La Réserve : Livraison septembre 2015
Libertas et ses enjeux, entre littérature et politique
Initialement paru dans : Le poète irrévérencieux, coll. Intern., Lyon-ENS LSH, 2009
Texte intégral
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1 D. et Y. Roman (2007 : p. 104-105).
1Touchant aussi bien au statut de l’écrit qu’à la conception de la politique et à ses formes d’exercice, la libertas est une notion centrale pour la période du Principat. En effet la liberté est avant tout un concept politique, qui renvoie implicitement à toute l’histoire antérieure de Rome et qui nourrit aussi, explicitement, la libera res publica ; si elle conserve bien le souvenir de son implantation civique, i.e. la place du citoyen face aux esclaves, elle est surtout, à la fin de la République et au début du Principat, la libertas des sénateurs, liée à leur dignitas dans une association qui nous reste en bonne partie opaque1. Mais elle est aussi liberté de parole, liberté d’écrire et, en ce sens, s’impose comme un élément de réflexion à propos du poète irrévérencieux. Peut-on toujours lier irrévérence et liberté ? La deuxième existe-t-elle sans la première et vice versa ? Les interrogations pourraient être sans fin. Nous avons préféré limiter notre enquête sur un point : entre prose et poésie, la liberté de parole est-elle semblable ou connaît-elle des variations de forme, voire de nature ? En somme, le poète est-il plus irrévérencieux que le prosateur ?
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2 La liste des exemples serait fort longue, comme l’a montré un dépouillement...
2Quand on s’intéresse aux apparition de la libertas dans la littérature latine, on ne peut qu’être frappé, dès l’abord, par l’affirmation constante, réitérée et assénée comme une vérité incontestable, que la liberté est perdue, ou sur le point d’être perdue, et qu’il faut se battre soit pour la retrouver, soit pour la défendre2. Elle est toujours, quelque soit le type d’écrit dans lequel elle est mentionnée, un ferment de vie ou d’agitation, un élément dynamique, parfois même déstabilisateur. Cette instabilité passe souvent par le biais de comparaisons comme dans un passage des Epitres d’Horace :
3 Horace, Epist., 1, 10, 39-41 : « Ainsi, celui qui, craignant la pauvreté, r...
Sic, qui pauperiem ueritus potiore metallis
Libertate caret, dominum uehet improbus atque
Seruiet aeternum, quia paruo nesciet uti3.
3La comparaison potiore metallis établit ici par synecdoque une hiérarchie entre la liberté et les richesses, qui sont de leur côté les symboles de l’asservissement éternel. Le seul mot de sens positif dans cette phrase est potior tandis que la connotation morale est signalée par l’apposition de improbus au sujet dominus : seule la liberté est du côté du bien, tous les autres termes sont négatifs, soit dans leur sens, soit dans leur construction : ueritus, caret, im-probus, ne-sciet. La libertas, à elle seule, crée un espace connoté positivement, mais qui ne s’exprime que par opposition, dans le contraste et le mouvement. Cette caractéristique de la liberté, signalée ici à propos de la poésie, est le phénomène le plus évident que l’on retrouve aussi dans la prose. Mais cette communauté des formes d’expression a aussi d’autres aspects.
1. Prose et poésie : une même liberté ?
4Certains thèmes sont présents dans les deux formes d’écriture et sans qu’on puisse définir une spécificité de la prose ou de la poésie. Il s’agit par exemple des associations d’idées autour de la liberté en tant que statut de l’homme libre, domaine que nous avons écarté de notre démarche ici. Plus significatif, le thème de l’amour de la liberté est lui aussi un point commun.
1.1. L’amour de la liberté
5On rencontre en effet un lexique amoureux de la liberté qui n’est pas l’apanage de la poésie. Ainsi Tite Live nuance-t-il l’action de Brutus contre les Tarquins :
4 Tite Live, 2, 1, 3 : « Et il ne fait aucun doute que ce même Brutus, qui po...
Neque ambigitur quin Brutus idem, qui tantum gloriae superbo exacto rege meruit, pessimo publico id facturus fuerit, si libertatis immaturae cupidine priorum regum alicui regnum extorsisset4.
6La connotation négative, loin de s’attacher directement à la liberté ou même au désir, porte sur la prématurité : comme un fruit, la liberté connaît un développement, une maturation progressive dont il faut suivre le rythme. Le désir quant à lui, même sous la forme très concrete que peut revêtir le terme cupido, n’est pas en soi négatif. Il en va de même dans les Philippiques quand Cicéron, à plusieurs reprises, associe à la liberté un lexique qui est celui de l’amour le plus charnel, le plus physique même, illustré par des images de brasier :
5 Avec, pour le passage 4, 16, une clausule en deux crétiques, martelant la f...
Ego uos ardentes et erectos ad libertatem recuperandam cohortabor (4, 11) ; ad spem libertatis exarsimus (4, 16) ; cum cupiditate libertatis Italia arderet (10,14) ; ipsi enim uestra sponte exarsistis ad libertatis recuperandae cupiditatem (11,3)5.
7Le feu du désir, expression imagée de ce qui pousse Rome à la liberté, est bien plus du côté positif que du côté négatif. Ici, pas de considération sur une passion qui serait abandon de toute volonté ; au contraire, la volonté va dans le même sens que le désir, le seconde dans la quête d’un but précis, exprimé par les expressions ad libertatem recuperandam, ad spem libertatis, ad libertatis recuperandae cupiditatem. La valeur dynamique de la libertas, à l’origine de ces élans, est nette.
8Ces idées apparaissent un peu différemment dans l’œuvre de Lucain, lorsque Lentulus Crus, après Pharsale, s’adresse à Pompée qui voudrait emmener son armée chez les Parthes :
6 Lucain, Pharsale, 8, 339-341 : « Pourquoi l’amour de la liberté est-il donn...
Quid causa obtenditur armis
Libertatis amor ? Miserum quid decipis orbem
Si seruire potes ?6
9Réduit à un faux semblant, à un prétexte sans réalité, l’amour de la liberté est limité à son rôle de moteur. Ce dernier reste fort cependant, souligné par le rejet de libertatis en début de vers, ce qui est souvent sa place chez Lucain ; l’opposition avec seruire tisse le réseau : l’amour de la liberté pousse au mouvement, la possibilité d’être asservi entraîne la passivité.
1.2 Une si fragile liberté
10Prose et poésie se retrouvent encore davantage sur un thème commun, celui de la fragilité. Toujours chancelante, toujours exposée, la liberté ne résiste que dans la tourmente, dans les dangers. Lucain tire de cette conviction un parti presque dramatique lorsqu’il peint la chute de la royauté et les débuts difficiles de la République, au moment de la conjuration des fils de Brutus :
7 Lucain, Pharsale, 8, 261-265 : « Par trahison, ils ouvraient les verrous de...
Prodita laxabant portarum claustra tyrannis
Exulibus iuuenes ipsius consulis et quos
Magnum aliquid dubia pro libertate deceret,
quod miraretur cum Coclite Mucius et quae
imperii fines Tiberinum uirgo natauit7.
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8 Tite Live, 2, 2, 3 : « Son nom ne plaisait pas, il était dangereux pour la ...
11Il ne fait aucun doute que la formulation dubia pro libertate se justifie par le choix de faire ressortir l’adjectif qui porte le sens, dans une forte opposition avec magnum aliquid : les portes et leurs verrous étaient les seules protections de la liberté. On pourrait voir un jeu entre l’abstraction qu’est ici la liberté et l’élément concret que sont les portes ; mieux encore, le poète choisit de peindre “les verrous des portes”, redoublant en quelque sorte leur fonction de fermeture. Et cependant, comment un élément concret pourrait-il protéger ce qui, non content d’être encore chancelant, n’est qu’une abstraction ? Tite Live avait peut-être déjà posé ces rapports entre abstraction et réalité : un passage du livre deux en est l’indice. Le livre deux, celui des débuts de la République, est celui qui correspond le plus exactement au passage de Lucain cité ici. Or, quand l’historien raconte le moment où le départ de Tarquin Collatin est exigé, présenté comme une précaution, il énonce8 :
Non placere nomen, periculosum libertati esse.
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9 Tite Live, 2, 2, 3 : « Là, il commence par à lire à haute vois le serment d...
12Deux éléments abstraits sont en conflit, le nom d’un Tarquin et la liberté. Mieux encore, ce qui va venir à l’appui de la liberté, que menace un mot, ou mieux un nom, sera une parole : il s’agit de la parole collective, le serment prêté par le peuple romain, parole qui, seule, comme dotée d’une force magique, sera à même de protéger la liberté9 :
Ibi omnium primum ius iurandum populi recitat ‘neminem regnare passuros nec esse Romae unde periculum libertati foret’
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10 L’hypothèse sur la force des mots pourrait être poussée plus loin : tout l...
13On pourait dire qu’on se trouve ici aux extrêmes d’un raisonnement qui, affirmant comme prémisses la fragilité de la liberté, ne lui trouve de soutien que dans ce qu’il y a de plus impalpable, la parole10. Mais c’est ici peut-être un Tite Live aède qui s’exprime, plus qu’un historien soucieux de vérité.
14La fragilité essentielle de la liberté l’expose à toutes les attaques, et dans toutes les sources littéraires. Au livre sept de la Pharsale, Lucain la peint aux côtés d’éléments qui, par leur “accroche” physique, dessinent un cadre de fragilité presque humaine :
11 Lucain, Pharsale ,7, 575-581 : « Il interdit à sa troupe de marcher sur la...
In plebem uetat ire manus monstratque senatum ;
scit, cruor imperii qui sit, quae uiscera rerum,
unde petat Romam, libertas ultima mundi
quo steterit ferienda loco11.
15La liberté est du côté du sang, des viscères ; seul mot abstrait dans un tableau cruellement concret et sanglant, elle est exposée aux coups, ferienda : par cette proximité avec le sang et les viscères, qui constituent la nature profonde de Rome, elle gagne une réalité physique, elle aussi. Dans toute l’œuvre de Lucain, la liberté passe ainsi de l’abstrait au concret, voire à une dimension presque humaine. Il ne s’agit pas alors d’une abstraction à laquelle la religion a pu prêter une apparence humaine, mais-et devant ce paradoxe on est tenté de dire “au contraire”- l’abstraction redescend à un niveau humain, avec toutes les fragilités de l’être humain. En prose, Valère Maxime présente des images proches, lorsque, dans le passage qu’il consacre à Manlius Capitolinus, il oppose l’attitude de Manlius, naguère défenseur de Rome pour avoir repoussé l’attaque des Gaulois sur le Capitole, et celle du même Manlius qui, à la tête de la plèbe, agirait pour attaquer la liberté :
Fortiter defensam libertatem nefarie opprimere conatus fuerat (6, 3, 1a).
16La phrase, organisée en symétrique autour de libertatem pour opposer les deux adverbes fortiter et nefarie, ainsi que, pour le sens, defensam et opprimere, semble poser comme admis que la liberté représente une valeur pour ainsi dire concrète, si l’on donne à opprimere son sens premier et l’image qui l’accompagne. Les poètes vont plus loin ou sont plus clairs : ainsi la liberté a si bien un corps qu’elle peut être brûlée :
12 Lucain, Pharsale, 4, 577-579 : « Mais on craint le fer des tyrannies, la l...
Sed regna timentur
Ob ferrum et saeuis libertas uritur armis,
ignorantque datos, ne quisquam seruiet, enses12.
17Les deux abstractions que sont regna et libertas gagnent ici un statut humain, par le biais sans doute de l’association d’idées qu’apporte le complément ob ferrum, qui amène à envisager la royauté brandissant un glaive. La liberté quant à elle possède même un corps qui souffre et subit la morsure du feu. L’image, qui n’est ici que sous-jacente, est plus nette chez Sénèque, qui la pousse jusqu’à en faire une pointe baroque :
13 Sénèque, Lucilius, 95, 72 : « Cette dernière et si courageuse blessure de ...
Catonis illud ultimum ac fortissimum uulnus, per quod libertas emisit animam13.
18A travers l’assimilation de Caton à la libertas, cette dernière a un corps qui subit non pas une brûlure, comme dans le passage de Lucain, mais une blessure et une blessure mortelle. Ainsi arrive-t-on au comble de l’image, quand la liberté perd la vie et émet un dernier souffle. En quelque sorte, c’est par cette mort, si humaine, que la liberté quitte le statut d’abstraction pour devenir vivante, paradoxe ultime. Et si c’est dans une œuvre en prose que cette image trouve son expression la plus aboutie, on ne peut oublier que cette écriture si poétique est celle de Sénèque, tragédien de la mort.
1.3. Se battre pour la liberté
19Un thème bien visible dans la prose est celui des combats pour la liberté, fréquents dans les exhortations comme dans les narrations historiques. Cicéron y recourt fréquemment dans les Philippiques :
Pro libertate populi Romani bellum gerentem (7, 11) ; uitam pro libertate populi Romani in discrimen adducere (7, 12) ; pro populi Romani libertate arma ceperunt (10, 15) ; pro libertate uitae periculo decertandum est (10, 20).
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14 P. Jal (1963 : p. 377) sur les liens entre morale et politique dans les gu...
20Dans toutes ces occurrences, ce sont bien entendu les adversaires d’Antoine qui combattent pour la liberté : Brutus, Hirtius, leurs armées et celles de Pansa et du jeune César, et enfin, dans la dernière citation, celle que Cicéron veut voir se lever face à Antoine. Or, ces appels à prendre les armes semblent faire fi de la difficulté majeure que Cicéron rencontre ailleurs dans les Philippiques, c’est-à-dire le problème moral que pose la guerre civile14. On peut avancer l’hypothèse que la valeur de la libertas, reconnue par tous, vient légitimer les appels de Cicéron.
21Cette hypothèse est appuyée par un passage de Virgile, qui emploie rarement dans ses œuvres le terme qui nous occupe ici, mais qui lui donne une place toute particulière dans l’Enéide. Au moment où Anchise montre à Enée la série des héros de Rome, moment qui symbolise à la fois la grandeur de Rome et celle de l’épopée, placée au-delà des contingences de la chronologie, la libertas prend un sens uniquement positif, que l’adjectif pulchra souligne :
15 Virgile, Enéide, 6, 817-821 : « Veux-tu voir aussi les rois Tarquins et l’...
Vis et Tarquinios reges animamque superbam
Vltoris Bruti, fascis uidere receptos ?
Consulis imperium his primus saeuasque securis accipiet,
Natosque pater noua bella mouentes
Ad poenam pulchra pro libertate uocabit15.
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16 J. Perret (19895 : p. 74).
22On notera qu’il s’agit encore une fois de l’épisode abordé plus haut, celui de la réaction menée par les fils du consul Brutus contre leur père. Il est peut-être étonnant de voir l’épisode présenté ici sous un jour favorable, à rebours des passages vus plus haut. Une explication peut être avancée, mais avec prudence. Comme l’a noté J. Perret dans son édition de la Collection des Universités de France16, on ne peut que penser à Brutus le Césaricide en lisant ces vers ; en effet, Anchise, dans son énumération, passe de Romulus à César, Caesar et omnis Iuli progenies, v. 789-790 ; puis Auguste se voit consacrer une dizaine de vers, après lesquels Anchise revient à la période royale, avec les vers cités ici. La conjonction de ces noms propres semble marquer une “élision” du Brutus de 44 av. J.-C. En allant plus loin que ne l’a fait J. Perret, on peut proposer de voir dans l’aspect positif accordé à la lutte des fils de Brutus, pulchra pro libertate, un écho du thème de la liberté tel qu’il était utilisé par les Césaricides, thème que le poète édulcore prudemment, en évitant le lien trop évident qu’aurait été la présence du Brutus de 44.
23Plus souvent, il est question de combattre pour protéger la liberté, dans une attitude moins agressive que celle envisagée ci-dessus. On retrouve alors le lexique militaire, mais employé dans une optique différente. Ainsi chez Lucain :
17 Lucain, Pharsale, 2, 281-284 : « Et s’il est juste de porter les armes pou...
Quod si pro legibus arma
Ferre iuuat patriis libertatemque tueri,
Nunc neque Pompei Brutum neque Caesaris hostem
Post bellum uictoris habes17.
24L’idée défensive est confortée par la prise en compte de l’avenir : ce passage fait partie du discours que Brutus, entrant dans la guerre civile, tient à son oncle Caton pour l’entraîner dans l’action à ses côtés. De nombreux verbes sont au futur, pour insister sur la valeur presque prophétique des paroles prononcées, comme au vers 258 :
Hoc solum longae pretium uirtutis habebis ?
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18 Cicéron, Philippiques, 4, 2 : « C. César qui a protégé et protège l’Etat e...
25Lucain reprend, sans aucun doute consciemment, tout le lexique des guerres civiles dans ce passage, et particulièrement celui de l’époque où Cicéron écrivait ses Philippiques ; on retrouve ainsi discordia (v. 272), arma, castra etc… L’expression libertatem tueri, mise en valeur par la fin du vers qui place tueri en regard de arma, vient ainsi légitimer en quelque sorte le recours à la guerre civile. Or, cette expression est utilisée aussi par Cicéron, dans la quatrième Philippique (4, 218) :
C. Caesar qui rem publicam libertatemque uestram suo studio, consilio, patrimonio denique tutatus est et tutatur.
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19 Cicéron, Philippiques, 4, 4 : « Quelle protection restait-il à votre salut...
Ou encore, avec l’idée de protection exprimée cette fois par praesidium (4, 419) :
Quod autem praesidium erat salutis libertatisque uestrae, si C. Caesaris fortissimorum sui patris militum exercitus non fuisset ?
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20 Soulignée fréquemment par P. Jal (1963) ; et aussi Devillers (2006 : p. 32).
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21 Les pages de P. Grimal (1986 : 321-376) sur cette période et sur les relat...
26Le thème de la proctection de la liberté est si présent, si fort dans de nombreux textes qu’il convient de le souligner et d’en expliquer la prégnance. La raison peut en être que, dans ces contextes où il s’agit de luttes civiles, fratricides, il est bien difficile pour un parti d’affirmer sa prééminence sans souligner les dégâts entraînés au sein du parti adverse, qui pourtant est lui aussi composé de citoyens. Cette difficulté propre à la guerre civile20 complique la tâche littéraire de celui qui veut peindre ces périodes, sans même parler de la tâche de celui qui, contemporain des faits, tente de se situer dans le conflit. La position de Cicéron était des plus inconfortables en 44 et jusqu’à sa mort21. Aussi, dans ce contexte, mettre l’accent sur l’aspect défensif de l’action menée peut être un moyen de présenter les faits sous leur jour le meilleur. Dans certains cas, le recours à des images peut se faire assez net, comme chez Tite Live, dans un passage qui renvoie aux luttes intestines républicaines (3, 45, 8) :
Tribunicium auxilium et prouocationem plebi Romanae, duas arces libertatis tuendae.
27Sur ces éléments fondamentaux constitutifs de la liberté, l’amour qu’elle suscite, sa fragilité, sa présence dans les conflits civils, prose et poésie sont donc en accord et se retrouvent autour d’un lexique commun. On peut souligner que le dénominateur commun est la période des guerres civiles, avec, apporté par Tite Live, un élément qui remonte aux débuts de la République. La liberté des poètes comme celle des prosateurs s’attache à l’évolution des institutions politiques et trouve à s’exprimer à travers elle.
2. la liberté de parole, un cas particulier
28La liberté de parole est un autre fil directeur qui pose à sa manière la question du rapport entre prose et poésie. Avec Horace, la libertas est associée à la licentia ; c’est dire que le poète augustéen donne un arrière-plan moral aux notions qu’il rapproche. La libertas est ici libre expression des sentiments, à travers la parole :
22 Horace, Epist., 2, 1, 145-150 : « La licence fescennine, née grâce à cette...
Fescennina per hunc inuenta licentia morem
Versibus alternis opprobria rustica fudit,
Libertasque recurrentis accepta per annos
Lusit amabiliter, donec iam saeuos apertam
In rabiem coepit uerti iocus et per honestas
Ire domos impune minax22.
29Cette référence à la parole entraîne le lexique de la plaisanterie (lusit, iocus) tandis que licentia ouvre le champ de la transgression (rabies, impune minax). Ainsi parole et morale sont associées, comme le sont libertas et licentia. Le même lien se trouve dans la prose, par exemple dans le passage de Tite Live traitant de la loi Oppia de 215 av. J.-C., qui interdisait aux femmes de faire montre de leurs richesses et mêlait morale et finances. En 195 av. J.-C., Caton l’Ancien s’opposait à son abrogation et, dans les mots que lui prête l’historien, licentia est présentée comme un degré de plus que libertas dans une hiérarchie de l’excès :
23 Tite Live, 34, 2, 4 : « C’est la liberté totale, ou plutôt la licence, à d...
Omnium rerum libertatem, immo uero licentiam, si uere dicere uolumus, desiderant. Quid enim, si hoc expugnauerint, non tentabunt ?23
30Pour le républicain conservateur, les réclamations des femmes sont une forme de lutte (on soulignera l’étymologie du verbe expugnare), mais surtout un abus que la morale réprouve. Les deux passages, tous deux d’époque augustéenne, sont donc colorés par la référence morale que la liberté porte avec elle : la question de la liberté d’expression ne peut se poser sans que se pose aussi celle de la morale.
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24 Juvénal, 2, 110-112 : « Ici aucune retenue dans les paroles, aucun respect...
31Semblable lien entre parole et liberté se rencontre chez Juvénal, en un passage qui nous permet d’aller plus loin (2, 110-11224) :
Hic nullus uerbis pudor aut reuerentia mensae,
Hic turpis Cybeles et fracta uoce loquendi
Libertas.
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25 Ainsi en 6, 140 et 6, 216.
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26 Voir Ph. Moreau (1982 : p. 51-58) sur le crime religieux de Clodius et F. ...
32Le rejet de libertas en début de vers, position privilégiée que ce mot a souvent chez Juvénal25, permet de placer le mot en regard de turpis, qui donne la touche morale. La liberté de parole crée ici un monde où les codes sont bouleversés, où les habitudes de la société sont niées. Et ce n’est sans doute pas un hasard si ce texte concerne le culte de la Bonne Déesse, bafoué et réservé aux seuls mâles, dans une perversion des codes religieux et sexuels26.
33Or la liberté de parole, concept travaillé par la philosophie grecque et largement développé par la philosophie romaine, est, à mon sens, un phénomène esssentiellement littéraire, que les poètes ont contribué à affirmer. Nous abordons ici le domaine de la satire, bien sûr, avec Horace, mais aussi Martial et Juvénal. La liberté est avant tout pour eux liberté de parler, lors des banquets et sous l’action du vin libérateur. Ainsi, chez Martial :
27 Martial, 10, 48, 21-24 : « S’ajouteront des plaisanteries sans fiel et une...
Accedent sine felle ioci, nec mane timenda
Libertas, et nil quod tacuisse uelis :
De prasino conuiua meus uenetoque loquatur,
nec facient quemquam pocula nostra reum27.
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28 P. Veyne (1976 : p. 702sqq).
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29 Sur les réunions entre amis, élément constitutif de l’épicurisme, voir A. ...
34L’atmosphère est politiquement colorée, à travers la crainte que le convive pourrait ressentir si Martial ne garantissait son impunité. En outre, les paroles politiques ne sont ici évoquées que sous leur forme légère, à travers la signification des factions du cirque28. Mais arrêtons-nous sur l’usage du vin, ici les coupes, pocula-et on appréciera le pluriel !-. Le vin est présent en tant que constante héritée de l’épicurisme et comme ingrédient nécessaire des réunions entre amis29. Mais la raison de sa présence tient aussi à une analogie profonde entre le vin et la liberté, tous deux apportant une forme de bonheur à condition de faire preuve de modération. La liberté, dans son instabilité, frôle sans cesse l’excès, qui est son écueil majeur et la cause de la peur qu’elle provoque chez les conservateurs romains. Un passage des Epitres d’Horace appuie cette assimilation entre vin et liberté :
30 Horace, Epist., 1, 18, 5-9 : « Il existe un vice opposé à celui-ci et pres...
Est huic diuersum uitio uitium prope maius,
asperitas agrestis et inconcinna grauisque,
quae se commendat tonsa cute, dentibus atris,
dum uult libertas dici mera ueraque uirtus.
Virtus est medium uitiorum et utrimque reductum30.
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31 Le thème de moderatio est si riche, dans ses associations et rapprochement...
35L’adjectif mera, qui convient également pour le vin pur, non mêlé d’eau, s’applique à libertas, et la thématique morale, que porte la répétition de uitium, va peut-être aussi dans ce sens : vin et liberté peuvent être excessifs quand leur pureté entraîne trop loin. Dans ce passage cependant, la question centrale est celle de la uirtus, et la libertas n’apparaît qu’au second plan ; par le chiasme libertas mera/uera uirtus, que souligne l’effet d’écho entre mera/uera, le rapprochement entre vertu et liberté s’insinue, mais il ne vaut que dans la mesure où, précisément, il y a modération, retenue : la vertu est modération, la liberté peut l’être aussi31. L’association entre uera uirtus et liberté peut remonter à Ennius, qui donne la définition suivante (Phoenix, 300-302) :
32 Ennius, Phoenix, 300-302 : « Mais il convient que l’homme vive animé d’une...
Sed uirum uera uirtute uiuere animatum addecet
Fortiterque innoxium stare aduersum aduersarios.
Ea libertas est, qui pectus purum et firmum gestitat32.
36L’association entre les deux termes signale la présence d’un contexte moral fort. Il semble donc possible de souligner la position spéciale de la poésie qui unit aspects philosophiques et refus des extrêmes, particulièrement chez Horace. La poésie est la voix de la liberté, quand elle met en avant la liberté de parler, comme chez Properce (Elegies, 1, 1, 27) :
Fortiter et ferrum saeuos patiemur et ignis,
sit modo libertas, quae uelit ira, loqui.
37Liberté de parler, telle est presque la seule place de la liberté chez les poètes élégiaques, loin de la politique.
3. Les images de la liberté
38Mais si la poésie évite parfois de faire place à la liberté politique, elle lui accorde pourtant un poids considérable à travers certaines images, que la prose relaie également, quoique de manière différente.
3.1. L’Atrium Libertatis
39Un symbole politique étroitement lié à la liberté est l’Atrium qui porte son nom ; lieu proche du forum, entre Capitole et Quirinal, il était à l’origine le siège des censeurs républicains, et l’endroit où étaient gardées les archives du cens. Ce lien avec le cens et donc avec la liberté des citoyens est à l’origine de son nom. Ovide indique dans les Fastes le jour de consécration, le 13 avril, qui est également celui consacré à Jupiter Victor :
33 Ovide, Fastes, 4, 621-624 : « Jupiter surnommé le Victorieux est le maître...
Occupat Apriles idus cognomine Victor
Iuppiter ; hac illi sunt data templa die.
Hac quoque, ni fallor, populo dignissima nostro
Atria Libertatis coepit habere sua33.
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34 Suét. Aug., 29, 5. Sur Asinius Pollion, voir en dernier lieu F. Rohr-Vio (...
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35 Ovide, Fastes, 4, 625-629.
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36 A. Barchiesi (1994 : p. 78).
40La place éminente que gagne la liberté à cette association est évidente. Or Asinius Pollion avait, en 39 av. J.-C., reconstruit ce lieu pour en faire la première bibliothèque publique de Rome34. Là se dessine un lien important : on passe de la liberté civique, que symbolisent les archives du cens, à une liberté qui se rapproche de la liberté de parole rencontrée plus haut chez les poètes. La présence de la politique reste forte, toutefois. Une première trace en apparaît dans la mention du peuple, populus, c’est-à-dire l’ensemble des citoyens, donc ceux dont, précisément, les archives du cens gardaient le compte. Mais en outre, le jour suivant, 14 avril, est l’anniversaire de la bataille de Modène35. Or, comme l’a magnifiquement démontré A. Barchiesi, on peut comprendre la date du 13 avril comme une annonce déjà de cette date et de cette bataille, grâce à l’utilisation du terme Libertas36. Ce passage des Fastes, sous son double aspect concernant l’Atrium Libertatis et la bataille de Modène, est donc indubitablement politique ; mais du fait que l’Atrium est devenu une bibliothèque, la liberté a également pris une coloration littéraire, qui lui devient essentielle.
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37 Ovide, Tristes, 3, 1, 71-72 : « Et la liberté ne me laissa plus accéder à ...
41Cette coloration se discerne beaucoup mieux dans un autre passage d’Ovide, cette fois dans les Tristes. Le poète, du fond de son exil, se lamente de savoir que ses poésies sont pour ainsi dire exilées et n’ont pas le droit d’entrer dans la bibliothèque37 :
Nec me, quae doctis patuerunt prima libellis,
atria Libertatis tangere passa sua est.
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38 Voir P. Lee-Stecum (1998 : p. 19 sqq) sur l’amour et la liberté.
42Les vers sont tout particulièrement travaillés pour faire ressortir la contradiction entre le nom du lieu et la censure qui s’exerce aux dépens d’Ovide, ce que marque la négation qui ouvre la phrase. Cette fois la liberté est avant tout liberté littéraire, liée à l’expression, à la parole poétique, et non plus politique ; il serait bien trop dangereux pour le poète, qui espère un retour en grâce, de placer sa demande sur un plan politique. La libertas pour Ovide est désormais cantonnée au domaine poétique. Les poètes augustéens font de même, qui se taisent sur la liberté ou ne parlent que de celle d’aimer38.
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39 Crawford (1974 : n° 433, 1).
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40 Crawford (1974 : n° 498 à 506) ; J. Bleicken (1998 : p. 13) soulignent l’i...
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41 Sutherland (19842 : p. 79, n° 476).
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42 L. Consigliere (1978 : p. 42-44) sur la rareté de ce slogan sur les monnai...
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43 RGDA, 1 : annos undeuiginti natus exercitum priuato consilio et priuata im...
43La numismatique va dans le même sens, avec une interruption des apparitions de Libertas sur les émissions monétaires. En effet, des émissions de ce genre datent des années césariennes, comme un denier de Brutus, frappé en 54 av. J.-C., portant au droit la tête de Libertas avec la légende LIBERTAS et, au revers, Brutus le consul de 509 av. J.-C. entre deux licteurs39. Le lien familial s’appuie sur la revendication de l’héritage moral ou politique qui s’attache au nom de Brutus et, à travers les deux licteurs, aux symboles de l’organisation républicaine des magistratures. Par la suite, pendant la guerre civile après l’assassinat de César, la référence change de sens. Sur les aurei frappés par Brutus et Cassius, dans leur atelier mobile des années 43-42 av. J.-C., on trouve un type portant au droit la tête de Brutus, et au revers le pileus symbolisant la liberté, entre deux dagues, avec la légende EID. MART40. Ainsi la liberté est-elle réactivée et le symbole revivifié après plus de quatre siècles. C’est bien sûr à Brutus le Césaricide qu’on doit cette renaissance ou réutilisation du thème dans le monnayage et cela ressemble bien à une appropriation définitive. Si définitive que, précisément, Octave se trouve devant une difficulté : libertas est si bien marqué par les Césaricides qu’il ne lui reste plus qu’à en changer le sens. C’est ce que tente, peut-être, le cistophore d’Ephèse, frappé en 28 av. J.-C. : on y lit au droit la légende Imp(erator) Caesar Diui f(ilius) co(n)s(ul) VI libertatis uindex, accompagnant une représentation de la tête d’Octave laurée ; au revers apparaît la déesse Pax, drapée debout à gauche, avec la légende Pax41. Dans un dialogue entre les deux faces de la pièce, libertas est devenue le symbole de la lutte contre Antoine42, et Pax scelle la fin des guerres civiles après Actium. Si Octave est libertatis uindex, comme il se présente lui-même aussi dans les Res gestae43, il est surtout celui qui fait oublier le sens républicain de liberté, en offrant au peuple romain de nombreux autres bienfaits.
3.2. Caton, image de la liberté
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44 Ce point a été développé dans mon habilitation, à par.
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45 Selon Macrobe, Sat., 2, 4, 18, Auguste y présentait Caton comme un conserv...
44Quand les idées politiques ne passent pas par les mots, elles s’expriment parfois au travers de figures marquantes, d’hommes qui portent, par leur histoire ou par les qualités qu’on leur prête, une symbolique forte. Caton d’Utique est un de ces personnages, que la prose utilise largement pour symboliser la liberté politique, en raison de ses engagements dans la guerre civile et peut-être surtout à cause de son suicide, parfois compté comme l’acte de décès de la république. Presque immédiatement après sa mort, Cicéron écrit, à la demande de Brutus, un éloge de Caton. Mais il ne sera pas le seul, puisque Brutus lui-même, ainsi que certain Fadius Gallus font de même, mais aussi, et surtout César et Auguste44. L’empereur en effet a, selon Suétone, écrit des Rescripta Bruto de Catone, perdus pour nous ; cette perte nous empêche de savoir si ce qu’on peut appeler le mythe de Caton était déjà constitué et utilisé par Auguste, ou si cette rédaction avait justement pour but d’empêcher la pétrification du mythe45. Mais, si nous revenons à la poésie, elle peut donner un sens à notre réflexion sur ce point : chez Horace, la figure de Caton est sans aucun doute possible magnifiée :
46 Horace, Odes, 1, 12, 33-36 : « Rappellerais-je d’abord le souvenir de Romu...
Romulus post hos prius an quietum
Pompili regnum memorem, an superbos
Tarquini fasces, dubito, an Catonis
Nobile letum46.
45Cette magnification, qui place Caton aux côtés de Romulus, Numa Pompilius et Tarquin, est sans risque : Horace a préféré signaler la fin de la royauté au moyen d’une qualification négative qui renvoie indirectement aux Tarquins, superbos, plutôt qu’en mentionnant le nom de Brutus. La noble mort de Caton n’apparaît plus, dès lors, que comme un acte de morale, nobile letum, et non comme un acte purement politique. Dans une autre ode, Horace semble pourtant donner à Caton une force plus réelle :
47 Horace, Odes, 2, 1, 21-24 : « Je crois déjà e ntendre les grands chefs, sa...
Audire magnos iam uideor duces
Non indecoro puluere sordidos
Et cuncta terrarum subacta
Praeter atrocem animum Catonis47.
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48 G. Zecchini (1982 : p. 1281-1287) sur l’œuvre historiographique de Pollion.
46Mais il convient de rappeler que cette ode, la première du deuxième livre, est adressée à Asinius Pollion, à qui Horace conseille de ne pas se risquer à écrire le récit des guerres civiles. Aussi ce que Horace semble déjà entendre et qu’il énumère ici est-il plus probablement l’écho de ce qu’a déjà écrit Pollion ou qu’il prévoit d’écrire48 : les “grands généraux” et “l’âme farouche de Caton” peignent sans nul doute les guerres civiles sous un jour sanglant, d’une façon qu’Auguste ne saurait apprécier pleinement… ni sans risque pour le poète. Il est par conséquent possible d’avancer l’hypothèse qu’Horace, loin d’écrire comme Pollion, a choisi pour sa part de ne pas donner à la figure de Caton un rôle réel, et de la cantonner à une glorieuse référence, désincarnée et figée. Dans la première ode citée, le nom de Caton s’inscrit dans une “galerie” de grands noms, qui culmine avec celui de César Auguste ; il est en quelque sorte limité à un rôle mythologique, sans portée politique réelle : la prudence n’est pas la moindre qualité du poète…
47Par la suite, les auteurs d’époque tibérienne, Valère Maxime et Sénèque le rhéteur, iront plus loin dans cette pétrification de l’image de Caton et, par exemple, la formulation qui, chez ces deux auteurs, privilégie les maximes pour clore un développement renforce cette tendance. Mais il n’en demeure pas moins que, dans l’utilisation d’une figure comme celle de Caton, la poésie horatienne semble avoir devancé le mouvement.
48Pour conclure, la poésie présente une image de la liberté en grande partie privée de son substrat politique ; demeurent des habitudes, communes à la prose et à la poésie, dans l’insistance sur la fragilité de la liberté, sur les combats qu’elle doit mener, etc… Mais la poésie semble anticiper la dé-réalisation de la liberté que la prose exprimera à l’époque tibérienne, ce qui est particulièrement clair à travers l’utilisation des symboles comme l’Atrium Libertatis ou Caton. La poésie va plus vite que la prose, et semble se ranger du côté du pouvoir en restreignant la place de la liberté. Mais aussi, la poésie s’ouvre, en acceptant cette contrainte, un champ d’expression différent, bien plus vaste, qui passe par d’autres biais, d’autres voies, comme celle, détournée mais efficace, que l’irrévérence lui offre. Il n’est pas anodin qu’Horace et Ovide soient aussi, à leurs heures, deux poètes irrévérencieux…
Notes
1 D. et Y. Roman (2007 : p. 104-105).
2 La liste des exemples serait fort longue, comme l’a montré un dépouillement effectué dans le cadre de mon habilitation ; citons seulement, pour mémoire, Cicéron, Philippiques, 10, 20 : pro libertate uitae periculo decertandum est ; Tite Live, 2, 2, 5 : non credere populum Romanum solidam libertatem reciperatam esse ; 3, 45, 8 : tribunicium auxilium et prouocationem plebi Romanae, duas arces libertatis tuendae ademistis. Cette instabilité, points central pour l’étude de la liberté, a été remarquée sans être soulignée par C. Wirszubski (1950 : p. 74-88) ; plus clairement par P. Grimal (1990 : p. 135 et passim ; plus récemment, P. M. Martin (2007 : p. 190-194).
3 Horace, Epist., 1, 10, 39-41 : « Ainsi, celui qui, craignant la pauvreté, renonce à la liberté, préférable à toutes les richesses, traînera, le malheureux, un maître et le servira sans fin, parce qu’il ne sait se contenter de peu ».
4 Tite Live, 2, 1, 3 : « Et il ne fait aucun doute que ce même Brutus, qui pour avoir chassé un roi tyrannique a mérité tant de gloire, aurait réalisé cela pour le plus grand malheur de tous si, poussé par le désir d’une liberté prématurée, il avait arraché son royaume à l’un des précédents rois ». On peut dater l’opposition regnum/libertas de la période des Gracques, regnum prenant alors le sens de « pouvoir excessif », comme l’a montré J. L. Ferrary (1982 : p. 761-762).
5 Avec, pour le passage 4, 16, une clausule en deux crétiques, martelant la fin du discours.
6 Lucain, Pharsale, 8, 339-341 : « Pourquoi l’amour de la liberté est-il donné comme prétexte à nos armes ? A quoi bon tromper le monde dans son malheur si tu peux supporter d’être esclave ? »
7 Lucain, Pharsale, 8, 261-265 : « Par trahison, ils ouvraient les verrous des portes aux tyrans exilés, eux, les fils du consul lui-même, eux qui auraient dû accomplir pour la liberté chancelante quelque grand exploit que pussent admirer, avec Coclès, Mucius et la vierge qui, à la nage, traversa le Tibre, frontière de notre empire ».
8 Tite Live, 2, 2, 3 : « Son nom ne plaisait pas, il était dangereux pour la liberté ».
9 Tite Live, 2, 2, 3 : « Là, il commence par à lire à haute vois le serment du peuple, selon lequel les Romains « n’accepteront jamais que quiconque règne ou devienne à Rome la source d’un danger pour la liberté ».
10 L’hypothèse sur la force des mots pourrait être poussée plus loin : tout le passage est centré sur la parole et ses reprises. Ainsi, Tite Live commence par l’affirmation que le nom du consul est haï de la cité : consulis enim alterius…nomen inuisum ciuitati fuit (2, 2, 3) ; viennent ensuite, au discours indirect (et donc ce sont encore des paroles, mais rapportées) ces rumeurs de la foule, qui se terminent par le passage cité. L’historien détaille ensuite la façon dont ce discours, sermo, se répand dans la ville. Ensuite, Brutus appelle le peuple en assemblée et uocat peut être compris comme une parole de plus ; puis il prononce le serment, et on notera ici le dédoublement que l’historien effectue entre ius iurandum recitat et le contenu de ce serment, repris au discours indirect. En outre, dans ce discours, Brutus revient sur le fait de parler : inuitum se dicere hominis causa, nec dicturum fuisse ni caritas rei publicae uinceret (2, 2, 6). Ici la parole est doublement voilée, l’allusion à Tarquin Collatin n’a pas besoin d’être explicitée à ce stade. Elle l’est en revanche quand Tite Live choisit de passer au discours direct, où Brutus s’adresse à Collatin : Hunc tu, inquit, tua uoluntate, L. Tarquini, remoue metum. Meminimus, fatemur : eiecisti reges ; absolue beneficium tuum, aufer hinc regium nomen (2, 2, 7). La parole se donne ici en clair, sans plus aucun voile : le discours direct, l’affirmation même de la parole - fatemur-tout est fait pour culminer sur nomen.
11 Lucain, Pharsale ,7, 575-581 : « Il interdit à sa troupe de marcher sur la plèbe et montre le sénat ; il sait ce qu’est le sang de l’empire, ce que sont les entrailles du pouvoir, quel est le lieu d’où l’on gagne Rome et où se tient la dernière liberté du monde, leur cible ».
12 Lucain, Pharsale, 4, 577-579 : « Mais on craint le fer des tyrannies, la liberté se consume sous le coup de leurs armes cruelles et on ignore que les épées ont été données pour éviter l’asservissement ».
13 Sénèque, Lucilius, 95, 72 : « Cette dernière et si courageuse blessure de Caton, par où la liberté rendit son dernier souffle ».
14 P. Jal (1963 : p. 377) sur les liens entre morale et politique dans les guerres civiles.
15 Virgile, Enéide, 6, 817-821 : « Veux-tu voir aussi les rois Tarquins et l’âme superbe de Brutus le vengeur, et nos faisceaux qu’il a repris ? C’est lui qui le premier recevra le pouvoir de consul et les cruelles haches ; et ce père appellera au supplice ses fils tramant une révolution, pour sauver la belle liberté ».
16 J. Perret (19895 : p. 74).
17 Lucain, Pharsale, 2, 281-284 : « Et s’il est juste de porter les armes pour les lois de nos pères et de défendre la liberté, alors tu as Brutus qui n’est ni l’ennemi de Pompée ni celui de César mais qui sera, après la guerre, l’ennemi du vainqueur ».
18 Cicéron, Philippiques, 4, 2 : « C. César qui a protégé et protège l’Etat et votre liberté par son activité, sa sagesse et enfin ses biens ».
19 Cicéron, Philippiques, 4, 4 : « Quelle protection restait-il à votre salut et votre liberté, s’il n’y avait pas eu l’armée de C. César composée des plus braves soldats de son père ? »
20 Soulignée fréquemment par P. Jal (1963) ; et aussi Devillers (2006 : p. 32).
21 Les pages de P. Grimal (1986 : 321-376) sur cette période et sur les relations entre Cicéron et César sont toujours à relire en regard de celles de J. Carcopino (1957).
22 Horace, Epist., 2, 1, 145-150 : « La licence fescennine, née grâce à cette coutume, répandit en vers alternés ses blagues rustiques, et la liberté, accueillie année après année, joua aimablement jusqu’à ce que la plaisanterie, devenue cruelle, commençât à se transformer en fureur déclarée et, menaçante, allât impunément dans les maisons honorables ».
23 Tite Live, 34, 2, 4 : « C’est la liberté totale, ou plutôt la licence, à dire vrai, qu’elles veulent. Car si elles l’emportent aujourd’hui, que ne tenteront-elles pas ? »
24 Juvénal, 2, 110-112 : « Ici aucune retenue dans les paroles, aucun respect de la table, ici, on trouve Cybèle éhontée et la liberté de parler d’une voix faible ».
25 Ainsi en 6, 140 et 6, 216.
26 Voir Ph. Moreau (1982 : p. 51-58) sur le crime religieux de Clodius et F. Dupont et T. Eloi (2001 : p. 207-212), sur l’homosexualité masculine.
27 Martial, 10, 48, 21-24 : « S’ajouteront des plaisanteries sans fiel et une liberté de parole qui ne fait pas peur le lendemain et aucun mot qu’on aurait préféré n’avoir pas dit : que mes invités parlent des Verts et des Bleus sans que mes coupes produisent quelque coupable ».
28 P. Veyne (1976 : p. 702sqq).
29 Sur les réunions entre amis, élément constitutif de l’épicurisme, voir A. Kirsopp Michels (1944 : p. 173-177) ; M. Gigante (1990 : p. 32).
30 Horace, Epist., 1, 18, 5-9 : « Il existe un vice opposé à celui-ci et presque plus grand, une grossièreté campagnarde, sans élégance, pesante, qui se recommande par le cheveu ras et les dents noires, en voulant être nommée liberté inconditionnelle et vraie vertu. La vertu est le milieu entre les vices, à mi-distance de chacun des deux ».
31 Le thème de moderatio est si riche, dans ses associations et rapprochements avec libertas, particulièrement chez Valère Maxime, que nous en préparons une étude à part.
32 Ennius, Phoenix, 300-302 : « Mais il convient que l’homme vive animé d’une vraie vertu et qu’il résiste courageusement et sans reproche face à ses adversaires. Telle est la liberté, avoir un cœur pur et ferme ».
33 Ovide, Fastes, 4, 621-624 : « Jupiter surnommé le Victorieux est le maître des Ides d’Avril ; en ce jour un temple lui été consacré. Ce même jour, si je ne me trompe, la Liberté a eu pour la première fois son atrium, bien digne de notre peuple ».
34 Suét. Aug., 29, 5. Sur Asinius Pollion, voir en dernier lieu F. Rohr-Vio (2000 : p. 47-52).
35 Ovide, Fastes, 4, 625-629.
36 A. Barchiesi (1994 : p. 78).
37 Ovide, Tristes, 3, 1, 71-72 : « Et la liberté ne me laissa plus accéder à son Atrium qui, le premier, s’ouvrit aux livres savants ».
38 Voir P. Lee-Stecum (1998 : p. 19 sqq) sur l’amour et la liberté.
39 Crawford (1974 : n° 433, 1).
40 Crawford (1974 : n° 498 à 506) ; J. Bleicken (1998 : p. 13) soulignent l’importance de ces émissions monétaires. Toutes elles de l’atelier mobile des années 43-42 av. J.-C. est étudié par Hollstein (1994).
41 Sutherland (19842 : p. 79, n° 476).
42 L. Consigliere (1978 : p. 42-44) sur la rareté de ce slogan sur les monnaies augustéennes.
43 RGDA, 1 : annos undeuiginti natus exercitum priuato consilio et priuata impensa comparaui, per quem rem publicam a dominatione factionis oppressam in libertatem uindicaui. La phrase est, comme on sait, un écho soit de César (BC, 1, 22), soit de Cicéron dans les Philippiques.
44 Ce point a été développé dans mon habilitation, à par.
45 Selon Macrobe, Sat., 2, 4, 18, Auguste y présentait Caton comme un conservateur, à l’opposé des révolutionnaires Brutus et Cassius.
46 Horace, Odes, 1, 12, 33-36 : « Rappellerais-je d’abord le souvenir de Romulus ou le règne du tranquille Pompilius, ou les orgueilleux fasiceaux de Tarquin, ou le noble trépas de Caton ? »
47 Horace, Odes, 2, 1, 21-24 : « Je crois déjà e ntendre les grands chefs, salis d’une noble poussière, et voir toute la terre soumise, à part l’âme farouche de Caton ».
48 G. Zecchini (1982 : p. 1281-1287) sur l’œuvre historiographique de Pollion.
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Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Isabelle Cogitore
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – TRANSLATIO Transmission, traduction et transfert des textes antiques et médiévaux