La Réserve : Livraison juin-juillet 2015

Stéphane Macé

Considérer, contempler. Pour une étude du lexique de la vision chez Bossuet

Initialement paru dans : la revue La toison d’or, Dijon, n° 6, 2004, p. 103-115

Texte intégral

  • 1 « Oraison Funèbre de Henriette d’Angleterre », Oraisons funèbres, éd. Jacqu...

« En effet, jusqu’à ce que nous ayons trouvé la véritable sagesse, tant que nous regarderons l’homme par les yeux du corps, sans y démêler par l’intelligence ce secret principe de toutes nos actions qui, étant capable de s’unir à Dieu, doit nécessairement y retourner, que verrons-nous autre chose dans notre vie que de folles inquiétudes1 ? »

  • 2 Le Carême du Louvre (1662), deuxième semaine, « Sermon sur la Providence »,...

  • 3 On peut noter l’usage particulier fait par l’auteur de l’amplification, de ...

  • 4 Pour des raisons de cohérence, nous avons toutefois fait le choix de sélect...

  • 5 La plupart de ces termes sont des verbes, conformément à une habitude d’écr...

1Il n’est pas besoin d’être un lecteur fort perspicace pour constater que Bossuet oppose, de façon assez systématique, la vision partielle ou déformée du pécheur, au regard éclairé du chrétien avisé. Le terme même de conversion, conformément à son étymologie, renvoie à une conception d’ordre physique. Bossuet reprend assez logiquement cette idée, mais la radicalise et l’affine : avec lui, on ne raisonne plus simplement en termes de postures corporelles, mais en termes de perception visuelle. On se souvient notamment du texte fameux assimilant l’art du prédicateur à la pratique picturale de l’anamorphose2, et qui fait du ministre de Dieu un véritable guide : c’est à lui qu’il revient de détourner le pécheur de ses erreurs passées, et de le placer dans cet unique angle de perception qui lui révélera les vérités divines sous leur jour véritable et dans leur juste grandeur. Cette métaphore revêt une importance fondamentale pour qui tente de questionner la démarche et l’écriture de Bossuet, et nous avons tenté de monter ailleurs qu’elle permettait de rendre compte de certains traits tout à la fois caractéristiques d’une méthode et d’un style d’auteur3. Elle explique aussi largement la forte présence du lexique de la perception visuelle dans les différents textes de Bossuet, quels que soient les genres pratiqués ou les dates de composition4. Regarder, voir ou faire voir, envisager, considérer, contempler, jeter les yeux… : autant de termes5 plus ou moins proches qui jouent une sorte de basse continue dont il faudrait écouter attentivement la musique, qui tissent un fil d’Ariane dont il faudrait questionner la texture. Ce sont donc cette fréquence et cette diversité qui motivent la présente étude : il peut être intéressant de confronter les emplois repérés dans l’œuvre du prédicateur aux définitions proposées par les trois grands dictionnaires de la fin du siècle – Richelet (1680), Furetière (1690), Dictionnaire de l’Académie (1694) – et se demander si leur distribution dans le texte reste purement aléatoire ou répond à l’inverse à des règles précises. La tâche, bien entendu, est immense, et, dans l’espace d’un simple article, il était préférable de limiter notre investigation.

2Or, parmi les nombreux vocables relevant du lexique de la vision, il en est deux qui méritent d’être traités à part : considérer et contempler. Dans les dictionnaires de l’époque, les deux verbes sont donnés comme des équivalents proches, parfois même comme des synonymes stricts. Il suffit pour s’en convaincre de comparer les deux définitions, parfaitement symétriques, proposées par Richelet :

CONSIDERER : v. a. Regarder avec attention. Contempler. Faire réflexion sur quelque personne ou sur quelque chose.

CONTEMPLER, v. a. Considerer, regarder avec une profonde attention.

  • 6 Nous soulignons.

  • 7 Voir par exemple, chez Bossuet, « quand je considère en moi-même… » (Oraiso...

3Pourtant, conformément à leur étymologie, les deux termes mériteraient une différenciation plus fine. Furetière rappelle du reste que contempler a pour origine templum : « on appelloit de ce nom un endroit d’où l’on pouvoit regarder de tous costez, ou un lieu qu’on pouvoit decouvrir de tous costez. » Une telle précision n’est pas purement gratuite : elle devrait permettre d’ancrer nettement le sémantisme du verbe dans le domaine de la perception concrète, physique. Un autre élément de définition insiste d’ailleurs sur cet aspect : « Contemplation : se dit aussi de l’attache des yeux corporels sur quelque objet6 ». A contrario, le mot considérer relèverait davantage d’une vision abstraite, ce que justifierait là encore assez facilement l’étymologie (sidus-eris, l’astre7). C’est là une première ligne de partage, que pourraient logiquement respecter des auteurs encore très familiers avec la langue latine. Ce n’est donc pas une mince surprise que de constater qu’un ouvrage de référence comme le Dictionnaire de l’Académie, loin de rechercher la nuance, cherche au contraire à l’aplanir, plus nettement encore que ne le faisait Richelet :

CONSIDERER : v. a. Regarder attentivement, soit des yeux du corps ; soit des yeux de l’esprit. Considerer un bastiment, considerer un tableau. J’ay long-temps consideré cet homme-là pour le mieux reconnoistre, je considerois son geste, sa posture &c. considerer les astres.

CONTEMPLER : v. act. Considerer attentivement, soit avec les yeux du corps, soit avec la pensée. Je l’ay contemplé long-temps sans le reconnoistre, contempler un bastiment, un tableau &c. il contemple la grandeur & les perfections de Dieu, les choses divines. Contempler le ciel. Contempler les astres. Il ne fait que contempler.

La définition de base prouve bien que la question de l’étymologie et de la distinction abstrait / concret est bien présente à l’esprit des auteurs, mais ils font le choix de minimiser le problème pour faire des deux termes deux équivalents stricts. On comprend assez facilement la présence de l’exemple « Considérer les astres », mais « Contempler les astres » ne laisse pas de surprendre !

4Pour un auteur comme Bossuet, pareille simplification semble assez dangereuse : le travail du prédicateur n’est évidemment pas du même ordre que celui du lexicographe, et la démarche d’édification suppose une extrême rigueur dans l’emploi des termes. Les deux verbes sont riches d’implications spirituelles, voire théologiques. Le débat, il faut le préciser, est déjà ancien : on trouve par exemple chez saint Bernard un développement assez conséquent (en cinq livres) consacré au problème, dont on peut extraire cette définition parallèle :

  • 8 Saint Bernard, « De la considération (De consideratione) », II, 2, traducti...

Considérez ce que j’entends par la considération. Il convient de ne pas l’assimiler en tout à la contemplation. En effet, la contemplation suppose la vérité reconnue comme certaine, alors que la considération s’emploie surtout à sa recherche. Selon ce sens, il apparaît que la contemplation peut se définir comme une intuition vraie et certaine de l’esprit sur n’importe quelle réalité, ou bien comme une appréhension du vrai excluant le doute. Quant à la considération, c’est l’intense application de la pensée à la recherche, la tension de l’âme en quête du vrai8.

Cette analyse dessine une seconde ligne de partage (raisonnement versus intuition), qui approfondit la différence que creusait déjà par l’origine étymologique (abstrait / concret). Bossuet, nous le verrons, saura exploiter cette distinction fondatrice.

  • 9 Sur l’analyse du verbe voir, nous renverrons à l’étude de Sophie Hache : « ...

5La question se pose avec d’autant plus d’acuité que les verbes considérer et contempler sont essentiellement utilisés en tête de paragraphes ou de grandes unités logiques. Bossuet les convoque généralement pour expliciter sa propre méthode, fidèle en cela à l’une des habitudes les plus marquantes de son art. Par ce choix relevant de la dispositio, ils servent le plus souvent de mots-cadres, annonçant de manière programmatique la teneur du développement à suivre (contrairement au verbe voir, au sémantisme plus neutre, dont les occurrences sont à la fois incomparablement plus nombreuses et universellement réparties9). On ne saurait trop insister, en matière d’art oratoire, sur l’importance du découpage en paragraphes, ceux-ci constituant autant d’unités unités thématiques, rythmiques, logiques ou argumentatives. Considérer et contempler, surtout employés à l’impératif, doivent être lus à la lumière de leur fonction rhétorique d’animadversio. Là encore, il s’agit d’une pratique ancienne, comme le signale Mary Carruthers à propos du Dittocheon de Prudence ou du Bestiaire médiéval :

  • 10 Mary Carruthers, Machina Memorialis, Méditation, rhétorique et fabrication...

On trouve parfois, dans cette littérature pédagogique du Moyen Âge, des consignes indiquant explicitement en quels lieux et de quelle manière la peinture mentale doit s’effectuer – « placez », « fabriquez », « représentez-vous » et autres injonctions du même ordre10.

  • 11 On trouvera assez difficilement « contempler avec attention », conformémen...

  • 12 Citons quelques exemples, pris cursivement dans les oraisons funèbres : p....

Chez Bossuet également, il s’agit d’activer une capacité, d’inviter l’auditeur ou le lecteur à se mettre en état de considérer ou de contempler. C’est pourquoi ces deux verbes – surtout le premier11 – s’accompagnent très fréquemment d’un renforcement de type adverbial (« considérons attentivement, avec attention, etc.12 ») : la redondance n’est qu’apparente, et s’explique précisément par cette idée de mobilisation intellectuelle. En ce sens, la pratique de l’art oratoire apparaît comme une invitation à la méditation – terme du lexique religieux qui permet d’englober les deux types de pratiques suggérées par les deux verbes.

6Qu’en est-il à présent de la distribution des deux termes dans les textes oratoires de notre prédicateur ? Il arrive bien sûr qu’ils soient proposés comme des équivalents, le plus souvent afin d’éviter une répétition disgracieuse sans pour autant renoncer à un marquage thématique ou rythmique appuyé :

  • 13 « Panégyrique de l’Apôtre saint Pierre », éd. de l’abbé Bernard Vélat et d...

C’est sans doute, mes Frères, un spectacle bien digne de notre curiosité, que de considérer le progrès de l’amour de Dieu dans les âmes. Quel agréable divertissement ne trouve-t-on pas à contempler de quelle manière les ouvrages de la nature s’avancent à leur perfection, par un accroissement insensible ! Combien ne goûte-t-on pas de plaisir à observer le succès des arbres qu’on a entés dans un jardin, l’accroissement des blés, le cours d’une rivière ! On aime à voir comment d’une petite source elle va se grossissant peu à peu, jusqu’à ce qu’elle se décharge en la mer. Ainsi c’est un saint et innocent plaisir de remarquer les progrès de l’amour dans les cœurs. Examinons-les en saint Pierre13.

Le champ lexical dépasse ici largement nos deux verbes, car l’effet de cohérence visé appelle la présence d’autres parasynonymes. Ce qui importe ici – surtout à l’ouverture du panégyrique – est davantage la recherche du style périodique que la précision lexicale stricte.

7En emploi isolé, Bossuet se montre en revanche beaucoup plus attentif au sémantisme particulier des deux verbes. Cette remarque vaut sans doute plus encore dans le cas de contempler, assez systématiquement associé à une perception concrète. Par exemple, le premier point du Sermon sur la Passion de Notre-Seigneur comporte en son milieu un long développement convoquant la figure de l’hypotypose :

  • 14 Sermon sur la Passion de Notre-Seigneur, p. 252. Nous soulignons.

C’est ici qu’il faut commencer à contempler Jésus-Christ dans sa Passion douloureuse, et à voir couler ce sang précieux de la nouvelle alliance, par lequel nous avons été rachetés. Et ce qui se présente d’abord à mes yeux, c’est que ce divin sang coule de lui-même dans le jardin des Olives ; les habits de mon Sauveur sont percés et la terre tout humectée de cette sanglante sueur qui ruisselle du corps de Jésus. O Dieu ! quel est ce spectacle qui étonne toute la nature humaine ? ou plutôt quel est ce mystère qui nettoie et qui sanctifie la nature humaine ? Je vous prie de le bien entendre14 (…).

  • 15 Jean-Philippe Grosperrin, dans une belle analyse de cet extrait, montre de...

L’hypotypose assume ici classiquement la double fonction de « mettre sous les yeux » et de mobiliser fortement la preuve pathétique, et le verbe contempler annonce très clairement ce programme. Le prédicateur peut ensuite mobiliser à loisir les techniques classiques d’une mise en scène savamment ordonnée : développement très dense du champ lexical de la vision, répétitions ou variations dérivationnelles soutenues par des jeux allitératifs ou assonantiques marqués15, emploi du démonstratif…

8Lorsqu’il s’agit à l’inverse d’inviter l’auditeur à une réflexion abstraite qui suppose un effort particulier d’intellection, Bossuet emploie très régulièrement le verbe considérer. C’est par exemple le cas du passage suivant, sans doute librement inspiré de la fameuse analyse augustinienne du XIe livre des Confessions :

  • 16 Oraison funèbre d’Yolande de Monterby, p. 12-13. Nous soulignons.

Nous pouvons regarder le temps de deux manières différentes : nous le pouvons considérer premièrement en tant qu’il se mesure en lui-même par heures, par jours par mois, par années, et dans cette considération je soutiens que le temps n’est rien, parce qu’il n’a ni forme ni substance ; que tout son être n’est que couler, c’est-à-dire que tout son être n’est que périr, et partant que tout son être n’est rien. (…)
Mais élevons plus haut nos esprits ; et après avoir regardé le temps dans cette perpétuelle dissipation, considérons-le maintenant en un tout autre sens, en tant qu’il aboutit à l’éternité. (…)
Et, de cette distinction importante du temps considéré en lui-même et du temps par rapport à l’éternité, je tire cette conséquence infaillible : si le temps n’est rien par lui-même, il s’ensuit que tout le temps est perdu auquel nous n’aurons point attaché quelque chose de plus immuable que lui, quelque chose qui puisse passer à l’éternité bienheureuse16.

9Au plan syntaxique, il est une marque stylistique récurrente qui montre bien à quel point le verbe considérer répond à une démarche intellectuelle dynamique, centrée sur un effort de recherche : de façon assez systématique, il régit des subordonnées qui se situent à la frontière entre les relatives dites périphrastiques (relatives introduites par ce que, ce qui) et les percontatives, quand il ne s’agit pas de percontatives pures :

  • 17 Oraison funèbre de Marie-Thérèse d’Autriche, p. 213.

Il ne faut, pour l’entendre, que considérer ce que peut dans les maisons la prudence tempérée d’une femme sage pour les soutenir, pour y faire fleurir dans la piété la véritable sagesse, et pour calmer des passions violentes qu’une résistance emportée ne ferait qu’aigrir17.

  • 18 Oraison funèbre de Nicolas Cornet, p. 87 et 89.

(…) Il se mit à considérer attentivement quelle était cette nouvelle doctrine et quelles étaient les personnes qui la soutenaient. (…)
Notre sage et avisé syndic jugea que ceux desquels nous parlons étaient à peu près de ce caractère : grands hommes, éloquents, hardis, décisifs, esprits forts et lumineux, (…)
Ensuite il considéra avec combien de raison toute l’Ecole et toute l’Eglise s’étaient appliquées à défendre les conséquences18

  • 19 Oraison funèbre de Marie Thérèse d’Autriche, p. 239. Cet exemple, qui conc...

Et quand vous songerez à vos devoirs, ne manquez pas de considérer à quoi vous obligent les immortelles actions de LOUIS LE GRAND et l’incomparable piété de MARIE-THERESE19.

La visée interrogative indirecte traduit bien la tension de l’esprit vers l’objet qu’il est invité à envisager. Autre fait syntaxique marquant : lorsque le verbe régit un complément direct de type nominal, le GN est régulièrement expansé à l’aide d’une relative :

  • 20 Oraison funèbre de Nicolas Cornet, p. 91.

Quand je considère les grands avantages qui lui ont été offerts, je ne puis que je n’admire cette vie modeste, et je ne vois pas dans notre siècle un plus bel exemple à imiter20.

  • 21 Oraison funèbre de Henriette de France, p. 136.

Quand je considère en moi-même les périls extrêmes et continuels qu’a courus cette princesse sur la mer et sur la terre21

Dans les deux exemples cités, il s’agit de relatives déterminatives (ou nécessaires), comme si la restriction de classe impliquée par la subordonnée traduisait l’effort logique ou le parcours intellectuel de celui qui considère.

  • 22 Pour l’usage de cette terminologie, voir par exemple Catherine Fromilhague...

10Ces deux citations révèlent aussi une autre intention, dont nous n’avons pas encore traité jusqu’à présent : comme il arrive assez fréquemment sous la plume de Bossuet, le GN est caractérisé par un adjectif qualificatif de type non classifiant et évaluatif22 (« grand », « extrême »…). C’est que la démarche de considération revient à évaluer un être, une chose ou un événement pour lui restituer sa juste proportion. Considerare, sive ponderare, pourrait-on dire. On pèse sur la balance de la justice divine, à l’aune des valeurs établies, ce que le regard soumet à notre perspicacité.

11Il n’est d’ailleurs pas indifférent que le verbe considérer relève aussi, au moins partiellement, du vocabulaire social et surtout juridique. Furetière, sans doute en raison de sa formation personnelle, se montre particulièrement sensible à ce double aspect. Citons, au fil des différentes sous-entrées proposées :

Un bon Juge ne doit considerer ni la faveur, ni les presens, mais seulement le bon droit des parties. (…)
CONSIDERER, signifie encore, Estimer une chose pour sa valeur, pour son merite. Cet Officier se fait fort considerer à l’armée par son courage, par sa despense, Ce n’est pas assez que d’avoir du merite, il faut encore avoir un patron à la Cour pour se faire considerer.
CONSIDERE, EE. Part. & adj. Au Palais on se sert de ces formules, la conclusion des requestes commencen toûjours, Par ce consideré Nos Seigneurs. Les arrests un peu avant le dispositif disent toûjours, Le tout veu & consideré. (…)
Cette femme n’est pas assez considerable pour entreprendre un procés.

  • 23 Madeleine Wieger (op. cit., p. 43) a bien montré que, selon la leçon des t...

Chez Bossuet, d’une certaine façon, le pécheur est invité à évaluer les exemples qui lui sont proposés, et s’il n’est pas lui-même explicitement installé en position de juge23, c’est tout de même grâce à la réflexion sur l’expérience d’autrui qu’il sera amené à s’amender ou à rectifier sa conduite. L’emploi massif du verbe considérer engage l’auditeur à méditer les exemples que l’Histoire ou la vie sociale lui soumettent ; il pourra alors, en retour, se faire l’arbitre de ses propres actions. L’activité de considération relève donc, en ce sens, d’une pédagogie indirecte.

12Pour la question qui nous occupe, celle de la distribution des emplois de contempler et considérer, l’inscription du second verbe dans le lexique judiciaire n’est pas anodine. C’est elle, qui, bien souvent, permet d’expliquer certains effets de glissement ou de substitution, et de rendre compte de la présence du verbe considérer à des endroits où l’on aurait plus logiquement attendu son parasynonyme. Le problème principal que nous souhaiterions aborder ici est justement celui du traitement de l’exemple. Le plus souvent, c’est sur un mode presque concret que le prédicateur signale le passage du général au particulier, de la réflexion générale à son incarnation historique.

  • 24 Oraison funèbre de Henriette de France, p. 112.

(…) ce discours vous fera paraître un de ces exemples redoutables qui étalent aux yeux du monde sa vanité tout entière. Vous verrez dans une seule vie toutes les extrémités des choses humaines24

  • 25 Oraison funèbre du Père Bourgoing, p. 62. Le verbe « proposer » doit être ...

(…) vous avez prétendu que je consacrasse la mémoire de ses vertus et que je vous proposasse, comme en un tableau, le modèle de sa sainte vie25.

Compte tenu de cette perception concrète, Bossuet devrait logiquement mobiliser le verbe contempler, comme dans les citations suivantes :

  • 26 Oraison funèbre de Henri de Gornay, p. 31. Nous soulignons.

Ce n’est pas qu’il ne jetât les yeux sur l’antiquité de sa race, dont il possédait parfaitement l’histoire. Mais, comme il y avait des saints dans sa race, il avait raison de la contempler pour s’animer par ces grands exemples26.

  • 27 Oraison funèbre de Marie-Thérèse d’Autriche, p. 208.

Voici en peu de mots ce que j’ai à dire de la plus pieuse des reines, et tel est le digne abrégé de son éloge : il n’y a rien que d’auguste dans sa personne, il n’y a rien que de pur dans sa vie. Accourez, peuples : venez contempler dans la première place du monde la rare et majestueuse beauté d’une vertu toujours constante27.

13L’exemple, en tant qu’il appartient déjà à l’histoire – celle des hommes, celle d’un pays, ou celle de la religion – n’est plus une réalité à construire, mais un objet qui se présente comme un tout déjà constitué (on voit bien, dans le dernier extrait cité, que les valeurs sont déjà figées, et que les conclusions sont tirées avant même l’exercice de contemplation : produire un « abrégé » suppose un exercice de synthèse préalable). Si nous suivons la définition relevée plus haut chez saint Bernard, le choix est donc parfaitement logique. Pourtant, il arrive assez fréquemment que le verbe considérer soit mobilisé en pareil contexte :

  • 28 Oraison funèbre de Henriette d’Angleterre, p. 184.

La gloire ! Qu’y a-t-il pour le chrétien de plus pernicieux et de plus mortel ? quel appât plus dangereux ? quelle fumée plus capable de faire tourner les meilleures têtes ? Considérez la princesse ; représentez-vous cet esprit qui, répandu par tout son extérieur, en rendait les grâces si vives : tout était esprit, tout était bonté28.

14La princesse vertueuse sert ici de prétexte à une véritable allégorie des vertus et des vices, qui s’opposent sur le terrain d’une véritable psychomachie : l’esprit et la bonté ont livré bataille aux séductions du monde, et en ont triomphé. L’exemplum, dès lors, ne relève plus d’une présentation figée ou statique, mais restitue dans sa dynamique un combat intérieur dont le prédicateur réécrit l’histoire. Les adverbes intensifs ne servent pas uniquement le projet épidictique, mais sont les instruments d’une évaluation des forces en présence : la vertu n’a de valeur que parce qu’elle a triomphé des plus grands dangers, et le verbe considérer invite l’auditeur à un travail d’évaluation des forces antagonistes – même si l’issue du combat est par avance connue.

15Ce travail de « pesée » autorise une certaine liberté de regard, qui peut aller jusqu’à transgresser les conventions sociales :

  • 29 Oraison funèbre de Henriette d’Angleterre, p. 170.

Considérons, MESSIEURS, ces grandes puissances que nous regardons de si bas. Pendant que nous tremblons sous leur main, Dieu les frappe pour nous avertir. Leur élévation en est la cause ; et il les épargne si peu qu’il ne craint pas de les sacrifier à l’instruction du reste des hommes29.

La hiérarchie politique établie est soumise à un travail de relativisation, qui permet une spectaculaire inversion de points de vue : la tutelle des grands n’est rien comparée au pouvoir de Dieu, et le développement d’un imaginaire spatial axé sur la verticalité (« de si bas » / « sous leur main » / « élévation ») invite l’auditeur à prendre toute la distance critique nécessaire pour une évaluation correcte de la réalité. Considérer, c’est accomplir un travail de mise en perspective, c’est rendre aux choses et aux êtres leur juste proportion.

16A ce titre, le verbe considérer, lorsqu’il engage une évaluation positive, peut devenir le support privilégié d’une rhétorique de l’hyperbole, assez attendue dans le genre de l’oraison funèbre :

  • 30 Oraison funèbre du Prince de Condé, p. 386.

Venons maintenant aux qualités de l’esprit ; et puisque, pour notre malheur, ce qu’il y a de plus fatal à la vie humaine, c’est-à-dire l’art militaire, est en même temps ce qu’elle a de plus ingénieux et de plus habile, considérons d’abord par cet endroit le grand génie de notre prince30.

17Ici, l’exercice d’évaluation doit se faire au bénéfice du prince de Condé. Le mécanisme est ici particulièrement complexe, car il relève d’une dynamique double. On fixe d’abord le mètre étalon – le défunt sera évalué à l’aune de ses talents militaires –, et ce critère de jugement est lui-même soumis à un examen préalable. La balance est déséquilibrée, et la syntaxe même de la phrase fait pencher le fléau : un seul superlatif pour les aspects négatifs, deux pour les aspects positifs. Une fois qu’il est établi que l’art militaire est une grande chose, on peut en faire un instrument d’évaluation pour la figure du prince. A ce stade, on pourrait éventuellement trouver le verbe contempler (« contemplons le grand génie de notre prince ») : la valeur militaire de Condé est déjà un fait historique, et pourrait relever de l’exemplum. Mais Bossuet préfère le verbe considérer, qui ménage un effet d’attente feint. Il faut entendre ici : « mesurons à sa juste grandeur les qualités militaires de Condé ». Cette vérification – car le doute n’est guère permis… – achèvera le mouvement d’amplification entamé précédemment : l’art militaire est une grande chose, et le prince fut celui qui surpassa tous les autres dans ce domaine. Un tel exemple explique peut-être la fréquence d’emploi très élevée du verbe considérer dans le genre de l’oraison funèbre – il l’emporte de très loin sur son concurrent contempler : par le mouvement intellectuel qu’il suppose, il soutient efficacement le projet de célébration, devenant l’une des ressources fondamentales de la rhétorique de l’éloge.

18La distinction étymologique (concret vs abstrait), la ligne de partage établie par Saint Bernard (raisonnement vs intuition), ou le sémantisme d’évaluation particulier au verbe considérer, constituent trois critères efficaces et souvent convergents, qui éclairent la plupart des emplois des deux verbes étudiés ici. Cette petite enquête fournit une nouvelle preuve de la parfaite maîtrise de Bossuet – mais c’était là une cause par avance entendue – ; elle révèle surtout l’extrême degré d’élaboration et de complexité auquel pouvait atteindre la prose oratoire du Grand Siècle, ce qui nous la rend aujourd’hui si difficile d’accès, et à la fois si fascinante.

Notes

1 « Oraison Funèbre de Henriette d’Angleterre », Oraisons funèbres, éd. Jacques Truchet, Paris, Garnier, 1998, p. 176. Pour les Oraisons funèbres, c’est à cette édition qu’il sera désormais fait référence.

2 Le Carême du Louvre (1662), deuxième semaine, « Sermon sur la Providence », premier point, éd. Constance Cagnat-Debœuf, Paris, Gallimard, coll. Folio, p. 114 (notre édition de référence, désormais, pour le Carême du Louvre).

3 On peut noter l’usage particulier fait par l’auteur de l’amplification, de l’antanaclase, de la négation ou des subordonnées concessives. Cf. Stéphane Macé, « L’anamorphose dans le Carême du Louvre de Bossuet (1662) », in L’optique des moralistes, Actes du colloque de Grenoble, mars 2003 (dir. Bernard Roukhomovsky), Paris, Champion, 2005, p. 405-418.

4 Pour des raisons de cohérence, nous avons toutefois fait le choix de sélectionner la plupart des citations présentées dans cet article dans le corpus des oraisons funèbres (sans nous interdire, à l’occasion, quelques références empruntées à d’autres textes).

5 La plupart de ces termes sont des verbes, conformément à une habitude d’écriture du prédicateur, que Madeleine Wieger analyse dans une communication récente : « Bossuet répugne à nommer sa démarche au moyen de substantifs ; il s’approprie à la première personne du singulier ou conjugue abondamment à l’impératif ou sous des formes équivalentes les verbes qui la décrivent ; (…) », « De la lecture divine à la rhétorique divine », Les Amis de Bossuet, Bulletin n° 31, 2004, p. 32-33.

6 Nous soulignons.

7 Voir par exemple, chez Bossuet, « quand je considère en moi-même… » (Oraison funèbre de Henriette de France, p. 136) : il s’agit bien d’une introspection abstraite.

8 Saint Bernard, « De la considération (De consideratione) », II, 2, traduction de M.-M. Davy, in Œuvres choisies de saint Bernard, Paris, Aubier, coll. « Les maîtres de la spiritualité chrétienne », 1945, t. I, p. 352. Je remercie Francis Goyet et François Bérier d’avoir attiré mon attention sur ce texte. 

9 Sur l’analyse du verbe voir, nous renverrons à l’étude de Sophie Hache : « Ouvrons les yeux, ô mortels : l’écriture de l’évidence dans les sermons de Bossuet » in Guillaume Peureux (dir.), Lectures de Bossuet, Le Carême du Louvre, Rennes, PUR, 2001, p. 75-88. Dans une optique moins technique, voir aussi l’important article de Jean Philippe Grosperrin, « Economie de la scène dans la prédication classique », in J.-P. Grosperrin, Bossuet, Sermons, Anthologie critique, Paris, Klincksieck, 2002, p. 165-180.

10 Mary Carruthers, Machina Memorialis, Méditation, rhétorique et fabrication des images au Moyen Âge, Paris, Gallimard, 2002 (1998 pour la version américaine), p. 181. L’auteur signale ailleurs que « la rhétorique, dans sa pratique, consistait (…) d’abord en un art de la composition plutôt qu’en un art de la persuasion », ibid., p. 11.

11 On trouvera assez difficilement « contempler avec attention », conformément à la leçon de saint Bernard : l’attention est une activité de recherche, de tension intellectuelle vers un objet particulier.

12 Citons quelques exemples, pris cursivement dans les oraisons funèbres : p. 26 « si nous considérons avec attention… » ; p. 59 « si nous considérons attentivement… » ; p. 87 « il se mit à considérer avec attention… » ; p. 124 « Mais quand on considère de plus près… ». Il est à noter, au plan syntaxique, que le verbe considérer apparaît régulièrement dans des subordonnées conditionnelles, hypothétiques ou temporelles, ce qui est un moyen de mobiliser « en douceur » les capacités intellectuelles de l’auditeur. Bossuet brusque rarement son public ; en guide avisé, il préfère l’orienter par le biais de suggestions discrètes mais répétées.

13 « Panégyrique de l’Apôtre saint Pierre », éd. de l’abbé Bernard Vélat et d’Yvonne Champailler, Paris, Gallimard / La Pléiade, 1961, p. 515. Pour des exemples similaires de synonymie dans les Oraisons funèbres, voir l’oraison funèbre de Henriette d’Angleterre, p. 163.

14 Sermon sur la Passion de Notre-Seigneur, p. 252. Nous soulignons.

15 Jean-Philippe Grosperrin, dans une belle analyse de cet extrait, montre de façon pertinente comment ce « spectacle » correspond en fait surtout à la mise en scène d’un « mystère » : « Si la mise en scène se focalise sur le sang ruisselant du Crucifié, il s’agit d’emblée d’un sang liturgique, « mystérieux », dont l’omniprésence vise moins la dramatisation ou la picturalisation que la litanie sonore de l’adoration du mystère de l’Incarnation » (op. cit., p. 174).

16 Oraison funèbre d’Yolande de Monterby, p. 12-13. Nous soulignons.

17 Oraison funèbre de Marie-Thérèse d’Autriche, p. 213.

18 Oraison funèbre de Nicolas Cornet, p. 87 et 89.

19 Oraison funèbre de Marie Thérèse d’Autriche, p. 239. Cet exemple, qui conclut la péroraison, est particulièrement remarquable, en ce qu’il réoriente brutalement vers la perception visuelle ce qui jusqu’alors était confié à l’ouïe (« Ecoutez la pieuse Reine… », « Ecoutez-la… », « Prêtez l’oreille aux graves discours… »).

20 Oraison funèbre de Nicolas Cornet, p. 91.

21 Oraison funèbre de Henriette de France, p. 136.

22 Pour l’usage de cette terminologie, voir par exemple Catherine Fromilhague et Anne Sancier-Chateau, Introduction à l’analyse stylistique, Paris, Dunod, 1996, p. 208 sq.

23 Madeleine Wieger (op. cit., p. 43) a bien montré que, selon la leçon des textes sacrés, le pécheur n’est pas suffisamment armé pour juger par lui-même, et cite à ce propos les Méditations sur l’Evangile de Bossuet (éd. Mathurin Dreano, Paris, Vrin, 1966, p. 110) : « Ne jugez pas (Matth. VII. 1) Il y a un juge au-dessus de vous : un juge qui jugera vos jugements, qui vous en demandera compte : qui par un juste jugement vous punira d’avoir jugé, sans pouvoir et sans connaissance : qui sont les plus grands défauts d’un jugement. » En revanche, le prédicateur, comme figure vicariante de Dieu, peut tirer argument de ce statut pour brandir la menace du jugement : « Mon discours, dont vous vous croyez peut-être les juges, vous jugera au dernier jour. » (Oraison funèbre d’Anne de Gonzague, p. 258).

24 Oraison funèbre de Henriette de France, p. 112.

25 Oraison funèbre du Père Bourgoing, p. 62. Le verbe « proposer » doit être reçu selon un sens quasiment physique, et apparaît régulièrement dans ce type d’emplois sous la plume de Bossuet. Voir par exemple l’oraison funèbre de Nicolas Cornet, p. 69 : « Voilà l’exemple que je vous propose, voilà le témoignage saint et véritable que je rendrai aujourd’hui… ».

26 Oraison funèbre de Henri de Gornay, p. 31. Nous soulignons.

27 Oraison funèbre de Marie-Thérèse d’Autriche, p. 208.

28 Oraison funèbre de Henriette d’Angleterre, p. 184.

29 Oraison funèbre de Henriette d’Angleterre, p. 170.

30 Oraison funèbre du Prince de Condé, p. 386.

Pour citer ce document

Stéphane Macé, «Considérer, contempler. Pour une étude du lexique de la vision chez Bossuet», La Réserve [En ligne], La Réserve, Livraison juin-juillet 2015, mis à jour le : 12/11/2015, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/reserve/110-considerer-contempler-pour-une-etude-du-lexique-de-la-vision-chez-bossuet.

Quelques mots à propos de :  Stéphane  Macé

Université Grenoble Alpes – U.M.R. Litt&Arts / Rare – Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution