La Réserve : Livraison juin-juillet 2015

Stéphane Macé

Les énoncés interrogatifs dans le Carême du Louvre

Initialement paru dans : Littératures classiques, n° 46, 2002, p. 141-151

Texte intégral

  • 1 Samuel Beckett, Murphy, Paris, Minuit, 1965, p. 18-19.

  • 2 Nous sélectionnerons l’essentiel de nos exemples dans la partie du texte co...

  • 3 Jean-Marie Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Paris, Le Seuil, ...

1La rhétorique, comme on sait, est affaire de questionnement : c’est bien sûr le cas des lieux et de la fameuse grille canonique (« Monsieur Kelly (…) demanda à savoir le qui, le quoi, l’où, les moyens, le pourquoi, le comment et le quand. Grattez un vieillard et vous trouvez un Quintilien », ironisera Beckett1) ; c’est surtout celui des « questions rhétoriques » ou des « questions oratoires », dont en fait aucune définition véritablement stable n’a été proposée, grammairiens, linguistes et rhétoriciens ne s’aventurant guère au-delà de leur domaine propre. Sans prétendre aucunement, dans un espace aussi restreint, résoudre un problème aussi épineux, nous voudrions simplement suggérer quelques pistes, et proposer une analyse succincte du fonctionnement des énoncés interrogatifs dans le Carême du Louvre de Bossuet2. Ce problème est véritablement central, s’agissant d’un genre comme le sermon, qui ne peut être défini qu’en fonction de la relation entre l’orateur et son public : « Le terme sermon, rappelle Jean-Marie Schaeffer, se réfère uniquement à la visée pragmatique d’un discours en laissant indéterminés tous ses autres aspects3 ». L’interrogation se caractérisant par l’implication systématique de l’allocutaire, on comprend que cette modalité de phrase y soit sur-représentée.

2L’étude de la répartition des énoncés interrogatifs dans l’économie des différents sermons, et en particulier dans l’exorde, pourra constituer pour nous une première approche ; nous la complèterons par une analyse de quelques exemples significatifs, à mi-chemin entre grammaire et rhétorique des figures.

3Un simple repérage quantitatif révèle quelques tendances assez nettes quant à l’utilisation des énoncés interrogatifs. La plus sensible est assurément leur relative rareté dans le double exorde qui ouvre canoniquement chaque sermon : une seule interrogation directe dans l’exorde du Sermon pour la Purification de la Vierge, du Sermon sur la Prédication évangélique (sem. I), du Sermon du mauvais riche (sem. II), du Sermon sur la mort (sem. IV), du Sermon sur l’Intégrité de la Pénitence (sem. V) ou du Sermon sur les Devoirs des Rois (sem. VI) ; aucune occurrence dans l’ouverture du Sermon sur la Providence (sem. II), du Sermon sur l’Ambition, du Sermon pour la fête de l’Annonciation de la Sainte Vierge (sem. IV), du Sermon sur l’Efficacité de la Pénitence (sem. V) et du Sermon sur la Passion de Notre-Seigneur (sem. VI). Seul le Sermon sur l’Ardeur de la Pénitence (sem. V) propose, dans l’exorde, plusieurs exemples d’interrogation directe.

4Cette rareté est d’autant plus remarquable que, dans le corps du discours, les énoncés interrogatifs sont utilisés de manière extrêmement dense. Dans la péroraison également, la modalité interrogative est fréquemment convoquée : si le Sermon pour la Purification de la Vierge en fait l’économie, la péroraison du Sermon sur la Prédication évangélique enchaîne plusieurs séquences.

5Que les interrogations se fassent si discrètes dans l’exorde n’est peut-être pas si étonnant : dès lors qu’il ne s’agit pas de questions véritablement ouvertes, le procédé est assez voyant, ostentatoire même. Cela peut contrevenir à l’une des lois de l’art rhétorique, théorisée par Cicéron et reprise par les commentateurs de l’époque de Bossuet :

  • 4 L’Abbé de Bretteville, L’Eloquence de la Chaire, et du Barreau, selon les p...

Le style de l’exorde, dit Cicéron, doit être plein de gravité, & renfermer tout ce qui peut contribuer à la dignité du Discours : parce que l’Orateur doit s’attacher sur tout à prévenir le jugement de l’Auditeur en sa faveur. Mais l’Art doit y être fort caché, & il en faut bannir les ornemens trop recherchés ; par la raison que l’on pourroit soupçonner l’Orateur de vouloir tromper les gens par une artificieuse Eloquence, ce qui diminuëroit la créance qu’on doit auoir en luy4.

6L’exorde, donc, doit répondre à un idéal de sobriété, peu compatible avec les « effets de manches ». Quand Bossuet utilise tout de même d’interrogation, c’est généralement sans trop appuyer, et sans en faire, comme souvent dans le corps du discours, le support ou le vecteur d’une rhétorique d’amplification (par des effets de redoublement, notamment) ; c’est par exemple le cas de l’exorde du Sermon pour la Purification de la Vierge :

Car, Chrétiens, n’admirez-vous pas, dans la solennité de ce jour, que tous ceux qui paraissent dans notre évangile nous y sont représentés par le Saint-Esprit dans un état d’immolation ? (p. 55)

7L’interro-négative sert surtout ici de transition, et permet d’introduire avec élégance l’exemple de Siméon. Plus singulier est le cas de l’interrogative qui ouvre le Sermon sur la Mort. Il s’agit de la seule occurrence de l’exorde, et cet énoncé intervient dès la première phrase :

Me sera-t-il permis aujourd’hui d’ouvrir un tombeau devant la cour, et des yeux si délicats ne seront-ils point offensés par un objet si funèbre ? Je ne pense pas, Messieurs, que des chrétiens doivent refuser d’assister à ce spectacle avec Jésus-Christ. (p. 146)

  • 5 Catherine Kerbrat-Orecchioni, La Question, Presses Universitaires de Lyon, ...

8Ce choix est loin d’être innocent : Bossuet exploite ici les virtualités dynamiques de la syntaxe interrogative, pour renforcer l’effet de provocation escompté. Par cette sollicitation virtuelle de l’autorisation de l’auditoire, l’orateur installe d’emblée le discours dans le paroxysme : toute question étant, comme le rappelle Catherine Kerbrat-Orecchioni, un « appel à l’autre, convié à compléter sur-le-champ le vide que comporte l’énoncé qui lui est soumis5 », l’auditeur est immédiatement et brusquement impliqué dans une relation énonciative qui vient redoubler, au plan thématique, l’entorse aux bienséances que constitue l’exhibition de l’objet funèbre.

  • 6 Catherine Kerbrat-Orecchioni, ibid., p. 6-7, rappelle les termes du débat q...

  • 7 Gérard Moignet, « Esquisse d’une théorie psycho-mécanique de la phrase inte...

  • 8 Même l’on n’attend visiblement pas de réponse effective, cet exemple n’entr...

  • 9 Cet énoncé correspond en partie au premier exemple analysé par Gilles Fauco...

9D’un point de vue théorique, cet exemple est assez intéressant : il permet d’insister sur la valeur directive que peut assumer l’énoncé interrogatif6 (on pourrait très bien avoir une formulation du type : « Permettez-moi d’ouvrir aujourd’hui un tombeau devant la cour. » ou « Qu’il me soit permis… »). En outre, il faut remarquer que cet énoncé conjoint en fait deux valeurs de l’interrogation : une interrogation simple et une interro-négative. Dans la première proposition, l’interrogation totale devrait en principe admettre une réponse possible par oui ou par non — même si cette réponse n’est pas effectivement requise. Si l’on se réfère aux théories développées par Gérard Moignet7, cet énoncé correspond formellement à une saisie intermédiaire du mouvement fermant de l’interrogation (« saisie S2 »), ménageant un équilibre entre le pôle positif et le pôle négatif, autorisant par là même la possibilité d’une réponse par oui ou par non. En fait, même si la syntaxe est bien celle de la phrase interrogative prototypique, on attend plutôt une réponse positive8. Il s’agit simplement de créer par une sollicitation fictive les conditions de réalisation d’une action9. Nous sommes donc bien en présence d’une interrogation à réponse contrainte. Par différence avec un énoncé directif plus explicite, cette formulation présente l’avantage de souligner la transgression que s’autorise l’orateur, et de préparer l’effet de rupture de la phrase suivante.

  • 10 Cf. Moignet, ibid., p. 103.

  • 11 Vaugelas, Remarques sur la Langue françoise, Paris, Veuve Jean Camusat, 16...

10L’emploi de l’interro-négative est lui aussi éclairant : dans le cas général, ce type d’énoncé implique une réponse positive, le mouvement logique fermant de la négation venant en quelque sorte annuler, ou renverser celui, similaire, de l’interrogation10 (ex. : « Ne doit-il pas venir ? — si »). Dans le cas présent, toute l’habileté de Bossuet consiste à accentuer cette tendance : la négation totale (« point, rappelle Vaugelas11, nie bien plus fortement que pas ») ou l’adverbe d’intensité insistent tellement sur la prévisibilité du choc émotionnel, qu’une réponse par oui semble inéluctable. En même temps, cette insistance prépare la rupture brutale qui intervient à la phrase suivante, par asyndète : il serait certes normal que des yeux délicats soient offensés, mais un bon chrétien doit regarder la mort en face. L’interrogation orientée impose à l’auditoire le spectacle de ses propres faiblesses, ce qui permet à l’orateur de les dénoncer avec plus de force. Grâce à l’intonation montante, à la rythmique et à la syntaxe de l’interrogation, Bossuet signe une entrée en matière particulièrement dynamique, sur un mode qui frôle la provocation. Ce projet, et cette réussite stylistique, expliquent sans doute largement le choix de la modalité interrogative à l’entame de l’exorde, alors que Bossuet se montre ordinairement si économe de cette technique dans les autres sermons.

  • 12 Nous empruntons ce terme à Gérard Moignet, ibid., passim.

11Dans le corps de l’argumentation, le recours aux énoncés interrogatifs devient beaucoup plus massif. Cela s’explique aisément par des raisons historiques et culturelles : dans un genre aussi typé que le sermon, qui nourrit des liens très étroits avec l’art rhétorique, l’interrogation n’est pas simplement l’acte de langage que décrivent les grammairiens, même si l’on tient compte des différentes valeurs pragmatiques du processus de « mise en débat12 » (demande d’information, demande de confirmation, ordre masqué, valeur délibérative, valeur hypothétique, etc…) : l’interrogation fait aussi partie de l’arsenal des figures, et en particulier des figures de pensée (ou des figures macrostructurales, si l’on adopte le système élaboré par Georges Molinié). Des figures maintenant quelque peu oubliées comme la subjection, la communication, le doute, et parfois même la suspension, l’Optatio ou l’admiration, peuvent légitimement s’articuler à une réflexion sur l’interrogation : le lien reste largement à penser, entre la réflexion linguistique contemporaine et un héritage dont elle a eu fâcheusement tendance à se couper.

12Formellement, on notera (ce qui n’est guère surprenant) une nette prédilection pour l’interrogation directe. Ce n’est pas que l’on ne puisse trouver d’exemples de percontatives, parfois même en position stratégique :

  • 13 Sermon sur la Mort, p. 153. Il s’agit de la conclusion du premier point.

Je doute quelquefois, avec Arnobe, si je dors ou si je veille : Vigilemus aliquando, an ipsum vigilare, quod dicitur, somni sit perpetui portio. Je ne sais si ce que j’appelle veiller n’est peut-être pas une partie un peu plus excitée d’un sommeil profond ; et si je vois des choses réelles, ou si je suis seulement troublé par des fantaisies et par de vains simulacres13.

13Mais généralement, cet emploi de l’interrogation indirecte est réservé à l’expression de la délibération (« Mais voyons enfin, Chrétiens, quelle sera la fin de cette aventure », p. 93 ; « Voyons quel est cet usage. », p. 95, pour ne prendre que ces deux exemples).

14On retrouve naturellement cette valeur délibérative en régime d’interrogation directe : or précisément, en passant à l’interrogation directe, il semble que l’énoncé accède plus facilement au statut de figure. Dans l’exemple suivant : « Dirai-je ici ce que je pense ? » (p. 89), on dépasse largement la commodité d’une transition élégante. Cet usage de la valeur délibérative de l’interrogation directe correspond à ce que certains théoriciens de l’époque appellent le doute.

Le doute est une véritable figure ; car il sert comme d’un voile à couvrir l’addresse de l’Orateur, qui fait une feinte pour acquerir plus de creance dans l’esprit des Auditeurs.

  • 14 Le Gras, La Rethorique françoise, ou les Preceptes de l’Ancienne et Vraye ...

On feint douter ne sçavoir par où commencer, ny par où finir, ny mesme ce qu’on doit dire14.

Souvent, Bossuet n’hésite pas à prolonger l’effet de « suspense » :

Que ferons-nous et que lui dirons-nous ? Lui donnerons-nous le temps de délibérer sur une chose toute décidée, et que l’on perd, si peu qu’on hésite ? Ha ! ce serait outrager l’esprit de Jésus (…) (p. 195)

15On voit bien avec cet exemple que les diverses interrogations sont en relation d’étroite imbrication. Les deux premières ont une valeur délibérative très nette, accusée davantage encore par ce que les techniciens appellent généralement leur partie (interrogation partielle, ici). L’interrogation suivante joue un double rôle : d’une part elle prolonge la délibération, d’autre part, elle permet une transition vers la suite du propos. Tout se passe comme si, avec cette interrogation totale, la réflexion était en quelque sorte décomposée. L’énoncé explicite le contenu sémantique assez vague des verbes qui précèdent ; mais les expansions du nom (« une chose toute décidée, et que l’on perd, si peu qu’on hésite ») comme la valeur gnomique suggèrent une réponse négative, et l’on identifie assez vite l’énoncé comme une interrogation rhétorique. Pourtant, rétrospectivement, le conditionnel ménage la possibilité d’un choix dont l’orateur dénonce le danger. Le basculement entre les deux valeurs de l’interrogation, délibérative et oratoire, n’est donc pas total.

16Il n’est pas rare que Bossuet fasse ce choix d’un redoublement de l’interrogation à valeur délibérative. Le procédé retenu est souvent le même : la première question porte sur un verbe au sémantisme large, qui sera précisé par la seconde interrogation.

Que ferons-nous, Chrétiens ? que répondrons-nous à une plainte si pressante ? Jésus-Christ y répondra dans notre évangile. (p. 159)

Cette technique, comme c’est le cas ici, se conjugue fréquemment avec l’utilisation du vocatif. Sans proposer de relevé statistique précis, on peut avancer sans grand risque d’erreur que la plupart des apostrophes adressées à l’auditoire — procédé courant, destiné à entretenir l’attention du public tout au long de la « performance » de l’orateur — interviennent en climat interrogatif. Cela correspond en fait à une figure, que l’on appelle la « communication » :

  • 15 Bretteville, op. cit., p. 265.

La Communication est une figure, par laquelle l’Orateur communique familierement ses raisons à ses propres Adversaires, deliberant avec eux, & les faisant Juges eux-mêmes15.

17Si cette définition parle d’adversaire, c’est essentiellement parce qu’elle s’applique à un contexte judiciaire. En réalité, ce n’est là que le premier point de la définition canonique proposée par Quintilien, ou en tout cas une libre adaptation :

  • 16 Quintilien, Institution oratoire, IX, 2, §20-21. Nous citons la traduction...

La figure appelée « communication » n’est pas éloignée de cette dernière [ = ce que Le Gras appelle le doute, la dubitatio en latin] ; ou bien c’est une consultation de nos adversaires eux-mêmes (…) ou bien, et c’est un procédé très fréquent, nous ouvrons une sorte de délibération avec les juges16.

Dans le contexte du sermon, l’interlocuteur naturel est bien entendu le public, appréhendé dans sa totalité (« Messieurs », « Chrétiens », etc.) ou non (adresses isolées au roi, voir p. 130), et invité par l’orateur à participer à l’effort de délibération. Parfois, l’orateur s’adresse non pas à la somme des individualités présentes devant lui, mais à une entité censée représenter n’importe quelle personne présente, avec un plus ou mois grand degré d’abstraction :

Ô homme, que penses-tu faire, et pourquoi te travailles-tu vainement ? (p. 144)

  • 17 Il est à noter, s’agissant de cet exemple du Sermon sur la mort, un effet ...

Que crains-tu donc, âme chrétienne, dans les approches de la mort ? Peut-être qu’en voyant tomber ta maison, tu appréhendes d’être sans retraite ? Mais écoute le divin Apôtre (…) (p. 160-16117)

Ce procédé permet d’élargir considérablement le spectre d’emploi de la figure de communication : d’une part, bien sûr, parce que la valeur générique permet éventuellement de déborder le cadre restreint de l’auditoire pour accéder à l’universel, ou à tout le moins à une dimension plus large. D’autre part, d’un point de vue technique, parce que ces situations énonciatives particulières permettent à Bossuet de forger de petits dialogues fictifs qui mettent en scène les réponses ou les questions qu’un interlocuteur pourrait lui adresser. Ce dialogisme, du reste, n’emprunte pas uniquement les voies de l’interrogation :

Tu arrêtes cette eau d’un côté, elle pénètre de l’autre ; elle bouillonne même par dessous la terre. — Mais je jouirai de mon travail. — Eh quoi ! pour dix ans de ta vie ! — Mais je regarde ma postérité et mon nom. — Mais peut-être que ta postérité n’en jouira pas. — Mais peut-être aussi qu’elle en jouira. — Et tant de sueurs, et tant de travaux, et tant de crimes, et tant d’injustices, sans pouvoir jamais arracher à la fortune, à laquelle tu te dévoues, qu’un misérable « peut-être ! » (p. 144-145)

18Il reste que, fréquemment, Bossuet dynamise l’échange en faisant intervenir la syntaxe de l’interrogation.

Ô homme, que penses-tu faire, et pourquoi te travailles-tu tellement ? – Mais je saurai bien m’affermir et profiter de l’exemple des autres. (p. 144) 

Pourquoi cette agitation, Messieurs ? C’est que la vérité leur parle. Pourquoi cette angoisse ? C’est que la vérité les presse . Pourquoi cette fuite précipitée ? C’est que la vérité les poursuit. Ha ! te trouverons-nous partout, ô vérité persécutante ? Oui, jusqu’au fond de l’abîme, ils la trouveront ; (…) (p. 89-90)

19Il ne semble pas impossible, dans cette dernière suite de répliques, de déceler un effet de polyphonie, le constat dont résulte l’interrogation pouvant aussi bien émaner de l’auditoire lui-même que de l’orateur interprétant les doutes qu’il perçoit. Souvent d’ailleurs, Bossuet exploite l’autonomie syntaxique de l’interrogation directe pour rendre la question difficilement attribuable à un énonciateur précis. Cela rend l’interprétation en termes de figures de tout un ensemble d’énoncés particulièrement malaisée. Le dialogue supposé entre le prédicateur et l’auditoire, on l’a vu, relèverait de la communication ; mais les rhéteurs ont baptisé autrement l’entretien de l’orateur avec lui-même :

  • 18 Bretteville, op. cit., p. 259.

L’Interrogation par Subjection, est une Figure qui consiste à s’interroger & à se répondre soy-même. On s’en sert aussi pour prévenir les fausses raisons que l’on peut objecter, & à les refuter18.

La situation, pour le lecteur moderne peu familier de ces catégories, se complique encore si l’on ajoute, comme le fait par exemple Le Gras, un certain nombre de subdivisions :

La Subjection qui est lors que l’Orateur adjoûte luy-mesme la réponse à son interrogation, se fait en trois manieres.

Premierement on interroge son adversaire, & on y adjoûte la réponse.

Secondement, nous nous interrogeons nous-mêmes, & nous adjoûtons la réponse (…)

  • 19 Le Gras, op. cit., p. 200-201

Enfin l’Orateur feint d’estre interrogé, & ajoûte sa réponse19.

20On le voit, la frontière est loin d’être évidente entre communication et subjection, que cela soit dû au relatif flou théorique qui enveloppe les définitions des rhéteurs, ou, « sur le terrain », à des raisons syntaxiques ou stylistiques (la non-dépendance syntaxique de l’énoncé, la polyphonie…). Si l’on devait trancher, peut-être faudrait-il insister sur la dimension fortement délibérative liée à la figure de communication (ce trait est présent dans toutes les définitions que nous avons pu consulter, mais est-ce un véritable critère, Quintilien constituant pour tous les théoriciens une base commune ?), dimension que ne partage pas nécessairement l’interrogation par subjection.

21Dans certains cas, cependant, et même en tenant compte de l’autonomie syntaxique des énoncés, le doute n’est guère permis : Bossuet a fréquemment recours, dans ces séquences de dialogisme feint, à ce que l’on appelle usuellement interrogation oratoire. La forte contrainte qui pèse sur la réponse interdit dans ce cas de penser que l’on a affaire à une figure de communication. Dès lors que la réponse est évidente, ou non requise, elle ne peut guère émaner, logiquement, que de l’orateur lui-même. Examinons l’exemple suivant :

Est-ce là que devait aboutir toute cette grandeur formidable au monde ? Est-ce là ce grand arbre dont l’ombre couvrait toute la terre ? Il n’en reste plus qu’un tronc inutile. Est-ce là ce fleuve impétueux qui semblait devoir inonder toute la terre ? Je n’aperçois plus qu’un peu d’écume. (p. 144)

22Nous sommes bien une nouvelle fois en présence d’un enchaînement de systèmes binaires questions-réponses, mais toutes les questions n’admettent qu’une réponse possible : la réponse négative, caractéristique, comme nous l’avons vu, de l’interrogation rhétorique. Il y aurait matière, pour un historien des idées, à réfléchir sur la réception d’un tel procédé : l’interrogation rhétorique, que les théoriciens du XVIIe siècle appellent « interrogation » ou « interrogation simple » (par différence avec l’interrogation par subjection, essentiellement), est perçu à notre époque comme un procédé ostentatoire et artificiel, que l’on associe assez spontanément à la langue d’apparat du Grand Siècle. Voici au contraire ce qu’en dit Bretteville :

L’Interrogation est une Figure qui consiste à faire quelques demandes, pour rendre, après, son discours plus vehement. (…)

  • 20 Bretteville, op. cit., p. 282-283.

Il n’y a rien, dit Longin, qui imite mieux la nature que les interrogations, car ceux qu’on interroge sentent naturellement une certaine émotion, qui fait que sur le champ ils se précipitent de répondre, & de dire ce qu’ils sçavent de vray, avant même qu’on ait achevé de les interroger. Si bien que, par cette Figure l’auditeur est adroitement trompé, & prend les discours les plus medités pour des choses dites sur l’heure, & dans la chaleur20.

Le Gras, en revanche, propose une appréciation plus technique, et propose en guise de définition la distinction qui a servi de point de départ à toute la théorie moderne de cette figure dans le domaine linguistique (l’interrogation informative et l’interrogation sans réponse attendue) :

  • 21 Le Gras, op. cit., p. 199.

Il n’y a rien de si ordinaire que d’interroger ceux à qui nous parlons, ou avec qui nous contestons, afin de les obliger à nous répondre, pour nous éclaircir de quelque doute. L’Orateur au contraire interroge son adversaire sur une chose certaine, & à laquelle il n’y a rien à répondre ; & c’est lors que l’interrogation fait beaucoup d’effet : Tellement que ce qui fait que cette interrogation est une figure, c’est qu’elle est faite par l’Orateur touchant une chose sur laquelle il sçait bien qu’on ne luy pourra répondre, ou du moins surquoy il croit qu’on ne luy répondra point21.

23Notre but n’étant pas de développer ici un point de vue théorique sur cette question, nous voudrions simplement souligner quelques traits dominants de l’usage que fait Bossuet de la question rhétorique.

24Le fait le plus marquant, sans aucun doute, est purement quantitatif ; l’usage de cette figure est massif, et concerne tous les sermons. Bossuet affiche également, il faut le souligner, une prédilection très nette pour les énoncés interro-négatifs. Cela mérite peut-être une rapide explication. Dans la fameuse triade docere, movere, placere, le sermon privilégie très nettement le premier élément – sans bien sûr renoncer totalement aux deux autres. Or l’interro-négative, qui permet par rapport à une interrogation rhétorique classique, une réorientation de la réponse vers le positif, est un moyen commode d’affirmer ou de reconnaître des vérités. Comparons les deux phrases suivantes :

Après cela, Chrétiens, serons-nous toujours enchantés de l’amour de cette vie périssable ? (p. 61)

Or, qui ne sait, Chrétiens, qu’à la conclusion de la pièce, on n’introduit pas d’autres personnages que ceux qui ont paru dans les autres scènes ; et que les eaux d’un torrent, lorsqu’elles se perdent, ne sont pas d’une autre nature que lorsqu’elles coulent ? (p. 92)

  • 22 Un membre de jury de concours, désireux d’amener un candidat à s’amender, ...

La première, interrogation rhétorique de forme simple, oriente négativement la réponse, sur laquelle pèse une forte contrainte, au point qu’il n’est pas même nécessaire de la formuler. Mais justement, la formulation reste sous-entendue. L’avantage de l’interro-négative est de permettre une formulation explicite de la vérité que l’on entend découvrir ou révéler aux fidèles22. L’orateur peut ainsi intégrer des énoncés de forme gnomique (maximes, sentences), sans souligner outre mesure le didactisme de sa démarche.

25On interprètera dans le même sens l’usage tout à fait remarquable que fait Bossuet de l’exceptif dans la syntaxe de l’interrogation :

Car à qui est-ce qu’il appartient de toucher les cœurs, sinon à la vérité ? (p. 89)

Que signifie cette lie, sinon le supplice des réprouvés, supplice qui n’est tempéré d’aucune douceur ? Et que représente ce vin mêlé, sinon ces biens et ces maux que l’usage peut faire changer de nature, tels que nous les éprouvons dans la vie présente ? (p. 120)

Car que peut servir à une volonté déréglée, sinon qu’étant misérable en voulant le mal, elle le devient encore plus en l’exécutant ? (p. 135)

De façon générale, d’ailleurs, Bossuet se signale dans le Carême du Louvre par un goût très marqué pour l’explicite. Les anaphores un peu voyantes ou l’usage assez appuyé des conjonctions, le choix de l’hypotaxe, ne sont pas seulement les supports traditionnels d’une rhétorique d’amplification : ces procédés sont là aussi pour souligner des articulations logiques, pour expliciter avec une clarté maximale les raisons qui sous-tendent les conseils de l’orateur :

Car, puisque c’était notre mal de ne craindre pas le péché, parce qu’il est volontaire, et de n’appréhender que la mort, à cause qu’elle est forcée, qu’y avait-il de plus convenable que de contempler le Fils de Dieu, qui, ne pouvant jamais vouloir le péché, nous montre combien il est exécrable ; qui, embrassant la mort avec joie, nous fait voir qu’elle n’est pas si terrible ; mais qui, ayant voulu endurer la mort pour expier le péché, enseigne assez clairement à tous ceux qui veulent entendre, qu’il n’y a point à faire de comparaison, que le péché seul est à craindre comme le vrai mal, et que la mort ne l’est plus, puisque même elle a pu servir de remède ? (p. 59)

  • 23 Nathalie Fournier, Grammaire du Français classique, Paris, Belin, 1998, p....

26En revanche, le primat accordé à cette « rhétorique de l’explicite », vecteur privilégié du docere, impose certains choix inverses : on signalera simplement la quasi-absence des interrogations en Est-ce que, qui tendent à ménager un spectre de réponses possibles sans doute perçu comme trop large. Ceci s’explique sans doute par des raisons historiques : Nathalie Fournier23 rappelle que ce tour correspond à « la versation interrogative de C’est que P, et [qu’] à ce titre [sa] valeur originelle (…) est une remise en question de la relation d’identification construite entre ce et l’énoncé P nominalisé : “cela est-il que P ?” ». A une époque où le tour n’est pas complètement figé, Bossuet semble délibérément s’écarter de ce mode d’expression, plus naturellement orienté peut-être vers l’interrogation ouverte.

27Qu’elle soit utilisée pour ses vertus dynamiques, rythmiques, ou en raison de ses affinités avec l’exigence du docere, la question apparaît donc comme un élément fondamental de l’écriture du sermon. Forme particulièrement souple (en témoignent ses innombrables valeurs pragmatiques, mais aussi les problèmes de définition et de frontières auxquels nous avons été confrontés), la phrase interrogative reste sans doute l’un des instruments stylistiques les plus remarquables de l’art de Bossuet.

Notes

1 Samuel Beckett, Murphy, Paris, Minuit, 1965, p. 18-19.

2 Nous sélectionnerons l’essentiel de nos exemples dans la partie du texte constituant le programme de grammaire défini par le jury de l’agrégation 2002-2003 (les quatre premières journées), sans nous interdire à l’occasion quelques références au reste de l’ouvrage. L’édition utilisée est celle retenue pour le concours.

3 Jean-Marie Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Paris, Le Seuil, coll. « Poétique », 1989, p. 121.

4 L’Abbé de Bretteville, L’Eloquence de la Chaire, et du Barreau, selon les principes les plus solides de la Rhetorique Sacrée & Profane, Paris, Denys Thierry, 1689, p. 106. Il s’agit d’une traduction libre de Cicéron (Livre I du De Inventione). On trouverait le même type de préoccupations dans la Rhétorique à Hérennius, I, 11 : « Dans l’exorde il faut veiller à employer un style tempéré et des mots courants de façon que le discours ne semble pas préparé. (…) Il est mauvais s’il a été composé en un style trop apprêté ou s’il est trop long. » (traduction Guy Achard, éd. Les Belles-Lettres, 1997).

5 Catherine Kerbrat-Orecchioni, La Question, Presses Universitaires de Lyon, 1991, « Introduction », p. 10-11.

6 Catherine Kerbrat-Orecchioni, ibid., p. 6-7, rappelle les termes du débat qui oppose les théoriciens : certains, comme Searle, considèrent que « l’ordre et la question sont tous deux membres de la même famille, celle des “directifs“ », alors que d’autres estiment que la question est plus proche de l’assertion (Austin, Lyons, Berrendonner).

7 Gérard Moignet, « Esquisse d’une théorie psycho-mécanique de la phrase interrogative », in Etudes de psycho-systématique française, Paris, Klincksieck, 1974, p. 98 sq.

8 Même l’on n’attend visiblement pas de réponse effective, cet exemple n’entre pourtant pas véritablement dans la catégorie de ce que l’on appelle traditionnellement la « question rhétorique », si l’on admet que « toute question rhétorique possède un aspect argumentatif négatif » (Jean-Claude Anscombre et Oswald Ducrot, « Interrogation et argumentation », revue Langue française, déc. 1981, p. 7. Voir aussi p. 15 sq., et l’article fondateur d’Andrée Borillo, « Quelques aspects de la question rhétorique en Français », DRLAV 25, 1981, p. 1-33 sur les « questions polarisées »).

9 Cet énoncé correspond en partie au premier exemple analysé par Gilles Fauconnier dans « Questions et actes indirects », Langue Française, déc. 1981, p. 44-55 (« Me permettrez-vous de commencer par cet exemple ? »). L’auteur note qu’une telle phrase « a des propriétés bizarres : celle de demander une permission tout en demandant si cette permission sera accordée, celle de s’octroyer immédiatement la permission qu’elle demande (…) » (p. 44). Mais chez Bossuet, le sémantisme du verbe « permettre » n’est pas totalement subduit, l’idée de transgression restant très sensible.

10 Cf. Moignet, ibid., p. 103.

11 Vaugelas, Remarques sur la Langue françoise, Paris, Veuve Jean Camusat, 1647, p. 409. (cité d’après l’éd. en fac-similé de Jeanne Streicher, Genève, Droz, 1934).

12 Nous empruntons ce terme à Gérard Moignet, ibid., passim.

13 Sermon sur la Mort, p. 153. Il s’agit de la conclusion du premier point.

14 Le Gras, La Rethorique françoise, ou les Preceptes de l’Ancienne et Vraye Eloquence : Accommodez à l’usage des conversations & de la Societé civile : Du Barreau : Et de la Chaire., Paris, 1671, p. 201-202.

15 Bretteville, op. cit., p. 265.

16 Quintilien, Institution oratoire, IX, 2, §20-21. Nous citons la traduction de Jean Cousin, Paris, Les Belles Lettres, 1978. Cette figure ne doit surtout pas être confondue avec l’apostrophe, qui consiste à se détourner de son interlocuteur prioritaire pour s’adresser à un autre (cf. Le Gras, op. cit., p. 203-204).

17 Il est à noter, s’agissant de cet exemple du Sermon sur la mort, un effet de parallélisme saisissant : on a vu que l’exorde s’ouvrait sur un énoncé interrogatif, procédé que renouvelle Bossuet à l’entame de la péroraison.

18 Bretteville, op. cit., p. 259.

19 Le Gras, op. cit., p. 200-201

20 Bretteville, op. cit., p. 282-283.

21 Le Gras, op. cit., p. 199.

22 Un membre de jury de concours, désireux d’amener un candidat à s’amender, mais soucieux de ne pas lui donner directement la réponse, évitera de formuler ses questions sous la forme interro-négative. Sous sa forme simple, l’interrogation, fût-elle rhétorique », sera sans doute moins contraignante pour la réponse.

23 Nathalie Fournier, Grammaire du Français classique, Paris, Belin, 1998, p. 121.

Pour citer ce document

Stéphane Macé, «Les énoncés interrogatifs dans le Carême du Louvre», La Réserve [En ligne], La Réserve, Livraison juin-juillet 2015, mis à jour le : 12/11/2015, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/reserve/114-les-enonces-interrogatifs-dans-le-careme-du-louvre.

Quelques mots à propos de :  Stéphane  Macé

Université Grenoble Alpes – U.M.R. Litt&Arts / Rare – Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution