La Réserve : Archives Cécile Lignereux
Les supplications maternelles à l’épreuve des convenances épistolaires
Initialement paru dans : L. Albert, P. Bruley et A.-S. Dufief (dir.), La supplication. Discours et représentation, Rennes, PUR, coll. « Interférences », 2014, p. 29-39.
Texte intégral
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1 Les soins relatifs au corps font partie des attributions traditionnelles de...
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2 Nous adoptons la perspective interactionnelle de C. Kerbrat-Orecchioni sur ...
1Loin de se traduire seulement par des conseils pratiques relatifs aux soins du corps, par des anecdotes relatant les maux dont souffrent les personnes de son entourage ou encore par des réflexions souvent cocasses sur l’art notoirement controversé des médecins, l’inquiétude de Mme de Sévigné à l’égard de la santé précaire de Mme de Grignan donne lieu, tout au long de leur correspondance, à de nombreuses supplications. Assurément, il semble naturel que l’état fragile de la comtesse suscite la sollicitude maternelle, la tendresse inquiète de Mme de Sévigné ne manquant pas d’être avivée par la séparation. Cependant, lorsque l’on cherche à caractériser la relation intersubjective et la répartition des rôles qu’instituent ces fréquentes supplications, il ne suffit pas de considérer les objurgations de la marquise comme une simple conséquence psychologique de la tendresse maternelle, dont on n’aurait pas à interroger la perméabilité aux pratiques sociales et aux présupposés axiologiques alors en vigueur. Si Mme de Sévigné se sent autorisée à adresser à sa fille autant de supplications en ce qui concerne sa santé, quitte à être parfois un peu trop intrusive au goût de sa correspondante, c’est aussi en vertu de la convergence de plusieurs codes culturels. Tout d’abord, d’un point de vue psychosocial, Mme de Sévigné entend bien exercer ses prérogatives maternelles, y compris après le mariage de sa fille. Sa bienveillance attentionnée face à une enfant qui manque parfois de prudence apparaît d’emblée légitime, dans la mesure où elle s’adosse à des pratiques familiales courantes1. Vouloir le bien de son enfant en général et veiller à sa santé en particulier relève bien (pour le dire à l’aide du vocabulaire de la linguistique pragmatique) du « domaine de compétence » et donc du « territoire conversationnel » propre aux parents en général, et à la mère en particulier2 :
3 Données entre parenthèses, les références aux lettres de Mme de Sévigné men...
C’est ce que je désire [votre santé], ne pouvant jamais vouloir que ce qui vous est bon, et mettant mon unique satisfaction à vous savoir en meilleur état, et ma sensible douleur à vous voir épuisée, malade, desséchée, et, ce qui est le fondement de tout, cette poitrine attaquée. J’espère, ma bonne, que vous ouvrirez enfin les yeux à la nécessité de mettre votre santé au premier rang de toutes choses ; c’est ce que je souhaite il y a longtemps, ma bonne et très chère. (10 janvier 1680 : II, 792)3
2D’un point de vue générique, ensuite, on ne saurait nier l’influence déterminante de la conversation des absents, pour reprendre l’image topique qui désigne alors le commerce épistolaire. Si elle s’enracine dans d’irréfutables mécanismes psychologiques, la propension de Mme de Sévigné à supplier sa fille de prendre soin d’elle semble largement encouragée par les vertus parénétiques de l’énonciation à distance. Alors que la marquise avoue à plusieurs reprises perdre ses moyens devant la froideur ou la susceptibilité de la comtesse, elle profite de la communication différée propre au médium épistolaire pour accomplir un acte de langage qui serait trop périlleux de vive voix, suppliant ainsi sa fille d’écouter ses conseils pratiques concernant la position à adopter pour écrire
Cependant, ma fille, […], je vous conjure, grandes ou petites, de vous mettre sur votre petit lit, en repos, et de causer ainsi avec moi, afin que mon imagination ne soit point blessée de vous coûter l’incommodité d’écrire. (4 août 1680 : II, 1033)
ou l’essai d’un nouveau remède ne pouvant qu’irriter Mme de Grignan :
Je vous envoie aussi ce que j’ai de plus précieux, qui est ma demi-bouteille de baume tranquille. […] Il faut que cela soit chaud et qu’il pénètre et s’insinue dans le mal. Ils [les capucins] prétendent que cela est divin, comme pour le grand mal de gorge. Je voudrais de tout mon cœur que vous n’en eussiez pas de besoin ; mais n’étant pas assez heureuse pour l’espérer, je vous conjure d’en essayer. Votre santé me trouble souvent ; je suis impatiente de savoir comme cette colique sans colique s’est passée. (15 décembre 1684 : III, 167-8)
De toute évidence, Mme de Sévigné ne pourrait guère se permettre de tenir ce genre de propos à l’oral, d’autant plus que la fille, réputée indépendante, a l’habitude de couper court aux recommandations suppliantes de sa mère, indéniablement possessive. Enfin, il ne faut pas sous-estimer les motivations proprement éthiques qui poussent Mme de Sévigné à prodiguer à sa fille d’inlassables supplications quant à sa santé. Conformément à une époque encline à la civilisation des mœurs en général et des rapports affectifs en particulier, Mme de Sévigné se montre soucieuse de faire advenir, entre elle et Mme de Grignan, une relation capable de respecter le code de comportement issu des spéculations galantes autour de la Carte de Tendre. Les composantes psychologiques et comportementales du sentiment maternel attestent un point de rencontre entre d’un côté, une réalité affective et de l’autre, un idéal humain, adossé à une anthropologie morale pleine de générosité et de distinction. En présentant le soin que Mme de Grignan devrait prendre de sa santé comme une « marque d’amitié » qu’elle n’a guère le droit de refuser à sa mère, l’épistolière confère à ses supplications une incontestable dignité axiologique :
Cela me trouble, malgré l’espérance que je me veux donner que votre santé n’est point mauvaise. Je le souhaite, ma bonne, et que vous puissiez m’en assurer avec vérité et sincérité. J’ai beaucoup de soin de moi pour l’amour de vous. Donnez-moi les mêmes marques d’amitié, je vous en conjure. (8 mai 1680 : II, 920)
Données psycho-sociales, génériques et éthiques constituent donc bien des conditions favorables au déploiement, sur la scène épistolaire, des supplications maternelles.
3Pourtant, Mme de Sévigné se montre constamment consciente du risque majeur que lui ferait immanquablement courir des supplications formulées de manière intempestive – celui de « déplaire » à une correspondante, qui, dotée d’un caractère pudique et réservé, goûte fort peu les épanchements en général, et ceux sur le « chapitre » de sa santé en particulier :
Vous voulez donc que je vous croie, ma fille, sur votre santé ; je le veux, et je suis persuadée de la tranquillité de votre poitrine, et Dieu vous conserve, et vous continue et vous augmente ce bon état ! Il dépend beaucoup de vous et de vos soins. Quand vous mettrez votre conservation, votre repos, votre nourriture, votre sommeil devant toute autre chose, que vous aurez de l’attention à votre santé, je crois en vérité, ma fille, qu’elle ira bien, mais quand vous renverserez cet ordre, et que vous préférerez toutes choses à vous, je crois que vous n’êtes point en état de soutenir cette conduite. Ainsi je ne cesse de vous conjurer d’avoir pitié de vous et de nous, car en vérité, c’est une peine bien insupportable que la crainte de voir augmenter vos maux. Que votre amitié pour moi vous fasse entrer dans mes sentiments et prendre plaisir à m’ôter, par la continuation de votre meilleure santé, le plus grand mal, la plus triste inquiétude que je puisse jamais avoir ! Il faut finir ce chapitre, qui vous déplaît, mais sur quoi je vous conjure pourtant de faire quelque réflexion. (13 décembre 1679 : II, 769)
Empreinte de ferveur, cette longue exhortation constitue un témoignage exemplaire des contraintes qui président à la mise en discours des supplications maternelles dans les lettres à Mme de Grignan, la marquise reconnaissant la nécessité de rapporter les élans de son cœur à la mesure des convenances épistolaires. La formulation des supplications maternelles est manifestement sous-tendue par le souci d’en neutraliser, à tout le moins d’en limiter, le caractère pathétique. Le souci de soumettre les supplications au principe de convenance se traduit ainsi par deux types de précautions stylistiques : la variété et la sobriété.
La variété des modes de structuration thématique
4Afin de procéder à un examen raisonné des objurgations maternelles, il est possible de les classer en fonction de leur degré de précision thématique, ce qui aboutit à en faire ressortir la variété.
5Parfois, les supplications présentent un caractère général et restent relativement abstraites :
[…] et je vois que votre santé est meilleure. Voilà ce qui me charme, mais je vous conjure, ma très chère et très bonne, de ne point abuser de ce mieux et de craindre de retomber dans nos maux. (21 juin 1680 : II, 982-3)
Il arrive aussi qu’elles opèrent des glissements entre l’attente générale (que Mme de Grignan prenne soin d’elle) et les requêtes particulières (Mme de Sévigné n’hésitant pas à préconiser des comportements précis, comme celui de limiter le temps passer à écrire des lettres) :
Je vous conjure, ma très bonne, de vous conserver et de vous rafraîchir et de vous reposer ; vous ne sauriez me témoigner votre amitié de manière plus obligeante ni dont je sois plus touchée. Couchez-vous de bonne heure ; n’écrivez-point, n’écrivez point ! (15 novembre 1679)
Ici, la supplication passe d’une consigne englobante (« se conserver ») à une accumulation de demandes spécifiques (se rafraîchir, se reposer, se coucher tôt, et surtout, cesser d’entretenir autant de commerces épistolaires). La marquise de Sévigné se montre d’ailleurs tout à fait consciente de passer d’une exigence générale (le « repos » de sa fille) à une requête précise portant sur un « exemple » de moyen préconisé :
Je vous recommande, ma chère enfant, un peu de repos, un peu de tranquillité, s’il est possible, un peu de résignation aux ordres de la Providence, un peu de philosophie ; vous prenez tout sur votre courage, cela fait mal. Cela est bien aisé à dire, mais cependant on est insensiblement soutenue par tous ces appuis invisibles, sans lesquels on succomberait. Je vous conjure, par exemple, de ne point tant écrire. (26 novembre 1688 : III, 408)
6À l’inverse de ce mouvement qui passe du général au particulier, les supplications peuvent conduire de requêtes concrètes et une prière plus abstraite. Ainsi Mme de Sévigné supplie-t-elle d’abord sa fille d’appliquer les recommandations de Fagon, célèbre médecin à la Cour, avant d’élargir le propos, grâce aux à-coups que permet la polysyndète :
Mme de Coulanges causa l’autre jour une heure avec Fagon chez Mme de Maintenon. Ils parlèrent de vous. […] Mme de Coulanges écouta et retint tout ce discours, et voulut vous le mander ; je m’en suis chargée, et vous conjure, ma très bonne, d’y faire quelque réflexion, et d’essayer s’il dit vrai, et de mettre la conduite de votre santé devant tout ce que vous appelez des devoirs. Croyez que c’est la seule et importante affaire. Si la pauvre Mme de La Fayette n’en usait pas ainsi, elle serait morte il y a longtemps. (8 décembre 1679 : II, 765)
La supplication débute par des demandes circonstancielles visant à entraîner un comportement sporadique (« y faire réflexion », « essayer s’il dit vrai ») pour aboutir à une prière dont le but est de déboucher sur un changement de comportement pérenne.
7Il arrive enfin – et c’est le cas le plus fréquent – que Mme de Sévigné formule des supplications centrées sur des requêtes spécifiques, en fonction des menaces qui pèsent occasionnellement sur la santé de sa fille. Tantôt, convaincue de l’efficacité du baume tranquille des Capucins, elle supplie sa correspondante de toujours en avoir avec elle :
Gardez bien votre baume tranquille ; c’est un remède infaillible. Je vous ai conté l’effet qu’il fit à Mme de Chaulnes ; elle n’avalait rien du tout. Ne soyez jamais sans ce baume précieux, je vous en conjure. (13 juillet 1689 : III, 640)
Tantôt (et c’est là un véritable leitmotiv de l’année 1680, marquée par une rechute de la comtesse) elle la supplie d’écrire des lettres moins longues :
Je vous conjure tendrement de ne point tant écrire et de ne me point répondre sur toutes les bagatelles que je vous écris. (3 janvier 1680 : II, 782)
Et quand vous serez hors de cet accès de douleur où vous êtes, car j’espère que le temps se radoucira, je vous conjure encore de ne point écrire […]. (5 janvier 1680 : II, 784)
Je vous conjure donc, ma bonne, de ne vous plus jouer à m’écrire autant que la dernière fois […]. (2 février 1680 : II, 826)
[…] je crains tout ce qui peut faire mal, et par cette raison, je vous conjure de m’écrire bien moins. (29 mars 1680 : II, 888)
Je vous conjure, ma très chère, de ne point répondre à tout ceci. (21 juin 1680 : II, 984)
Ainsi la variété se voit-elle érigée en stratégie discursive par une épistolière soucieuse de ne pas lasser sa destinataire par de trop nombreuses redites.
La sobriété d’un unique patron sémantico-syntaxique
8Comme le montre ce tour d’horizon des différents modes de structuration thématique des supplications adressées à Mme de Grignan, jamais Mme de Sévigné n’emploie le verbe supplier. Si l’épistolière préfère systématiquement celui de conjurer, c’est parce que ce dernier présente l’avantage de posséder le même sens dénotatif que supplier (le dictionnaire de Richelet indique qu’il veut dire « prier, supplier humblement ») sans en partager les connotations politiques et religieuses. Le dictionnaire de Furetière précise ainsi que le verbe conjurer, qui signifie « prier avec instance & fortement au nom de ce que l’on respecte le plus, de ce qu’on a de plus cher », ne s’emploie pas seulement « lorsque l’on conspire contre le Prince ou l’Etat », mais qu’il « se dit en des choses moins importantes », et que l’« on le dit plus simplement », c’est-à-dire dans la conversation familière. Alors que les requêtes et les exhortations de Mme de Sévigné ressortissent bien de la démarche supplicatoire, fondée notamment sur l’appel à la pitié, la vigilance lexicale à laquelle s’astreint l’épistolière constitue une preuve tangible de sa volonté de récuser une solennité et un dolorisme fort peu en accord avec la personnalité de sa destinataire. De manière révélatrice, la seule exception a lieu à un moment où l’état de la comtesse est particulièrement préoccupant, comme si la formule performative « je vous en supplie » avait échappé à une épistolière en proie aux plus vives angoisses, en dépit de ses efforts pour conférer à son propos une tournure badine :
Il me semble que pourvu que je n’eusse mal qu’à la poitrine, et vous qu’à la tête, nous ne ferions qu’en rire, mais votre poitrine me tient fort au cœur, et vous êtes en peine de ma tête. Eh bien ! je lui ferai, pour l’amour de vous, plus d’honneur qu’elle ne mérite, et par la même raison, mettez bien, je vous en supplie, votre petite poitrine dans du coton. (11 juin 1677 : II, 461)
9À cet égard, il est frappant de constater que si, dans les toutes premières lettres de la correspondance, Mme de Sévigné recourt spontanément à une phraséologie imprégnée de réminiscences galantes, elle y renonce très vite. Lors de la séparation, la marquise n’a pas encore pris la mesure de la nécessité pragmatique de se passer d’hyperboles aussi teintées de préciosité que galvaudées, comme l’atteste la première lettre de la correspondance :
Je vous conjure, ma chère fille, d’avoir soin de votre santé. Conservez-la pour l’amour de moi, et ne vous abandonnez pas à ces cruelles négligences, dont il ne me semble pas qu’on puisse jamais revenir. (9 février 1671 : I, 151)
Si l’épistolière utilise d’emblée, pour supplier sa fille de se ménager, des syntagmes (les « cruelles négligences ») et des locutions (« pour l’amour de moi ») caractéristiques de la mondanité galante, force est de constater qu’elle y renonce très vite, expérimentant au fil de ses lettres un véritable art de la formule supplicatoire.
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4 Sur les raisons de préférer parler de termes d’adresse plutôt que d’apostro...
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5 Pour désigner l’effet rythmique des appellatifs, A. Jaubert parle d’une « s...
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6 Comme le souligne D. Perret, un appellatif remplit trois fonctions : d’une ...
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7 Pour une analyse du segment en adresse comme forme de discontinuité structu...
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8 Les termes d’adresse « ont très généralement, en plus de leur valeur déicti...
10Pour accomplir l’acte de langage spécifique qu’est la supplication sans pour autant heurter la personnalité de sa destinataire, Mme de Sévigné se voit contrainte, en dépit de sa tendance à pratiquer une prose aussi inventive qu’exubérante, de faire preuve de sobriété. Aussi choisit-elle de formuler toutes ses supplications sur le même patron sémantico-syntaxique, qui repose sur l’utilisation conjointe d’une formule explicitement performative (toujours la même, « je vous conjure ») et d’un terme d’adresse affectueux. En ce qui concerne le choix du performatif, si le verbe conjurer est systématiquement privilégié par Mme de Sévigné, c’est qu’il présente deux avantages. Le premier est d’ordre sémantique : même si c’est un synonyme de supplier, ses résonances pathétiques sont considérablement affaiblies, en raison de sa fréquence élevée dans les formules de politesse usuelles. Le second est d’ordre morphosyntaxique : utilisé comme verbe introducteur, il permet non seulement d’éviter de recourir à la performativité plus agressive de l’impératif, et ainsi d’atténuer le caractère directif de la supplication, mais encore de formuler l’objet de la supplication à l’infinitif, qui, en tant que mode non personnel et non temporel, se contente d’évoquer le procès dans sa plus grande virtualité, ce qui a pour effet de relativiser l’aspect parfois péremptoire, en tout cas intrusif, de la supplication. Quant au choix de toujours faire suivre la formule performative d’un terme d’adresse4 puisé dans les hypocoristiques, il mérite mieux de notre part qu’un sourire condescendant. Loin de n’être que la trace d’une incontrôlable mièvrerie sentimentale, les termes d’adresse sont en effet dotés d’un puissant rendement discursif, lié autant à leur impact rythmique5 qu’à leur économie pragmatique6, autant à la complexité de leur inscription syntaxique7 qu’à la richesse de leurs enjeux socio-affectifs8. Rapporter les variations des appellatifs comprenant « bonne » ou « chère » (employés tantôt comme adjectifs à part entière, tantôt comme adjectifs substantivés) à la seule ingéniosité d’une épistolière soucieuse de varier ses formules serait méconnaître l’impact intersubjectif de termes d’adresse qui, s’ils sont souvent affadis en d’autres contextes, n’en contribuent pas moins à ancrer les supplications maternelles dans la relation exceptionnelle qui unit les deux correspondantes.
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9 Pour illustrer l’importance du contexte générique dans les valeurs d’emploi...
11L’analyse des séquences discursives dans lesquelles les termes d’adresse adviennent au voisinage de la formule » je vous conjure » fait ainsi apparaître que lorsqu’ils sont employés au sein des supplications maternelles, les termes de « bonne » et de « chère » ont généralement leur pleine valeur sémantique9. D’une part, ce n’est pas un hasard si le vocable « bonne » apparaît essentiellement dans des passages où Mme de Sévigné en appelle précisément à la bonté de sa fille, afin que celle-ci prenne « pitié » de sa mère,
Mais je vous conjure, ma bonne, de vous ménager un peu sur les réponses ; servez-vous de Montgobert. Vous écrivez trop, ma chère bonne, vous savez le mal que cela vous fait ; ayez pitié de moi et ne rallumez pas cette poitrine. (21 mai 1680 : II, 938)
lui manifeste « grâce » et « amitié »,
Je veux vous dire un mot de votre santé. Conservez-la, ma bonne, et, ne l’approchant pas, ménagez-vous sur l’écriture, je vous en conjure. Ne croyez point que parce que vous ne sentez plus de douleur en écrivant, ces longues lettres vous fassent moins de mal ; cela vous tue, ma bonne. Je vous demande, par grâce et par amitié pour ceux à qui vous écrivez, de leur ôter l’horreur d’être cause de tous vos maux. (3 juillet 1680 : II, 997)
et lui procure un peu de « tranquillité » en acceptant de prendre soin de sa santé :
Cette tranquillité ne me peut venir que par le meilleur état de votre santé. Je vous conjure, ma bonne, si vous m’aimez, de ne point loger dans votre appartement à Grignan. Le Coadjuteur dit que le four est sous votre lit ; je connais celui qui est au-dessus. De sorte, ma bonne, que si vous ne vous tirez pas de tous ces fours, vous serez plus échauffée que vous ne l’étiez ici ; contentez-moi là-dessus. (18 juin 1677 : II, 470)
12D’autre part, le terme chère fait l’objet d’une nette resémantisation. Désignant, sous la plume de Mme de Sévigné, la créature qui, à ses yeux, a plus de prix que tout, il apparaît dans des contextes particulièrement pathétiques, qui évoquent non seulement les maux qui menacent la santé de Mme de Grignan, tels que l’épuisement causé par l’écriture
Je vous conjure, ma très chère, de ne m’écrire point de si grosses lettres ; laissez-nous vous conter des fagots. Je sacrifie très volontiers le plaisir de lire vos aimables lettres à celui de savoir que vous ne vous épuisez point pour les écrire. (8 novembre 1679 : II, 732)
Je vous conjure, ma chère fille, de ne point vous raccommoder avec cette écritoire ennemie, qui suffit pour vous épuiser. Persuadez-moi bien que vous songez à vous conserver, et que ce n’est point par l’excès de la nécessité que vous retranchez cette terrible écriture, mais par un dessein ferme et constant d’être appliquée à éviter ce qui vous est mauvais. Ayez un peu soin de ma vie, en ménageant la vôtre. (12 janvier 1680 : II, 792)
ou l’amaigrissement provoqué par l’angoisse d’être sans nouvelles de son fils parti à la guerre,
Cependant, ma très chère, conservez la vôtre si c’est chose possible. Ne vous amaigrissez point, ne vous creusez point les yeux et l’esprit, et surtout ayez du courage, je vous en conjure mille fois. (13 octobre 1688 : III, 367)
mais encore la mort prématurée qui la guette :
Je vous conjure, ma chère enfant, si vous vous embarquez, de descendre au Pont. Ayez pitié de moi ; conservez-vous, si vous voulez que je vive. (13 février 1671 : I, 158)
13La spécialisation des hypocoristiques en fonction des contextes discursifs se vérifie aisément à l’occasion des supplications qu’adresse à sa fille Mme de Sévigné, effrayée par le voyage imminent que la comtesse doit entreprendre en l’absence d’un cocher fiable. Alors que la marquise s’adresse à sa « très chère » pour la supplier de « prendre un bon conducteur », c’est-à-dire un conducteur qui soit capable de veiller à sa « conservation »,
Je vous conjure à présent, ma très chère, de prendre un bon conducteur pour votre voyage. […]. La crainte qu’on ne vous mène par ce chemin m’a déjà réveillée plus d’une fois la nuit. Je vous conjure, ma très chère, de donner ce soin à quelqu’un qui ait plus d’attention à votre conservation que vous-même. (14 octobre 1676 : II, 421-422)
c’est à sa « bonne » qu’elle demande de prendre les précautions susceptibles de « rassurer » sa mère :
La jeunesse de Pommier ne me rassure pas, et je vous conjure, ma bonne, de prendre vos précautions et de ne pas vous embarquer sans un bon guide. (21 octobre 1676 : II, 427)
Même s’ils accroissent la teneur émotionnelle du discours maternel, les termes d’adresse insérés dans les formules supplicatoires s’avèrent donc irréductibles à des manifestations d’affects irrépressibles, dans la mesure où l’examen de leurs conditions d’occurrence montre que leur efficacité expressive est indissociable de leur orientation argumentative.
Conclusion
14Ainsi donc, au moment où Mme de Sévigné éprouve le besoin de supplier sa fille de prendre soin d’elle, elle fait l’expérience de la nécessité d’adapter son style à la personnalité de sa destinataire. Redoutant que ses supplications n’importunent Mme de Grignan, l’épistolière choisit de veiller à la variété de leur structuration thématique, de récuser l’emploi d’un performatif jugé trop empreint de solennité pathétique, de resémantiser des hypocoristiques en voie de banalisation, et de systématiser un patron sémantico-syntaxique apte à insinuer l’inquiétude maternelle avec sobriété. En prenant au sérieux les propositions faites par la génération galante en matière non seulement de raffinement sentimental mais aussi de vigilance linguistique, Mme de Sévigné prouve qu’il est possible de conformer la mise en discours des supplications aux convenances de la lettre familière.
Notes
1 Les soins relatifs au corps font partie des attributions traditionnelles de la mère de famille, qui non seulement s’occupe de tout ce qui a trait à la petite enfance, mais encore reste « l’interlocutrice privilégiée du discours médical. » (D. Julia, « L’enfance entre absolutisme et Lumières (1650-1800) », dans E. Becchi et D. Julia (dir.), Histoire de l’enfance en Occident, t. II, Paris, Seuil, 1998, p. 62). Le bon sens de Mme de Sévigné en matière médicale n’est plus à démontrer : sur la façon dont la marquise se réfère aux médecins avec un mélange d’inquiétude, de curiosité et d’ironie, voir M. Gérard, « Les médecins dans la correspondance de Mme de Sévigné. Document ou littérature ? », Marseille, n° 95, 4e trimestre 1973, p. 89-98 ; F. Freudmann, « Les morailles et le moral. Le rôle de la maladie dans les lettres de Mme de Sévigné », ibid., p. 83-88.
2 Nous adoptons la perspective interactionnelle de C. Kerbrat-Orecchioni sur les « territoires conversationnels » compris comme « des espaces discursifs distincts » : « Chaque interactant dispose en effet d’un domaine de compétence qui lui est propre, et sur lequel il peut en principe seul exercer son droit de parole. Les ensembles thématiques constituent donc des espèces de territoires, voire de chasses gardées – les fameuses “plates-bandes”, sur lesquelles il est interdit à l’autre de marcher… » (« Les négociations conversationnelles », Verbum, VII, n° 2-3, 1984, p. 226).
3 Données entre parenthèses, les références aux lettres de Mme de Sévigné mentionnent la date de la lettre et sa pagination (tome et page) dans l’édition de référence : Correspondance, éd. R. Duchêne, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 3 volumes, 1972-1978. Nous mettons en italiques les passages que nous voulons souligner.
4 Sur les raisons de préférer parler de termes d’adresse plutôt que d’apostrophes, d’appellatifs ou de désignatifs, pour parler des « syntagmes nominaux détachés » qui sont à la fois « réservés à l’allocutaire humain » et qui « se définissent par rapport au discours direct exclusivement », voir D. Lagorgette, « Désignatifs et termes d’adresse dans quelques textes en moyen français », L’Information grammaticale, n° 84, janvier 2000, p. 50-51.
5 Pour désigner l’effet rythmique des appellatifs, A. Jaubert parle d’une « syntaxe de la relance » (La Lecture pragmatique, Paris, Hachette, 1990, p. 28). L’appellatif, qui « combine l’identification du référent avec sa convocation directe dans l’énoncé », ce qui a pour effet de raviver « l’image du faire énonciatif et de sa composante phatique » se présente comme « une manière de ponctuer les énoncés en y créant un point sensible, une manière de gérer l’univers du discours par la tension de l’extra-linguistique. Ce qu’on en perçoit d’abord, c’est le rythme […]. Le mouvement même de l’adresse à l’autre ménage la progression énonciative, met en relief, par le différé, les syntagmes essentiels. » (id.).
6 Comme le souligne D. Perret, un appellatif remplit trois fonctions : d’une part, en tant que « déictique », il contribue à « l’identification d’un référent » ; d’autre part, compte tenu de son « caractère prédicatif », il « permet d’effectuer une certaine prédication explicite » ; enfin, dans la mesure où il révèle le degré de distance ou de familiarité entre les interlocuteurs, il réalise « une deuxième prédication, sous-entendue, qui est celle de la relation sociale à la personne désignée ». (D. Perret, « Les appellatifs. Analyse lexicale et actes de parole », Langages, n° 17, mars 1970, p. 115).
7 Pour une analyse du segment en adresse comme forme de discontinuité structurelle de l’énoncé, voir Fr. Neveu, « Grammaires de l’adresse. Aspects de la discontinuité syntaxique », Cahiers de praxématique, n° 40, 2003, p. 27-42.
8 Les termes d’adresse « ont très généralement, en plus de leur valeur déictique (exprimer la “deuxième personne”, c’est-à-dire référer au destinataire du message), une valeur relationnelle, servant à établir entre les interlocuteurs un certain type de lien socio-affectif (dans une conception étendue de la déixis, on dira que ces expressions relèvent à la fois de la “déixis personnelle” et de la “déixis sociale”) », C. Kerbrat-Orecchioni, article « Adresse (termes d’) », dans P. Charaudeau et D. Maingueneau (dir.), Dictionnaire d’analyse du discours, Paris, Seuil, 2002, p. 30-32.
9 Pour illustrer l’importance du contexte générique dans les valeurs d’emploi de l’adjectif aimable, Fr. Berlan s’appuie sur les lettres de Mme de Sévigné à Mme de Grignan : « Dans la correspondance, c’est la sincérité des affections qui détermine la nuance de sens. Lorsque Mme de Sévigné écrit au bas d’une lettre adressée à sa fille “Adieu ma très chère, ma très aimable”, l’adjectif a sa pleine valeur. », « “Puis-je empêcher les gens de me trouver aimable ?” (Le Misanthrope, Acte II, sc. 1 v. 462) », L’Information grammaticale, n° 7, octobre 1980, p. 33.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Cécile Lignereux
RARE Rhétorique de l’antiquité à la Révolution / UMR 5316 Litt&Arts (CNRS/UGA)