La Réserve : Livraison juin-juillet 2015

Christine Noille

Lire comme une histoire : La Bruyère et l’invention du sens littéral

Initialement paru dans : Littératures classiques, « La lecture à clefs », M. Escola et M. Bombard dir., 2005, sous le titre « La Bruyère critique de ses critiques : les lectures à clefs ou l’invention du sens littéral »

Texte intégral

1. Comprendre La Bruyère

1Des oiseaux lugubres hantent de leurs imprécations l’imaginaire de l’ascension et de la chute que La Bruyère déploie autour de son livre :

  • 1 La Bruyère, Préface au Discours de réception à l’Académie française (1694),...

Et en vérité, je ne doute point que le public ne soit enfin étourdi et fatigué d’entendre, depuis quelques années, de vieux corbeaux croasser autour de ceux qui, d’un vol libre et d’une plume légère, se sont élevés à quelque gloire par leurs écrits. Ces oiseaux lugubres semblent, par leurs cris continuels, leur vouloir imputer le décri universel où tombe nécessairement tout ce qu’ils exposent au grand jour de l’impression : comme si on était cause qu’ils manquent de force ou d’haleine1 […].

2Mais qui sont-ils, ces faiseurs de cabales, ces empêcheurs de voler en liberté ? Ils sont comme Théobalde, ils sont des Théobaldes :

  • 2 Ibid., p. 614-615.

[...] les Théobaldes [...] négligent dans un livre tout ce qui n’est que remarques solides ou sérieuses réflexions, quoique en si grand nombre qu’elles le composent presque tout entier, pour ne s’arrêter qu’aux peintures ou aux caractères2 [...].

  • 3 Sur l’art des peintures, voir Marc Fumaroli, L'Age de l'éloquence, Rhétoriq...

  • 4 La Bruyère, Préface des Caractères, éd. cit., p. 118-119 (nous soulignons).

Nommons leur crime : non seulement les Théobaldes ne lisent pas (ou, ce qui revient au même, ne lisent pas tout, ne lisent que les « peintures3 »), mais ils ne veulent pas lire4 :

Il faut savoir lire, et ensuite se taire, ou pouvoir rapporter ce qu’on a lu, et ni plus ni moins que ce qu’on a lu ; et si on le peut quelquefois, ce n’est pas assez, il faut encore le vouloir faire [...].

  • 5 Voir Jean Dagen, « Ce qui s'appelle penser, pour La Bruyère », dans Littéra...

Et quoi qu’en dise La Bruyère, peut-être aussi les censeurs ne savent-ils pas lire : la méchanceté s’allie en eux à la bêtise dans une inversion de l’idéal socratique5, pour produire au bout du compte – car c’est bien de cela qu’il s’agit – des clefs :

  • 6 La Bruyère, Préface au Discours de réception, éd. cit., p. 615.

[…] les Théobaldes […] négligent tout […] pour ne s’arrêter qu’aux peintures ou aux caractères ; et après les avoir expliqués à leur manière et en avoir cru trouver les originaux, donnent au public de longues listes, ou, comme ils les appellent, des clefs : fausses clefs, et qui leur sont aussi inutiles qu’elles sont injurieuses aux personnes dont les noms s’y voient déchiffrés, et à l’écrivain qui en est la cause, quoique innocente6.

La clef est à la fois le signe d’une perversité morale, le symptôme d’une défaillance intellectuelle, et la signature d’une médiocrité littéraire : car elle est le fait

  • 7 Ibid., p. 614.

[…] de ces beaux esprits qui tournent un sonnet sur une absence ou sur un retour, qui font une épigramme sur une belle gorge, et un madrigal sur une jouissance. Voilà ceux qui, par délicatesse de conscience, ne souffrent qu’impatiemment qu’en ménageant les particuliers avec toutes les précautions que la prudence peut suggérer, j’essaye, dans mon livre des Mœurs, de décrier, s’il est possible, tous les vices du cœur et de l’esprit, de rendre l’homme raisonnable et plus proche de devenir chrétien7.

L’auteur est victime des clefs : et dans la satire qu’il produit des faiseurs de clefs, il ne fait au fond que travailler à son propre plaidoyer :

  • 8 Ibid., Préface des Caractères, p. 118.

[…] je crois pouvoir protester contre tout chagrin, toute plainte, toute maligne interprétation, toute fausse application et toute censure ; contre les froids plaisants et les lecteurs mal intentionnés […]8.

3Devant tant de passion, la question se pose de savoir comment les clefs font-elles du tort : nuisent-elles à l’auteur (à sa réputation d’honnête homme, à sa tranquillité de courtisan, à son souci de dévotion) ? Ou nuisent-elles à son ouvrage, en en corrompant la signification ? À l’un et à l’autre bien sûr, même si, en toute mauvaise foi, La Bruyère n’en tient que pour son livre. La lecture à clefs en effet, selon La Bruyère, casse quelque chose dans le rapport d’intelligence, de confiance et d’implication qui est à même de garantir la lisibilité des Caractères. Ou, comme le dit La Bruyère dans une proposition ô combien énigmatique :

  • 9 Ibid., Préface au Discours de réception, p. 612-613. A partir de « ils y pr...

Il paraît une nouvelle satire écrite contre les vices en général, […] où personne n’est nommé ni désigné, où nulle femme vertueuse ne peut ni ne doit se reconnaître ; un BOURDALOUE en chaire ne fait point de peintures du crime ni plus vives ni plus innocentes : il n’importe, c’est médisance, c’est calomnie. Voilà depuis quelque temps leur unique ton [i.e. « Ces oiseaux lugubres »], celui qu’ils emploient contre les ouvrages de mœurs qui réussissent : ils y prennent tout littéralement, ils les lisent comme une histoire, ils n’y entendent ni la poésie ni la figure ; ainsi ils les condamnent9.

Souligner le caractère énigmatique des termes ici utilisés n’est guère difficile : comment établir une équivalence entre lire littéralement et lire comme une histoire ? Et de quel type d’histoire s’agit-il au demeurant ? L’histoire-chronique, l’histoire-fiction, ou autre chose encore ? De même, dans la partie oppositionnelle, quelle liaison mettre en avant pour rapprocher poésie et figure ? Et avant même de songer à y travailler, que peut signifier entendre la poésie et entendre la figure ?

4La structure générale de l’argumentation ne semble pas, cependant, poser problème : ce que dénonce ici la Bruyère, c’est bien la lecture à clefs ; et ce qu’il lui oppose, c’est sa version idéale de la lecture intelligente. S’arrêter à l’élucidation de cette remarque s’avère alors tout à fait rentable pour voir selon quels modèles de compréhension un auteur du XVIIe siècle a pu rendre compte de la pratique des clefs.

2. Ne pas entendre la poésie et la figure

5Pour essayer de comprendre la « langue » que La Bruyère a adoptée de façon aussi soudaine qu’elliptique, un premier axe de déchiffrement nous est inspiré par la Poétique d’Aristote : en effet, l’opposition entre la mimesis générale et la focalisation sur un particulier est un paradigme aristotélicien récurrent, de même que le report de l’une sur la poésie et de l’autre sur l’histoire :

  • 10 Voir Aristote, Poétique, éd. Jean Lallot et Roselyne Dupont-Roc, Paris, Le...

Car la différence entre le chroniqueur et le poète […] est que l’un dit ce qui a eu lieu, l’autre ce qui pourrait avoir lieu ; c’est pour cette raison que la poésie est plus philosophique et plus noble que la chronique : la poésie traite du général, la chronique du particulier. Le « général », c’est le type de chose qu’un certain type d’homme fait ou dit vraisemblablement ou nécessairement10.

D’une certaine façon, la « clef » conceptuelle de la Poétique nous permet de fournir une paraphrase satisfaisante qui se formule à peu près ainsi :

Il paraît une nouvelle satire écrite contre les vices en général, […] où personne n’est nommé ni désigné […] ; il n’importe, c’est médisance, c’est calomnie. Ils le lisent comme une chronique ; ils n’y entendent pas la poésie.

Cette lisibilité poéticienne a un coût : elle laisse de côté d’une part lire littéralement et entendre la figure, et d’autre part l’assimilation de la lecture littérale à l’histoire et de la lecture figurale à la poésie.

6Une autre réflexion est alors permise, qui parte précisément de cet autre paradigme oppositionnel entre lecture littérale et lecture figurale : on aura reconnu les vertus d’une enquête rhétorique, puisqu’au demeurant, c’est bien dans la rhétorique de l’éloquence que se trouve théorisée l’opposition entre sens littéral et sens figuré, entre expression directe et détour de l’expression – qu’il s’agisse d’un détour sémantique (figure-trope), ou d’un détour stylistique (figure proprement dite). Une nouvelle lisibilité apparaît, d’obédience rhétorique, qui insisterait sur le travail de traduction demandé au lecteur et qui se formulerait à peu près ainsi :

Il paraît une nouvelle satire écrite contre les vices en général, […] où personne n’est nommé ni désigné […] ; il n’importe, c’est médisance, c’est calomnie. […] ils y prennent tout à la lettre ; ils ne comprennent pas que ce sont des figures.

Là encore, la cohérence est obtenue au prix d’un glissement entre opération de fictionalisation et opération de stylisation, c’est-à-dire entre poétique mimétique et art de l’éloquence ; et d’autre part, on ne fait plus rien de la mention « ils les lisent comme une histoire » – et on en revient à l’interrogation initiale : quelle est cette histoire qui commanderait une lecture littérale, et dont s’éloignerait le livre des Caractères ?

7A tout bien considérer, les limites rencontrées des deux côtés invalident tout autant la version poétique de la proposition que sa version rhétorique : un sophisme serait de penser à les additionner, car en l’occurrence, ce serait bien le mariage de la carpe et du poisson. Un indice lexical en témoigne, l’indifférence accordée dans ces deux lectures que nous avons tentées, aux verbes d’action décrivant l’activité de lecture : prendre tout littéralement, lire comme une histoire, entendre (la poésie ou la figure). Sous cet angle, les propos de La Bruyère insistent surtout sur la dimension de travail, de construction lectoriale attachés à la réception des peintures morales : l’enjeu herméneutique semble ainsi majeur, qui nous convie à penser que La Bruyère nous propose là une distinction entre deux constructions interprétatives divergentes, l’une dénoncée, l’autre revendiquée.

3. L’exégèse biblique et la promotion de la lettre

  • 11 Pour une étude générale sur la question de l’herméneutique dans Les Caract...

8Ainsi la lisibilité de cette proposition ne serait ni poétique, ni rhétorique, mais herméneutique11. Reste à reconnaître sous chacun des termes (lecture littérale, lire comme une histoire, entendre la figure, entendre la poésie) des concepts opératoires dans le champ de l’herméneutique classique.

  • 12 Voir Ch. Noille-Clauzade, L’Éloquence du Sage. Platonisme et rhétorique da...

  • 13 La Bruyère, Préface au Discours de réception, éd. cit., p. 612.

9Que le XVIIe siècle ne soit pas celui de la manie allégorique – à l’inverse de l’époque précédente –, le déclin du néo-platonisme ficinien nous le rappelle12. Mais si le travail herméneutique sur les mythes littéraires antiques en particulier est largement contesté, le XVIIe siècle n’a pas ignoré les querelles d’interprétation, et généralement parlant, la pratique herméneutique reste au plus haut point vivace dans un domaine qu’évoquent justement les propos préliminaires de la proposition qui nous occupe, à savoir les débats théologiques13 :

[…] un BOURDALOUE en chaire ne fait point de peintures du crime ni plus vives ni plus innocentes : il n’importe […].

  • 14 Pour une présentation synthétique des domaines d’enquête afférant au champ...

  • 15 Voir Catherine Maire, De La Cause de Dieu à la cause de la Nation. Le Jans...

  • 16 Voir F. Laplanche, L’Écriture, le sacré et l’histoire. Erudits et politiqu...

  • 17 Voir du même auteur, La Bible en France, entre mythe et critique (XVIe-XIX...

10L’immersion dans le champ autonome de la théologie dépasse amplement notre propos14. Nous rappellerons simplement ici la récurrence du débat formaliste sur la distinction juridique entre le Droit (le sens général) et le Fait (le sens entendu par l’auteur) – entre l’esprit et la lettre – dans les condamnations pontificales lancées à l’encontre des thèses de Baïus, puis surtout de Jansenius15 ; nous nous attarderons un peu plus en revanche sur le grand partage qui s’instaure au cours du siècle entre exégèse biblique traditionnelle et renouveau exégétique, qu’il soit le fait des milieux réformés16, ou qu’il soit promu par de grandes individualités catholiques, au premier rang desquelles Richard Simon17. Car c’est précisément à cette occasion que nous verrons ressurgir toutes les expressions convoquées par La Bruyère pour parler de son œuvre, avec les mêmes paradigmes d’opposition et d’assimilation.

  • 18 Richard Simon trouve en ce domaine un grand prédécesseur dans la figure du...

11En effet, d’un côté, avec les Pasteurs de Paris et l’école exégétique de Saumur, puis avec l’oratorien Richard Simon et les grands érudits bénédictins (Mabillon, Dom Calmet), se met en place une lecture de l’Ancien Testament que l’on appelle littérale ou historique et qui s’effectue selon les règles de la critique. De quoi s’agit-il ? En accord avec l’effervescence de l’érudition qui se répand sur le siècle, est promue une exploration attentive des moindres particularités des langues bibliques, de façon à retravailler l’établissement même du texte – et en ce sens, cette critique, aussi nommée grammaticale, relève de la philologie18.

  • 19 Voir Jean Jehasse, La Renaissance de la critique : l’essor de l’humanisme ...

12Mais il y a plus : on assiste à un déploiement considérable d’instruments de travail intellectuels (connaissances en matière de géographie, d’histoire, des institutions), pour mener à bien une lecture de la Bible, de l’Ancien Testament en particulier, comme témoignage des institutions et des événements d’Israël à une époque donnée. C’est ainsi qu’en application de règles critiques (jugement philologique, critique des témoignages, présentation des preuves19…), se construit une interprétation historique du sens littéral attaché aux textes bibliques.

13Comprenons-nous bien : dans cette optique, le sens littéral, en l’occurrence historique, n’est pas le sens immédiat, donné d’emblée ; il est le produit d’un travail d’érudition considérable, il est le résultat d’une construction herméneutique critique, jusqu’alors bâclée par la tradition. C’est d’ailleurs à ce titre que Dom Calmet vante les mérites (et les difficultés) de cette entreprise critique :

  • 20 Dom Calmet, Commentaire littéral de tous les livres de l’Ancien Testament ...

Nous nous sommes bornés au sens littéral. C’est le fondement de tous les autres sens et de toutes les autres explications. Il n’est pas fort malaisé de donner des réflexions morales et spirituelles, de chercher des sens allégoriques et figurés dans l’Écriture, les écrits des Pères et de la plupart des interprètes en sont pleins ; et ces sortes d’explications sont souvent arbitraires. Mais la grande difficulté consiste à donner le vrai sens du texte, à développer la vraie signification de la lettre ; l’on peut dire que c’est ce qu’il y a de plus instructif et de plus solide dans cette sorte d’étude. Si l’on était plus versé dans le sens littéral des Écritures, il serait plus aisé de donner de bonnes explications spirituelles20.

  • 21 Pour une définition rapide de ces notions, voir notre Glossaire (entrée : ...

14Autant de nouveautés techniques ne vont pas sans une remise en cause globale du Livre de Dieu dans son statut même. Ce privilège du travail sur le sens littéral rompt avec la doctrine médiévale du quadruple sens (Historia, Allegoria, Anagogia, Tropologica), dans laquelle l’attention est déportée du littéral vers le spirituel, vers l’explicitation d’un sens mystique, qu’il soit allégorique (ou figuratif, au sens strict), anagogique (concernant les mystères de l’Église), ou « tropologique » (c’est-à-dire moral, par application aux mœurs du chrétien21). Et cette rupture ne va pas sans soulever un certain nombre de résistances.

4. La persistance d’une lecture dévote

  • 22 Voir F. Laplanche, art. cit., p. 31-41.

15Sans aller en effet jusqu’aux excès de la tradition de l’allégorisme rattachée à Origène, le premier théoricien systématique du sens spirituel, un courant s’affirme dans la seconde moitié du XVIIe siècle, qui témoigne d’une véritable persistance de l’exégèse traditionnelle. C’est ainsi que François Laplanche distingue trois composantes dans la défense du sens « prophétique » face à la progression du sens littéral : une résistance apologétique (l’attachement des théologiens catholiques à l’exégèse telle qu’elle a été pratiquée par les Pères de l’Église) ; une résistance théologique (le double niveau de sens étant imposé par la logique de la théologie chrétienne, au nom de l’origine divine des Écritures) ; et enfin une résistance dévote (les milieux de la dévotion accordant leur préférence à l’application du texte à l’existence présente du croyant, ce qui revient à défendre l’importance du sens moral ou tropologique22).

  • 23 Faut-il rappeler l’accueil réservé aux thèses de Richard Simon ? Exclu de ...

  • 24 Voir C. Maire, op. cit., p. 167 ; et J.-R. Armogathe, art. cit., p. 93-103.

  • 25 F. Laplanche, art. cit., p. 41.

16Il n’est alors pas anodin de rappeler que La Bruyère gravite dans des milieux marqués, en ce domaine, par leur attachement à l’exégèse traditionnelle, à la lecture figurale de la Bible, qu’il s’agisse du Petit Concile dominé par la figure de Bossuet, ou de l’Académie du Président de Lamoignon, grand centre humaniste dévot s’il en est. L’opposition à la critique historique y est virulente23, même si Bossuet le premier est contraint, face à l’apocalyptique protestante, de réaffirmer la pertinence du sens littéral à côté du sens prophétique24. Mais de façon générale, pour reprendre la formule de François Laplanche, « en France, tout s’est passé comme si la dévotion était incompatible avec la philologie25 ».

17L’extension de ce paradigme herméneutique oppositionnel au domaine des lettres profanes ne rencontre pas alors de difficultés. Car les règles de la « critique » – à la base de la lecture philologique et de l’interprétation littérale – se sont imposées aux textes profanes comme aux textes bibliques, et même, plus exactement, aux textes bibliques comme s’ils étaient profanes. C’est ainsi qu’un catholique dévot peut dénoncer l’exégèse littérale à la mode :

  • 26 M. de Gaumont, magistrat membre du Parlement de Paris, dont l’opinion est ...

Par la connaissance des langues et des humanités, ils font du texte sacré l’objet de leur critique et de leur vanité, comme ils font des auteurs profanes : ils ne pénètrent point les sens spirituels pour la perfection et la correction des mœurs. Ils nous conservent ce trésor sans l’ouvrir26 […].

18Nous sommes ici très proches de la remarque de La Bruyère : même idéal tropologique d’application morale à soi, même dénonciation de l’esprit « critique » associé à l’engluement dans le sens littéral.

19Franchissons le pas et revenons-en alors à la Préface de La Bruyère et à la lecture exégétique qu’il programme pour son texte : une cohérence profonde apparaît désormais du côté du versant rejeté. La Bruyère assimile la « critique » à une lecture « littérale » et « historique », c’est-à-dire à la construction artificielle d’un sens historique (en l’occurrence pamphlétaire : rattachement des peintures ou caractères à des individualités historiquement situées), laquelle, refusant d’ouvrir le texte à un sens spirituel, en reste donc à un travail philologique et documenté sur sa lettre, bref, à sa signification littérale.

20Sur l’autre versant, est promue une lecture figurale qui transcende la lettre dans un sens spirituel, en l’occurrence tropologique (au sens exégétique du terme), comme le confirme mainte assertion de La Bruyère : il s’agit pour lui d’inviter à une application à soi, à une interprétation tropologique des peintures qui œuvre à une réformation morale :

  • 27 La Bruyère, Préface des Caractères, éd. cit., p. 117 (remarque qui remonte...

[…] l’orateur et l’écrivain ne sauraient vaincre la joie qu’ils ont d’être applaudis ; mais ils devraient rougir d’eux-mêmes s’ils n’avaient cherché par leurs discours ou par leurs écrits que des éloges ; outre que l’approbation la plus sûre et la moins équivoque est le changement de mœurs et la réformation de ceux qui les lisent ou qui les écoutent27 […].

  • 28 Voir Jean Mesnard, « La théorie des figuratifs dans les Pensées de Pascal ...

Que l’interprétation tropologique soit nommée seulement figurale dans la proposition que nous avons entrepris d’expliciter, ne doit pas surprendre : si le sens figural correspond stricto sensu au sens typologique, tel qu’il est repris par exemple par Pascal aux Pères28, la figuration, c’est aussi celle du sens spirituel en général par le sens littéral – dans une acception il est vrai plus rhétorique que théologique du terme. Par exemple, en détracteur de Grotius et Simon, Sacy peut écrire :

  • 29 Louis-Isaac Le Maistre de Sacy, Les Psaumes de David, Paris, 1699, 3 vol.,...

Mais l’observation la plus importante que l’on doit faire sur ce qu’on appelle ordinairement le sens littéral et le sens allégorique des Psaumes est que ces deux sens sont très souvent liés l’un à l’autre, selon l’intention du Saint-Esprit, en sorte que l’un n’est pas plus véritablement le sens littéral et historique de l’Écriture, que l’autre est le sens spirituel figuré par ce premier, qui n’en est même que comme l’écorce, sous laquelle il est enfermé comme le vrai fruit, l’un n’étant que l’ombre ou l’image et l’autre la réalité et la vérité29.

21La lisibilité de la proposition énoncée dans la Préface de La Bruyère en 1694 s’établit donc à un niveau herméneutique : reste un ultime problème – et non le moindre – à soulever : la transposition de ce code de lecture exégétique à un ouvrage strictement profane.

5. Dévotion et littérature

22Par un coup de force herméneutique, La Bruyère revendique pour son texte un travail lectorial généralement réservé à l’Écriture sainte : à la façon dont, pour leurs détracteurs, les lectures littérales ont aligné le texte biblique sur les textes profanes, La Bruyère élève son œuvre à la dignité du texte consacré ; même nivellement, mais dans un mouvement strictement inverse qui ne va pas de soi. Car il existe malgré tout un fossé infranchissable entre l’autorité du texte biblique et l’enjeu du texte humain : l’exégèse littéraire ne peut que mimer métaphoriquement l’exégèse biblique et dans ce saut métaphorique s’engouffre toute la théologie de l’inspiration divine.

  • 30 Voir Jean Pépin, Dante et la tradition de l’allégorie, Paris, Vrin, 1970, ...

  • 31 Voir ibid., « Le caractère littéral du sens figuré », p. 79-80.

23Une expression – la dernière que nous n’ayons pas recadrée – vient précisément témoigner de cette différence fondamentale, ontologique, entre sacré et profane : il faut entendre la poésie des caractères. La difficulté de l’expression tient à l’application du verbe à un tel objet, et il n’est guère qu’un seul contexte où le geste interprétatif soit spécifié pour la poésie, c’est dans le contexte au demeurant galvaudé de l’allégorie des poètes, chère à Dante et à la Renaissance30. Selon une répartition thomiste fondée sur la présence ou l’absence de l’intention allégorique dans la conscience de l’auteur, se met en place une distinction entre interprétation poétique (entendre la poésie) conforme à l’intention consciente de l’auteur, et interprétation théologique, visant l’intention de Dieu qui opère à travers l’auteur et à son insu31.

24Entendre la poésie, c’est ainsi interpréter le travail d’encodage allégorique tel qu’il est consciemment opéré par le poète et tel qu’il définit la procédure même de « poétisation ». Poésie est ici synonyme de programmation d’un travail symbolique, d’attelage allégorique par association d’éléments disparates qui fait sens (et partant d’un travail herméneutique de restitution).

25Que nous dit La Bruyère, fort de ces références herméneutiques complexes ? Tandis que les critiques historiques construisent un sens littéral artificiel sur son œuvre – les lectures à clefs –, La Bruyère en appelle à entendre l’intention poétique (symbolique) qui a présidé à son travail littéraire, à interpréter le texte comme poésie, comme symbole littéraire d’un projet moral susceptible d’application à soi. Contre la perversion et le malentendu des critiques, l’entente entre le lecteur et l’auteur passe par un accord sur le statut allégorique et « tropologique » (moral) du texte.

26Il s’avère à l’analyse que le projet des Caractères participe d’une idéologie exégétique qui a totalement déserté l’espace contemporain des études littéraires. La Bruyère programme en effet un travail de lecture 1. démarqué des pratiques théologiques, 2. nourri des habitus propres à la tradition d’interprétation poétique, et 3. effectué en toute confiance :

  • 32 La Bruyère, Préface aux Caractères, éd. cit., p. 119.

[…] sans ces conditions qu’un auteur exact et scrupuleux est en droit d’exiger de certains esprits pour l’unique récompense de son travail, je doute qu’il doive continuer d’écrire32 […].

Il y aura encore quatre autres éditions après cette déclaration, preuve que l’auteur avait, contre toute vraisemblance, rencontré son lectorat.

27La « clef » est ainsi une déconstruction du texte, une production de significations hétérogènes selon des procédures de critique grammaticales et historiques : elle invente le sens littéral. A rebours des lectures littérales, promises, ne l’oublions pas, à un bel avenir (qu’elles portent sur les lettres divines ou sur les lettres profanes), est attesté, dans le souhait de La Bruyère comme dans le lectorat des moralistes classiques, un courant de lecture « dévote », qui s’adapte à un contexte laïc de production, et dont il n’est pas interdit de penser qu’il introduit au sein du classicisme une première version, presque littérale, de notre propre dévotion du littéraire.

Notes

1 La Bruyère, Préface au Discours de réception à l’Académie française (1694), dans Les Caractères, éd. Emmanuel Bury, Paris, Le Livre de Poche, 1995, p. 612.

2 Ibid., p. 614-615.

3 Sur l’art des peintures, voir Marc Fumaroli, L'Age de l'éloquence, Rhétorique et « res literaria » de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Genève, Droz, 1980, « Les peintures morales du Père Le Moyne », p. 379 et sq.; Louis Van Delft, « La poétique du caractère », dans Poétique, n° 82, avril 1990, p. 239-247 ; ou encore Emmanuel Bury, « La Bruyère et la tradition des Caractères », dans Littératures classiques, supp. au n° 13, janv. 1991, p. 7-19. Pour une approche rhétorique des peintures, voir notre chapitre intitulé « Platon, Socrate, Diogène : La Bruyère ou l’ingénieux copiste » dans L’Éloquence du sage. Platonisme et rhétorique dans la seconde moitié du XVIIe siècle, Paris, H. Champion, coll. « Lumière classique », 2004.

4 La Bruyère, Préface des Caractères, éd. cit., p. 118-119 (nous soulignons).

5 Voir Jean Dagen, « Ce qui s'appelle penser, pour La Bruyère », dans Littératures, n° 23, automne 1990, p. 55-68.

6 La Bruyère, Préface au Discours de réception, éd. cit., p. 615.

7 Ibid., p. 614.

8 Ibid., Préface des Caractères, p. 118.

9 Ibid., Préface au Discours de réception, p. 612-613. A partir de « ils y prennent tout… », nous soulignons.

10 Voir Aristote, Poétique, éd. Jean Lallot et Roselyne Dupont-Roc, Paris, Le Seuil, « Poétique », chap. 9, p. 65.

11 Pour une étude générale sur la question de l’herméneutique dans Les Caractères, voir Marc Escola, La Bruyère I. Brèves questions d’herméneutique, Paris, H. Champion, coll. « Lumière classique », 2001, notamment chap. V, p. 247 sq.

12 Voir Ch. Noille-Clauzade, L’Éloquence du Sage. Platonisme et rhétorique dans la seconde moitié du XVIIe siècle, op. cit., chap. 3, « La Fontaine et les délices de Platon ».

13 La Bruyère, Préface au Discours de réception, éd. cit., p. 612.

14 Pour une présentation synthétique des domaines d’enquête afférant au champ de la théologie, nous renvoyons au numéro spécial de XVIIe Siècle sur La Bible au XVIIe siècle (n° 194, 1997), en particulier à Jean Le Brun (« Exégèse, herméneutique et logique au XVIIe siècle », p. 19-30), à François Laplanche (« Survie et épreuves du sens mystique des Ecritures au XVIIe siècle », p. 31-41), et à Jean-Robert Armogathe (« Commenter l’Apocalypse », p. 93-103).

15 Voir Catherine Maire, De La Cause de Dieu à la cause de la Nation. Le Jansénisme au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 1998, introduction, p. 19, 28, 31 et 40.

16 Voir F. Laplanche, L’Écriture, le sacré et l’histoire. Erudits et politiques protestants devant la Bible en France au XVIIe siècle, Amsterdam, Holland University Press, 1986.

17 Voir du même auteur, La Bible en France, entre mythe et critique (XVIe-XIXe siècle), Paris, Albin Michel, 1994, p. 61 et sq.

18 Richard Simon trouve en ce domaine un grand prédécesseur dans la figure du protestant Louis Cappel, et de sa Critica Sacra, sive de variis quae in sacris Veteris Testamenti libris occurrunt lectionibus Libri Sex (Paris, 1650) ; rappelons le titre des deux ouvrages inauguraux (côté catholique) de R. Simon, Histoire critique du vieux Testament, Paris, Vve Billaine, 1678, in-4°, pièces limin. et 680 p., et Histoire critique des principaux commentateurs du Nouveau Testament, Rotterdam, R. Leers, 1695, 1 vol. in-4°.

19 Voir Jean Jehasse, La Renaissance de la critique : l’essor de l’humanisme érudit de 1560 à 1614, Presses de l’Université de Saint-Etienne, 1976.

20 Dom Calmet, Commentaire littéral de tous les livres de l’Ancien Testament et du Nouveau Testament, 1ère éd. : 1707-1716, 22 vol., in-4° ; 2e éd. : 1714-20, Préface.

21 Pour une définition rapide de ces notions, voir notre Glossaire (entrée : la lettre et l’esprit) dans Le Style, Paris, Flammarion, 2004, p. 233-234, ou encore notre introduction, p. 22-24.

22 Voir F. Laplanche, art. cit., p. 31-41.

23 Faut-il rappeler l’accueil réservé aux thèses de Richard Simon ? Exclu de l’Oratoire dès 1678, il voit les 1300 exemplaires de son Histoire critique du vieux Testament brûlés à l’instigation de Bossuet.

24 Voir C. Maire, op. cit., p. 167 ; et J.-R. Armogathe, art. cit., p. 93-103.

25 F. Laplanche, art. cit., p. 41.

26 M. de Gaumont, magistrat membre du Parlement de Paris, dont l’opinion est consignée dans une lettre de Cl. Fleury adressée au neveu de ce parlementaire et publiée en 1807 dans les Nouveaux opuscules de M. l’Abbé Fleury (p. 227). Référence donnée par F. Laplanche, art. cit., p. 39.

27 La Bruyère, Préface des Caractères, éd. cit., p. 117 (remarque qui remonte à la 4e édition, 1689 ; ou encore, ibid., remarques I, 34, p. 137, VI, 12, p. 263, XV, 11, p. 562).

28 Voir Jean Mesnard, « La théorie des figuratifs dans les Pensées de Pascal », Revue d’histoire de la philosophie et d’histoire générale de la civilisation, juil.-sept. 1943, p. 219-253 (repris dans La Culture du XVIIe siècle, Paris, P.U.F., 1992, p. 426-453) ; et plus généralement sur la question de l’exégèse, voir Pierre Force, Le Problème herméneutique chez Pascal, Paris, Vrin, 1989.

29 Louis-Isaac Le Maistre de Sacy, Les Psaumes de David, Paris, 1699, 3 vol., Préface. Nous soulignons.

30 Voir Jean Pépin, Dante et la tradition de l’allégorie, Paris, Vrin, 1970, « L’impossibilité d’une allégorie non scripturale », p. 71-74.

31 Voir ibid., « Le caractère littéral du sens figuré », p. 79-80.

32 La Bruyère, Préface aux Caractères, éd. cit., p. 119.

Pour citer ce document

Christine Noille, «Lire comme une histoire : La Bruyère et l’invention du sens littéral», La Réserve [En ligne], La Réserve, Livraison juin-juillet 2015, mis à jour le : 23/11/2015, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/reserve/119-lire-comme-une-histoire-la-bruyere-et-l-invention-du-sens-litteral.

Quelques mots à propos de :  Christine  Noille

Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts –  Rare Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution

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