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A la recherche du texte écrit : enquête rhétorique sur les sermons de Bossuet
Initialement paru dans : Lectures de Bossuet : Le Carême du Louvre, G. Peureux dir., Presses Universitaires de Rennes, 2002, p. 89-109
Texte intégral
1. Du mythe à l’œuvre
1 Sainte-Beuve, cité par Proust dans Contre Sainte-Beuve, Gallimard, 1954, pp...
On est [...] réduit à commenter l’œuvre, à l’admirer, à rêver l’auteur et le poète à travers. On peut refaire ainsi des figures de poètes ou de philosophes, des bustes de Platon, de Sophocle ou de Virgile1.
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2 Voir par exemple G. Lanson, Bossuet, Paris, 1984, p. 91 et sq. ; ou encore ...
1Qu’en est-il de la statue de Bossuet ? Comment s’approprier un texte tel que le sermon ? Est-il à lire ? non, mais à écouter. Est-il une performance oratoire ? non, mais une expérience spirituelle. Et pourtant, Bossuet est un de ces écrivains dont le sacre a institué l’âge de la littérature. Voilà bien un ensemble de productions, au premier rang desquelles les sermons regroupés dans le prêche du Carême de 1662 au Louvre, qui relève à peine de l’écriture et de la lecture, et qui en même temps est éminemment littéraire. Entre nous et le texte, s’immisce le mythe, celui d’un style, d’une éloquence sublime, d’un art lyrique de la période, qui nous incite à la fois à réciter Bossuet et nous le dérobe derrière le flux d’une déclamation restituée. Qu’il y a-t-il d’autre dans Bossuet que cette forme-sens dont Lanson s’est fait le brillant analyste2 ?
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3 Premières éditions : 1772, 1778, 1788. Voir Bossuet, Sermons, Le Carême du ...
2L’œuvre oratoire de Bossuet est un défi jusque dans son existence même : la carrière de Bossuet, à la Cour et en religion, a bien moins été marquée par sa prédication que par son préceptorat, puis par ses fonctions majeures au sein de l’Église de France. Et sa publication, tardive et partielle3, n’est due qu’à la mémoire d’un Bossuet théologien, véritable Père de l’Église dans les siècles actuels, mémoire conservée dans ce haut lieu de l’édition patristique qu’est la congrégation des bénédictins. La renaissance oratoire de Bossuet se situe ainsi, à la fin du XVIIIe siècle, comme en appendice à la reconnaissance de sa pensée théologique.
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4 Voir respectivement Chateaubriand, Génie du christianisme (1802), III, IV, ...
3On peut alors parler d’une métamorphose de Bossuet au XIXe siècle, presque d’une invention : les Romantiques des âges révolutionnaires, puis les universitaires de la troisième République vont rêver Bossuet, le texte à la main, à la façon dont un Sainte-Beuve refaisait le buste d’un grand ancien, et leur regard se déportera de la doctrine vers le style. C’est en effet à ce moment que s’établit la fortune littéraire de Bossuet, et ce, au nom des grandes vertus fondatrices de l’absolu littéraire : la mélancolie du génie (où se reconnaît Chateaubriand), l’imagination lyrique (telle que Brunetière s’en fait le chantre), l’intelligence d’un grand esprit (dont le sublime n’échappe pas à Lanson), un enthousiasme inspiré dans l’improvisation orale (dont un Gandar, tout éditeur qu’il est du texte, garde la nostalgie), rien n’aura manqué à Bossuet pour entrer en littérature au nom d’un style transfiguré par l’idéologie de la littérature en univers de diction4. Si le théologien a présidé à la première résurgence de l’œuvre oratoire, le sacre de l’écrivain a été rendu possible par la malléabilité d’une grande éloquence en prise avec les catégories conceptuelles d’une nouvelle culture.
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5 Voir F. Brunetière, op. cit.,p. 68, la formule restrictive de la dernière p...
4Au Bossuet théologien et au Bossuet romantique, il faut ajouter cependant un dernier avatar, le plus improbable a priori, le nôtre, le Bossuet républicain de l’école radicale-socialiste. Qu’avaient donc besoin de Bossuet un Brunetière ou un Lanson pour instituer l’histoire littéraire et l’explication de texte dans la formation culturelle des Français ? La survie républicaine de Bossuet est idéologiquement difficile : rappelons que c’est en oubliant les « idées » de Bossuet, en mettant de côté la théologie et même la foi, que, pour ces deux grands universitaires de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, Bossuet demeure un « grand » écrivain5. Brunetière et Lanson se doivent dans leurs analyses de réussir ce tour de force qui consiste à chanter l’écrivain tout en défendant l’idée qu’il est, tout simplement, lisible – lisible par un esprit voltairien. Reste à savoir pourquoi Bossuet était à tel point indispensable dans l’idéologie républicaine, que l’université non seulement n’ait pas été tentée de rejeter hors de sa mémoire l’invention toute récente d’un Bossuet littéraire, mais l’ait au contraire prolongée et institutionnalisée.
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6 Voir F. Brunetière, op. cit., p. 68 : « Bossuet est de ceux qui témoignent ...
5C’est sans doute Brunetière qui énonce le plus naïvement – le plus brutalement : nous sommes en 1894 – la raison d’une telle place au panthéon des textes littéraires. Après la défaite de Sedan et l’amputation du territoire français, la France, face à l’Allemagne, se doit de restaurer sa dignité, y compris dans le domaine culturel ; et si l’esprit français, tout de finesse et d’enjouement, semble pâtir d’un déficit à la fois poétique et philosophique par rapport à une nation qui a vu s’épanouir un grand lyrisme intellectuel, alors Bossuet sera celui qui oppose un démenti aux idées reçues, il sera – et lui seul sans doute le pouvait, par la grandeur de son éloquence et le sublime de sa conviction -, le Goethe français6.
2. Un texte en ruines
6La consécration de Bossuet s’est ainsi effectuée d’abord au nom d’une mystique du style puis à travers un mythe politique régénérateur, qui ont garanti la lisibilité et la valeur de son œuvre. Il suffit donc que la culture du style soit moins prégnante et la situation politique moins dramatique pour que l’évidence de l’œuvre s’estompe. En l’absence d’idéologies, il ne nous reste que le texte pour asseoir notre jugement – mais un texte établi et justifié par ceux-là même qui sont issus de la tradition idéologique précédemment inventoriée : rien d’étonnant alors à ce qu’il s’agisse d’une présentation biaisée, refusant au texte sa grandeur tout en le donnant à l’édition. Car le manuscrit de la prédication s’avère marqué par la précarité et l’instabilité, l’incertitude et l’insignifiance. Quand on cherche prise du côté du texte littéral, on se heurte à l’évanescence d’un objet.
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7 Sur ce rapport entre éloquence écrite, à la figuration amputée, et achèveme...
7Le lecteur d’un sermon est a priori dans une position faussée, comme le rappellent, à la suite de l’abbé Ledieu, secrétaire de Bossuet, tous les éditeurs et les exégètes des manuscrits. Entre nous et le sermon prononcé s’immiscent le texte, cette version secondaire du sermon, et le préjugé d’improvisation, qui écarte de façon incommensurable et aléatoire la réalité du sermon de la trace du manuscrit. La délimitation temporelle de l’écrit résiduel n’est pas chose aisée : le manuscrit est-il un brouillon, rédaction préparatoire laborieuse, graphie par définition imparfaite, amputée de l’achèvement sublime de l’oralisation7 ? Est-il mise au net définitive, partition à mémoriser d’une interprétation au demeurant virtuose ? Est-il une première performance orale, inscrite dans la chair de la mémoire vive en même temps que dans le filigrane du papier, et susceptible d’offrir un bon canevas à l’improvisation à l’italienne du prédicateur ? Est-il un compte-rendu d’après discours, gardant avec les grandes lignes un peu de la chaleur oratoire passée ? Ou bien est-il encore un artefact bien postérieur, restauré à partir de notes prises pour ou pendant la prédication (comme ce serait le cas pour le Sermon sur la Passion) ? De l’état quasi-définitif à la première variante d’une performance à chaque fois inouïe, tous les statuts sont possibles devant l’incertitude de la genèse, et le soupçon d’être en présence d’un texte non définitif, précaire, contingent, et, à bien des endroits, explicitement inachevé, ajoute à la difficulté de sa lecture.
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8 Voir Ledieu, Mémoires touchant Messire J.-B. Bossuet, évêque de Meaux, Pari...
8L’absence de délimitation temporelle se continue alors en une indétermination spatiale. Parce que le texte s’insère dans une chaîne temporelle instable, du brouillon à la prédication et à son souvenir, nul ne peut garantir son intégrité : les subdivisions conservées peuvent avoir été omises pendant l’action, remplacées, modifiées ou amplifiées. Il se peut même que tel sermon (en l’occurrence le Sermon sur l’ambition) n’ait pas été prononcé. Et chacun s’accorde pour souligner la différence d’achèvement entre le début et la fin des sermons : là encore, la tradition critique remonte à Ledieu, selon laquelle Bossuet concentre l’essentiel de sa préparation sur le plan et l’exorde8. Tout cela renforce un effet d’illisibilité généralisé : que signifie lire, quand on se trouve face à un texte évanescent dans sa matérialité linéaire comme dans sa valeur génétique ? Le mythe romantique et républicain, en insérant, entre l’œuvre et nous, l’imposant respect (politique et esthétique) de la période oratoire, faisait écran à un retour au texte ; mais sans le mythe – sans l’accroche stylistique -, le texte paraît bien instable, dépourvu d’un statut clair et d’une littéralité fiable.
9On l’aura compris, présentée ainsi, cette faiblesse du texte n’est pas une réalité objective, mais une construction de l’esprit : nous retrouvons là, interposé, l’écran de la tradition, déclinée dans son versant éditorial, qui persiste à fragiliser le texte au bénéfice du mythe personnel, l’orateur en chaire. Un tel retour au texte n’est en vérité qu’un détour par le texte vers la configuration mythologique de l’auteur rêvé dans le mouvement génial de son improvisation, un sophisme de l’âge du commentaire pour refermer le piège du culte auctorial. Le texte ne nous est ouvert que comme une fenêtre sur un horizon dérobé, et s’il s’impose au regard archéologique, c’est à la façon des ruines, témoins magnifiques d’un monument définitivement imaginaire – la prédication en acte.
10Que l’œuvre des sermons n’offre pas de texte clos, replié sur une version unique et définitive, est une donnée établie par la tradition critique, à vérifier strictement. La critique contemporaine au demeurant a acquis une certaine habitude dans le traitement de ce genre d’ouvrages, que l’on songe aux études de la génétique sur les brouillons, les marges, et les corrections, ou à la réflexion théorique engagée sur le statut des seuils en littérature. Une œuvre ouverte, libérée de régulation idéologique et structurelle, n’interdit formellement aucune réception, cédant au lecteur l’initiative de sa lecture : si un tel statut se confirme pour les sermons du Carême du Louvre, tout devient possible à qui ne s’enfermera pas dans le carcan idéologique de la nostalgie, dans le deuil impossible du chef-d'œuvre perdu.
11La lecture de Bossuet, ou plutôt de son texte, exige ainsi un certain nombre de préalables pour mettre à distance des habitudes critiques qui ont légué un objet déjà construit pour d’autres usages que l’analyse linéaire : il faut savoir « oublier » le sublime goethéen – la grande éloquence alliée à la puissance d’une vérité, la sagesse lyrique -, pour retrouver un auteur à l’œuvre, dans un perpétuel chantier oratoire ; il faut savoir « oublier » la période – ne pas se focaliser sur le style, ni sur l’autorité esthétique qu’il confère à l’écrivain – pour espérer comprendre les unités globales et la dynamique d’une disposition ; il faut tout autant savoir oublier l’improvisation, l’impossible maîtrise théorique de l’actio par l’analyse rhétorique, l’idéologie classique d’un déséquilibre entre graphie et verbalisation, pour constituer en objet d’analyse viable la textualité du sermon telle qu’elle est établie. Oublis méthodiques, tout autant, qui ne préjugent en rien du jugement de valeur, du désir et du plaisir que le lecteur peut prendre à sa lecture.
3. Le sermon, genre incertain
12Le retour au texte de Bossuet est alors banalisé : c’est une œuvre à la fois finalisée sur le genre du sermon et ouverte sur plusieurs versions concurrentes (orales ou écrites), dont toutes les occurrences n’ont pas subsisté, mais dont les variantes qu’il nous reste appellent à un travail de comparaison et d’analyse. Laissant à d’autres le soin d’élaborer des hypothèses d’interprétation et des lectures thématiques à partir de la confrontation des corrections, nous nous focaliserons sur les modes de fonctionnement, sur les principes à l’œuvre dans la rhétorique de la (re-)composition. Nous pourrons alors espérer saisir, en mouvement, les logiques d’engendrement qui ont présidé à l’inscription de ces textes dans le genre du sermon. Car c’est assurément en s’adossant à la rhétorique d’un genre que Bossuet a poursuivi l’invention, la disposition et la mise en éloquence de ses textes. Mais l’intégration dans le genre ne doit pas être comprise comme un programme strict : le sermon est un genre assurément rhétorique, mais suffisamment ambigu pour autoriser une marge de manœuvre considérable – celle-là même dont témoignent les corrections.
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9 J.-M. Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Paris, Eds. du Seuil, ...
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10 Voir Th. Goyet, L’Humanisme de Bossuet, Paris, Klincksieck, 1965 ; J. Truc...
13Pour reprendre les grandes catégories théoriques de J.-M. Schaeffer sur la relation générique, trois grandes perspectives peuvent s’ouvrir à l’auteur pour intégrer son œuvre dans un genre : par ressemblance et différenciation (généricité généalogique), par application de règles (généricité prescriptive), par respect d’une situation de communication (généricité communicationnelle9). Quand on évalue le genre du sermon à l’aune de ces grands critères, on est alors frappé par son indétermination relative. Si les historiens de la prédication, à la suite des travaux de Th. Goyet, de J. Truchet et de J. Hennequin10, ont bien mis en lumière les conditions matérielles (le protocole des stations oratoires) et le mouvement des idées (la réforme de la prédication dans la première moitié du XVIIe siècle) qui déterminent l’exercice du sermon à l’âge classique, les choses semblent beaucoup plus approximatives dès lors qu’on tente une définition interne.
14Parmi les genres déployés par la rhétorique de la chaire tout d’abord (point de vue généalogique), le sermon jouit d’une spécificité faible :
11 Le Père Albert, Nouvelles observations sur les diffs. méthodes de prêcher,...
Si le ministre de la parole s’attache à une explication et à une paraphrase de l’Évangile ou de l’Épître, c’est une homélie. S’il tire de quelque verset de l’Écriture une vérité qu’il met dans un jour avantageux, mais d’une manière simple et familière, c’est ce qu’on appelle communément un prône. S’il instruit par des réponses aux demandes qu’on lui fait, c’est une conférence. S’il suit les règles du discours oratoire en traitant des mystères de la religion et des vertus morales, c’est un sermon. Lorsqu’il loue les Saints, ces héros du christianisme, ces amis de Dieu..., c’est un panégyrique. Quand il relève les vertus de ces grands du monde, sur qui la mort vient d’exercer son cruel empire, c’est une Oraison funèbre11.
15A lire les sermons de Bossuet à la lumière de ces distinctions, on est tenté de dire qu’il y a de tout dans le sermon : de l’homélie – quand le sermon se fait catéchisme -, de la conférence – quand il polémique contre d’hypothétiques réfutateurs -, du panégyrique – avec l’éloge du roi très-chrétien, passage obligé d’une prédication au Louvre -, voire de l’oraison funèbre, par la thématique particulière du Carême (et on rappellera ici la proximité littérale qui existe entre le Sermon sur la mort et l’Oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre, l’un et l’autre apparentés, au demeurant, à un autre genre, non oral, celui de la méditation, en tant qu’ils sont aussi une récriture d’un texte de jeunesse, la Méditation sur la brièveté de la vie). Et encore la recension des genres uniquement oratoires masque une dernière parenté possible, avec la leçon de théologie – à laquelle s’apparente maint développement de Bossuet. Au croisement des genres de la prédication et de l’instruction religieuse, le sermon s’écrit en continuité plus qu’en opposition avec les modèles de l’homélie, de la conférence ou de la leçon et partant, la spécification généalogique du genre n’est guère opérante.
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12 Pour une recension et une mise en perspective des études consacrées à cett...
16Deuxième voie possible pour spécifier le genre du sermon, la spécification communicationnelle – dans une église face à une assemblée de croyants – ne résiste pas non plus au contexte de la prédication de 1662 : en l’occurrence en effet, la chapelle est au Louvre, et le projet spirituel avéré ne saurait éteindre le soupçon d’un projet politique ; tant et si bien qu’une tension générique entre prédication et miroir des Princes n’est pas sans traverser un certain nombre de textes – au premier rang desquels la première version du Sermon sur l’ambition et celui qui en est partiellement une reprise, le Sermon sur le devoir des Rois12.
17Même tension pour la spécification prescriptive du sermon : il partage avec le prône l’instruction morale ; et il s’attache à l’instar de la leçon de théologie aux mystères du christianisme. Si la matière n’induit pas une régulation forte du genre, qu’en est-il de la manière ? « Il suit les règles du discours oratoires », nous est-il indiqué : discours oratoire, il l’est au même titre que le panégyrique ou l’oraison funèbre pour l’éloquence sacrée, le judiciaire ou le démonstratif pour l’éloquence profane. S’agit-il pour autant d’une définition générique pertinente ? Autrement dit, suffit-il, pour qualifier le sermon, de reverser à son compte les règles très élaborées que l’art de parler a prescrites pour tout discours en général ? Si l’on en croit Bernard Lamy, qui ne considère par l’éloquence de la chaire comme un sujet de réflexion prioritaire, mais comme un simple passage obligé de son traité de rhétorique générale, et qui, à ce titre, se contente de répercuter et de synthétiser l’ensemble des réflexions que, depuis Louis de Grenade et Monsieur Vincent, le XVIIe siècle a consacré à la prédication,
13 B. Lamy, La Rhétorique ou L’Art de parler (1715), éd. Ch. Noille-Clauzade,...
Je n’ai rien à dire de particulier sur la manière dont un prédicateur doit traiter sa matière. [...] Il n’est pas nécessaire que je répète ici ce que j’ai dit de la manière d’éclaircir la vérité, et de la faire comprendre aux esprits les plus simples et les plus abstraits, comme aussi ce qui a été proposé touchant l’exactitude avec laquelle on doit poursuivre le fil d’un raisonnement13.
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14 Ajoutons que les influences entre éloquence profane et rhétorique sacrée s...
18L’inventio et l’elocutio, la convocation des topiques et l’art de persuader établissent une communauté de discours entre la prédication et la parole judiciaire ou politique, tant et si bien que la rhétorique du discours semble bel et bien à même de rendre compte du genre du sermon14.
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15 Voir Bossuet, op. cit., pp. 299-312.
19Mais le critère du discours s’avère fragilisé par toute une thématique que Bossuet reprend et développe largement, par exemple dans son sermon de 1661 sur la Parole de Dieu15. C’est le thème du « prédicateur intérieur », selon lequel la prédication est un sacrement où la parole extérieure du prédicateur est prolongée, dans le cœur du chrétien, par la parole intérieure de l’Esprit saint, seul et véritable vecteur de la conversion et de la foi. Une telle doctrine induit un dédoublement par rapport au modèle oratoire classique, entre deux ordres de discours, l’un relevant d’une rhétorique humaine (l’ordre du prédicateur), et l’autre d’une rhétorique sublime (l’ordre divin de l’Esprit). Les règles de cette dernière s’avèrent imprescriptibles à la compétence ordinaire ; dans la « prédication de l’Évangile » en effet, la « parole de Jésus-Christ » a opéré selon des modalités inouïes :
16 Ibid., Sermon sur la prédication évangélique, p. 87.
S’il a fallu effrayer les consciences criminelles, la parole a été le tonnerre ; s’il a fallu captiver les entendements, la parole a été la chaîne par laquelle on les a traînés à J.-C. crucifié ; s’il a fallu percer les cœurs par l’amour divin, la parole a été le trait qui a fait ces blessures salutaires. [...] Mais, Messieurs, tous ces effets furent autrefois, et il ne nous en reste plus que le souvenir16.
Le prédicateur évangélique, quant à lui, ne tente pas de mimer le feu du verbe sacré : il se concentre dans le recueillement et la méditation de la matière sacrée. A la rhétorique flamboyante s’oppose une rhétorique de l’humilité :
17 Ibid., p. 90.
Ô Dieu, [...] donnez-moi des paroles puissantes ; donnez-moi la prudence, donnez–moi la force ; donnez-moi la circonspection, donnez-moi la simplicité17.
20C’est ainsi que dans le sermon coexistent deux ordres de discours à l’intention et à l’esthétique radicalement hétérogènes, l’un, marqué par le ressassement et la force de conviction, visant à réveiller en l’auditeur un « auditeur intérieur » qui saurait entendre à nouveau le « prédicateur intérieur » ; l’autre, marqué par l’efficace du verbe fait chair, allumant la foi dans le cœur des hommes.
21Cette doctrine pose alors plus de problèmes génériques qu’elle ne spécifie un genre oratoire à proprement parler : car dans le sermon, qui parle ? et d’où cela parle-t-il ? Au bout du compte, le thème du prédicateur intérieur supprime au sermon sa seule spécificité générique affirmée, sa dimension d’abord oratoire, pour rappeler que sa réalité est d’être une expérience spirituelle (décrite sur le modèle du discours intérieur : mais ce n’est qu’une métaphore) bien plus qu’une simple parole – la matérialité oratoire s’avérant dissoute dans le mystère de la prédication réelle.
22En continuité généalogique avec des genres voisins, totalement ambivalent par rapport aux prescriptions régulières des discours, hésitant dans sa visée pragmatique, les sermons du Louvre relèvent d’un genre dont l’indétermination apparente recouvre une multi-généricité effective. Et ce dont témoignent les changements introduits par les corrections, c’est précisément de cette latitude laissée au prédicateur de construire son sermon selon des logiques concurrentes d’engendrement. Les textes dont nous disposons relèvent d’une détermination générique non univoque, tant et si bien que le lecteur ne peut espérer se référer au cadre structurant du genre pour entrer dans le fonctionnement de l’œuvre - la multi-généricité l’invitant au contraire à poser l’hypothèse de plusieurs modes de fonctionnement se complétant et, à l’occasion, se concurrençant.
4. Une textualité plurielle
23Il faut donc partir du corpus : rappelons qu’il est réparti entre le texte principal, en caractères d’imprimerie standard, et les notes, en plus petits caractères. Le rapide rappel de la genèse que nous venons d’effectuer suffit à relativiser cette hiérarchie : la première « péroraison » du Sermon sur l’ambition se trouve, à quelques mots près, à deux endroits, dans les notes dudit sermon d’une part, et dans le corps du texte du Sermon sur le devoir des Rois d’autre part. Toujours dans le Sermon sur l’ambition, dans le corps du texte officiel cette fois-ci, se trouve un développement elliptique, s’apparentant à un résumé, à un schéma argumentatif « sec », lequel en fait, n’est qu’un succédané hâtif d’un point amplifié dans un sermon de l’année précédente :
18 Ibid., Sermon sur l’ambition, p. 134.
Pour cela il faut rechercher quelle puissance nous pouvons avoir, et de quelle puissance nous avons besoin durant cette vie. Mais, comme l’esprit de l’homme s’est fort égaré dans cet examen, tâchons de le ramener à la droite voie par une excellente doctrine de saint Augustin (Livre XIII de la Trinité). Là, ce grand homme pose pour principe une vérité importante, que la félicité demande deux choses : pouvoir ce qu’on veut, vouloir ce qu’il faut : Posse quod velit, velle quod oportet. Le dernier, aussi nécessaire : car comme, si vous ne pouvez pas ce que vous voulez, votre volonté n’est pas satisfaite ; de même si vous ne voulez pas ce qu’il faut, votre volonté n’est pas réglée ; et l’un et l’autre l’empêche d’être bienheureuse, parce que [comme] la volonté qui n’est pas contente est pauvre, aussi la volonté qui n’est pas réglée est malade ; ce qui exclut nécessairement la félicité, qui n’est pas moins la santé parfaite de la nature que l’affluence universelle du bien. Donc également nécessaire de désirer ce qu’il faut, que de pouvoir exécuter ce qu’on veut18.
24On est ici en présence d’une note, dont la version au propre se trouve... dans un texte antérieur. Il ne s’agit pas ici de rétablir le mythe d’une textualité défaillante par rapport à l’achèvement de l’oral, mais de souligner que le partage entre texte de note et texte principal ne recoupe pas une opposition entre texte écarté et texte définitif : la péroraison en note du Sermon sur l’ambition n’est pas écartée, mais différée, et le développement sur les rapports entre volonté et pouvoir n’est pas définitif, mais temporaire, témoin d’un texte établi ailleurs, dans un autre corpus. Une conséquence méthodologique s’impose : il convient de considérer sans jugement normatif, sans valorisation excessive d’un côté, sans disqualification de droit de l’autre, les textes disponibles, puisque la textualité du sermon est génériquement multiple, à plusieurs « branches ».
25Si l’on répertorie d’une part les « failles » du texte principal, et d’autre part les passages « en trop », que Bossuet a raturé et qui se retrouvent en notes, un même principe s’impose : celui de la récriture. Récriture prescrite par des « embrayeurs » dans le texte ou en marge :
Comment perd-il ce qu’il est ? Appauvrissement, etc. (Ibid., Sermon pour la fête de l’Annonciation, p. 168)
Conquérir les cœurs. [...] Un petit point dans le cœur. (Ibid., p. 169)
A Moïse. Os ad os. Comme un ami à un ami. Sous une forme étrangère. (Ibid., en marge du Sermon pour la fête de l’Annonciation, p. 355)
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19 Voir ibid., Sermon sur la mort, p. 151-2.
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20 Voir ibid., Sermon sur l’efficacité de la Pénitence, p. 183 et Bossuet, Oe...
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21 Voir les notes de plusieurs passages, dans Bossuet, Sermons, op. cit., p. ...
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22 Voir Ibid., Sermon sur l’ardeur de la pénitence, p. 196.
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23 Voir ibid., Sermon du Mauvais riche, p. 99 et p. 329.
26Récriture effectuée, dans d’autres passages, tantôt à partir d’une version antérieure (comme dans le Sermon sur la mort, repris très librement de la Méditation sur la brièveté de la vie19, ou dans le Sermon sur l’efficacité de la Pénitence, qui emprunte presque mot à mot le développement sur la vie de cour, au Sermon sur les vaines excuses des pécheurs, prononcé au Carême des Minimes20), tantôt sur une première version du texte. Ce qui apparaît alors bien comme des « corrections » obéit à un souci général de brièveté (la version antérieure étant toujours plus longue que la version non raturée) : suppression d’amplifications oratoires21, changement d’argumentation (un cas unique : dans le second exorde du Sermon sur l’ardeur de la Pénitence22), enfin resserrement d’un argumentaire, comme dans le Sermon du mauvais riche23. Dans ce dernier cas, Bossuet passe d’un texte ample à un texte resserré, plus dynamique, car dialogique :
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27Mais on peut tout autant dire que la seconde version, faisant l’économie de l’exemple biblique et de l’amplification sur l’enfer, coud les groupes nominaux fondamentaux de la première version dans un style, peut-être dialogique, mais de façon quasi-minimale, scolastiquement dialectique (articulation en questions-réponses, objections - réfutations). Tout compte fait, le passage n’est pas très éloigné de l’argumentaire schématiquement résumé au début du premier point dans le Sermon sur l’ambition. Nous retrouvons partout la même incertitude sur le statut des textes écartés et des textes retenus, les premiers semblant plus « écrits », plus ornés que les seconds. Dès lors, il paraît difficile d’établir si le principe à l’œuvre dans la « correction » est un principe rhétorique pertinent (en l’occurrence, l’écriture seconde va dans le sens d’une épuration au niveau de l’amplification argumentative et oratoire, ce qui ne laisse pas de surprendre par rapport à d’autres développements qui semblent trouver dans le lyrisme oratoire une sorte d’achèvement), ou si Bossuet se réserve toute latitude en matière d’amplification et préfère concentrer l’écrit et la rumination que sa relecture favorise, sur le schéma argumentatif là où il est particulièrement décisif (mise en place ou conclusion d’un point de la division).
28Que peut-on en déduire ? L’absence de développement (ou la réduction synthétique) d’un point n’est pas incompatible avec, en d’autres endroits, la reprise libre ou quasi-littérale d’un point développé : il semble que l’analyse se heurte ici à une part d’aléatoire, à la contingence d’une psychologie individuelle, qui, à tel endroit peut se contenter d’un embrayeur pour l’amplification à la fois argumentative et stylistique, qui, à tel autre endroit, a besoin de se focaliser sur le schéma argumentatif nu, et qui, en bien des passages, gagne à confier à l’écriture des développements minutieusement amplifiés. Cela n’empêche pas de tirer un certain nombre de leçons de cette pratique.
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24 Voir Aristote, Rhétorique III, 1403 b (sur l’action) et 1413 b (sur les fi...
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25 Voir Ledieu, op. cit., p. 118.
29Tout d’abord, elle tord le cou à une idée reçue que nous avons, plus haut, assimilée à un mythe déformateur, à savoir le préjugé d’improvisation géniale à l’oral. Dès lors qu’on recopie presque littéralement telle version antérieure d’un développement (par exemple le Sermon sur les vaines excuses des pécheurs dans le Sermon sur l’efficacité de la Pénitence, ou encore le dernier développement du Sermon sur l’ambition dans le premier point du Sermon sur le devoir des Rois, ou encore, le Sermon sur les nécessités de la vie dans le passage célèbre d’Assur, élevé à la gloire tel le cèdre du Liban, dans le second point du Sermon sur l’ambition), cette pratique même du recopiage littéral est incompatible avec une surévaluation du pouvoir créatif de l’improvisation. Et au demeurant il n’est qu’à se replonger dans les traités de rhétorique pour constater que les vertus de l’improvisation sont traditionnellement limitées aux figures de rythme24, qu’il est généralement délicat d’élaborer dans la froideur et la lenteur de l’écrit, mais que Bossuet ne semble pas peiner à trouver au fil de la plume. Mais tout le reste (matière, preuves et disposition) n’est pas du ressort de l’actio et si Bossuet dans sa pratique postérieure de la prédication semble confier à la performance oratoire le soin de l’éloquence, restreignant ses notes aux points à développer (disposition) et aux preuves bibliques et patristiques à apporter pour chacun (invention), si l’on en croit Ledieu25, la solennité du Louvre l’amène à préparer, dans bien des cas, son discours tant au niveau de l’inventio et de la dispositio que de l’elocutio.
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26 Expression littérale de Bossuet, Sermons, op. cit., Sermon pour la fête de...
30Dans bien des cas, mais pas toujours : ou le détail littéral est extrêmement soigné (comme on peut le constater si l’on compare terme à terme les deux versions du point sur l’élection divine des Rois en note du Sermon sur l’ambition et dans le Sermon sur le devoir des Rois) ; ou l’auteur expurge preuves et figures de style. Ce qui ressort alors de cette pratique, et c’est là la seconde leçon, tout à fait fondamentale pour enfin entrer dans cette machine textuelle qui sans cesse se dérobe, c’est que l’unité fondamentale de réflexion se révèle être le « petit point »26 . Un petit point est un argument prenant place à l’intérieur d’un « point », d’une grande division du discours ; il peut être marqué par un seul mot (« Appauvrissement », « Conquérir les cœurs »), resserré sur sa seule ligne explicative, ou peut s’étendre sur un ou deux paragraphes fournis. Un sermon de Bossuet est une machine démonstrative composée d’un certain nombre de ces petits points. De même que la réplique est l’élément fondamental au théâtre, comme le chapitre dans le roman-feuilleton ou la remarque dans Les Caractères, de même, dans le sermon, l’élément minimal indépassable, c’est le « point », que nous pouvons rebaptiser de son vocable rhétorique usuel, le « topos ».
5. Une invention topique
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27 Voir ibid., Sermon sur la prédication évangélique, p. 85 : la citation de ...
31Le topos – qu’il soit ou non développé – est une unité textuelle susceptible d’être importée (d’une prédication antérieure) ou déportée (dans une prédication postérieure) selon les besoins : c’est précisément parce que c’est lui l’élément fondamental de la composition du sermon, que le texte du sermon est d’une volatilité et d’une pluralité incontrôlables. Que le Roi soit absent, que le temps vienne à manquer, et un topos est supprimé. Il n’y a pas un unique et nécessaire topos, mais plusieurs topos possibles en concurrence dans une division, de même qu’un topos peut être réutilisé dans plusieurs sermons27. Qu’à l’origine – origine construite, matricielle, et non pas référentielle et psychologique -, il y ait le topos et non le texte, c’est ce dont témoigne Bernard Lamy :
Je n’ignore pas qu’il y a qui souhaiteraient que comme j’ai donné des lieux communs aux avocats pour trouver de la matière de quoi composer leurs plaidoyers, j’en donnasse aux prédicateurs pour prêcher [...].
32Dans la pratique ordinaire, médiocre du sermon, l’orateur part du topos pour composer l’unité globale. Les ouvrages de rhétorique donnaient d’emblée ce que l’analyse a ici reconstruit : la primauté du topos, et l’importance consécutive de la composition, de l’ordonnancement. Le processus d’engendrement va de l’inventio à la dispositio, du topos au tout. Deux types de questions se posent alors pour éclaircir ce processus de gonflement du topos en texte, sur l’ampleur du topos lui-même tout d’abord et sur le passage du topos à l’unité intégrative supérieure ensuite.
33Qu’est-ce qu’un topos ? C’est un « point » une vérité théologique, un « mystère de la religion », qui est à saisir dans une double chaîne de démonstration : sa fonction est démonstrative dans l’économie générale du grand point servant de première, de deuxième ou de troisième division, et son fonctionnement interne est lui-même probatoire. Non seulement en effet, ce mystère permet de progresser dans l’exploration d’un point doctrinal, mais il est lui-même à « établir », à « éclaircir », à prouver. Si l’intégration du topos dans le plan du discours s’effectue alors par le lien du raisonnement, faire un point sur l’appauvrissement, ou le cœur, c’est non seulement en expliquer le soubassement doctrinal, mais c’est encore le « prouver », apporter les preuves de sa définition et de son importance. Le développement d’un topos ne saurait ainsi se restreindre à une définition : celle-ci doit encore être étayée de références magistrales l’autorisant, voire d’exemples l’approfondissant. On reconnaîtra ici aisément la démarche de Bossuet, du point de doctrine à son établissement sur des citations bibliques et patristiques, puis sur des exemples allégoriques (tirés de la Bible) et / ou sur des applications morales (à la situation des mœurs actuelles). L’ensemble constitue le topos en dispositif probatoire extrêmement cohérent, ce qui explique la raison de sa pérennité d’un contexte à l’autre, d’un dispositif argumentatif général à un autre.
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28 Voir textes cités en annexe, extraits de Bossuet, ibid., pp. 236-238 et pp...
34Il en va ainsi, exemple privilégié, du topos sur les Rois, image de Dieu. Analysons sa structuration interne, avant d’apprécier comment il peut, sans difficulté majeure, être importé d’un sermon à l’autre, dans des parcours de raisonnement sinon hétérogènes, du moins dissemblables28.
35Les deux paragraphes centraux constituent ici le topos. Bossuet énonce la vérité doctrinale matricielle au début du paragraphe 2 :
[...] de tous les hommes vivants, aucuns ne doivent avoir dans l’esprit la majesté de Dieu plus imprimée que les rois […].
36Les preuves apportées à cette vérité s’organisent autour des références bibliques - d’abord à l’Ecclésiaste, X, 20, puis au livre des Proverbes (XVI, 10), à la lettre de saint Paul aux Romains (XIII, 5) et enfin au Père de l’Église, saint Grégoire de Nazianze (Orationes, XXVII) -, lesquelles sont paraphrasées (amplement pour la référence aux « oiseaux du ciel » qui « rapportent tout » au Prince, quasi littéralement dans le cas de la citation proverbiale) ou simplement traduites et enchaînées littéralement (dans le second paragraphe). Si ces références concourent à apporter une assise, une consolidation doctrinale au petit point initial, elles procèdent selon des régimes probatoires différents : par application allégorique d’une part (la puissance du roi sur le peuple servant d’exemple et d’image à la puissance divine sur le roi et le devoir de fidélité du peuple envers le roi allégorisant la soumission du roi à son Dieu), par leçon dogmatique d’autre part (déléguée à Grégoire de Nazianze). Quatre applications à la Bible, une double allégorie et un relais doctrinal clair : le topos centré sur nos paragraphes 2 et 3 était assez fortement articulé pour qu’il soit restitué littéralement (à quelques infimes variantes lexicales près) dans une occasion plus favorable.
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29 Notons au passage que dans la première version du Sermon sur l’ambition, l...
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30 Ajoutons encore qu’une insertion était possible du même topos à la fin du ...
37Les paragraphes 1 et 4 nous renseignent alors sur les modalités d’insertion dans des contextes argumentatifs différents. Les enchaînements démonstratifs se trouvent à l’initiale et à la clôture. Dieu, pensée perpétuelle du Roi : ce topos ajoute un argument supplémentaire au premier point du Sermon sur le devoir des Rois, consacré à argumenter en faveur de la royauté comme élection divine. Le même topos clôt l’argumentation sur l’inconstance des grandeurs terrestres et leur seule et véritable évaluation à l’aune du jugement divin29. Les sophistications du raccord se lisent dans les variantes importantes présentes autour de la référence au Psaume LXXXII dans le paragraphe 1, et dans le changement de traduction apporté à la dernière partie de la citation de Grégoire, paragraphe 330.
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31 Donnons en exemple la citation de Tertullien sur l’innommable de mort, app...
38Un tel constat incite alors à redoubler le schéma de procédure topique que nous avons essayé de mettre en lumière : au niveau des micro-structures (niveau interne au topos), c’est la citation elle-même, biblique ou patristique, qui peut être appliquée dans des contextes persuasifs différents31. Au niveau supérieur, c’est donc le topos entier dont l’intégration dans un développement est d’une grande souplesse. Et n’oublions pas non plus que la dénomination utilisée par Bossuet de « petit point » s’apparente au terme institué pour désigner chaque grande division, le « point », lequel se présente lui aussi comme un texte autonomisable à fonction probatoire.
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32 Voir Bossuet, note de 1669, donnée ibid., p. 338. Le Sermon sur l’ardeur d...
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33 Nous avons laissé de côté la première semaine, lacunaire, là encore, et do...
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34 Voir l’annonce du plan dans ibid., Sermon pour la purification de la Vierg...
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35 Avançons une hypothèse : les trois premières semaines pourraient alors cor...
39Enfin, au niveau macro-structurel de la station entière, l’organisation topique de la démonstration n’est pas absente : les sermons se regroupent en effet par semaine, comme en témoignent les titres et les textes bibliques pris en exorde. La deuxième semaine, sous l’égide de l’Évangile de Luc (parabole du Mauvais Riche), poursuit une méditation sur l’impénitence (son échec réel, sa sanction inévitable et le véritable triomphe de la Providence) ; la troisième semaine, dont nous n’avons quasiment pas de textes, porte sur « la société du genre humain32 », la quatrième semaine, sous l’égide de Jean, trouve son unité dans un appel à se détourner du monde et à se donner à Dieu ; la cinquième semaine, avec Marie-Madeleine, est consacrée à la pénitence ; enfin, la dernière semaine, dans le sillage de Matthieu, conduit vers la Passion33. Ajoutons que ces regroupements par « semaine » - à la façon des « semaines » ignaciennes -, semblent correspondre à une articulation en six grands topoï du programme spirituel donné par le premier sermon, effectué hors du Carême proprement dit : Bossuet esquisse en effet dans le Sermon pour la purification de la Vierge un parcours spirituel sacrificiel en trois points34, assimilables aux trois dernières semaines de la station (sacrifice de détachement décliné dans la semaine de Jean, sacrifice de Pénitence médité dans la semaine de Marie-Madeleine, et sacrifice d’abandon à Dieu repris dans la semaine de la Passion35). D’une certaine façon, ce qui constituait un seul point dans le premier sermon, par exemple le deuxième point, sur la pénitence, prend ensuite l’ampleur de trois sermons dans la cinquième semaine. Si le dispositif probatoire qu’est le topos peut être considérer comme la procédure structurelle fondamentale, il convient d’ajouter qu’elle n’est pas syntagmatiquement délimitée : il s’agit plutôt d’une procédure récurrente de composition, intervenant à tous les niveaux, avec des effets d’emboîtement, dans des unités textuelles qui peuvent être inférieures au grand point ou supérieures au sermon.
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36 Voir B. Lamy, op. cit., p. 431 : « Je n’ai donc rien oublié que je dusse t...
40Le topos est ainsi susceptible d’occuper un espace en expansion indéfinie : la procédure d’invention, de trouvaille et de recension topique, ne décide donc pas de la réalité du texte : elle est une étape abstraite, théorique, dont la textualité prend forme avec la dispositio, la composition des lieux. Bernard Lamy le souligne, quand il reconnaît que la seule spécificité de la prédication consiste dans l’art de la disposition36. Après avoir établi le topos, le lieu d’argumentation, comme unité de base, il reste alors à rendre compte de l’articulation topique, des principes de liaison et d’enchaînement à l’œuvre dans l’écriture topique.
6. La composition par lieux
41La disposition topique est à penser à tous les niveaux, qu’il s’agisse de la liaison des grands points, de l’accumulation des paragraphes topiques à l’intérieur d’un point, ou encore de l’extension probatoire interne dans un paragraphe topique. Comment Bossuet passe-t-il d’un « point » à l’autre ? Les schémas d’articulation sont de droit identiques dans les petites et dans les grandes unités : appuyons-nous sur les paragraphe topiques – ces dispositifs probatoires autonomisables que nous avons initialement assimilés aux topoï.
42Il nous a paru alors qu’une classification pouvait être défendue, regroupant en quatre catégories les logiques d’enchaînement des idées. Le texte passe en effet d’un point à l’autre :
1. Par division analytique et lien de cause à effet : c’est le principe structurel le plus évident, qui intervient au niveau des grandes unités du sermon (la répartition en deux ou trois divisions) et à l’intérieur des grands points, dans l’enchaînement par raisonnement d’un petit point à un autre. Emprunté à la leçon de théologie, ce principe d’ordonnancement est à proprement parler scolastique.
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37 Situation repérable dans bien d’autres topoï, par exemple dans les sous-po...
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38 Sur la tradition herméneutique propre à l’exégèse chrétienne, voir J. Pépi...
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39 Rappelons cette affirmation que Lanson ( dans Bossuet, op. cit., p. 103) a...
2. Par application du point doctrinal à la lettre du texte biblique ou patristique, puis tantôt à une figure biblique qui l’allégorise, tantôt à une application morale (ou aux deux). Nous retrouvons ici la situation du topos développé sur une ou deux pages, du lieu probatoire tel qu’il a été analysé précédemment37, et au demeurant partout repérable. Ce parcours semble bien inspiré de l’exégèse biblique : rappelons en effet que l’interprétation de la bible, articulée sur la lecture littérale du texte, déploie les sens allégoriques (ou typologiques), moraux et théologiques38. Bossuet, dans sa polémique avec Richard Simon et sa lecture historique de la Bible, est connu pour sa prise de position en faveur de la validité de la lecture exégétique traditionnelle et il semble bien que le dispositif probatoire de ses sermons respecte les piliers de l’exégèse : la vérité théologique est donnée comme interprétation de la lettre restituée, et, le cas échéant, elle se déploie dans une application allégorique et / ou une application morale. Le public contemporain est fortement demandeur d’application morale : Bossuet le sait, mais en opérant un déploiement exégétique de ses topoï, il refuse en quelque sorte le principe d’apposition pure et simple le plus souvent adopté par ses collègues, pour remotiver spirituellement le passage de la doctrine théologique à la morale39. Il transforme et revivifie ainsi une dispositio arbitraire, fruit des contingences mondaines, en logique d’enchaînement remarquable – laquelle suffit à pérenniser le topos, à l’autonomiser comme tout achevé.
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40 Nous renvoyons aux développements situés à la fin des deux grands points (...
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41 Voir B. Lamy, op. cit., p. 434.
3. Outre une logique scolastique et une logique exégétique d’enchaînement topique, Bossuet adopte également une logique dialogique, par objections et réfutations, comme nous avons pu le constater avec le Sermon sur l’ambition40 : le modèle est ici celui-là même de la conférence, cet autre genre oratoire de la chaire, éminemment dialectique, où, pour reprendre l’analyse de B. Lamy, l’orateur chrétien développe un discours de combat propre à la controverse. Lamy ajoute alors qu’a priori, étant donné la situation du public, conquis et contrit, une telle rhétorique ne s’impose pas dans le genre du sermon41. Sa récurrence dans l’engendrement du texte nous rappelle que la pratique de Bossuet est génériquement très libre.
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42 Faut-il renvoyer le lecteur, pour exemple de ce mouvement à la fois rhétor...
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43 Voir Saint Ignace de Loyola, Exercices spirituels, éd. J.-C. Guy, Eds. du ...
4. Il est enfin un autre principe d’engendrement du texte, le plus célèbre, celui qui se marque par une amplification oratoire à l’intérieur d’un topos donné, avec nombre de marques stylistiques fortes : l’apostrophe, les figures de mots et de rythme, des embrayeurs lexicaux relevant le plus souvent du champ visuel (« voyez... », « voilà... »), parfois du champ auditif. L’amplification s’accompagne d’une véritable pause dans le régime probatoire (arrêt de la démonstration) et d’un basculement de l’argumentaire intellectuel dans la visualisation (hypotypose42). Bossuet récupère ce faisant, dans une démarche propre, le protocole ignacien de la contemplation. Rappelons que pour saint Ignace, l’expérience spirituelle s’ancre sur la contemplation de lieux ou d’images bibliques43. L’ouverture conventionnelle des sermons de Bossuet en garde le souvenir littéral : la prédication elle aussi se présente comme un exercice spirituel ancré dans un tableau fort, celui-là même que restitue le premier exorde. Mais la pause contemplative qui nous intéresse à l’intérieur d’un topos, s’effectue à la suite d’un dispositif probatoire exégétique achevé, presque en appendice. La fonction (spirituelle et rhétorique) n’est alors pas la même.
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44 Voir Lamy, op. cit., p. 434 : « Tout l’auditeur est convaincu de ce que di...
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45 Voir Bossuet, Sermons, op. cit., Sermon sur la prédication évangélique, pp...
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46 Participe encore de cette rhétorique de l’attention, la subordination de l...
43Bossuet tout d’abord abandonne la persuasion par raisonnement et par exemplification pour une rhétorique de l’attention et du pathos, spirituellement légitimée. Comme le rappelle en effet B. Lamy, la probation est insuffisante, qui consiste à persuader de ce dont le public très-chrétien est déjà persuadé44. L’enjeu est aussi dans l’intériorisation et l’implication, dans le passage du savoir à la pratique, bref, dans la conversion réelle. Et pour Bossuet, une telle attitude à l’égard des vérités de la foi implique la prise en compte de l’attention (de la volonté) et des sentiments, auxiliaires indispensables de la compréhension intellectuelle45. C’est alors sous le signe des sens (vue, audition) et de la sensibilité (images fortes de compassion ou de terreur, comme dans le Sermon du Mauvais riche ou dans le Sermon sur la Passion) que le topos est amplifié en hypotypose emphatique46.
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47 C’est d’ailleurs de l’audition évangélique que parle surtout le Sermon sur...
44Car la logique d’amplification oratoire n’est pas seulement animée par la rhétorique de l’hypotypose et la doctrine spirituelle qu’elle suppose concernant l’audition évangélique47. Elle est encore mue par une emphase de l’éloquence, par une stylistique de l’éloge ou du blâme, elle aussi justifiée métaphysiquement comme équivalent oratoire du sublime propre aux vérités de la foi : c’est ainsi que pour l’orateur prédicateur, écrit Bossuet,
48 Bossuet, ibid., Sermon sur la parole de Dieu, pp. 303-304.
Tout appareil [...] est bon, pourvu qu’il soit ... un interprète fidèle qui n’altère, ni ne détourne, ni ne mêle, ni ne diminue sa sainte parole48.
45Si l’absence d’emphase est diminution stylistique – et péché contre la vérité divine -, l’emphase n’est pas accentuation, mais équivalent normal –fidèle - du sublime chrétien. Dans la pause argumentative de la période, Bossuet ne cède pas au plaisir sophistique de l’ornement : il restitue au topos son efficace spirituelle et sa gloire mystérieuse.
46Au terme de cette enquête, la notion de topique nous est apparue tout à fait fondamentale dans l’écriture du sermon : par elle s’explique une rhétorique qui est moins celle du parcours et de la progression que du retour et du ressassement, avec variations et déclinaisons plurielles autorisées d’un topos. Si la notion de texte s’avère ainsi fragilisée, un point d’ancrage fort existe, du côté de la liaison : qu’elle obéisse à un principe scolastique, dialectique, exégétique ou rhétorique, elle permet une articulation textuelle de la topique. Cela suffit à sauver, avec l’idée de globalisation, l’affirmation même d’une œuvre.
Notes
1 Sainte-Beuve, cité par Proust dans Contre Sainte-Beuve, Gallimard, 1954, pp. 134-135.
2 Voir par exemple G. Lanson, Bossuet, Paris, 1984, p. 91 et sq. ; ou encore id., le chapitre consacré à « La phrase du grand siècle » dans L’Art de la prose, Paris, 1909, p. 99 et sq.
3 Premières éditions : 1772, 1778, 1788. Voir Bossuet, Sermons, Le Carême du Louvre, éd. C. Cagnat-Deboeuf, Paris, Gallimard, collection Folio, 2001, Notice, p. 283-284.
4 Voir respectivement Chateaubriand, Génie du christianisme (1802), III, IV, 4, dont le texte est donné dans Bossuet, op. cit., p. 286 ; F. Brunetière, L’éloquence de Bossuet (conférence donnée à Dijon en 1894), dans Bossuet, Paris, Hachette, 1914, pp. 37-68 ; G. Lanson, Bossuet, op. cit., ch. « L’homme et l’écrivain », p. 29 et sq. ; enfin E. Gandar, Bossuet orateur, Paris, 1867, Introduction, p. XLI et sq.
5 Voir F. Brunetière, op. cit.,p. 68, la formule restrictive de la dernière phrase ; et G. Lanson, Bossuet, op. cit., p. 21 et sq, la relecture de la foi à la lumière des vertus cartésiennes.
6 Voir F. Brunetière, op. cit., p. 68 : « Bossuet est de ceux qui témoignent dans l’histoire que l’esprit français n’est pas toujours incapable de sérieux ou d’élévation, et que nous avons été, que nous pouvons être autre chose au besoin que les « amuseurs » de l’Europe. »
7 Sur ce rapport entre éloquence écrite, à la figuration amputée, et achèvement dans l’actio, voir Aristote, Rhétorique III, 1413 b ; pour une analyse de ces arguments, nous renvoyons à notre étude dans Ch. Noille-Clauzade, L’Univers du style. Analyses de la rhétorique classique, ch. 1, « Aristote et la question de la lexis », p. 35 et sq.
8 Voir Ledieu, Mémoires touchant Messire J.-B. Bossuet, évêque de Meaux, Paris, Didier, 1856, p. 118 : « Ce n’est, la plupart, qu’une ou deux feuilles volantes, où est un texte en tête, un raisonnement, avec ce mot en marge : Pour l’exorde ; une division en deux ou trois membres toujours marqués distinctement à la suite du texte et du dessein de l’exorde ; et pour le corps du discours, l’on n’y trouve que quelques passages des saints Pères, beaucoup des Grecs. » Ainsi résumé, ce topos en rappelle un autre, prenant lui aussi son origine dans la mémoire que l’âge classique a élaboré d’une écriture talentueuse : à savoir que Racine ait pu considérer avoir fait l’essentiel une fois le plan achevé. Ici et là, même « mystique » du plan, même primat de l’argument sur l’elocutio : ce topos nous parle assurément plus d’une episteme structurée par les catégories rhétoriques, que d’une expérience biographique.
9 J.-M. Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Paris, Eds. du Seuil, 1989, p. 180 et sq.
10 Voir Th. Goyet, L’Humanisme de Bossuet, Paris, Klincksieck, 1965 ; J. Truchet, La Prédication de Bossuet, étude des thèmes, Paris, Eds. du Cerf, 1960 ; J. Hennequin, Les Oraisons funèbres d’Henri IV : les thèmes et la rhétorique, Thèse d’Etat (1975), Lille, 1978. Les articles de J. Truchet sur la rhétorique des sermons sont référencés dans l’édition au programme (op. cit., p. 314).
11 Le Père Albert, Nouvelles observations sur les diffs. méthodes de prêcher, Lyon, 1757, pp. 62-63.
12 Pour une recension et une mise en perspective des études consacrées à cette question, voir C. Cagnat-Deboeuf, Préface de Bossuet, op. cit., pp. 17-28.
13 B. Lamy, La Rhétorique ou L’Art de parler (1715), éd. Ch. Noille-Clauzade, Paris, H. Champion, 1998, p. 433.
14 Ajoutons que les influences entre éloquence profane et rhétorique sacrée sont assurément réciproques : pour reprendre une intuition déjà ancienne de J. Truchet , l’esthétique de l’éloquence en général s’est réformée, au XVIIe siècle, à travers les débats sur l’éloquence de la chaire (dans le sens de la simplicité et de la force), tout autant que les réflexions sur le style périodique autour d’un Guez de Balzac ont influé sur la pratique de la période oratoire dans la chaire. Le principe de continuité l’emporte largement sur celui de la distinction.
15 Voir Bossuet, op. cit., pp. 299-312.
16 Ibid., Sermon sur la prédication évangélique, p. 87.
17 Ibid., p. 90.
18 Ibid., Sermon sur l’ambition, p. 134.
19 Voir ibid., Sermon sur la mort, p. 151-2.
20 Voir ibid., Sermon sur l’efficacité de la Pénitence, p. 183 et Bossuet, Oeuvres Oratoires, éd. Lebarq, revue par Urbain et Lévesque, Paris, 1914-1926, t. III, p. 323.
21 Voir les notes de plusieurs passages, dans Bossuet, Sermons, op. cit., p. 102, 110, 159.
22 Voir Ibid., Sermon sur l’ardeur de la pénitence, p. 196.
23 Voir ibid., Sermon du Mauvais riche, p. 99 et p. 329.
24 Voir Aristote, Rhétorique III, 1403 b (sur l’action) et 1413 b (sur les figures aptes à l’actio).
25 Voir Ledieu, op. cit., p. 118.
26 Expression littérale de Bossuet, Sermons, op. cit., Sermon pour la fête de l’Annonciation, p. 169.
27 Voir ibid., Sermon sur la prédication évangélique, p. 85 : la citation de l’Ecclésiastique (contre la lecture à clefs des sermons), déjà utilisée en ce sens en 1661 dans le Sermon sur la parole de Dieu est réutilisée en 1675 dans le Sermon pour la profession de La Vallière (voir ibid., p. 309).
28 Voir textes cités en annexe, extraits de Bossuet, ibid., pp. 236-238 et pp. 344-346.
29 Notons au passage que dans la première version du Sermon sur l’ambition, le topos que nous étudions ne constituait pas la péroraison – laquelle, lancée par l’adresse à un public et par la prière, commence, paragraphe 4, avec l’apostrophe au Roi -, mais bien la dernière partie – le punctum argumentatif – de la seconde division sur la fragilité des ambitions humaines. Dans la récriture du même Sermon, le dernier point est supprimé, et Bossuet enchaîne directement sur une prière adressée à l’homme en général.
30 Ajoutons encore qu’une insertion était possible du même topos à la fin du premier Sermon, sur la Purification de la Vierge (voir ibid., p. 71, dernier paragraphe), comme en témoigne l’annotation marginale (voir ibid., pp. 318-319), qui restitue en quelque sorte l’argumentaire schématique du topos.
31 Donnons en exemple la citation de Tertullien sur l’innommable de mort, appliquée une dizaine de fois dans l’oeuvre oratoire de Bossuet. Voir ibid., p. 151 et p. 348.
32 Voir Bossuet, note de 1669, donnée ibid., p. 338. Le Sermon sur l’ardeur de la pénitence semble réserver à cette troisième semaine, qui suit la semaine sur l’impiété, les termes suivants (ibid., Sermon sur l’ardeur de la Pénitence, p. 200) : « Tantôt on a parlé des impiétés, tantôt des superstitions, tantôt de la médisance, tantôt de la flatterie... ». La « péroraison » qui nous reste (sans doute, là encore, le dernier petit point et la péroraison) se rapporte effectivement aux médisances des mauvais conseillers (voir ibid., Sermon sur la charité fraternelle, p. 129-130).
33 Nous avons laissé de côté la première semaine, lacunaire, là encore, et dont le sermon inaugural sur la prédication évangélique sert de « préparatif nécessaire » et de « fondement » pour tous les autres discours (ibid., Sermon sur la prédication évangélique, p. 76).
34 Voir l’annonce du plan dans ibid., Sermon pour la purification de la Vierge, p. 56.
35 Avançons une hypothèse : les trois premières semaines pourraient alors correspondre à une déclinaison inversée de ces trois grandes étapes (échec de la pénitence avec le Mauvais Riche, échec de l’abandon à la volonté et à l’amour de Dieu dans la semaine sur la société du genre humain et sur les perversions de la relation sociale, et, par conséquent, échec de détachement dans les deux discours manquants de la première semaine).
36 Voir B. Lamy, op. cit., p. 431 : « Je n’ai donc rien oublié que je dusse traiter, si ce n’est que je n’ai point parlé de cette disposition qui est particulière aux sermons [...]. »
37 Situation repérable dans bien d’autres topoï, par exemple dans les sous-points constitutifs du premier point dans le Sermon sur l’ambition. Divisé en 17 paragraphes, ce premier point comporte une introduction (paragraphe 1) et une conclusion (paragraphe 17) motivées par un principe scolastique de liaison, tandis que se succèdent quatre ensembles topiques, sur la volonté de puissance et la question de sa régulation (paragraphes 2-7), sur la servitude des passions (paragraphes 8-11), sur la malignité de la volonté de puissance (paragraphes 12-14), enfin sur l’illusoire éthique de l’héroïsme (paragraphes 15-16). Les deux premiers passent successivement de l’explication argumentée par application biblique, à une application allégorique à une figure biblique, et à une application aux moeurs actuelles, le troisième faisant l’économie de l’application allégorique.
38 Sur la tradition herméneutique propre à l’exégèse chrétienne, voir J. Pépin, Dante et la tradition de l’allégorie, Paris, Vrin, 1970.
39 Rappelons cette affirmation que Lanson ( dans Bossuet, op. cit., p. 103) attribue à Bossuet : « On veut de la morale dans les sermons, et on a raison, pourvu qu’on entende que la morale chrétienne est fondée sur les mystères du christianisme. »
40 Nous renvoyons aux développements situés à la fin des deux grands points (ibid., Sermon sur l’ambition, pp. 139-141, et pp. 144-145).
41 Voir B. Lamy, op. cit., p. 434.
42 Faut-il renvoyer le lecteur, pour exemple de ce mouvement à la fois rhétorique et spirituel, au Sermon sur la mort, dans lequel le basculement dans le sensible est au coeur même de la problématique doctrinale sur l’ineffable de la mort ? Voir Bossuet, Sermons, op. cit., Sermon sur la mort, pp. 146-161
43 Voir Saint Ignace de Loyola, Exercices spirituels, éd. J.-C. Guy, Eds. du Seuil, 1982.
44 Voir Lamy, op. cit., p. 434 : « Tout l’auditeur est convaincu de ce que dit le prédicateur : on ne le va entendre que pour être touché de quelque sentiment de dévotion. » Inutilité de la persuasion jusqu’à un certain point, celui de l’ignorance et du besoin de catéchisme, revalorisé dans la petite méthode de Saint Vincent de Paul. Voir Vincent de Paul, conf. du 20 août 1655, Sur la méthode à suivre dans les prédications, Correspondance., Entretiens, Documents, t. XI, p. 257 sqq. ; référence commentée par J. Truchet, « La substance de l’éloquence sacrée d’après le XVIIe siècle français », XVIIe Siècle, 1955, pp. 309-329.
45 Voir Bossuet, Sermons, op. cit., Sermon sur la prédication évangélique, pp. 75-76, l’annonce même du plan du discours.
46 Participe encore de cette rhétorique de l’attention, la subordination de la composition à l’impératif de la liaison, que Bernard Lamy oppose à la dispersion et qui s’avère essentiellement un principe de focalisation argumentative (de ressassement). Voir B. Lamy, op. cit., p. 433 : « Cette liaison est rare dans les sermons. Ce n’est souvent qu’un ramas de différentes choses, qui n’ont point de rapport. [...] C’est pour cela qu’il est rare qu’un homme d’esprit ne s’ennuie pas au sermon, et qu’il y puisse être attentif. »
47 C’est d’ailleurs de l’audition évangélique que parle surtout le Sermon sur la prédication évangélique : on ne doit pas alors le juger « inférieur » au Sermon de l’année précédente sur la Parole de Dieu, car il ne s’attache pas au même sujet. L’un se concentre sur le mystère sacramentel de la prédication, l’autre sur les écoutes possibles (déréglées ou non) de la parole de Dieu, essayant de plaider, face à l’instauration mystérieuse du Prédicateur intérieur, pour la conversion à une audition « intérieure », ancrée dans l’expérience de la foi.
48 Bossuet, ibid., Sermon sur la parole de Dieu, pp. 303-304.
Annexes
Sermon sur l’Ambition, fin / péroraison, texte supprimé, op. cit., pp. 344-346 : 1. O folie !ô illusion ! ô étrange aveuglement des enfants des hommes ! Chrétiens, méditons ces choses, pensons aux inconstances, aux légèretés, aux trahisons de la fortune. Mais ceux dont la puissance suprême semble être au-dessus de son empire, sont-ils au-dessus des changements ? Dans leur jeunesse la plus vigoureuse, ils doivent penser à la dernière heure, qui ensevelira toute leur grandeur. « Je l’ai dit : Vous êtes des dieux, et vous êtes tous enfants du Très-Haut. » Ce sont les paroles de David, paroles grandes et magnifiques ; toutefois écouter la suite : « Mais », ô dieux de chair et de sang, ô dieux de terre et de poussière, « vous mourrez comme des hommes », et toute votre grandeur tombera par terre : Vos autem sicut homines moriemini. Songez donc, ô grands de la terre, non à l’éclat de votre puissance, mais au compte qu’il en faut rendre, et ayez toujours devant les yeux la majesté de Dieu présente. 2. De tous les hommes vivants, aucuns ne doivent avoir dans l’esprit la majesté de Dieu plus présente ni plus avant imprimée que les rois. Car comment pourraient-ils oublier Celui dont ils portent toujours en eux-mêmes une image si présente et si expresse ? Le Prince sent en lui-même cette vigueur, cette fermeté, cette noble confiance du commandement ; il voit qu’il ne fait que remuer les lèvres et qu’aussitôt tout se remue d’une extrémité du royaume à l’autre ; et combien donc doit-il penser que la puissance de Dieu est active ! Il perce les intrigues les plus cachées ; les oiseaux du ciel lui rapportent tout ; il a même reçu de Dieu, par l’usage des affaires une certaine pénétration qui fait penser qu’il devine : Divinatio in labiis regis ; et quand il a pénétré les trames les plus secrètes, avec ses mains longues et étendues, il va prendre ses ennemis aux extrémités du monde, et les déterre, pour ainsi dire, du fond des abîmes où ils cherchaient un vain asile. Combien donc lui est-il facile de s’imaginer que la vue et les mains de Dieu sont inévitables ! 3. Mais quand il voit les peuples soumis obligés à lui obéir, « non seulement pour la crainte, mais encore pour la conscience », comme dit l’Apôtre ; quand il voit qu’on doit immoler et sa fortune et sa vie pour sa gloire et pour son service, peut-il jamais oublier ce qui est dû au Dieu vivant et éternel ? C’est là qu’il doit reconnaître que tout ce que feint la flatterie, tout ce qu’inspire le devoir, tout ce qu’exécute la fidélité, tout ce qu’il exige lui-même de l’amour, de l’obéissance, de la gratitude de ses sujets, c’est une leçon perpétuelle qu’il doit à son Dieu, à son souverain. C’est pourquoi saint Grégoire de Nazianze, prêchant à Constantinople en présence des empereurs, leur adresse ces belles paroles : « O princes, respectez votre pourpre, révérez votre propre puissance, et ne l’employez jamais contre Dieu qui vous l’a donnée. Connaissez le grand mystère de Dieu en vos personnes : les choses hautes sont à lui seul, il partage avec vous les inférieures. Soyez donc les sujets de Dieu, et soyez les dieux de vos peuples. » 4. Ce sont les paroles de ce grand saint que j’adresse encore aujourd’hui au plus grand monarque du monde. SIRE, soyez le dieu de vos peuples, c’est-à-dire faites-nous voir Dieu en votre personne sacrée. [...] |
Sermon sur les devoirs des Rois, premier point, extrait, op. cit., pp. 236-238: 1. Pour établir cette puissance qui représente la sienne, Dieu met sur [le] front des souverains et sur leur visage une marque de divinité. C’est pourquoi le patriarche Joseph ne craint point de jurer parla tête et par le salut de Pharaon, comme par une chose sacrée ; il ne croit pas outrager celui qui a dit : « Vous jurerez seulement au nom du Seigneur », parce qu’il a fait dans le Prince une image mortelle de son immortelle autorité. « Vous êtes des dieux, dit David, et vous êtes tous enfants du Très-Haut. » Mais ô dieux de chair et de sang, ô dieux de terre et de poussière, « vous mourrez comme des hommes ». N’importe, vous êtes des dieux, encore que vous mouriez, et votre autorité ne meurt pas : cet esprit de royauté passe tout entier à vos successeurs, et imprime partout la même crainte, le même respect, la même vénération. L’homme meurt, il est vrai ; mais le Roi, disons-nous, ne meurt jamais : l’image de Dieu est immortelle. 2. Il est donc aisé de comprendre que, de tous les hommes vivants, aucuns ne doivent avoir dans l’esprit la majesté de Dieu plus imprimée que les rois : car comment pourraient-ils oublier Celui dont ils portent toujours en eux-mêmes une image si vive, si expresse, si présente ? Le Prince sent en son cœur cette vigueur, cette fermeté, cette noble confiance de commander : il voit qu’il ne fait que mouvoir les lèvres et aussitôt que tout se remue d’une extrémité du royaume à l’autre. Et combien donc doit-il penser que la puissance de Dieu est active ! Il pénètre les intrigues les plus secrètes : « Les oiseaux du ciel lui rapportent tout. » Il a même reçu de Dieu, par l’expérience des affaires, une certaine pénétration qui fait penser qu’il devine : Divinatio in labiis regis. Et quand il a pénétré les trames les plus secrètes, avec ses mains longues et étendues, il va prendre ses ennemis aux extrémités du monde, et les déterre, pour ainsi dire, du fond des abîmes où ils cherchaient un vain asile. Combien donc lui est-il facile de s’imaginer que les mains et le regard de Dieu est inévitable ! 3. Mais quand il voit les peuples soumis, « obligés, dit l’Apôtre, à lui obéir, « non seulement pour la crainte, mais encore pour la conscience », peut-il jamais oublier ce qui est dû au Dieu vivant et éternel, à qui tous les cœurs parlent, pour qui toutes les consciences n’ont plus de secret ? C’est là, c’est là, sans doute, que tout ce qu’inspire le devoir, tout ce qu’exécute la fidélité, tout ce que feint la flatterie, tout ce que le Prince exige lui-même de l’amour, de l’obéissance, de la gratitude de ses sujets, lui est une leçon perpétuelle de ce qu’il doit à son Dieu, à son souverain. C’est pourquoi saint Grégoire de Nazianze, prêchant à Constantinople en présence des empereurs, les invite par ces beaux mots à réfléchir sur eux-mêmes pour contempler la grandeur de la Majesté divine : « O princes, respectez votre pourpre, révérez votre propre autorité, qui est un rayon de celle de Dieu, connaissez le grand mystère de Dieu en vos personnes : les choses célestes sont à lui seul, il partage avec vous les inférieures. Soyez donc les sujets de Dieu, comme vous en êtes les images. » 4. Tant de fortes considérations doivent presser vivement les rois de mettre l’Evangile sur leur tête, d’avoir toujours les yeux attachés à cette loi supérieure [...]. |
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Christine Noille
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – RARE Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution