. Qu’elles opèrent des glissements entre l’attente générale et les exigences particulières, c’est-à-dire entre une consigne englobante et des demandes spécifiques,

Ayez au moins celui [le temps] de me mander toujours de vos nouvelles, et comme vous vous portez, et votre aimable visage que j’aime tant, et si vous vous mettez sur ce diable de Rhône. (11 février 1671 : I, 156)

ou qu’elles mènent de la ligne thématique directrice à des demandes circonstancielles, pour finalement revenir, de manière synthétique, à des attentes généralisables,

Parlez-moi beaucoup de vous, ma bonne, de vos dispositions, de votre Assemblée, si vous n’irez point, enfin de tout ce qui vous touche directement ou indirectement. (6 novembre 1689 : III, 751)

les requêtes ne manquent pas d’apparaître comme autant d’infractions à la civilité, tant l’usage de l’impératif et l’accumulation d’objets du verbe leur confèrent une allure péremptoire. Révélant les profondes divergences entre une mère notoirement extravertie et une fille réputée secrète, les zeugmes contribuent à conférer aux attentes maternelles une tonalité polémique.

  • 13 Nous reprenons les analyses de Fr. Berthet sur « la fonction sigétique », ...

9Enfin, la saillance des zeugmes est largement accrue par le fait qu’ils apparaissent principalement à l’un des endroits stratégiques de la lettre, à savoir la séquence finale, qui, en mêlant les requêtes aux adieux et aux protestations d’amour, est souvent empreinte d’un lyrisme exacerbé. La surenchère affective des clausules de Mme de Sévigné rompt avec les prises de congé ordinaires, où il est d’usage de manifester un « accord » et un « apaisement » relationnels censés adoucir la rupture du contact. Alors que les « marques propices à la clôture de l’entretien » les plus courantes sont dotées d’une « connotation de positivité » caractéristique de la fonction « sigétique13 », les zeugmes, en stigmatisant les manquements (effectifs ou probables, passés ou à venir) de Mme de Grignan à l’égard des attentes de sa mère, pointent les dysfonctionnements de la relation épistolaire. D’où, parfois, des requêtes lourdes de reproches :

Ayez au moins celui [le temps] de me mander toujours de vos nouvelles, et comme vous vous portez, et votre aimable visage que j’aime tant, et si vous vous mettez sur ce diable de Rhône. (11 février 1671 : I, 156)

Dites-moi bien la vérité de tout ceci, et quand vous aurez trouvé de l’argent pour payer Monsieur le Chevalier de son propre bien. (4 décembre 1689 : III, 770)

10La saillance des zeugmes syntaxiques s’explique ainsi par le contraste entre leur intensité expressive et les usages de la bienséance épistolaire que sont la concision, l’atténuation des actes directifs et la dimension lénifiante des adieux.

La convergence

  • 14 A. Jaubert, « La diagonale du style. Étapes d’une appropriation de la lang...

  • 15 Ibid., p. 58.

11Pour qu’un fait de langue puisse légitimement être considéré comme un fait de style, il faut enfin qu’il entre en convergence avec d’autres procédés, l’objet de l’analyse stylistique étant moins un fait isolable qu’un fait pris dans un faisceau capable de « générer à la fois du sens et de la valeur14 ». C’est parce que les zeugmes fonctionnent en synergie avec d’autres procédés que le lecteur, pour peu qu’il connaisse l’histoire des formes langagières, peut les évaluer. Indéniablement, les zeugmes appartiennent à une série de phénomènes syntaxiques qui ont en commun de donner lieu à des accumulations, qu’il s’agisse des anacoluthes, des hyperbates, ou encore de la multiplication des appellatifs. Une fois les zeugmes insérés au sein d’un réseau de configurations syntaxiques dotées d’effets convergents, le « décalage pragmatique » qu’ils engendrent dans les lettres de Mme de Sévigné (compris comme « un décalage où le style a son mot à dire, mais en interaction avec des facteurs culturels, autrement dit avec un réglage de la réception15 ») peut alors être décrit précisément.

  • 16 Id.

  • 17 Nous renvoyons à l’entreprise de B. Lamy (que connaît Mme de Sévigné), qui...

  • 18 Pour une synthèse sur les théories galantes de la lettre amoureuse, on se ...

  • 19 Nous renvoyons en particulier à Du Plaisir, Sentiments sur les lettres et ...

  • 20 C’est ainsi que dans Le Commerce galant ou Lettres tendres et galantes de ...

  • 21 La présence de désordres stylistiques est utilisée comme un argument en fa...

  • 22 Dans une lettre qu’elle écrit probablement au libraire Barbin pour le diss...

  • 23 I. Landy-Houillon souligne à juste titre qu’« il existe un lien chez Mme d...

  • 24 Dans le billet auquel nous empruntons cette formule, les deux adjectifs en...

12Si les différentes tournures cumulatives s’imposent comme des « configurations requalifiantes16 » qui ressortissent à un même imaginaire langagier, c’est en vertu de l’idée que les sentiments authentiques entraînent des perturbations de l’expression17. L’impression, initialement confuse, que les zeugmes syntaxiques apparaissent comme d’authentiques actes de style au sein des lettres familières adressées par une mère à sa fille, fait signe vers le substrat anthropologique (la conception des passions) qui conditionne la poétique de la lettre d’amour à l’époque classique. Dans les années où écrit Mme de Sévigné, la justification des irrégularités et des excès stylistiques par les désordres du cœur18 constitue en effet un topos que l’on retrouve aussi bien chez les théoriciens de l’écriture épistolaire19 que dans la bouche de personnages de correspondances fictives20, aussi bien sous la plume des auteurs de recueils de lettres imprimées21 que de la part d’épistolières conscientes de transgresser les normes du bien-dire à cause de l’intensité de leurs sentiments22. Pour dire les choses de manière triviale, Mme de Sévigné demande des nouvelles à sa fille de manière trop longue, trop détaillée, trop insistante, trop pathétique aussi, par rapport aux codes de la lettre familière23. Aussi enracinés soient-ils dans la situation de communication (il est de règle de prier l’interlocuteur de donner de ses nouvelles), les zeugmes, dans la mesure où ils ne se contentent pas d’accomplir une simple routine conversationnelle, déplacent momentanément l’attention du dit au dire. Ils déclenchent chez le lecteur la reconnaissance de caractéristiques d’écriture propres aux lettres « & longues & tendres24 », que ces caractéristiques se situent au niveau macrostructural (longueur des lettres, composition désordonnée) ou au niveau microstructural (omniprésence des appellatifs fondés sur des hypocoristiques, prédilection pour des patrons syntaxiques propices aux amplifications).

  • 25 A. Jaubert, « La diagonale du style. Étapes d’une appropriation de la lang...

13En produisant une discordance qui incite le lecteur à affilier les lettres de Mme de Sévigné à des lettres d’amour, et non plus seulement à des lettres familières, les zeugmes syntaxiques, au même titre que les autres procédés avec lesquels ils forment un réseau convergent, illustrent bien que « l’effet limite de rendement [peut] provenir d’un emploi à contre-attente », et que « l’élaboration du style prend appui sur l’étape générique, dont elle réinvestit les codes25 ».

Conclusion

  • 26 Id., p. 57.

14Afin de comprendre et de justifier l’intuition de lecture selon laquelle les zeugmes syntaxiques constituent un phénomène stylistiquement marqué dans les lettres de Mme de Sévigné à Mme de Grignan, il convenait d’examiner les paramètres mobilisés (plus ou moins spontanément) dans la perception de l’effet de style. C’est ce que nous avons tenté de faire en retraçant les différentes étapes de l’analyse stylistique, ce qui n’a pas manqué de confirmer, s’il en était encore besoin, que « les germes du style sont bien des faits de langue capables d’évoluer en faits de style, par leur récupération signifiante et orchestrée dans différents genres de discours26 ».

15Au terme de notre cheminement, deux réflexions d’ordre méthodologique s’imposent. D’une part, les critères de récurrence, de saillance et de convergence élaborés pour déterminer à quelles conditions un fait de langue est perçu comme un fait de style doivent être cumulés pour être opératoires. D’autre part, en nous intéressant à la fois aux effets dont les zeugmes sont à l’origine et à leurs conditions de possibilité, nous avons confirmé que le fait stylistique n’est pas seulement ce qui est constitué, mais aussi événement et processus dynamique de production et d’interprétation – manière de dire qu’il est affaire de réception.

Notes

1 Nous reprenons la définition de C. Fromilhague, Les Figures de style, Paris, Nathan Université, coll. « 128 », 1995, p. 41. Comme elle, nous optons pour le terme de zeugme syntaxique, sans recourir à la notion d’attelage. Pour un tour d’horizon des différentes définitions de l’un et de l’autre dans les dictionnaires de rhétorique et de stylistique, voir É. Bordas, « Note sur les zeugmes et attelages dans Histoire de Gil Blas de Santillane de Lesage », L’Information grammaticale, n° 97, mars 2003, p. 9-10.

2 Les définitions insistent à l’unisson sur le fait que l’ellipse est constitutive du zeugme. C’est ainsi que P. Fontanier le range parmi les « figures de construction par sous-entente » et le définit comme la figure qui « consiste à supprimer dans une partie du discours, proposition ou complément de proposition, des mots exprimés dans une autre partie, et à rendre par conséquent la première de ces parties dépendante de la seconde, tant pour la plénitude du sens que pour la plénitude même. » (Les Figures du discours [1827-1830], éd. G. Genette, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1977, p. 313). De même, pour B. Dupriez, le zeugme est « une figure de syntaxe qui consiste à réunir plusieurs membres de phrase au moyen d’un élément qu’ils ont en commun et qu’on ne répétera pas. » (Gradus, Paris, 10/18, 1984, p. 473). Quant à G. Mazaleyrat et G. Molinié, ils définissent l’ellipse comme une « figure microstructurale de construction, créant un raccourci par la suppression d’outils grammaticaux ou de suites syntaxiques requis dans l’expression communément et complètement développée du rapport sémantique. » (Vocabulaire de la stylistique, Paris, PUF, 1989, p. 120). Citons enfin J.-J. Robrieux, qui insiste sur le fait que le zeugme, « procédé très courant, est le rattachement de plusieurs membres de phrases comportant un élément qui leur est commun et qui n’est pas répété. Sorte de “mise en facteur commun”, comme diraient les mathématiciens, c’est en principe une manière d’éviter les répétitions. » (Éléments de rhétorique et d’argumentation, Paris, Dunod, 1993, p. 85).

3 Les citations des lettres de Mme de Sévigné, données entre parenthèses au fil du texte, mentionnent la date de la lettre et sa pagination (tome et page) dans l’édition de référence : Correspondance, éd. R. Duchêne, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 3 volumes, 1972-1978.

4 N. Fournier rappelle que « l’origine de la norme puriste moderne (selon laquelle on ne peut coordonner que des termes de même nature et de même fonction), norme contestée d’ailleurs (Grevisse, 1988, § 256), est à trouver dans les réticences des remarqueurs devant ce type de coordination fondé uniquement sur l’identité fonctionnelle. » (Grammaire du français classique, Paris, Belin, coll. « Lettres sup », 1998, § 134, p. 94).

5 I. Landy-Houillon, « L’ellipse : une figure chez Mme de Sévigné », Littératures classiques, n° 28, automne 1996, p. 287. Commentant quelques-unes des corrections que l’éditeur Perrin apporta en 1754 aux lettres de Mme de Sévigné en matière de syntaxe, I. Landy-Houillon mentionne la correction des zeugmes trop audacieux, l’éditeur s’appliquant sans scrupules « à gommer le décalage syntaxique entre les deux types de compléments, nominal et verbal » : c’est ce qu’illustrent notamment les deux exemples qu’elle commente (ibid., p. 288-289). D’une part, la phrase « Elle aime fort […] la promenade, /et surtout de plaire au Roi » (22 mars 1680 : II, 881) devient, au gré de la « paraphrase librement déployée par Perrin » : « […] la promenade ; sa plus grande application est de plaire au roi ». D’autre part, s’attaquant à la phrase « Je suis tout occupée de vous, de votre amitié, de votre santé, et de vous bien ranger dans votre appartement » (22 septembre 1680 : II, 24), Perrin, « puriste et garant des bienséances familiales, débarrasse la phrase originale de toutes les prévenances indiscrètes de la sollicitude maternelle et lui rend dignité et équilibre en la recréant de toutes pièces », ce qui donne : « […] de votre santé/ et du plaisir que j’aurai de vous embrasser bientôt ». Comme le souligne I. Landy-Houillon, « on est évidemment très loin du simple rétablissement d’un terme retranché » (ibid., p. 289).

6 La fréquence, dans l’usage, de la coordination de compléments de catégories morphosyntaxiques différentes, n’a pas manqué de retenir l’attention des historiens de la langue. C’est ainsi qu’A. Haase illustre de nombreux exemples (dont quelques-uns tirés des lettres de Mme de Sévigné) la possibilité de coordonner toutes sortes de compléments du verbe « avec une liberté que la langue actuelle ne connaît plus » (Syntaxe française du XVIIe siècle [1898], Paris, Delagrave, 1930, § 151, Remarque II, p. 409-410). À son tour, F. Brunot, qui part du constat que « l’asymétrie était d’usage, quand il y avait plusieurs compléments, particulièrement des compléments d’objet », cite un certain nombre d’occurrences, avant de mentionner les condamnations de Chevreau et d’Andry de Boisregard (Histoire de la langue française des origines à 1900, t. IV : La langue classique (1660-1715), 2ème partie, Paris, Colin, [1924] 1939, p. 1173-1176). Quant à N. Fournier, elle ne manque pas d’insister sur la disparité morphosyntaxique des compléments (GN, infinitif, complétive, percontative) qu’il est possible de coordonner, de manière courante, en français classique (Grammaire du français classique, op. cit., § 134, p. 94-95).

7 Rappelons que « la langue s’accommode d’une éventuelle disparité des groupes en présence pour ne retenir que leur capacité fonctionnelle » (I. Landy-Houillon, art. cit., p. 287). Pour É. Bordas, « la perception du phénomène est beaucoup plus stylistique que grammaticale », dans la mesure où la coordination de formes hétérogènes assumant la même fonction « n’a rien d’agrammatical, ni même d’incorrect », mais « produit tout de même un effet de raccourci saisissant. » (art. cit., p. 9-10).

8 Le père Bouhours consacre un article de trois pages à la question des « Deux regimes differens du mesme verbe, dans la mesme periode » dans la Suite des Remarques Nouvelles sur la langue françoise, Paris, Georges et Loüis Josse, 1692 [Genève, Slatkine Reprints, 1973], p. 190-193). S’il donne de nombreux exemples dans lesquels le verbe « a deux regimes », c’est pour défendre l’idée que « la diversité des regimes » est « agreable » et permet de donner un tour plus « vif » à l’expression (ibid., p. 190). Après avoir mentionné plusieurs phrases extraites du Quinte-Curce de Vaugelas, Bouhours souligne que « ces divers regimes bien loin d’estre vicieux ont de l’élegance » (ibid., p. 191).

9 Nous renvoyons aux nombreux autres exemples de zeugmes (même s’ils ne sont pas identifiés comme tels, mais seulement classés parmi d’autres types d’« interruption et changements de tournure ») que donne É. Sommer (« Introduction grammaticale » aux Lettres de Mme de Sévigné, de sa famille et de ses amis, M. Monmerqué (éd.), Paris, Hachette, coll. « Les Grands Écrivains de la France », 1866, tomes 13-14, p. LXIV-LXVII).

10 L’omniprésence de ce verbe dans les lettres à Mme de Grignan n’est guère surprenante, tant il est adapté à la situation de communication épistolaire, comme le prouve l’une des définitions du terme (ici Furetière) : « escrire à quelqu’un, ou luy envoyer un message pour luy faire sçavoir quelque chose, ou pour le prier, le charger, de faire quelque affaire ».

11 A. Jaubert, « La diagonale du style. Étapes d’une appropriation de la langue », Pratiques, n° 135-137, 2007, p. 58.

12 A. Jaubert, « Le monologue intérieur : pragmatique de l’infra-dire et déréglementation syntaxique », dans Fr. Berlan (dir.), Langue littéraire et changements linguistiques, Paris, PUPS, 2006, p. 433.

13 Nous reprenons les analyses de Fr. Berthet sur « la fonction sigétique », présentée en symétrie à la fonction phatique, « Éléments de conversation », Communications, n° 30, « La Conversation », 1979, p. 128.

14 A. Jaubert, « La diagonale du style. Étapes d’une appropriation de la langue », art. cit., p. 49.

15 Ibid., p. 58.

16 Id.

17 Nous renvoyons à l’entreprise de B. Lamy (que connaît Mme de Sévigné), qui propose une articulation inédite de la passion et de la parole au sein de la notion de figure (La Rhétorique ou l’Art de parler, éd. Chr. Noille-Clauzade, Paris, Champion, 1998, livre second, chap. VII : « Les passions ont un langage particulier. Les expressions qui sont les caractères des passions, sont appelées figures », p. 211-213). Pour une mise au point sur les filiations et les enjeux cette rhétorique des passions, voir l’« Introduction » de Chr. Noille-Clauzade (ibid., p. 35-42).

18 Pour une synthèse sur les théories galantes de la lettre amoureuse, on se reportera à la « Préface » d’E. Bury aux Lettres portugaises, Paris, Librairie Générale Française, 2003, p. 13-20.

19 Nous renvoyons en particulier à Du Plaisir, Sentiments sur les lettres et sur l’histoire avec des scrupules sur le style » [1683], éd. Ph. Hourcade, Genève, Droz, 1975, p. 28 ; Mlle de Scudéry, « De la manière d’écrire des lettres » [1684], dans « De l’air galant » et autres Conversations. Pour une étude de l’archive galante, éd. D. Denis, Paris, Champion, 1998, p. 156 ; La Fèvrerie, « Du stile épistolaire », Extraordinaire du Mercure galant. Quartier de juillet 1683. Tome XXIII, p. 3-67, A Paris, au Palais, p. 29-30) ; Richelet, Les plus belles lettres des meilleurs auteurs françois, Paris, Daniel Horthemels, 1689, p. 31-32 ; Grimarest, Traité sur la manière d’écrire des lettres, Paris, Jacques Estienne, 1709, p. 52-55.

20 C’est ainsi que dans Le Commerce galant ou Lettres tendres et galantes de la jeune Iris et de Timandre de C. Bernard et J. Pradon (1682), Timandre se plaint à Iris qu’il aimerait mieux recevoir « des lettres pleines de désordres et d’embarras, que des pensées si délicates et si fines », avouant qu’il préférerait « un tendre galimatias » à « des paroles si justes et si bien arrangées. » (éd. Fr. Piva, Fasano di Brinsidis-Paris, Schena-Nizet, 1996, p. 36).

21 La présence de désordres stylistiques est utilisée comme un argument en faveur de l’authenticité des lettres. C’est ce dont témoigne, par exemple, la « Préface qu’on lira si l’on veut » de Boursault, qui, pour accréditer l’idée d’une correspondance qu’il aurait entretenue avec son amante, reprend l’antithèse topique entre l’écriture qui vient du cœur et celle qui est dictée par l’esprit (Lettres de Babet [1669], dans Lettres Portugaises, Lettres d’une péruvienne et autres romans d’amour par lettres, éd. B. Bray et I. Landy-Houillon, Paris, GF-Flammarion, 1983, p. 108).

22 Dans une lettre qu’elle écrit probablement au libraire Barbin pour le dissuader de publier les lettres écrites à un amant qui les a divulguées, M.-C. Desjardins (Mme de Villedieu) met l’accent sur ses maladresses d’expression, présentées comme caractéristiques des lettres d’amour authentiques : « croyez-vous qu’une lettre qui est belle aux yeux d’un amant parût telle aux yeux des gens désintéressés ? Non, Monsieur, il y a de certaines fautes dans les lettres d’amour qui font leurs plus grandes beautés, & l’irrégularité des periodes est un effet des désordres du cœur qui est beaucoup plus agreable aux gens amoureux que le sens froid d’une lettre raisonnée. » (M.-C. Desjardins, Lettres et billets galants, Lettres et billets galants, éd. M. Cuénin, Paris, Publications de la Société d’Étude du XVIIe siècle, 1975, Annexe, Lettre IX, à Amsterdam le 25 mai, p. 92). Ce passage est cité et commenté par E. Bury dans sa « Préface » aux Lettres portugaises, op. cit. , p. 18-19.

23 I. Landy-Houillon souligne à juste titre qu’« il existe un lien chez Mme de Sévigné entre le phénomène syntaxique de l’asymétrie et la teneur fortement affective des verbes introducteurs tels que : “je suis bien aise, j’ai une envie extrême de savoir, je souhaite, je désire, j’admire, je crains, je suis étonnée, j’avoue, etc.” ; dans ces conditions on conçoit que la complémentation de ces verbes soit marquée sur la plan de l’enchaînement syntaxique comme sur le plan du contenu par certains traits de la “grammaire sentimentale”, l’ellipse par exemple, cette dernière suscitant alors la réaction des puristes. » (art. cit., p. 289).

24 Dans le billet auquel nous empruntons cette formule, les deux adjectifs en viennent à être synonymes, conformément à l’opinion selon laquelle le cœur aimant non seulement éprouve le besoin de s’épancher mais encore prend du plaisir à le faire, les lettres « & longues & tendres » étant nettement opposées aux lettres « succinctes » et « froides » (M.-C. Desjardins- Mme de Villedieu, Lettres et billets galants, op. cit., Billet LX, p. 60).

25 A. Jaubert, « La diagonale du style. Étapes d’une appropriation de la langue », art. cit., p. 55.

26 Id., p. 57.

Pour citer ce document

Cécile Lignereux, «Du fait de langue à l’effet de style : les zeugmes syntaxiques de Mme de Sévigné», La Réserve [En ligne], La Réserve, Archives Cécile Lignereux, mis à jour le : 30/10/2023, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/reserve/396-du-fait-de-langue-a-l-effet-de-style-les-zeugmes-syntaxiques-de-mme-de-sevigne.

Quelques mots à propos de :  Cécile  Lignereux

RARE Rhétorique de l’antiquité à la Révolution / UMR 5316 Litt&Arts (CNRS/UGA)

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