La Réserve : Livraison septembre 2015

Sabine Luciani

Regards lucrétiens sur les guerres puniques

Initialement paru dans : Vita Latina 165, mars 2002, p. 2-15

Texte intégral

Introduction

1Á la différence de Cicéron, qui, comme l’a montré G. Devallet1, utilise largement le « fonds carthaginois » aussi bien dans ses discours que dans ses traités de politique et de morale, Lucrèce ne s’intéresse guère à Carthage. Le poète tourne davantage ses regards vers Athènes, berceau de civilisation (VI, 1-3) et de la philosophie épicurienne (VI, 5-8). L’histoire de la cité punique n’entretient en effet aucun rapport direct avec la transcription en vers latins de la philosophie épicurienne et l’on ne sera pas surpris de ne relever que trois références aux Carthaginois dans le De rerum natura (III, 833 et 1034 ; V, 1304). Ce faible nombre d’occurrences interdit d’emblée toute étude synthétique visant à définir les traits essentiels de l’image de Carthage chez Lucrèce. Pourtant, les rares évocations de Carthage n’en méritent pas moins une étude approfondie dans la mesure où elles sont situées dans des passages importants du poème et font l’objet - notamment pour deux d’entre elles - de développements assez étendus, dont la structure est en outre fort similaire.

2Il apparaît d’abord que, de manière générale, l’intérêt de Lucrèce ne porte pas sur le peuple Carthaginois en lui-même, mais sur les guerres qui l’ont opposé à Rome. De plus, ces guerres sont citées à titre d’exemple afin d’illustrer, d’étayer, voire d’amplifier, un point de l’argumentation. Le thème des guerres puniques comporte avant tout une valeur fonctionnelle : Lucrèce tire profit non seulement de l’épisode lui-même, mais de ses effets durables sur les esprits et l’imaginaire romains. L’analyse des exemples en fonction de leur contexte permettra d’expliciter leur mise en œuvre et de dégager les aspects privilégiés par Lucrèce, afin de faire apparaître les implications philosophiques et poétiques de ces références.

Développement

  • 2 Cf. P. Boyancé, Lucrèce et l’épicurisme, Paris, 1963, p. 173.

3La première évocation des Carthaginois intervient au milieu du livre III : après avoir étudié les caractéristiques de l’âme afin de montrer qu’elle ne possède aucun caractère d’immortalité (III, 94-829), Lucrèce s’attache à lutter contre la crainte de la mort (III, 830-1094). Les vérités précédemment établies par l’analyse physique de l’âme sont au service de la vie humaine2 et de l’ataraxie. Les vers 830 et 831 constituent la transition entre les deux étapes du raisonnement et Lucrèce y expose la thèse qu’il va développer dans la deuxième partie du chant III, en prenant soin de montrer que cette propositio est fondée sur une ratio, qui a fait l’objet de la démonstration préalable : puisque l’âme meurt avec le corps, la mort se traduit par une absence de sensation. C’est à ce point de l’argumentation qu’apparaît la référence aux Poeni :

Et, uelut ante acto nil tempore sensimus aegri,
ad confligendum uenientibus undique Poenis,
omnia cum, belli trepido concussa tumultu,
horrida contremuere sub altis aetheris oris,
in dubioque fuere utrorum ad regna cadendum
omnibus humanis esset terraque marique
…(III, 832-837)

  • 3 Les traductions françaises de Lucrèce proviennent de l’édition établie par ...

« De même qu’autrefois nous n’avons nullement souffert
quand les Carthaginois se lançaient partout au combat,
quand le monde, frappé par ce choc effroyable,
tremblait d’épouvante sous les hautes rives du ciel
et ne savait auquel des deux camps échoirait
l’empire des humains sur la terre et les mers3… »

  • 4 Cf. Epicure, Maximes Capitales, II : "La mort n’est rien pour nous car ce q...

  • 5 sic, ubi non erimus,…/ scilicet haut nobis quicquam, qui non erimus tum, / ...

  • 6 Au uelut du vers 382, répond le sic du vers 838.

  • 7 Ainsi la proposition nil sensimus aegri (v. 831) est reprise et amplifiée p...

  • 8 Cf. III, 972-975 : Respice item quam nil ad nos ante acta uetustas / tempor...

4Il apparaît difficile d’étudier cette référence à Carthage sans prendre en compte l’ensemble de l’argumentation. Ces vers, qui suivent directement l’exposé de la thèse épicurienne selon laquelle la mort n’est rien pour nous4, constituent en effet la première des rationis confirmationes mises en œuvre par Lucrèce : de même que les événements du passé qui a précédé notre naissance ne nous ont nullement touchés, puisque nous n’en fûmes ni les victimes ni les témoins, de même ce qui se produira après notre mort ne pourra nous atteindre, même si le monde venait à périr (III, 838-8425). La comparaison entre le temps qui a précédé la vie (ante acto…tempore, v. 831) et celui qui lui a succédé (ubi non erimus, v. 838) est nettement soulignée6, de sorte que le passé apparaît comme le miroir de l’avenir. Cette correspondance entre l’avant-vie et l’après-vie est renforcée dans le texte par une symétrie d’ordre stylistique7 et le terme speculum lui-même apparaîtra quelques vers plus loin8. Deux gigantesques conflagrations sont destinées à illustrer l’argument du miroir :

  • d’une part, les guerres puniques, dues à la folie des hommes, et qui appartiennent au passé (v. 832 sqq.).

  • d’autre part, la guerre et la confusion des éléments, dues à l’inévitable dégénérescence de notre monde, et qui sont prudemment situées dans un avenir post mortem (v. 8429).

  • 10 Sur la conception épicurienne du temps comme accident des accidents et sur...

  • 11 Op. cit., p. 173.

  • 12 Sur la rigoureuse succession des arguments dans cette partie du chant III,...

5Ces deux événements sont symétriquement disposés dans le non-étant par rapport à l’existence particulière du lecteur pour souligner le néant de la mort. L’association des res gestae et de la fin du monde est tout à fait conforme à la physique épicurienne, puisque ces deux événements ne sont qu’accidents de la matière en mouvement dans l’espace10. Même si P. Boyancé note à juste titre que, dans cette deuxième partie du chant III, Lucrèce s’adresse aux sentiments des lecteurs, auxquels « il s’agit de rendre présentes et familières les idées salvatrices11 », l’exemple des guerres puniques, loin de constituer une digression, s’intègre donc parfaitement à la structure de l’argumentation12.

  • 13 Voir notamment les commentaires de A. Ernout et L. Robin, Paris, 1962, ad ...

  • 14 Les Troyennes, v. 636 : Andromaque déclare que le non-être est égal à la m...

  • 15 Oraison funèbre [pap. Stobart, col. XIII].

  • 16 Cf. Fin., I, 49 : l’argument est attribué à l’épicurien Torquatus. Fin., I...

  • 17 Cf. Ep. 54, 4.

  • 18 Cf. Consol. à Apol., 15, 109 f.

  • 19 Cf. L. Robin (Com. ad loc., p. 123) : "Autant qu’il est possible de le dat...

  • 20 Cf. Axiochos 365d.

  • 21 Cf. Tusc. I, 90 : nec pluris nunc facere M. Camillum hoc ciuile bellum qua...

6Ce raisonnement analogique, qui déduit le futur de l’état passé, est fréquent chez les Anciens. Les commentateurs13 indiquent qu’il apparaissait déjà chez Euripide14 et Hypéride15 et avait été également repris par Cicéron16 et, plus tard, par Sénèque17 et Plutarque18. Sa présence dans le dialogue pseudo-platonicien Axiochos (365 d), dont les thèmes ont d’étroits rapports avec l’épicurisme, suggère en outre qu’il était vraisemblablement utilisé par Epicure19. L’originalité de Lucrèce ne réside donc pas dans l’argument lui-même mais dans le traitement qu’il en propose, et notamment dans l’exemple des guerres puniques, présentées sur le mode épique, de manière à mettre en valeur la puissance dévorante du néant et de la mort. L’auteur de l’Axiochos fait certes référence aux constitutions de Dracon et de Clisthène20 et, dans les Tusculanes, Cicéron mentionne le dictateur Camille ainsi que la prise de Rome par les Gaulois au début du 4ème siècle avant notre ère21. S’il s’agit bien d’exemples empruntés à l’histoire grecque ou romaine, ils sont traités de manière fort allusive par rapport au développement du poète latin, qui se distingue à la fois par le choix de l’exemple et par sa mise en œuvre. L’évocation des guerres puniques lui permet tout d’abord de donner une couleur romaine à cet argument d’origine grecque. On sait que les Romains considéraient ces guerres, et singulièrement la seconde, comme une des grandes crises de leur histoire : lorsque le général Carthaginois Hannibal envahit l’Italie en 218 et infligea aux armées romaines plusieurs défaites successives, les Romains eurent en effet le sentiment de lutter pour leur existence même et d’être fort proches de leur perte. Tite-Live évoquera également dans son Histoire romaine l’importance de ce que l’on a coutume d’appeler la guerre d’Hannibal :

Bellum maxime omnium memorabile quae unquam gesta sint… et adeo uaria fortuna belli ancepsque Mars fuit, ut proprius periculum fuerint qui uicerunt. Odiis etiam prope maioribus certarunt quam uiribus. (Histoire romaine, XXI, 1)

  • 22 Traduction A. Flobert, Paris, 1993.

« (je vais raconter) la guerre la plus fameuse de tous les temps…le sort des armes fut si variable, Mars si incertain, que ceux qui avaient été le plus près de succomber finirent par l’emporter. On engagea dans cette guerre peut-être plus de haine encore que de moyens22. »

  • 23 Traduction, idem. Il s’agit du discours prononcé par le chef des délégués ...

7L’historien jugera, en des termes assez proches des vers lucrétiens, que le sort du monde entier était en jeu23 :

In discrimine est nunc humanum omne genus, utrum uos an Carthaginienses principes terrarum uideat. (XXIX, 17, 6)

« Tous les peuples de la terre sont aujourd’hui dans l’attente : est-ce vous ou les Carthaginois qui seront les maîtres du monde ? »

  • 24 Cf. De rerum natura, I, 116 : Ennius ut noster cecinit.

8Bien que Carthage eût cessé depuis longtemps de représenter une menace pour Rome, la guerre d’Hannibal constituait, au même titre que la prise de Rome par les Gaulois, un exemple fort éloquent pour les lecteurs de Lucrèce. Par conséquent, même si le poète s’abstient de le préciser, il est probable qu’il se réfère plutôt à la seconde guerre punique. Ce conflit se prêtait en outre à un traitement épique, à la manière du vieil Ennius, modèle poétique dont Lucrèce se réclamait par ailleurs24. Et, l’imitation d’Ennius apparaît clairement aux vers 834-5, dont les commentateurs s’accordent à souligner la ressemblance avec un vers des Annales (v. 310, éd. Vahlen) :

9Africa terribili tremit horrida terra tumultu

10Outre la citation, divers procédés contribuent à l’amplification de l’événement : il suffira de citer la généralisation (cf. undique, omnia, omnibus humanis, terraque marique), le choix du verbe composé contremuere, qui renforce le tremit d’Ennius, les allitérations caractérisant les vers 834-835, la périphrase poétique sub altis aetheris oris. Les remous de la guerre atteignent ainsi chez Lucrèce une dimension cosmique et sont dignes d’être comparés à la fin du monde. Une telle évocation rejoint en outre l’ethnocentrisme des Romains, persuadés que la fin de l’Vrbs, évitée de justesse, eût été également la fin du monde.

  • 25 L’argument n’est pas sans comporter un certain nombre de faiblesses, qu’il...

  • 26 Voir Com. ad loc., tome II, p. 193.

  • 27 Horror ac diuina uoluptas. Etude sur la poétique et la poésie de Lucrèce, ...

  • 28 Cf. De rerum natura, V, 326-329.

11Mais cette évocation épique trouve sa pleine justification dans le projet philosophique, puisque Lucrèce veut souligner que, malgré la gravité de l’événement et de ses conséquences, ses contemporains n’en ont aucunement souffert25. C’est pourquoi, le point de vue exprimé par E. J. Kenney26, pour qui Lucrèce se livrerait dans ces vers à une parodie du style épique, voire d’Ennius en personne, est fort contestable. Plutôt que l’influence d’une ironie caractéristique de la diatribe, il convient de remarquer dans ces vers le jeu de l’amplification indirecte, procédé rhétorique dont P.H. Schrijvers27 a montré l’importance dans le De rerum natura. Lucrèce met en valeur le choc causé par les guerres puniques pour insister sur le caractère absolu de la mort : le cataclysme le plus effrayant est ainsi réduit à néant par le summum que constitue le nihil sentire. L’évocation de la seconde guerre punique comporte donc un intérêt à la fois philosophique et poétique : elle permet à Lucrèce de renouveler un lieu commun de la discussion philosophique, tout en l’adaptant à la réalité romaine. Mais l’analyse de ce premier exemple montre en outre que l’attention du poète se porte moins sur les faits eux-mêmes que sur leurs effets psychologiques (cf. trepido tumultu, horrida, contremuere, in dubio fuere). Lucrèce situe son argumentation dans le domaine de la perception car les res gestae n’ont d’autre existence que celle qui leur est conférée par la mémoire humaine28.

  • 29 Cf. P. M. Brown, Lucretius, De rerum natura III, Introduction, Text, Trans...

12La mémoire historique de Rome sera de nouveau mise à contribution dans le catalogue des morts illustres à la fin du livre III (v.1024-1053), où Lucrèce évoquera un membre du clan Scipion. On peut penser qu’il s’agit de Scipion l’Africain - mort en 184 -, dont la victoire à Zama en 202 mit fin à la seconde guerre punique, plutôt que de Scipion Emilien, dont le succès durant la troisième guerre punique ne fut pas aussi considérable29. Pourtant, comme dans le passage analysé précédemment, la formulation adoptée par Lucrèce manque singulièrement de précision :

Scipiadas, belli fulmen, Carthaginis horror,
ossa dedit terrae proinde ac famul infimus esset.
(III, 1034-1035)

« Scipion, ce foudre de guerre, terreur de Carthage,
remit ses os à la terre comme le dernier des esclaves. »

  • 30 Cf. C. Bailey, Comm. ad loc., tome II, p. 1166. Le topos remont e à Homère...

  • 31 Pour une étude détaillée de l’ensemble du passage, voir G. B. Conte, "Il t...

  • 32 Com. ad loc., p. 232.

  • 33 Cf. supra, note 28.

13Dans cette liste des uiri mirabiles, le poète reprend un thème traditionnel de la littérature moraliste de l’Antiquité30 pour souligner le caractère inéluctable de la mort. Il oppose fortement les grands trépassés à l’insensé, qui s’indigne de mourir alors qu’il mène une vie morte, pleine de songes et de craintes (III, 1045-105231). Lucrèce évoque d’abord les hommes d’action, rois et généraux, avant de citer les poètes et les philosophes. Scipion, qui figure entre Ancus et Xerxès, d’une part, et Homère et Démocrite, d’autre part, fait naturellement partie de la première catégorie, dont il constitue le dernier représentant. E. J. Kenney32 a noté à juste titre que chacun des exemples illustrait un attribut particulier : Ancus incarne la vertu, Xerxès le pouvoir royal, Scipion la gloire militaire, Homère le génie littéraire, Démocrite et Epicure la sagesse. Lucrèce a donc de nouveau recours au procédé de l’amplification indirecte33 : la grandeur de la mort dérive de la grandeur des hommes qu’elle a soumis et la référence finale à Epicure met en valeur la toute puissance et l’universalité de celle-ci. Si l’on admet que l’énumération comporte une gradation et qu’elle atteint son sommet avec l’inventeur de la uera ratio, Scipion détient aux yeux de Lucrèce le palmarès parmi les hommes d’action. Bien que sa gloire reste inférieure à celle d’Epicure, sa victoire sur Carthage constitue un événement mémorable.

  • 34 Cf. A. Ernout, Com. ad loc., tome II, p. 169. Lucrèce utilise dans le De r...

  • 35 Cf. De rerum natura, III, 1029-1033 : Ille quoque ipse, uiam qui quondam p...

  • 36 Cf. C. Bailey, Com. ad loc., tome II, p. 1166 et J. Kany-Turpin, op. cit.,...

  • 37 Traduction J. Perret, C.U.F., Paris, 1989. L’image sera également reprise ...

14Cette victoire apparaît également comme le dénouement de la crise évoquée dans le passage précédemment cité (III, 833-837) et le substantif horror répond à l’adjectif horrida du vers 835. C’est pourquoi la crainte provoquée chez les Romains par l’invasion carthaginoise s’efface au profit de la terreur éprouvée par la cité punique devant l’offensive menée par Scipion. Le génitif subjectif Carthaginis est à cet égard significatif. Les exploits du général romain sont évoqués en un style élevé et inspiré d’Ennius. Le patronyme de style grec et de forme archaïque, Scipiadas, qui offre des commodités métriques, confère en outre au vers une allure épique et solennelle34. Il est vrai que le patronyme ne permet pas d’identifier avec certitude le héros, mais Lucrèce ne nomme pas Xerxès non plus et préfère le désigner par une périphrase qui lui confère dignité et grandeur35. Dans ce cas, l’identité du roi ne fait aucun doute pour le lecteur car la construction d’un pont sur l’Hellespont est une réalisation unique36. En revanche, malgré l’opinion généralement admise, une ambiguïté subsiste à propos de Scipion. Scipion Emilien, petit-fils adoptif de l’Ancien Africain a, lui aussi, semé la terreur à Carthage et la troisième guerre punique eut des conséquences encore plus catastrophiques pour cette cité, puisqu’elle aboutit à sa destruction par le feu en 146. En outre, Virgile associera dans l’Enéide (VI, 842-843) les deux héros africains en des termes très proches de ceux de Lucrèce et reprendra notamment l’image du foudre de guerre37 :

Quis Gracchi genus aut geminos, duo fulmina belli,
Scipiadas, cladem Libyae

« Qui (pourrait passer sans mot dire) la race de Gracchus ou ces deux hommes, deux foudres de la guerre, les Scipions, fléaux de la Libye… »

  • 38 Warminster, 1978, p. 125-131. Sur la guerre menée en Espagne par les Scipi...

  • 39 Cf. Pro L. Balbo, XV, 34 : cum duo fulmina nostri imperi subito in Hispani...

15De plus, cette image semblait traditionnellement attachée au clan des Scipions et Cicéron l’avait également utilisée pour désigner deux autres membres de la famille dans son discours en faveur de L. Balbus, citoyen de Gadès. Comme l’indique J. F. Lazenby dans Hannibal’s War38, Cicéron qualifie les deux frères Scipion, Publius et Cnaeus, respectivement père et oncle de l’Ancien Africain, de fulmina nostri imperii39 en référence à leur brève gloire et à leur chute soudaine. Les deux frères avaient en effet réussi à affaiblir l’empire Barcide en Espagne, en occupant notamment Emporion et Sagonte à partir de 218-217. Mais, abandonnés par leurs alliés espagnols, ils furent massacrés avec leur troupe en 211. Par conséquent, le caractère généralisant du patronyme étend l’éloge à l’ensemble de la famille. Néanmoins, il est fort probable que la mention renvoie en priorité au premier Africain, dont la gloire fut plus éclatante que celle de son petit-fils adoptif. Cette hypothèse se voit en outre confirmée par le vers suivant.

  • 40 Selon Ernout (op. cit., tome II, p. 170), famul est la forme latinisée de ...

  • 41 Horace (Odes, II, 3, v. 9-12) reprendra le même topos : saepius uentis agi...

16Comme pour les autres personnages cités, l’amplification épique vise à produire un contraste avec l’inévitable mort des héros. Le vers 1035, imité d’Ennius (cf. Annales, 312-313, éd. Vahlen : mortalem summum Fortuna repente / reddidit e summo regno ut famul infimus esset), est de ce point de vue exemplaire et Lucrèce se plaît à y mettre en valeur le caractère égalitaire de la mort. La forme rare du substantif famul40, qui apparaît seulement chez Ennius et Lucrèce, contribue à accentuer cet effet. Le plus grand général romain, qui abattit la puissante rivale de Rome, fut à son tour soumis par la mort au même titre que le plus humble des esclaves : le sens du superlatif est renforcé par le datif terrae, placé à la coupe penthémimère. Ce retour à la terre du fulmen belli est conforme à la loi commune, mais la mort de Scipion se distingue de celle des autres : Ancus ferma les yeux à la lumière (v. 1025), Xerxès exhala son âme de son corps moribond (v. 1033), Homère s’endormit (v. 1038), Démocrite offrit de lui-même sa tête à la mort (v. 1041) et enfin Epicure acheva le cours lumineux de sa vie (v. 1042). Il est remarquable que Lucrèce ait choisi d’insister, précisément à propos d’un héros de l’histoire militaire romaine, sur l’égalité des conditions sociales face à la mort. On peut expliquer cette insistance par la conception épicurienne des res gestae et par la condamnation des fera moenera militiai (I, 29). Cependant, il faut également rapprocher la mort de Scipion des vers consacrés à la vanité de l’ambition politique (V, 1120-1135), dans lesquels on trouve à deux reprises l’image de la foudre41 :

Certantes iter infestum fecere uiai
Et tamen e summo, quasi
fulmen, deicit ictos
Inuidia interdum contemptim in Tartara taetra ;
Inuidia quoniam, ceu
fulmine, summa uaporant (V, 1124-1127)

« ils engagent des luttes qui rendent la voie périlleuse ;
arrivent-ils au faîte, la foudre de l’envie les frappe,
les précipite honteusement dans l’horrible Tartare.
Car l’envie, comme la foudre, embrase d’abord
les sommets… »

  • 42 Voir l’article intitulé "L’origine des sociétés politiques (de la royauté ...

  • 43 Sur le procès de Scipion l’Africain, voir Tite-Live, Histoire romaine, XXX...

  • 44 Cf. Tite-Live, XXXVIII, 53 et Plutarque, Caton l’Ancien, 24, 11.

  • 45 L’épitaphe, attribuée à Ennius et transmise par Valère-Maxime, 5, 3, 2b, i...

17P. M. Martin, commentant ses vers, souligne à juste titre la règle d’alternance, qui est à l’œuvre dans la vie des ambitieux : « richesse et ambition poussent l’homme vers le haut tandis que l’inuidia d’autrui, d’autant plus grande qu’il est haut, le tire vers le bas42 ». On sait d’autre part que Scipion l’Africain lui-même fut accusé de gains illicites43 et qu’il s’exila sur ses terres de Campanie, où il mourut en 18344. Ajoutons qu’il demanda que fût gravée sur sa tombe l’inscription : « Ingrate patrie, tu n’as même pas mes os45. » Il est possible que Lucrèce ait songé à la fin désabusée du grand général lorsqu’il évoqua le retour de ses os à la terre. L’épitaphe attribuée à Scipion pourrait ainsi expliquer le vers 1035, terrae se substituant à patriae car un esclave n’a pas de patrie. Cette référence à Scipion doit en outre être comprise comme un avertissement à Memmius, le dédicataire du De rerum natura. Pour mieux inciter son lecteur à la réflexion, Lucrèce ne l’honore-t-il pas du même type de patronyme (cf. Memmiadae nostro, I, 26) ? La puissante cité carthaginoise, terrifiée par les armes de Scipion, qui dut lui-même s’incliner devant la mort, illustre donc indirectement la vanité de la gloire militaire et de l’ambition politique face au néant éternel de la mort.

18Dans les deux exempla précédents, Carthage apparaît avant tout comme l’adversaire principal de la cité romaine : Lucrèce l’évoque dans le cadre d’un conflit opposant les deux camps pour la domination du monde. Son propos est différent dans le livre V : retraçant l’histoire générale des inventions (v. 925-1457), qui succède à la formation du monde et des êtres vivants (v. 380-924), Lucrèce en vient à l’évolution des techniques de la guerre (v. 1297-1349). Après les progrès de la cavalerie et de l’attelage, les Carthaginois sont cités pour leur utilisation des éléphants dans les combats :

Inde boues lucas, turrito corpore, taetras,
anguimanus, belli docuerunt uolnera Poeni
sufferre et magnas Martis turbare cateruas.
(V, 1302-1304)

« Puis ce furent les bœufs de Lucanie, corps garnis de tours,
hideuses bêtes aux trompes de serpents que les Carthaginois,
dressèrent à supporter les blessures guerrières,
à jeter le trouble parmi les grands bataillons de Mars ».

  • 46 Com. ad loc., tome III, p. 1529. L’auteur s’étonne de cette étrange histoi...

  • 47 Cf. "Animals in War and Isonomia", A. J. P. (85, 2), 1964, p. 124-135.

  • 48 Sur l’utilisation des éléphants à la guerre et plus généralement sur les é...

19A l’exemple historique des éléphants succède une évocation quelque peu fantastique des lions, taureaux et autres sangliers de combat (1308-1338). C. Bailey46 ne cache pas sa perplexité devant cet étrange bestiaire, dont il attribue l’invention à l’imagination enfiévrée de Lucrèce. Cette description fort suggestive, dont K. L. McKay47 a montré qu’elle était probablement inspirée des uenationes contemporaines, est insérée dans le développement sur les éléphants. Lucrèce revient en effet sur un fait bien attesté48, à savoir la folie furieuse des animaux blessés, qui se retournent contre leurs maîtres :

ut nunc saepe boues lucae ferro male mactae
diffugiunt, fera facta suis cum multa dedere.
(V, 1339-1340)

« comme aujourd’hui les éléphants par une arme blessés
s’enfuient après avoir frappé sauvagement leurs maîtres ».

  • 49 Le philosophe émet lui-même des doutes sur la véracité des faits qu’il rap...

  • 50 Cf. J. Salem, Lucrèce et l’éthique, op. cit., p. 215 sqq. et notamment p. ...

20Procédant par analogie, le poète se fonde donc sur le comportement des pachydermes dans les batailles et sur ses observations de fauves dans les arènes pour proposer une reconstitution possible des événements passés49. L’ensemble de ce passage a été étudié par J. Salem50, qui en a bien montré la fonction symbolique. Cet épisode offre en effet un modèle théorique de la folie humaine. La pratique de la guerre avec des animaux, que Lucrèce projette dans un passé lointain commun aux divers mondes (v. 1344-1346), illustre la perversité des hommes, qui font servir la force naturelle des fauves à la destruction de leurs semblables. Le passage, qui est encadré par les remarques sur les éléphants de manière à produire un effet de clôture, prend donc prétexte d’un fait réel, qui est généralisé. L’objectif de Lucrèce est montrer que si les hommes ont prétendu utiliser pour la guerre et le meurtre les animaux en les dénaturant, ceux-ci se révoltent et, finalement, l’odieux projet des hommes se retourne contre eux.

  • 51 Lucrèce utilise ailleurs le substantif elephantus (cf. II, 537, V, 1228 et...

  • 52 Cf. H. H. Scullard, op. cit., p. 146 sqq.

  • 53 Cf. Pline, Hist. Nat. VIII, 16: elephantos Italia primum uidit Pyrrhi regi...

  • 54 Cf. Polybe, I, 18-19 ; Diodore de Sicile, XXIII, 8.

  • 55 Cf. S. Lancel, Hannibal, Paris, 1995, p. 41 et 109.

  • 56 Cf. Polybe, III, 42-49.

  • 57 Cf. S. Lancel, op. cit., p. 146.

  • 58 Cf. H. H. Scullard, op. cit., p. 161 sqq. L’auteur précise que Hannibal re...

21Les éléphants de Carthage servent de point d’ancrage historique à cette métaphore animale de la cruauté humaine. Pourtant, il convient de prêter plus d’attention au traitement de l’exemplum. Lucrèce y souligne en effet la cruauté raffinée des Carthaginois, qui eurent l’idée de dresser les éléphants en vue de la guerre (cf. docuerunt…Poeni, v. 1303). Un tel dressage constitue une monstruosité aux yeux d’un épicurien, car il apprend aux animaux à refouler leur nature (cf. uolnera suffere), qui tend à fuir la douleur. Cependant, la désignation des éléphants par l’expression boues lucae51 montre que le poète n’ignorait pas que les Carthaginois n’étaient pas les initiateurs de cette technique, inventée par Alexandre et diffusée par Pyrrhus en Occident52. Selon le témoignage de Pline53, le roi d’Epire avait en effet utilisé des pachydermes dans son expédition italienne en 280 avant notre ère et ces animaux furent nommés bœufs de Lucanie d’après la région où les Romains les rencontrèrent pour la première fois. Après sa victoire au cap Bénévent en 275, le général romain Manius Curius fit défiler lors de son triomphe quelques éléphants, capturés sur le champ de bataille. C’est à cette occasion que la plupart des Romains découvrirent ces animaux. Les Carthaginois adoptèrent rapidement ce nouveau moyen militaire et la première utilisation attestée des éléphants intervient en 262 avant notre ère, lors de la première guerre punique : alors que les Romains assiégeaient Agrigente, Carthage envoya en renfort à la cité 50 éléphants54. La cité punique en utilisa également contre Régulus en Afrique et contre les mercenaires, piégés dans le défilé de la Scie55. Pourtant, lorsqu’en 218 Hannibal franchit les Alpes avec son troupeau de 37 éléphants56, il ne manqua pas de semer l’effroi parmi une nouvelle génération de légionnaires, qui n’avaient encore jamais combattu contre eux. Ceux-ci furent d’une remarquable efficacité lors de la bataille de la Trébie, durant laquelle ils contribuèrent au massacre des fantassins qui combattaient aux ailes de l’armée57. Mais, durant l’hiver 218-217, Hannibal perdit la plupart de ses pachydermes, qui furent victimes des intempéries. Par conséquent, la Trébie fut la seule bataille importante d’Italie dans laquelle il les utilisa58. Il n’est donc pas certain que la référence lucrétienne renvoie uniquement aux éléphants d’Hannibal, comme le pense C. Bailey.

  • 59 Cf. G. Devallet, "Perfidia plus quam punica : l’image des Carthaginois dan...

  • 60 Cf. Y. A. Dauge, Le Barbare. Recherches sur la conception romaine de la ba...

22C’est au peuple punique en général que Lucrèce attribue - à tort - l’invention du dressage des éléphants. Mais cette déformation historique permet de renforcer la valeur démonstrative de l’exemplum car la crudelitas était, à côté de la perfidia et de la calliditas, l’un des défauts majeurs attribués par les Romains aux Carthaginois59. Et, Y. A. Dauge a montré qu’à la fin du troisième siècle avant notre ère, Carthage constituait à Rome un pôle barbare oriental - par opposition à celui du Nord - associant corruption, immoralité et feritas60. Cette cité, à propos de laquelle Ennius évoquait déjà les sacrifices d’enfants (cf. Annales, 221 Vahlen), symbolise chez Lucrèce les déviances d’une humanité égarée par le belli furor. Le dressage des animaux, source de bénéfices certains pour les hommes, constitue une forme de barbarie, lorsqu’il est placé au service de la cruauté. L’homme, pervertissant la nature des fauves, devient à son tour inhumain et s’efforce de causer à l’ennemi une souffrance vaine :

Sed facere id non tam uincendi spe uoluerunt,
quam dare quod gemerent hostes, ipsique perire
(V, 1347-1348)

« Mais ils agissaient ainsi moins dans l’espoir de vaincre
que pour faire gémir l’ennemi, fût-ce au prix de leur mort »

  • 61 Ce point a été fort bien analysé par Y. A. Dauge dans les pages consacrées...

  • 62 Cf. H. H. Scullard, op. cit., p. 242 sqq. et S. Lancel, op. cit., p. 109-1...

  • 63 H. H. Scullard précise que ces petits pachydermes pouvaient parfois porter...

  • 64 Silius Italicus dotera également de tours les éléphants carthaginois. Cf. ...

23Lucrèce met donc ici encore le monde punique à profit pour illustrer son propos : le dressage des éléphants au combat, qui est une conséquence de la feritas carthaginoise, révèle l’ambivalence du progrès et la permanence du fait barbare61. Cette interprétation se voit confirmée par une autre déformation, peu importante en elle-même, mais, de notre point de vue, significative. Le poète suggère par l’expression turrito corpore (v. 1302) que les éléphants étaient harnachés de tours de combat. Or, si les pachydermes indiens de Pyrrhus étaient effectivement équipés du « howdah », dans lequel plusieurs archers pouvaient prendre place, la relative petite taille des éléphants carthaginois interdisait un tel harnachement62. D’après les représentations figurant sur les monnaies barcides, on peut en effet classer les éléphants carthaginois dans la catégorie dite Loxodonta africana cyclotis, c’est-à-dire celle des éléphants de forêt, d’une taille inférieure à celle des éléphants de brousse africains63. Il est difficile de déterminer si Lucrèce opère sur cette question des tours une confusion ou une fusion volontaire. Cependant, il est indéniable que cet équipement contre-nature, qui transforme le fauve en machine de guerre, accentue l’impression d’horreur et de monstruosité64 produite par les adjectifs taeter et anguimanus, dont l’un est repris à Ennius (cf. taetros elephantos, Annales, 607) et l’autre une création de Lucrèce.

Conclusion

24Lucrèce a donc puisé au « fonds carthaginois » et repris à son compte un certain nombre de lieux communs, à savoir l’importance des guerres puniques dans l’histoire romaine, le rôle déterminant qu’y jouèrent les Scipions et enfin la feritas attribuée au peuple punique. Mais son intérêt pour Carthage n’est pas d’ordre historique ni géographique, encore moins anthropologique. La cité est évoquée exclusivement dans la mesure où elle peut servir le dessein philosophique. Si la rareté des références à Carthage ne permet pas d’en déterminer une typologie significative, leur analyse montre néanmoins que la vision de Lucrèce est conforme à celle de ses contemporains. Comme souvent chez Cicéron, le monde punique intervient dans le De rerum natura à titre d’exempla liés à la guerre. Les références lucrétiennes comportent néanmoins un certain nombre de points communs :

  • Deux des passages où elles apparaissent présentent une forte connotation éthique : la réfutation de la crainte de la mort à la fin du livre III et l’histoire des inventions à la fin du livre V.

  • Elles sont l’occasion de développements épiques, imités d’Ennius et dans lesquels la figure de l’amplification occupe une place importante.

  • Les évocations de Carthage sont à la fois très imagées et très imprécises : Lucrèce n’indique ni à quelle guerre ni à quel membre du clan Scipion il fait allusion. Il confond en outre les éléphants de Carthage et ceux de Pyrrhus.

  • 65 Cf. Cicéron, De inuentione, I, 39, 71 : Carthaginienses autem persaepe iam...

  • 66 Cf. Salluste, Bell. Iug., 41, 2. Comme l’indique G. Devallet à propos de S...

25Le philosophe latin néglige l’aspect événementiel des res gestae pour s’intéresser à leur valeur universelle. Le monde punique ayant disparu dans le naufrage du passé, il n’en retient que les aspects les plus exemplaires et les plus spectaculaires. Il met à profit les impressions produites par les guerres et s’efforce de raviver par la poésie les souvenirs qu’elles ont laissés dans la mémoire collective. L’image de Carthage qui est ainsi esquissée reste donc assez stéréotypée et superficielle. En revanche, il est notable que Lucrèce ne reprenne pas à son compte des thèmes à forte connotation éthique tels que la perfidia punica65 et le metus hostilis66. Il évoque en revanche le metus inspiré par le général romain. Mais Scipion sème la terreur dans les rangs carthaginois, non pour connaître l’immortalité astrale qui lui est attribuée par Cicéron dans la République (VI, 26), mais pour mieux « rendre ses os à la terre » comme un humble esclave. Si les Puniques fournissent un exemple de crudelitas en dressant des éléphants au combat, Rome n’a rien à leur envier car la feritas demeure une constante de la nature humaine. Le monde punique ne sert donc pas de repoussoir à la grandeur romaine : Lucrèce se contente d’utiliser certains stéréotypes liés à Carthage pour montrer que la uera ratio épicurienne constitue le seul rempart contre la guerre et la barbarie.

Notes

1 Cf. G. Devallet, "Perfidia plus quam punica : l’image des Carthaginois dans la littérature latine, de la fin de la République à l’époque des Flaviens", Lalies (16), 1996, p. 17-28. Je remercie vivement G. Devallet et O. Devillers pour leurs précieux conseils.

2 Cf. P. Boyancé, Lucrèce et l’épicurisme, Paris, 1963, p. 173.

3 Les traductions françaises de Lucrèce proviennent de l’édition établie par J. Kany-Turpin, Aubier, Paris, 1993.

4 Cf. Epicure, Maximes Capitales, II : "La mort n’est rien pour nous car ce qui est dissous ne sent pas et ce qui ne sent pas n’est rien par rapport à nous" ou encore Lettre à Ménécée, §§ 124-125 : "Habitue-toi à penser que la mort n’est rien par rapport à nous ; car tout bien - et tout mal - réside dans la sensation : or la mort est privation de sensation. Par suite, la droite connaissance que la mort n’est rien par rapport à nous, rend joyeuse la condition mortelle de la vie, non en ajoutant un temps infini, mais en ôtant le désir de l’immortalité. Car il n’y a rien de redoutable dans la vie pour qui a vraiment compris qu’il n’y a rien de redoutable dans la non-vie. Sot est donc celui qui dit craindre la mort, non parce qu’il souffrira lorsqu’elle sera là, mais parce qu’il souffre de ce qu’elle doit arriver. Car ce dont la présence ne nous cause aucun trouble, à l’attendre fait souffrir pour rien. Ainsi le plus terrifiant des maux, la mort, n’est rien par rapport à nous, puisque quand nous sommes, la mort n’est pas là, et, quand la mort est là, nous ne sommes plus." (traductions françaises de M. Conche, Epicure : Lettres et Maximes, P.U.F, Paris, 1987).

5 sic, ubi non erimus,…/ scilicet haut nobis quicquam, qui non erimus tum, / accidere omnino poterit sensumque mouere, / non si terra mari miscebitur et mare caelo.

6 Au uelut du vers 382, répond le sic du vers 838.

7 Ainsi la proposition nil sensimus aegri (v. 831) est reprise et amplifiée par scilicet haut nobis quicquam… accidere omnino poterit sensumque mouere (v.840-841). De même l’expression consacrée terra marique (v. 837) réapparaît à la fin du passage dans terra mari miscebitur (v. 842). Enfin, la tournure poétique sub aetheris oris (v. 835) correspond au terme caelo (v. 842).

8 Cf. III, 972-975 : Respice item quam nil ad nos ante acta uetustas / temporis aeterni fuerit, quam nascimur ante. / Hoc igitur speculum nobis natura futuri / temporis exponit post mortem denique nostram.

9 La structure de l’argument et la valeur des deux exemples ont été analysées par J. Salem, Lucrèce et l’éthique, La mort n’est rien pour nous, Paris, 1990, p. 120 sqq. Il faut cependant préciser que selon les Epicuriens, la fin du monde ne manquera pas de se produire car notre monde, né de la déclinaison, est sujet à périr et il est déjà vieux et usé. Voir sur ce point De rerum natura, V, 826-827 et les très belles pages que M. Serres consacre à la dégradation progressive du monde lucrétien (dans La naissance de la physique dans le texte de Lucrèce. Fleuves et turbulences, Paris, 1977, p. 215-223).

10 Sur la conception épicurienne du temps comme accident des accidents et sur le statut des événements historiques, voir d’abord De rerum natura, I, 464-482. Cf. aussi G. Neck, Das Problem der Zeit im Epikureismus, Heidelberg, 1964 ; G. Berns, "Time and nature in Lucretius’ De rerum natura", Hermes (54), 1976, p. 477-492 ; J. & M. Bollack "Temps comme devenir (Lucrèce, I, 464-482)", Studi sull’ epicureismo greco et romano offerti a M. Gigante, 1983 ; P. Gros, "Le temps et l’histoire chez Lucrèce", Le temps, Actes du colloque interdisciplinaire de Nantes (12-13 mars 1998), Institut Universitaire de France, 1999, p. 55-66 et S. Luciani, L’éclair immobile dans la plaine, philosophie et esthétique du temps chez Lucrèce, Paris, 2000, p. 86-110 et 129 sqq.

11 Op. cit., p. 173.

12 Sur la rigoureuse succession des arguments dans cette partie du chant III, voir Cl. Rambaux, "La logique de l’argumentation dans le De rerum natura III, 830-894", R.E.L. (58), 1980, p. 201-219.

13 Voir notamment les commentaires de A. Ernout et L. Robin, Paris, 1962, ad loc. ; de C. Bailey, Oxford, 1947, ad loc. ; de E. J. Kenney, Cambridge, 1971, ad loc. et en dernier lieu l’étude de J. Salem, op. cit., p. 120 sqq.

14 Les Troyennes, v. 636 : Andromaque déclare que le non-être est égal à la mort.

15 Oraison funèbre [pap. Stobart, col. XIII].

16 Cf. Fin., I, 49 : l’argument est attribué à l’épicurien Torquatus. Fin., III, 64 : Cicéron s’indigne du caractère immoral et incivique de l’argument mais le reprend dans Tusc. I, 13 et I, 91 : ut nihil pertinet ad nos ante ortum, sic nihil post mortem pertinebit.

17 Cf. Ep. 54, 4.

18 Cf. Consol. à Apol., 15, 109 f.

19 Cf. L. Robin (Com. ad loc., p. 123) : "Autant qu’il est possible de le dater, l’Axiochos semble être quelque peu antérieur à Lucrèce. Le poète l’a-t-il connu et s’en est-il inspiré, ou tous deux ont-ils puisé à une même source ? Il est difficile de se prononcer, car l’Axiochos, tout en se réclamant de Socrate et de Platon, est formé d’éléments fort disparates, d’origine en partie épicurienne". Le même avis est exprimé par C. Bailey (com. ad loc., volume II, p. 1133).

20 Cf. Axiochos 365d.

21 Cf. Tusc. I, 90 : nec pluris nunc facere M. Camillum hoc ciuile bellum quam ego illo uiuo fecerim Romam captam. Il faut signaler que Cicéron, tout en reprenant l’argument du miroir et en l’illustrant à l’aide des res gestae, en nuance l’application : les maux à venir de la cité ne pourront nous affecter personnellement puisque nous serons morts. En revanche, l’idée ou l’évocation de ces maux peut faire souffrir les vivants, dans la mesure où ils se soucient de l’avenir de leur patrie : Quia tanta caritas patriae est, ut eam non sensu nostro, sed salute ipsius metiamur.

22 Traduction A. Flobert, Paris, 1993.

23 Traduction, idem. Il s’agit du discours prononcé par le chef des délégués Locriens devant le Sénat en 204. Sur le caractère mondial du conflit, cf. aussi Tite-Live, XXIII, 33, 1-2 et Silius italicus, Punica, I, 58 : sacri cum perfida pacti / gens Cadmea super regno certamine mouit / quaesitumque diu qua tandem poneret arce / terrarum fortuna caput.

24 Cf. De rerum natura, I, 116 : Ennius ut noster cecinit.

25 L’argument n’est pas sans comporter un certain nombre de faiblesses, qu’il serait trop long de commenter dans cette étude. Sur ce point, voir J. Salem, op. cit., p. 121 sqq.

26 Voir Com. ad loc., tome II, p. 193.

27 Horror ac diuina uoluptas. Etude sur la poétique et la poésie de Lucrèce, Amsterdam, 1970, p. 191 sqq. et 282. L’auteur cite Quintilien, Inst. VIII, 4, 15 : Haec amplificatio alibi posita est, alibi ualet : ut aliud crescat, aliud augetur, inde ad id, quod extolli uolumus, ratione ducitur.

28 Cf. De rerum natura, V, 326-329.

29 Cf. P. M. Brown, Lucretius, De rerum natura III, Introduction, Text, Translation and Commentary, Warminster, 1997, p. 216.

30 Cf. C. Bailey, Comm. ad loc., tome II, p. 1166. Le topos remont e à Homère et aux propos qu’Achille tint à Lycaon avant de le tuer (Il. xxi, 106).

31 Pour une étude détaillée de l’ensemble du passage, voir G. B. Conte, "Il trionfo della morte e la galleria dei grandi trapassati in Lucrezio III, 1024-1053", S.I.F.C. (37), 1965, p. 114-132.

32 Com. ad loc., p. 232.

33 Cf. supra, note 28.

34 Cf. A. Ernout, Com. ad loc., tome II, p. 169. Lucrèce utilise dans le De rerum natura deux autres patronymes du même type : Memmiadae (I, 26) et Romulidarum (IV, 683). Virgile reprendra dans l’Enéide le patronyme Scipiadas (VI, 842-843).

35 Cf. De rerum natura, III, 1029-1033 : Ille quoque ipse, uiam qui quondam per mare magnum / strauit, iterque dedit legionibus ire per altum, / ac pedibus salsas docuit super ire lacunas, / et contempsit equis insultans murmura ponti, / lumine adempto animam moribundo corpore fudit.

36 Cf. C. Bailey, Com. ad loc., tome II, p. 1166 et J. Kany-Turpin, op. cit., p. 503, note 71 : d’après la tradition, Xerxès, fils de Darius, roi des Perses, couvrit d’un pont, vraisemblablement formé de navires, l’Hellespont pour attaquer la Grèce. Ce fait est évoqué par Eschyle dans Les Perses (v. 745-748).

37 Traduction J. Perret, C.U.F., Paris, 1989. L’image sera également reprise par Silius Italicus (VII, 106). Selon Bailey (op. cit. p. 1166), elle remonte probablement à Ennius. Ce commentateur fait état d’une suggestion de Munro (Cambridge, 1864) selon laquelle les Scipions auraient lié leur nom aux termes grecs σκηπτὸς (la foudre) et σκῆπτρον (le sceptre, latin scipio).

38 Warminster, 1978, p. 125-131. Sur la guerre menée en Espagne par les Scipions, voir aussi G. charles-Picard, Hannibal, Paris, 1967, p. 169 sqq. et 192 sqq.

39 Cf. Pro L. Balbo, XV, 34 : cum duo fulmina nostri imperi subito in Hispania Cn. et P. Scipiones exstincta occidissent.

40 Selon Ernout (op. cit., tome II, p. 170), famul est la forme latinisée de l’osque famel, correspondant au latin famulus.

41 Horace (Odes, II, 3, v. 9-12) reprendra le même topos : saepius uentis agitatur ingens / pinus et celsae grauiore casu / decidunt turres, feriuntque summos / fulgura montes.

42 Voir l’article intitulé "L’origine des sociétés politiques (de la royauté primitive à l’état de droit)", Vita Latina (99), septembre 1985, p. 24.

43 Sur le procès de Scipion l’Africain, voir Tite-Live, Histoire romaine, XXXVIII, 50-53.

44 Cf. Tite-Live, XXXVIII, 53 et Plutarque, Caton l’Ancien, 24, 11.

45 L’épitaphe, attribuée à Ennius et transmise par Valère-Maxime, 5, 3, 2b, indique : "Ingrata patria, ne mea quidem ossa habes".

46 Com. ad loc., tome III, p. 1529. L’auteur s’étonne de cette étrange histoire dont on ne retrouve aucun autre témoignage et considère qu’elle est destinée à illustrer le principe épicurien d’isonomie.

47 Cf. "Animals in War and Isonomia", A. J. P. (85, 2), 1964, p. 124-135.

48 Sur l’utilisation des éléphants à la guerre et plus généralement sur les éléphants dans l’Antiquité, voir H. H. Scullard, The Elephants in the greek and Roman World, Cambridge, 1974. L’auteur signale de nombreux cas où des éléphants blessés ont semé la confusion dans le camp de leurs maîtres. C’est ce qui se produisit notamment lors de la bataille d’Héraclée en 280 (cf. Zonaras, VIII, 3), lors du siège d’Agrigente par les Romains en 262, lors des combats qui opposèrent Hasdrubal à Metellus près de Lilybée en 255. Les Romains avaient pu constater que les éléphants contribuaient parfois à la défaite de leur camp. Ainsi, durant la bataille de Zama en 202, certains éléphants d’Hannibal, effrayés par le bruit des clairons, se retournèrent contre la cavalerie carthaginoise, favorisant la victoire de Scipion.

49 Le philosophe émet lui-même des doutes sur la véracité des faits qu’il rapporte. Cf. 1341-1343 : Si fuit ut facerent. Sed uix adducor, ut ante / non quierint animo praesentire atque uidere / quam commune malum fieret foedumque, futurum.

50 Cf. J. Salem, Lucrèce et l’éthique, op. cit., p. 215 sqq. et notamment p. 221 : "L’homme est ce vivant singulier qui peut causer sa propre perte en pervertissant la nature, dans le but de faire souffrir son semblable".

51 Lucrèce utilise ailleurs le substantif elephantus (cf. II, 537, V, 1228 et VI, 1114). L’expression boues lucae renvoie dans notre passage au contexte guerrier qui accompagna la découverte de ces animaux.

52 Cf. H. H. Scullard, op. cit., p. 146 sqq.

53 Cf. Pline, Hist. Nat. VIII, 16: elephantos Italia primum uidit Pyrrhi regis bello et boues lucas appellauit, in Lucanis uisos anno urbis CCCCLXXII.

54 Cf. Polybe, I, 18-19 ; Diodore de Sicile, XXIII, 8.

55 Cf. S. Lancel, Hannibal, Paris, 1995, p. 41 et 109.

56 Cf. Polybe, III, 42-49.

57 Cf. S. Lancel, op. cit., p. 146.

58 Cf. H. H. Scullard, op. cit., p. 161 sqq. L’auteur précise que Hannibal reçut par la suite quelques éléphants de plus, mais qu’ils étaient peu nombreux et que leur rôle ne fut pas très important dans les combats.

59 Cf. G. Devallet, "Perfidia plus quam punica : l’image des Carthaginois dans la littérature latine, de la fin de la République à l’époque des Flaviens", art. cit., p. 19 ; M. Dubuisson, "L’image du Carthaginois dans la littérature latine", Studia Phoenica (II), Leuven, 1983, p. 159-167. La crudelitas est un défaut que Cicéron attribue fréquemment aux Carthaginois et singulièrement à Hannibal. Cf. De officiis, I, 35 et 38 ; De re publica, II, 40, 67 ; De amicitia, 28 ; Philippica, 11, 9 et 14, 9 ; Rhetorica ad Herrenium, IV, 14, 20.

60 Cf. Y. A. Dauge, Le Barbare. Recherches sur la conception romaine de la barbarie et de la civilisation, Bruxelles, 1981, p. 64. L’auteur indique que Rome a découvert en Carthage une cité d’une nature incompatible avec la sienne : "ce mélange caractéristique de férocité et de ruse, de feritas et de uanitas, de mobilité d’esprit et de sensualité, cette frénésie de richesse, ce luxe tapageur, ces mœurs franchement orientales, cette religion primitive et inhumaine, cette agglomération factice de races diverses, tout cela excita chez les Romains un mépris qui s’ajouta à leur jalousie, puis à leur haine".

61 Ce point a été fort bien analysé par Y. A. Dauge dans les pages consacrées au De rerum natura (op. cit. p. 116) : "Si peu à peu, grâce à son génie inventif, l’homme va se dégager de la préhistoire, sa feritas, loin d’être abolie, va changer de forme, et se manifester sous d’autres aspects. La barbarie persiste dans toute sa pesanteur, même si elle se complique et devient savante, et au moment où écrit Lucrèce, la sagesse reste encore à conquérir sur elle". Mais l’auteur a omis de souligner que Lucrèce se réfère explicitement à un modèle extérieur, à savoir la feritas carthaginoise, pour évoquer la barbarie inhérente à l’homme.

62 Cf. H. H. Scullard, op. cit., p. 242 sqq. et S. Lancel, op. cit., p. 109-110. Selon le témoignage des anciens, ces éléphants ont vécu dans diverses contrées boisées du Maghreb antique jusqu’aux premiers siècles de notre ère.

63 H. H. Scullard précise que ces petits pachydermes pouvaient parfois porter des tours, notamment dans les parades ou lors d’attaques contre des positions fortifiées. L’auteur du Bellum africum indique notamment que les éléphants de Juba et de Scipion étaient turriti lors de la bataille de Thapsus en 46 avant notre ère (30, 2 ; 41, 2 ; 86, 1). Cependant, cela entraînait une certaine perte de mobilité. C’est pourquoi le "howdah" fut rarement utilisé durant la seconde guerre punique.

64 Silius Italicus dotera également de tours les éléphants carthaginois. Cf. Punica, IV, 599 ; IX, 239 sqq., 577sqq.

65 Cf. Cicéron, De inuentione, I, 39, 71 : Carthaginienses autem persaepe iam nos fefellerunt ; De officiis, I, 38 : Poeni foedifragi ; Pro Scauro, 19, 42 : Fallacissimus genus esse Phoenicum omnia monumenta uetustatis atque omnes historiae nobis prodiderunt. Ab his orti Poeni multis Carthaginiensium rebellionibus, multis uiolatis fractisque foederibus nihil se degenerasse docuerunt ; Rhetorica ad Herrenium, IV, 14, 20 : Qui sunt qui foedera saepe ruperunt ? Karthaginienses. Comme l’a montré G. Devallet (art. cit., p. 19), la perfidia attribuée aux Carthaginois trouve son antithèse exacte dans la vertu romaine de fides. C’est pourquoi la fides de Régulus est souvent opposée par Cicéron à la perfidia punica. Cf. De natura deorum III, 32, 80 ; De officiis, I, 39 ; In Pisonem, 18, 43.

66 Cf. Salluste, Bell. Iug., 41, 2. Comme l’indique G. Devallet à propos de Salluste (ibidem, p. 20), "Carthage intervient comme principale source de ce metus hostilis qui a assuré, tant que cette menace a duré, la sauvegarde de la concordia dans la cité et la bonne marche des institutions".

Pour citer ce document

Sabine Luciani, «Regards lucrétiens sur les guerres puniques», La Réserve [En ligne], La Réserve, Livraison septembre 2015, mis à jour le : 07/01/2016, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/reserve/121-regards-lucretiens-sur-les-guerres-puniques.

Quelques mots à propos de :  Sabine  Luciani

Aix-Marseille Université, CNRS, TDMAM UMR 7297