La Réserve : Livraison juin-juillet 2015

Francis Goyet

Rhétorique et Renaissance : l’œuvre et non plus le texte

Initialement paru dans : Actualité de la rhétorique en France, éd. L. Pernot, Paris, Klincksieck, 2002, p. 71-87 (Actes de la journée « Vingt ans d’histoire de la rhétorique », Paris, ENS, 1997)

Texte intégral

1Ma tâche est donc de présenter un bilan pour le XVIe siècle, et plus exactement des études françaises sur le XVIe français. Il faut mesurer d’emblée les restrictions considérables que cela entraîne. Heureusement Pierre Laurens traite ici même du néo-latin, évidemment capital pour la Renaissance. Mais il manquera dans mon exposé bien des noms étrangers. Par exemple John O’Malley et ses élèves John McManamon et Frederick McGinness, sur la Rome papale. Ou encore Debora Shuger et tout récemment Kathy Eden, qui toutes deux insistent sur l’importance de Flaccius Illyricus. L’intérêt de travailler sur la rhétorique est précisément de ne pas se confiner dans le franco-français, ni si je puis dire dans le seiziémo-seiziémisme. Au minimum, si école française il y a, on me permettra d’y inclure les universitaires étrangers qui ont le bon goût d’écrire en français, les Hollandais Kees Meerhoff et Marc van der Poel, le Polonais Jan Miernowski et l’Anglais Terence Cave, puisque son Cornucopian Text de 1979 vient d’être traduit.

2Une fois rappelées ces limitations, il est certain que depuis vingt ans la rhétorique et le XVIe siècle français ont eu beaucoup à se dire. Un décompte statistique suffirait à le rappeler. Le dernier annuaire de la Société Française d’étude du seizième siècle compte sous la rubrique « rhétorique » près de cent cinquante collègues, français et étrangers ; parmi eux, une bonne trentaine a publié des travaux importants sur la question. Une telle masse interdit de présenter chacun, et j’en serai réduit à dégager quelques grands axes. La question est très simplement la suivante : où sont allées les études sur la rhétorique, et où vont-elles ?

3Pour mesurer le chemin parcouru en vingt ans, je distinguerai deux décennies, les années 80 et les années 90, pour ne pas dire 77-87 et 87-97. Cette forme de calcul nous ramène d’entrée de jeu à ce qui dominait les années 70, à savoir la science des textes à la façon de Barthes ou encore la poétique au sens que défend et illustre la revue Poétique. D’où le fil conducteur de mon exposé, le même au fond que celui d’Emmanuel Bury. Il s’agit de savoir si l’histoire de la rhétorique a ou n’a pas réalisé son ambition initiale, qui était de supplanter la sémiologie alors triomphante. Je raconterai cela comme une autre guerre de Troie : une Iliade dans les années 80, et plusieurs Odyssées dans les années 90.

1. Les années 80 : le texte

4Le début de cette décennie est marquée par une pierre noire et une pierre blanche, ou si l’on préfère deux cataclysmes : la mort de Barthes en 1980 et le succès ravageur de l’Age de l’éloquence paru cette même année. Le résultat est bien connu. Le public général se lasse du structuralisme, Marc Fumaroli éclipse Gérard Genette, et au-delà ce sont toutes les positions des années 70 qui ont été ébranlées.

5Le succès de l’Age de l’éloquence a signifié en effet le retour en force de l’histoire littéraire, du contexte culturel par rapport au texte. Mais les préoccupations ou les acquis des années 70 n’ont pas disparu d’un coup. Il y a eu réaménagement, recomposition du paysage. Beaucoup ont continué à faire de la poétique et de la théorie, mais ces poéticiens se sont pliés au nouvel air du temps et ont su conjuguer théorie textuelle et histoire littéraire. Un seul a résisté vaillamment, dans son fortin de la rue d’Ulm, et je le salue ici avec une admiration non feinte : c’est Michel Charles, à la tête précisément de Poétique. De Rhétorique de la lecture (1977) à la plus récente Introduction à l’étude des textes (1995), Charles est aussi un seiziémiste, spécialiste de Rabelais, mais qu’il affronte pour ainsi dire sans filets, moins occupé à décrypter le sens qu’à traquer la façon dont se constitue l’interprétation d’un texte, et critiquant sans faillir les décisions implicites véhiculées par l’histoire littéraire.

  • 1 Voir la discussion entre Marc Fumaroli et Gérard Genette dans Le Débat de m...

6Hors Charles, la situation un peu paradoxale était donc la suivante. Les modernes paraissaient vieux jeu, et la vieille histoire littéraire toute neuve. Ce qui domine les années 80, c’est le mélange, et pour ainsi dire le vin nouveau de l’histoire dans les vieilles outres de la modernité. Autrement dit encore, il me semble qu’avec le recul on pourrait présenter la polémique feutrée de ces années-là comme un mouvement dialectique1. En apparence la rhétorique a supplanté Barthes. Sur le terrain elle l’a plutôt complété. Barthes et plus encore les autres ne se souciaient guère d’ancrage historique. C’en était arrivé à un point difficilement tenable. Il fallait donc une réaction, d’où le titre alors très polémique d’histoire de la rhétorique. Dans le contexte très politisé de l’époque, cette réaction a même pris des allures presque réactionnaires. Mais en pratique le résultat a plutôt été la continuation de Barthes par d’autres moyens. L’objectif de tout le monde était l’ambition commune, et très française, d’une science des textes. Simplement on a fini par se rappeler qu’une telle ambition avait un précédent, qui s’appelait justement la rhétorique ancienne. Barthes lui-même l’avait indiqué très tôt, dans un article célèbre de Communication, et Genette avait renchéri avec son heureuse formule de « rhétorique restreinte ». En somme, le terrain était mûr pour le succès du cyclone Fumaroli.

7En apparence en effet, l’Age de l’éloquence impose un bouleversement complet des perspectives. Comparé à ce qui était alors disponible dans le paysage français, l’ouvrage est en opposition frontale avec les travaux de Genette, les Mimologiques de 1976 mais même les chapitres « dix-septiémistes » de Figures. Il est aussi très loin, pour en rester au XVIe siècle, de livres en leur genre tout à fait rigoureux et réussis, ceux de Fernand Hallyn en 1975 (Formes métaphoriques de la poésie baroque) et de François Rigolot en 1972 et 77 (Les langages de Rabelais ; Poétique et onomastique). Cette veine d’analyse méticuleuse des textes ne s’est d’ailleurs pas arrêtée soudain comme par enchantement ; citons par exemple, pour la description poétique, La Chimère de Zeuxis de François Lecercle en 1987 (qui est une thèse soutenue en 1980). Mais enfin, l’Age de l’éloquence donne clairement à voir ses prédécesseurs immédiats comme datés. On ne pouvait plus continuer comme ça, mine de rien.

8En réalité, le terrain lui avait été préparé par un autre livre, tout aussi marquant pour les seiziémistes, et moins âprement polémique. C’est le Cornucopian Text de Terence Cave en 1979, livre qui a eu le même genre de succès, immédiat et durable. C’est Cave qui a offert aux poéticiens français une solution élégante à l’impasse dans laquelle ils se trouvaient. Son livre est à la fois très informé historiquement, avec toute sa première partie sur le De Copia d’Érasme, et en profondeur très théoricien, voire derridien. Le titre lui-même dit cet aspect de synthèse, ou si l’on veut de chauve-souris. Je suis historien, voyez ce concept de copia que j’exhume. Je suis textuel, voyez ce mot de Text - lequel, précisément, disparaît en 1997 du titre de la traduction française. Le résultat est une synthèse très réussie de deux tendances lourdes et par bien des côtés contradictoires, un peu à la façon d’Érasme lui-même, Guelfe avec les Gibelins et Gibelin avec les Guelfes.

9La synthèse est déjà moins facile pour le recueil d’articles de Rigolot en 1982, Le Texte de la Renaissance. Le mot « texte » est encore au titre, mais Rigolot sait, lui, qu’il est dans les tiraillements de l’après-Fumaroli. Le début de son « après-propos » le dit très explicitement (p. 253) :

Au terme de ces études on peut se demander s’il est légitime de parler de “texte” et dans le même mouvement de “Renaissance”. (…) Parler de “Renaissance” c’est en effet sacrifier le texte au contexte. (…) Le texte, en revanche, postule moins l’histoire que la légende (legenda : des choses à lire). Il désigne un système de signes à déchiffrer sans poser la question du passage au sens…

10Dès lors, Rigolot pose lucidement la question qui domine les années 80. Comment « déterminer les conditions d’admissibilité d’un discours critique qui aurait pour ambition de faire converger des absolus inconciliables : l’histoire littéraire et la sémiologie, Charles-Augustin Sainte-Beuve et Charles Sanders Peirce » ?

11En pratique, cette tension entre désir de théorie textuelle et désir d’ancrage historique a eu pour mérite d’imposer une règle du jeu claire, qui est toujours en vigueur. Toutes les constructions théoriques sont autorisées, pourvu qu’elles s’appuient sur un garant historique. Exemple très récent, le livre de Nathalie Dauvois sur Montaigne, paru en 1997. Le propos théorique est que la langue propre aux Essais s’invente à mi-chemin entre la prose et les vers. Le garant historique est la satura latine, proposée comme modèle et point de départ d’une telle écriture. Ainsi tout le monde est content. Ce n’est pas de l’histoire littéraire ancienne manière, parce qu’il y a une visée théorique et poéticienne. Ce n’est pas non plus du Barthes ancienne manière, parce qu’il y a le souci d’éviter l’anachronisme théorique. La rhétorique est ainsi, au choix, une façon de théoriser l’histoire littéraire, ou d’historiciser la théorie littéraire. Cet aspect chauve-souris a permis à toute une génération d’entrer dans la carrière en ne se fâchant ni avec Fumaroli ni avec Genette. Faire de l’interprétation de textes sans autre garant que soi-même, on aimerait bien mais on n’ose plus : c’est l’apanage du seul Michel Charles.

  • 2 On a des thèses en cours sur l’épopée au XVIe siècle, le genre de l’hymne, ...

12Une fois posée cette règle du garant historique, on remarquera que le passage par la rhétorique stricto sensu n’a au fur et à mesure plus rien d’obligé. Dauvois renvoie à la satura latine : on est plutôt dans la question des genres littéraires, dans de la poétique historique. Cela correspond à toute une tendance depuis quelques années, qui est de travailler de nouveau sur des genres2. Si on poursuit le raisonnement, pour satisfaire à la règle du garant historique on peut invoquer bien d’autres savoirs. La médecine a été très à la mode, avec la désormais célébrissime mélancolie. Mais on voit poindre aussi le droit, de façon plus timide, et de nouveau pour les Essais : chez André Tournon ou plus récemment chez Ian McLean. Enfin le grand retour à la théologie participe à bien des égards de ce mouvement : un savoir de l’époque sur lequel on se refait aujourd’hui une culture pour tenter de l’appliquer aux textes de l’époque. Il serait peut-être exagéré de dire que c’est le passage par l’histoire de la rhétorique qui a renouvelé ces diverses curiosités théoriques, mais elle a certainement eu sa part dans la réconciliation des têtes françaises avec une forme bienvenue de positivisme.

13Dans ce grand mouvement, et pour en rester à la rhétorique proprement dite, je retiendrai pour les années 80 un grand livre. C’est en 1986 le Rhétorique et poétique… de Kees Meerhoff, continué par le recueil collectif de 1997 Autour de Ramus. Meerhoff nous plonge dans la rhétorique de Ramus et surtout dans son contexte, le champ très complexe des controverses théoriques de son temps : la Deffence et Illustration de Du Bellay, mais aussi l’Art poétique françois de Thomas Sébillet, le Quintil Horacien de Barthélemy Aneau, etc. Il en ressort un résultat saisissant, l’importance des concepts de nombre et de rythme. Les deux concepts viennent de la rhétorique latine, où ils servent à décrire la prose. Les Français cherchent à s’en servir pour décrire leur poésie, ou plus exactement la poésie qu’ils rêvent de créer. Ce chassé-croisé théorique est extrêmement dynamique, il pousse en avant et la réflexion théorique et la production d’œuvres. Pour faire aussi bien que les Anciens, il faut créer une langue littéraire aussi « nombreuse » que la leur, avec ce problème insoluble que le numerus latin ou le rhuthmos grec ne peuvent s’appliquer tels quels aux syllabes du français.

14Cette thèse de Meerhoff est elle-même la défense et illustration de ce qu’on cherchait alors à atteindre par les moyens de la rhétorique. Au fond, le titre Rhétorique et poétique peut se lire ainsi. Rhétorique pour la partie sur Ramus et le mouvement général d’histoire littéraire, poétique pour désigner le questionnement théorique, là encore poéticien. Dans l’opération se confirme la position que ne cesse de répéter Gisèle Mathieu-Castellani, d’articles en articles : la rhétorique est absorbée par la poétique. Mathieu-Castellani connaît fort bien son De Oratore, et la fameuse dispute de territoire entre rhétorique et philosophie. Elle la transpose ainsi :

  • 3 « L’intertexte théorique : Tacite, Quintilien et la poétique des Essais », ...

la Rhétorique, jadis empire totalitaire annexant dans son domaine pluridisciplinaire une petite colonie appelée Poétique, pour lui imposer sa loi et sa langue, devient progressivement, dans son démantèlement, un territoire de l’ancienne colonie émancipée. C’est précisément lorsqu’elle perd son autonomie pour se soumettre à ce nouveau maître que la Rhétorique gagne de pouvoir nous dire encore quelque chose de l’énonciation et de ses modalités, de la voix et de ses accents, du discours et de son inconscient, du corps et de son éloquence, de l’écriture et de son travail3.

15Cette belle formulation résume assez bien la première réception de l’Age de l’éloquence, celle des années 80. En apparence Fumaroli triomphe, mais les modernistes masqués en historiens n’ont pas dit leur dernier mot. Si la modernité textuelle abandonne progressivement le mot de texte, elle n’abandonne pas ses ambitions et tâche à réinvestir la place. Énée et les siens luttent encore dans Troie en flammes, et pour cela se déguisent même en Grecs. Autrement dit, l’élan des années Barthes a trouvé à s’exprimer dans les habits neufs de l’historicisme.

16L’opération n’est pas nécessairement une imposture, en ce qu’elle ressemble finalement à ce qu’a pratiqué la Renaissance elle-même, qui certes ne reprend pas l’antique à l’identique. Les modernistes masqués ont très bien su mettre en valeur les ambiguïtés et les tensions des auteurs de la Renaissance, et à quel point les œuvres de l’époque sont ouvertes. Cave sur Érasme, mais aussi Mathieu-Castellani sur le baroque, mais encore et surtout Tournon sur Montaigne, en 1983 : si le garant historique y est l’étude de la glose juridique, l’objectif est de montrer que les Essais se dérobent à tout dogmatisme, précisément parce qu’ils sont un texte digne de ce nom. Paru en 1997, le Perpetuum mobile de Michel Jeanneret abonde magistralement dans ce sens. La quatrième de couverture, signée Frank Lestringant, en énonce nettement le credo : ce livre est « une magnifique initiation à la culture d’un siècle infiniment ondoyant et divers, qui ressemble au nôtre par l’inquiétude et le sens de l’inaccompli ».

17Cette formule à la Montaigne résume bien une position par rapport à la rhétorique. Entre théorie poéticienne et historicisme, le cœur ne bat pas du côté de Fumaroli. Les poéticiens français des années 80 veulent bien réintroduire le contexte mais ils rêvent encore du texte, rêve d’autant plus fort que le mot même de « texte » est désormais refoulé. L’interdit qui pèse sur le mot est si fort que Jeanneret va chercher son rêve ailleurs que dans la littérature, dans les arts au sens large : c’est une façon d’esthétiser les impasses de la critique textuelle, d’y échapper par le haut, pour y retrouver encore et toujours l’inaccompli désiré. A ce niveau d’engagement total et presque viscéral, on retrouverait aisément en filigrane la coloration politique qu’aiment tant les intellectuels français. Les partisans de l’ondoyant et du divers se vivent sans doute aussi « à gauche » que le Barthes des Mythologies, et ils sont au fond rassurés de voir que Fumaroli est « à droite », ce que l’intéressé s’empresse de confirmer avec l’État culturel. Dans ce registre, en tenir pour l’œuvre ouverte, c’est moralement et politiquement bien. Vous n’impressionnerez pas les Français en leur expliquant que l’histoire culturelle façon Fumaroli retrouve une des tendances lourdes de l’université américaine ou anglaise, justement parce que le paysage politique américain leur paraît, en bloc, à droite.

18Pour conclure sur les années 80, on peut retenir comme leur emblème un syntagme curieusement apparu deux fois. C’est celui, particulièrement instable, de Rhétorique de Montaigne. Ce fut le titre d’un colloque publié en 1985 et d’un autre en 1995 (Montaigne et la rhétorique). On y retrouve la répartition posée par le Cornucopian Text : rhétorique est du côté de l’histoire, et Montaigne du côté du texte. En 1985, Fumaroli se plaît dans la préface du colloque à souligner que c’est un progrès, puisqu’aussi bien on arrive enfin à mettre ensemble les mots rhétorique et Montaigne. Il y a là indéniablement comme un frisson de nouveauté et même d’audace. L’auteur le plus original et le plus sincère est associé à la technique la plus conventionnelle et la plus manipulatrice. Mais l’audace ou plutôt l’angoisse est aussitôt conjurée par la présence de Montaigne. Si celui-ci connaît depuis ces années-là un regain de faveur lui-même étonnant, c’est entre autres parce qu’il est le nouveau nom du texte. Il est devenu l’auteur de ralliement des poéticiens, le port-salut au milieu du cataclysme historiciste et fumarolien, le nom permis de l’idole interdite. Ce n’est donc pas pour surprendre si, dans les deux colloques, on trouve en fait peu de rhétorique et beaucoup de Montaigne. Le mécanisme y est bien rodé. On met d’abord en avant un mécanisme rhétorique, ainsi chez Ann Moss le sorite ou entassement d’arguments, à propos du chapitre Des coches. Ensuite on nous démontre, pour notre plus grand bonheur, comment Montaigne déjoue ce mécanisme, comment il y échappe, et toujours par le haut. Le double effet est garanti : effet de sérieux du savoir rhétorique, qui est le bon chic de l’historicisme ; effet de sublime de la sensibilité au texte, qui est l’autre bon chic, celui de la littérarité. Montaigne et la rhétorique, c’est, pour les années 80, le chevalier blanc de la poétique contre « l’empire totalitaire » de la rhétorique, l’archange Michel terrassant le dragon nommé histoire littéraire, lequel a bien failli nous faire peur.

2. Les années 90 : l’œuvre

19Le tableau change radicalement. Après les modernistes masqués, on a non pas des post-modernes mais plutôt ce qu’on pourrait appeler de néo-Anciens. L’histoire littéraire n’est plus un terme polémique, elle va de soi. L’intérêt pour l’analyse précise des textes va de soi lui aussi. La seule différence, de taille, est que le texte n’est plus idolâtré ou hypostasié, même secrètement. Enfin, les marqueurs politiques, droite ou gauche, n’intéressent plus guère - après tout, le Mur de Berlin est tombé en 1989. Autrement dit, l’impetus des années Barthes s’épuise progressivement. Pendant ce temps commence à apparaître une série de gros travaux, quatre chantiers de longue haleine entrepris au milieu des années 80 et qui ont pour caractéristique commune d’avoir pris la rhétorique ancienne au sérieux, pour elle-même. Ils affrontent « l’empire totalitaire » non pas pour le démembrer mais pour en comprendre le fonctionnement. Il ne s’agit plus d’y piocher, via les index, ce qui séduit a priori nos préoccupations de modernes. Il s’agit d’aller au fond et au charbon.

20D’où l’épaisseur des livres, d’où aussi leur allure d’odyssée intellectuelle. Ce sont des odyssées après l’Iliade des années 80. Fumaroli chez les modernistes, c’était le cheval dans Troie assiégée, qui précipite l’incendie final. Maintenant la Troie du texte n’est plus, même si Jeanneret tel Énée ou Francus tente de la refonder dans l’esthétique générale. Les autres cherchent à rentrer, comme Ulysse : à reprendre pied sur les territoires de la rhétorique ancienne. De telles odyssées ne sont pas du tourisme. Le point essentiel est que l’horizon n’est plus la guerre de Troie, ni Genette ni même, en un sens, Fumaroli. On cherche autre chose. Quoi au juste, ce n’est pas encore très facile à déterminer, car le plus évident est l’éclatement des intérêts. Autant de livres, autant d’odyssées.

  • 4 Organisé par François Cornilliat et Richard Lockwood.

  • 5 Magnien et Mathieu-Castellani dans le colloque Montaigne et la rhétorique d...

21Avant de les présenter, ce qu’on peut dire de sûr est que la référence pour eux n’est plus la poétique, et par excellence la Poétique d’Aristote. On notera d’ailleurs que celle-ci a été publiée deux fois, et les deux fois de façon caractéristique : en 1980 par Jean Lallot dans la collection du Seuil dirigée par Genette et Charles, avec d’amples discussions théoriques ; en 1990 par un seiziémiste de la jeune génération, Michel Magnien, au Livre de Poche, avec les lectures des humanistes des XVIe et XVIIe siècles. Il n’y aura pas de troisième fois. Car la référence qui monte maintenant ce n’est pas Aristote mais Quintilien. Mimésis et sémiosis sont des mots out, sont in éthos et pathos du chapitre VI.2 de Quintilien. On l’a bien vu au colloque « Ethos et pathos », justement, tenu en juin 1997 à Paris-VIII4. De ce nouveau point de vue, Montaigne et la rhétorique, c’est la présence de Quintilien dans les Essais, présence démontrée par Magnien, Gérard Defaux et même Mathieu-Castellani5.

  • 6 Certes, la thèse de Lecointe est formellement une thèse « nouveau régime »....

22Cela posé, voici dans leur ordre de publication les quatre livres-odyssées. En 1992, Olivier Millet, Calvin et la dynamique de la parole, 983 pages. En 93, Jean Lecointe, L’idéal et la différence, 758 pages. En 94, François Cornilliat, « Or ne mens », 947 pages. En 96, Francis Goyet, Le sublime du « lieu commun », 785 pages. Puisqu’il s’agit ici de dégager des tendances d’époque, il est facile de relever que les quatre auteurs sortent de la rue d’Ulm et que leurs livres sont tous des thèses d’État6, deux caractéristiques qui ne sont pas tout à fait indifférentes. Mais au-delà la vraie difficulté est de les présenter en bloc, et l’on peut raisonnablement douter qu’ils aient des éléments communs. Essayons tout de même - je dis bien : essayons. Pour cela, mon exposé traitera dans l’ordre Cornilliat, Lecointe, Goyet, enfin Millet.

  • 7 Signalons deux thèses sous la direction de Cornilliat, Campangne et Dull.

23Si je commence par Cornilliat, c’est en effet parce qu’il est l’exemple le plus frappant d’une mue radicale. Au début de sa carrière Cornilliat est un poéticien exacerbé au style aussi obscur que Délie. La thèse l’en éloigne de plus en plus. Quand il s’attache aux Grands Rhétoriqueurs et à la rime équivoquée, Zumthor est son point de départ mais pas son point d’arrivée. Pour Zumthor (1978) les jeux de mots flamboyants seraient le signe d’une attitude subversive face au langage, face au Prince, face au Pouvoir comme on disait alors. Pour Cornilliat, la visée des rhétoriqueurs est tout au contraire de mettre le monde en ordre. La rime équivoque sert à sortir de l’équivoque. Ainsi de pardon/par don : il faut clarifier la question particulièrement équivoque du lien entre paradis et paiement. Là où un Panurge se délecte des contradictions des pardonnaires, les rhétoriqueurs, eux, travaillent. Construire un ordre qui n’a rien de naturel, cela ne se fera pas tout seul, il faut coopérer à l’œuvre divine de création par des œuvres (on est avant la Réforme et la gratuité de la grâce). Le Prince se doit d’être de leur côté, dans un faire commun de « facteur », facteur d’ordre et non fauteur de désordre, contre la « fracture » d’un monde décidément immonde. Dès lors, ce n’est pas la nature mais bien l’artifice qui est valorisé. Or ne mens : l’ornement ne ment pas, il est tendu d’espoir et non vaine parade. Et de même l’éloge et le blâme ne sont pas symétriques : parce que le Mal est légion le Bien seul est vraiment digne de l’art, des déploiements de l’artifice7.

  • 8 Voir les travaux d’Ullrich Langer, Perfect Friendship (1994) et son livre à...

24Le livre de Lecointe n’a pas d’adversaire aussi clairement désigné que celui de Cornilliat. Son sous-titre marque le grand retour de l’auteur et même de la biographie : La perception de la personnalité à la Renaissance. Mais ce retour est une reprise « en spirale », bien au-dessus du sainte-beuvisme ou du Taine ordinaires. Lecointe montre tout d’abord que l’Antiquité et le Moyen Age vivent sur un modèle hiérarchique. Les auteurs se classent par palmarès, y être différent, c’est être supérieur, ce qui signifie englober de façon « récapitulative » les échelons inférieurs. C’est ainsi que Cicéron est un idéal, parce qu’il inclut tous les styles, sécheresse de Lysias, douceur d’Isocrate, véhémence de Démosthène. Par rapport à ce système, Pétrarque fait le pas de côté fondateur, en imitant lui-même François d’Assise. C’est le modèle du hors-caste indien. Dès lors la possibilité s’ouvre qu’être différent ne soit pas de façon restrictive être le meilleur en son genre, situé dans une hiérarchie, mais être soi de façon pleine, hors hiérarchie. L’idéal et la différence signifie donc que l’idéal cède, à terme, à l’individu moderne. Alors seulement le style c’est l’homme. Lecointe brosse une étonnante stylistique qu’il nomme l’angélologie du monde moderne (et « sa démonologie aussi, bien entendu »), où chacun a son ange, son genius. Assurément ce n’est pas du Sainte-Beuve. L’auteur n’est pas une nature, il se construit, il construit sa persona ou ethos. Nous retrouvons un terme rhétorique, mais aussi le retour très actuel de l’éthique, des Exercices spirituels de Pierre Hadot à Après la vertu d’Alasdair MacIntyre, livre de 1981 seulement traduit en 19978.

  • 9 Alain Michel, après mon exposé, a vigoureusement nié mon assimilation entre...

25De Lecointe j’en viens à mon propre livre. Son sous-titre rappelle que le programme de départ était de sortir de la rhétorique restreinte, en laissant l’elocutio pour l’inuentio. Chemin faisant je me suis découvert cicéronien, un cicéronien de la onzième heure, avec la fougue des convertis tardifs et leur ignorance de la bibliographie. De tous les sens de l’expression « lieu commun », le plus important en effet est celui de Cicéron. Il désigne ce grand moment de la péroraison où on en appelle aux grands intérêts de l’État : c’est cela qui bouleverse et qui est donc sublime9. En termes de mue ou de reprise « en spirale », ce point d’arrivée aboutit ici à une opposition frontale avec le sens que Cave donne à la copia. Cave y voit Érasme c’est-à-dire Apulée. La copia pour lui est l’abondance protéiforme, c’est le chatoyant de la uarietas. J’y vois une force pour obtenir la victoire. Non pas une qualité esthétique mais une puissance qui déborde l’auditoire : fleuve en crue, incendie général, armée en marche. Dès lors, la copia est tout comme le mouere un terme « récapitulatif » au sens de Lecointe : tout y est. L’unité d’ensemble du discours est un ordre dynamique. Ce n’est pas le plan statique mais l’unité « à chaud » de l’armée en pleine bataille, unité qui se dit cohaerentia. La cohérence est l’adhésion essentielle de la moindre partie au tout, comme du moindre soldat à l’armée. Inventer, c’est trouver la vision qui donnera la dynamique générale, qui donnera du moral aux troupes. Crue ou incendie, l’armée des arguments sera alors un rouleau compresseur, ou, précisément, l’armée romaine.

26Dynamique : cela m’amène enfin au livre de Millet, Calvin et la dynamique de la parole. A première vue on pourrait penser qu’il s’agit d’une étude (très fouillée) des figures, de la seule elocutio. Mais comme ce sont essentiellement des figures du mouere, on retrouve les mêmes analyses que sur Cicéron. Certes, quand Calvin use de l’enargeia, de l’apostrophe ou de l’hypotypose, il se réfère moins à l’orateur romain qu’à la Bible. Les effets d’unité dynamique se retrouvent pourtant, déplacés à un cran supérieur. L’unité dynamique du discours s’appelle maintenant souffle divin, et la prose de Calvin a du souffle parce qu’elle est inspirée : sa copia est prophétisme. Cet accent mis très fortement sur le mouere ou pathos est complété par une insistance non moins grande sur la persona ou ethos. Au fond, ce qui intéresse Millet est moins la rhétorique que la formation de Calvin, et particulièrement le mystère de sa conversion. Or celle-ci passe entre autres par la lente construction d’une persona de prophète chrétien. Si Calvin a la tentation du grand style, biblique sinon cicéronien, il la tempère par un style évangélique plus simple, sur le modèle de Chrysostome via Érasme. Le résultat est une sobriété sous-tendue par l’éloquence du cœur, du pectus, point central des augustiniens, comme le dit aussi Debora Shuger. Cela peut se dire comme un paradoxe, celui d’une véhémence tempérée ou « didactique », au sens tout melanchthonien d’enseigner la Vérité. Mais cela peut se dire aussi, plus simplement, comme l’union d’un pathos et d’un éthos, dans ce mélange très personnel qui s’appelle un style.

  • 10 La date rapprochée des publications accentue même l’absence de contact : M...

  • 11 De Céard et Jean-Claude Margolin, Rébus de la Renaissance est une brillant...

27Une fois rappelées les thèses de ces quatre ouvrages, il est à peine besoin de souligner leur diversité. Leurs auteurs ne forment décidément pas une école et auraient plutôt le sentiment d’aller chacun son chemin10. Et pourtant il me semble qu’on peut dégager au moins une sorte d’air de famille ou d’air du temps. Pour en prendre conscience le mieux est de revenir sur les attendus philosophiques de la science des textes, de la sémiologie en tout cas. Au-delà de l’aspect « mode » parfois agaçant, il faut en effet rappeler la nécessité en son temps du texte. Pour ce qui concerne le XVIe siècle, le livre qui en tire les conséquences à leur plus grand degré de profondeur est La nature et les prodiges de Jean Céard, en 1977. Le monde est un livre, certes, mais sans la « signature » mise en avant par Les Mots et les choses. Pour Foucault, cette correspondance harmonieuse entre le signe et son décryptage caractériserait le XVIe siècle, par opposition à un XVIIe plus analytique et cartésien. Céard montre au contraire l’instabilité fondamentale des signes, la conscience et de la nécessité et de l’impossibilité de les interpréter. Sa thèse a un point d’application remarquable sur le Tiers Livre, vu non pas comme quête du mariage mais comme quête indéfinie du sens des signes, perpétuellement à déchiffrer. La mantique s’affole et Panurge doit se décider à l’action, sans garantie. Aucun signe n’est univoque, et plus aucun Grand Rhétoriqueur n’est là pour en lever l’équivoque. C’est ainsi le point ultime de la sémiologie. La nostalgie d’un ordre harmonieux ne peut être qu’une nostalgie inaccessible et peut-être même dangereuse11.

  • 12 Voir, à propos des Essais de Montaigne, l’excellent résumé du déconstructi...

28En 1977 ce type d’intérêts répondait assez précisément, comme le reste de la critique textuelle, à l’étouffoir politique du moment. L’ordre rappelait, côté français, Raymond Marcellin et Pompidou assis sur mai 68 ; côté soviétique, la langue de bois et le Goulag. En ce cas la position philosophique fondamentale était, dans sa radicalité, celle de Logique du pire de Clément Rosset. La philosophie occidentale porterait « le deuil du désordre » : l’Ordre est une imposture qui nous fait toujours déjà oublier la seule réalité qui compte, celle du Chaos primordial. Sous les pavés bourgeois ou soviétiques, le désordre avait ainsi toutes les séductions de la plage. C’est ce fond philosophique que ressasse aujourd’hui, de façon saoûlante, la déconstruction post-moderne. Nulle cohérence, nul sens, nul Dieu même caché, tout est ironie, et rien n’est mystère ni mystique. Or les quatre gros livres que j’ai résumés ne sont assurément pas déconstructionnistes. Leur problème serait plutôt, tout au contraire, la construction ou la reconstruction. Par un renversement tout de même assez frappant des valeurs et des intérêts, ce n’est plus le chaos qui attire, mais l’ordre : la cohérence, et non l’incohérence12.

  • 13 L’enthousiasme de Lestringant pour le Perpetuum mobile de Jeanneret poursu...

29Attirer l’attention sur un tel renversement suffira pour conclure sur les années 90. La cohérence plutôt que l’incohérence, la construction plutôt que la déconstruction : voilà, malgré tout, un point commun à ces quatre odyssées presque contemporaines. L’intérêt pour le texte participait d’une vision du monde qui était l’ère du soupçon, de la critique. C’était en son temps nécessaire, contre des carcans comme le pompidolisme ou le soviétisme. Mais les carcans ont disparu et nous sommes sortis de l’âge de la critique. Il n’est peut-être pas exagéré de dire que les années 90 sont l’âge de la cohérence. C’est évident d’abord avec le retour de l’éthique et de l’ethos. Se construire soi, voilà une des grandes questions du moment - se construire, pas se miner ou se disperser dans le chatoyant. Quoi qu’on dise, l’ondoyant et le divers ne sont plus au programme, ou du moins ce n’est plus que l’un des programmes disponibles13. D’autre part, le retour de l’ethos est aussi le retour de l’ordre, selon une reprise là encore « en spirale ». Osons la formule : il y a aujourd’hui une nouveauté de l’ordre. C’est lui qui fascine, qui est l’obscur objet du désir. D’où en profondeur l’intérêt souvent tâtonnant pour la rhétorique. Car c’était bien la leçon première de la rhétorique ancienne, comme de tout classicisme, que l’ordre est victoire sur le chaos, victoire de la forme sur l’informe. Cela ne signifie pas comme veut le croire Rosset que l’ordre ignore le chaos, bien au contraire. Le désordre du monde est une évidence au XVIe siècle, et de nouveau aujourd’hui. Mais face à cette fracture générale, et suite pour nous au dégel des blocs et des idéologies, l’heure n’est pas à se réjouir du chatoyant et du chaotique. La plage délicieuse est le règne des mafias et des dérèglements. L’informe est aussi l’immonde. On cherche donc des règles, désespérément, règles éthiques, règles esthétiques. Contre la fracture criante du monde, on cherche de la facture, pour reprendre le jeu de mots des rhétoriqueurs. De la facture c’est-à-dire de la forme, et du travail.

30Autrement dit, si l’on poursuit les lignes de force derrière le retour de l’ethos et le retour de l’ordre, à terme on trouve l’intérêt non pour le texte, mais pour l’œuvre. Si le mot même d’œuvre apparaît encore peu, l’idée, elle, est bien là. Par exemple, et de façon frappante, un Céard lui-même travaille maintenant, parmi bien d’autres, sur la dispositio. L’ordre d’un recueil de poèmes, l’ordre qui organise des discours, voilà l’un des nouveaux enjeux. En subsumant donc sous le mot d’œuvre toutes ces démarches éparses, on voit une unité d’ensemble : l’œuvre englobe et dépasse le texte isolé, tout comme la construction d’une per englobe et dépasse la réalité biographique. Dès lors la perspective change. La rhétorique n’est plus guère sentie comme « normative », comme ensemble de « codes » (mots datés), mais comme un art, c’est-à-dire un espace de liberté où se construire dans un faire, pour reformuler le vieux fit fabricando faber. Ce changement de perspective devrait être favorable à une reprise du problème des règles. Le temps est peut-être venu, enfin, où les règles ne seront plus vues comme des normes impératives et quasi-totalitaires, ni même comme des contraintes à la Valéry, mais comme des moyens de réussir et de créer.

Conclusion

31Si la division en deux décennies est, d’abord, affaire de commodité pour établir un bilan, on pourrait pour finir l’interpréter ainsi. La polémique des débuts a cristallisé deux positions, d’un côté l’étude du texte et de l’autre celle du contexte, selon le mot d’ordre américain du contextualizing. D’un côté les délices des minuties techniques, de l’autre, des proximités intellectuelles et sociales. En pratique, personne n’en est resté là, et à bien des égards la tension théorique entre ces deux pôles n’est pas résolue : d’où la permanence des solutions mi-parties et chauve-souris. La voie pour sortir de cette impasse relative se cherche, me semble-t-il, du côté du concept d’œuvre, à la fois texte et contexte, technicité et enjeux globaux. Faire une œuvre n’est pas produire un texte. On parle du même objet, les ouvrages littéraires, mais on ne les regarde pas du même point de vue. Ce sont et ce ne sont pas les mêmes problèmes : le paysage des intérêts a tout entier changé. Certes le texte parlait déjà de cohérence, et très fortement. Mais à force de l’analyser isolé on l’a cru coupé du monde, en oubliant que c’est l’œuvre et non le monde qui le porte et lui donne sens. D’une part le texte n’est pas « référentiel » (encore un mot disparu) parce que c’est l’œuvre dont il est partie qui va à la rencontre du monde. D’autre part, si tout est signe, tout n’est pas aussi puissamment œuvre. Le sens est, pleinement, création. N’est pas Hugo qui veut pour rendre le monde hugolien.

32Avec l’idée d’œuvre, c’est la question même du sens qui est de retour. Elle n’est pas réactionnaire, malgré tous nos vieux réflexes politico-intellectuels. L’époque n’est plus à analyser longuement, comme le fit Jean-Pierre Faye, les langages totalitaires, et comment ils sont cohérents jusqu’à vous étouffer. L’époque est à analyser, tout aussi longuement, comment conjuguer cohérence du discours et liberté de l’individu, comment se reconstruire comme éthos avant de se reconstruire comme cité. Le signe de ce renversement de perspective est que l’adjectif même de totalitaire n’est plus de saison.

33Pour terminer en reprenant mon image homérique, la Troie du texte et les odyssées du retour, la question du sens et de l’œuvre ne débouche pas, pas encore peut-être, sur quelque « école française ». La communauté va de pair avec la dispersion. A chacun de trouver en lui-même les forces et les ruses qui lui permettront l’aventure intellectuelle, entre Sirènes et Circé. La seule chose de sûre est que le retour, retour du sens, de l’ordre et de la forme, ne saurait être simple reprise à l’identique d’un avant mythifié. Car la leçon de Troie est que ceux qui rentrent directement périssent. L’Ithaque d’aujourd’hui n’est plus celle qu’Ulysse a quittée voici vingt ans. S’il ne veut pas finir comme Agamemnon, s’il veut reconquérir un royaume, il lui faut se réinventer. Et de même, si le sens revient, ce sera à la condition d’être réinventé, d’être réhabité. Or redonner du sens au sens, cela s’appelle là aussi faire œuvre, dans la durée et la constance d’un travail de longue haleine. En bref : le chantier rhétorique est encore un chantier d’actualité, et pour cette œuvre on cherche bons ouvriers.

Notes

1 Voir la discussion entre Marc Fumaroli et Gérard Genette dans Le Débat de mars 1984, où ils conviennent tous deux que leur opposition n’est pas à l’identique celle, vingt ans avant, entre Raymons Picard et Roland Barthes. Rappelons les deux questions à eux posées par la rédaction de la revue, qui souligne d’emblée que « Les études littéraires sont à un tournant » : « 1°/ Comment comprenez-vous l’insatisfaction générale que provoquent les méthodes et les résultats de la théorie littéraire et quel bilan feriez de la “nouvelle critique” [question dont Gérard Genette va nier les présupposés] ; 2°/ Tout le monde s’accorde, semble-t-il, sur un point : il ne s’agit pas d’en revenir à la vieille histoire littéraire à la Lanson. Alors quelle histoire littéraire ? ». La discussion est suivie d’une longue réflexion, elle aussi très instructive, de Tzvetan Todorov sur son évolution comme critique, de plus en plus éloigné des structures du récit.

2 On a des thèses en cours sur l’épopée au XVIe siècle, le genre de l’hymne, de l’idylle, etc., et sur la satire justement les travaux de Pascal Debailly. Le livre pionnier a été La notion de genre à la Renaissance de 1984 (Demerson, avec entre autres Lecercle) et l’une des grandes références ici sont les Poetices de Scaliger.

3 « L’intertexte théorique : Tacite, Quintilien et la poétique des Essais », Montaigne et la rhétorique, 1995, p. 25.

4 Organisé par François Cornilliat et Richard Lockwood.

5 Magnien et Mathieu-Castellani dans le colloque Montaigne et la rhétorique de 1995 ; Defaux dans Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, tome LIX, 1997, n° 3, pp. 513-535.

6 Certes, la thèse de Lecointe est formellement une thèse « nouveau régime ». Mais de facto, elle a été mûrie aussi longtemps qu’une thèse d’État, dans un temps long qui a été un temps d’épreuve et de doute pour un Lecointe qui serait resté en perdition dans son lycée, sans l’intervention vigoureuse de sa directrice de thèse Mireille Huchon. Une odyssée, assurément.

7 Signalons deux thèses sous la direction de Cornilliat, Campangne et Dull.

8 Voir les travaux d’Ullrich Langer, Perfect Friendship (1994) et son livre à paraître, en français, sur la vertu de justice et son lien avec la littérature. De même, le colloque Éloge du Prince de décembre 97 (I. Cogitore et F. Goyet) a montré, comme on pouvait s’y attendre le lien entre vertus et éloge, les uirtutes étant laudabiles.

9 Alain Michel, après mon exposé, a vigoureusement nié mon assimilation entre mouere cicéronien et sublime, soulignant que Cicéron n’emploie pas le mot même de sublime. Qu’il me permette de citer Quintilien, VIII, 3, 3-4, lequel parle bien de « sublimitas » pour désigner l’effet sur le public du Pro Cornelio de Cicéron (d’ailleurs perdu). On trouvera un résumé de mes positions dans mon édition du Traité du sublime de Longin au Livre de Poche, 1995 ; est d’accord avec moi Michel Magnien, dans son article du colloque Montaigne et la rhétorique (p. 41).

10 La date rapprochée des publications accentue même l’absence de contact : Millet n’a pas lu Shuger, Lecointe n’a pas lu Millet, Cornilliat n’a lu ni Millet ni Lecointe, Goyet n’a lu ni Cornilliat ni Shuger.

11 De Céard et Jean-Claude Margolin, Rébus de la Renaissance est une brillante illustration de la thèse sur le Tiers Livre : le déchiffrement des images n’épuise pas le sens des signes. Dans la foulée de Céard, signalons au moins deux de ses élèves, avec des livres remarquables et par bien des côtés de rhétorique. Les Voix du signe de 1994 sont un anti-Mimologiques, Marie-Luce Demonet y montrant qu’en matière d’origine du langage la Renaissance ne croit pas un instant au cratylisme, et qu’elle adhère à la thèse de l’arbitraire du signe. Le Du Bartas de Jan Miernowski, en 1992, et plus encore ses Signes dissimilaires en 1997 vont jusqu’à la mystique de la théologie négative. La sémiologie se résout dans le sens du rien, il n’y a pas de sens et pourtant il y a du mystère. A s’en tenir à ce que disent ces seuls titres, on pourrait croire qu’on est là face à quelque « chant du signe » - mais ces titres sont au fond moins neufs et moins puissants que les livres qu’ils recouvrent.

12 Voir, à propos des Essais de Montaigne, l’excellent résumé du déconstructionnisme par David Quint (1998, p. xiii ; je souligne) : « In the deconstructionist criticism of the last two decades close reading has become identified with the demonstration of the single essay’s incoherence or excess of meaning - rather than of paradox or multiple points of view - in a way that effectively rules out larger patterns of coherence among essays, apart from a blanket skepticism or the problem of writing itself. » Le propos de Quint est précisément de montrer, à l’inverse, que le livre des Essais est un livre : « For all of its willed diversity, his book can be read as a book » (ibid.).

13 L’enthousiasme de Lestringant pour le Perpetuum mobile de Jeanneret poursuit la ligne du débat très vif autour du Prologue du Gargantua. Defaux à Johns Hopkins, reprenant Edwin Duval à Yale, tient que le prologue n’autorise aucune « lecture plurielle » de l’œuvre, bien au contraire. Contra, la réaction à la fois amusée et indignée de Cave, Jeanneret et Rigolot (Oxford, Genève et Princeton) dans un article de la RHLF signé en commun, où ils arrivent à enfermer Defaux dans la figure d’un ayatollah du sens et Duval dans celle d’un dogmatique.

Bibliographie

N.-B. - Pour éviter les doubles emplois, on n’a pas répété ici les ouvrages mentionnés dans la bibliographie d’Emmanuel Bury. [Nde: voir op.cit. à l'incipit.]

Campangne, Hervé, Mythologie et rhétorique aux XVe et XVIe siècles en France, Paris, Champion, 1996.

Cave, Terence, Cornucopia. Figures de l’abondance au XVIe siècle : Érasme, Rabelais, Ronsard, Montaigne, Paris, Macula, 1997.

Céard, Jean et Margolin, Jean-Claude, Rébus de la Renaissance. Des images qui parlent, Paris, Maisonneuve et Larose, 1986.

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Cornilliat, François, et Lockwood, Richard, Ethos et pathos. Le statut du sujet dans la rhétorique occidentale, Actes du colloque de Paris-VIII, juin 1997, , Paris, Champion, à paraître.

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Defaux, Gérard, « D’un problème l’autre : herméneutique de l’altior sensus et captatio lectoris », RHLF, 1985, p. 195-216 ; contra, Terence Cave, Michel Jeanneret et François Rigolot, « Sur la prétendue transparence de Rabelais », RHLF, 1986, p. 709-716 ; réponse au contra par Defaux, « Sur la prétendue pluralité du Prologue de Gargantua », RHLF, 1986, p. 716-722.

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Pour citer ce document

Francis Goyet, «Rhétorique et Renaissance : l’œuvre et non plus le texte», La Réserve [En ligne], La Réserve, Livraison juin-juillet 2015, mis à jour le : 12/11/2015, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/reserve/103-rhetorique-et-renaissance-l-oeuvre-et-non-plus-le-texte.

Quelques mots à propos de :  Francis  Goyet

Université Grenoble Alpes – U.M.R. Litt&Arts / Rare – Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution

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