La Réserve : Livraison septembre 2015

Jean-Yves Vialleton

À propos de la mort « tragique » de Montfleury : la poésie dramatique entre illusion prosaïque et folie poétique

Intialement paru dans : Littératures classiques, P. Dandrey et G. Forestier dir., « L’illusion au XVIIe siècle », n° 44, hiver 2002, p. 215-237

Texte intégral

  • 1 G. Couton, Écritures codées. Essais sur l’allégorie au XVIIe siècle, Klinck...

  • 2 A. Viala, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge cla...

  • 3 M. Fumaroli, « L’allégorie du Parnasse dans la Querelle des Anciens et des ...

1Le Parnasse réformé, paru sous l’anonymat, est un petit livre dont la lecture donne encore beaucoup de plaisir. Pour les études d’histoire littéraire, il a longtemps servi de source, comme les autres œuvres de Gabriel Guéret. De magistrales études récentes ont remis en évidence son intérêt et ses enjeux. On sait aujourd’hui qu’il témoigne de l’importance de l’écriture allégorique au XVIIe siècle1. On sait qu’il s’inscrit dans l’«  esthétique galante » et qu’il témoigne de la conception nouvelle du « monde des lettres comme un espace spécifique », séparé des « autres parties du champ intellectuel2 ». Enfin il doit être inscrit dans une querelle des « Anciens » et des « Modernes » dont la portée est large (l’Europe des Temps modernes3).

  • 4 Le Parnasse réformé, Thomas Jolly, 1671 (Genève, Slatkine reprints, 1968), ...

  • 5 Éd. cit., p. 59-88, p. 89-106, p. 107-149.

2Le Parnasse réformé utilise les traditions du songe allégorique, de la visite au Parnasse et du dialogue des morts (les auteurs qui y prennent la parole sont des auteurs morts) pour dresser un tableau de la littérature. Il consacre sa première partie aux auteurs antiques, ou plutôt à l’usage moderne des auteurs antiques (traduction en français, réécriture, morceaux choisis, usage scolaire…), ce qui permet d’emblée des jugements sur des auteurs français (Scarron, Puget de La Serre4…). La seconde partie est quant à elle directement consacrée à la littérature des temps modernes, avec trois grandes étapes : les poètes, les prosateurs, les héros de roman5. Le passage consacré aux poètes s’achève avec des remarques sur les « Poètes de Théâtre ». L’Etoile (Claude de L’Estoile, poète malherbien et un des « Cinq auteurs ») y critique le comportement asocial des poètes. Tristan (Tristan L’Hermite, l’auteur de la tragédie à succès La Mariane) intervient en leur faveur, pour mieux les opposer aux « Poètes de Théâtre », qu’il critique. Surgit alors l’acteur Montfleury, qui vient se plaindre de ce que les auteurs tragiques tuent les comédiens.

  • 6 Éd. cit., p. 85-88.

3C’est sur ce dernier passage que nous voudrions revenir ici6. Dans ces quelques pages, le texte atteint un humour et une poésie onirique qui semble l’éloigner de la simple allégorie et le rapprocher du jeu de l’énigme (allégorie obscure), voire de la fiction problématique, ce qui signifierait qu’on doit être attentif moins à la position que Guéret prend dans la « guerre des auteurs » qu’aux problèmes plus généraux qu’il soulève sans forcément les résoudre, qu’on doit lire le passage non en déchiffrant une « écriture codée » mais en se mettant à l’écoute du rêve qu’il met en scène.

Le recours à l’anecdote et au mythe de l’artiste assassin

4L’intervention de Montfleury tranche sur l’ensemble de celles qui constituent Le Parnasse réformé. Montfleury est le personnage le plus récemment décédé, il est ce que Boileau dans son Dialogue des héros de roman appelle un « jeune mort » : la gazette en vers de Charles Robinet annonce sa mort dans la lettre du 17 décembre 1667. De plus il est le seul à ne pas être un auteur. Enfin et surtout, s’il présente bien, comme les autres, une requête à Apollon, il ne livre pas directement un jugement esthétique, comme le font d’autres personnages du Parnasse réformé. Le texte semble ouvrir un espace qui échappe à l’argumentation rationnelle : Guéret nous livre là moins un exemple au service d’une argumentation qu’une historiette propre à la sidération. Le passage transpose en effet à la première personne une anecdote dramatique, avec ses modalités typiques : fait véritable mais piquant, constituant pour ces deux raisons une « curiosité’«  (Montfleury est mort non d’une maladie ordinaire mais à cause de son interprétation d’Oreste dans Andromaque), mot d’esprit (« désormais il n’y aura plus de Poètes qui ne veuille avoir l’honneur de crever un Comédien dans sa vie »).

  • 7 Texte reproduit par exemple dans P. Mélèse, Le Théâtre et son public […], p...

  • 8 Joseph de la Porte et Jean-Marie Clément, Anecdotes dramatiques […], Veuve ...

  • 9 Curiosités théâtrales anciennes et modernes, françaises et étrangères, nouv...

5Guéret n’est pas le premier à mettre en évidence en quoi cette mort est « curieuse ». La “ pointe » qui sous-tend l’historiette était déjà présente dans le compte-rendu de Robinet, en particulier dans le vers « Ô rôle tragique et mortel », où le jeu de mot dit l’identification de la fiction tragique et de la vie de l’acteur qui la représente7. Mais Guéret rapproche la mort de Montfleury et celle de Mondory et surtout accompagne l’histoire d’un bon mot. C’est sous cette forme que l’anecdote se retrouve dans les notices biographiques (celle de Racine par son fils par exemple: voir les Mémoires […] de Louis Racine, 1747, dans Racine, Poésie-théâtre, Bibl. de la Pléiade, éd. G. Forestier, p. 1133) et dans les recueils de curiosités théâtrales du XVIIIe et du XIXe siècles. Dans les Anecdotes dramatiques, on la trouve à l’article sur Andromaque8 et dans les Curiosités théâtrales de Victor Fournel, l’anecdote s’intègre à un chapitre fourni sur les « accidents tragiques9 ».

  • 10 Les érudits ont recueilli ces anecdotes pour l’Antiquité (J. Overbeck, 186...

  • 11 Voir par exemple Pierre Georgel et Anne-Marie Lecoq dir., La Peinture dans...

6L’anecdote est familière aux historiens des arts plastiques. D’abord, en recensant les sources, ils se sont immédiatement confrontés à des biographies ou des « biographèmes » où se mêlaient inextricablement éléments documentaires et éléments mythiques10. De plus, ils ont vite été frappés par la persistance au long des siècles d’une sorte de topique de la « vie » d’artiste, dont le sens posait problème (confer Ernst Kris et Otto Kurtz, L’Image de l’artiste. Légendes, mythe et magie [1934, 1975], M. Hechter trad., Rivages, 1987) et enfin, ils ont souligné comment ces légendes pouvaient devenir le sujet même d’une œuvre11.

  • 12 Le tome II (p. 486-580) regroupe les « anecdotes anciennes et étrangères »...

  • 13 Les grands dictionnaires historiques du XVIIIe siècle présentent l’intérêt...

  • 14 T. II, p. 494.

7La question de l’anecdote dramatique a été moins bien étudiée, mais elle peut bénéficier des études sur l’anecdote artistique. Les deux questions parfois se recoupent d’ailleurs : l’anecdote artistique sert parfois à celui qui parle du théâtre parce que le théâtre comme les arts plastiques ont longtemps été pensés comme des arts de la représentation et parce qu’un lieu commun ancien identifiait la poésie à la peinture. Le phénomène de l’anecdote archétypique comme élément structurant des récits de vie, bien connu pour ce qui est des artistes, est moins bien décrit pour ce qui est des auteurs dramatiques et des acteurs. On est pourtant frappé par le fait que dans les « vies » d’acteurs et de dramaturges se retrouvent aussi des schémas récurrents. Comme pour les « vies ” d’artistes, les anecdotes antiques peuvent être lues comme des « étymons » des anecdotes modernes, les anecdotes antiques pouvant aussi à l’inverse se réécrire selon les « vies » modernes. La lecture de la section des Anecdotes dramatiques consacrée aux anecdotes antiques est instructive à cet égard12, comme les articles sur les grands tragiques grecs des différentes éditions des dictionnaires historiques de Moreri et de Bayle13. Les analogies entre l’histoire du théâtre antique et celle des temps modernes sont parfois signalées par les auteurs eux-mêmes. Les Anecdotes dramatiques comparent la folie collective des Abdéritains à la suite de l’interprétation par Archelaus de l’Andromède d’Euripide à la « théâtromanie » du XVIIIe siècle : le conseiller au Parquet, la duchesse à sa toilette, le marchand dans sa boutique, tous « s’agitent avec fureur en déclamant14 ».

  • 15 Sur le thème des artistes rivaux, voir E. Kris et O. Kurtz, op. cit., p. 1...

8Le thème de la rivalité des artistes trouve son pendant dans celui de la rivalité des dramaturges et en partage bien des motifs15. Il en est de même pour les « parallèles ». Dans le Moreri de 1759, on lit que Sophocle

passe Euripide pour la grandeur de l’expression et la sublimité du style, mais il a moins de netteté que lui. Sophocle dépeint les hommes comme ils doivent être, au lieu qu’Euripide les représentent comme ils sont. Aristote pour ce sujet avait jugé Sophocle préférable à Euripide.

  • 16 « Il se fit dans Athènes deux parties pour ces deux poètes […] Le temps mi...

  • 17 Sophocle accusé par ses héritiers d’être tombé dans l’enfance se défend en...

  • 18 Article « Euripide ”, note K de l’éd. consultée (1740). Louis Racine cite ...

  • 19 C’est cette dernière hypothèse que suggère E. Kris et O. Kurtz dans un pas...

  • 20 Anecdotes dramatiques, t. II, p. 508.

  • 21 Anecdotes dramatiques, t. II, p. 508.

  • 22 Bayle, op. cit., article « Roscius ».

9Il n’est pas surprenant que Corneille, nouveau Sophocle, et Racine, nouvel Euripide, héritent dans leur propre vie de schémas déjà vécus par leur imago antique16. Il ne manque même pas dans les anecdotes sur Sophocle la mention d’un hommage que son jeune rival finit par lui rendre après bien des querelles ou encore des anecdotes concernant la vieillesse d’un dramaturge17. Remarquant que la rivalité de Sophocle et d’Euripide finit de la même façon que celle entre Corneille et Racine (le survivant donne de l’« eau bénite » au rival mort), Bayle s’interroge sur ces étranges analogies18. Il y voit la permanence de la nature humaine. On peut être tenté de lui donner raison ou bien d’accepter le fait que parfois c’est la nature qui imite l’art19. Car quelle signification accorder au fait qu’une anecdote moderne reprenne un schéma antique ? Au XVIIe siècle de nombreuses anecdotes rapportent qu’un dramaturge a été inspiré ou aidé par un Grand. Ces anecdotes trouvent-elles une nouvelle lumière dans les anecdotes antiques sur la participation de Socrate au théâtre d’Euripide ou de Lélius et Scipion à celui de Térence20 ? Grimarest rapportant que Molière faisait parler tout son corps pense-t-il à Roscius qui était capable de traduire en simple mime toutes les inflexions de l’éloquence de Cicéron21 (comme Grimarest, Roscius aurait par ailleurs écrit un traité du jeu de l’acteur confronté à l’actio de l’orateur22) ?

  • 23 Louis Racine, Mémoires, éd. cit., p. 1148. Le passage sert à justifier l’a...

  • 24 I, 26, éd. P. Villey, PUF, p. 170-171. L’anecdote vient de “ Si les Athéni...

  • 25 Le terme est de Pontus de Tyard, opposant la parole de la persuasion const...

  • 26 Expression de Montaigne (III, 9, éd. cit., p. 995). Le manque de liaison d...

  • 27 Anecdotes dramatiques […], t. II, p. 490 sq.

10Reste que parfois l’étude de la tradition de l’anecdote, de sa « source » à ses avatars, apporte bien des lumières. C’est le cas de l’anecdote concernant Racine expliquant que le plan en prose scène par scène de sa pièce étant établi, le travail était fini puisqu’il ne lui restait plus qu’à écrire la pièce23. L’anecdote est antique, prise à Plutarque, et elle n’est pas rattachée à un auteur tragique, mais à Ménandre. Elle est déjà utilisée par Montaigne24 et on trouve encore le « mot de ce fameux comique » dans la préface aux livres XII-XXIV de La Pucelle de Chapelain. L’anecdote est liée à une réflexion sur la nature de la poésie : rapport entre la poésie, l’écriture versifiée et le langage ordinaire de la prose (problème qui ouvre la Poétique d’Aristote). Elle donne dans une perspective aristotélicienne le privilège à l’invention et la disposition sur l’élocution. La poésie y est pensée comme représentation et non comme une voix, le poème comme une totalité organique et raisonnée et non comme un propos inspiré, irrationnel, « intervallaire25 », constitué de moments détachés au « cours rompu26 ». On peut donc mettre en pendant de cette anecdote plusieurs de celles qui concernent Eschyle. Celles-ci illustrent le pouvoir irrationnel du théâtre : la représentation du réveil des Euménides fut capable de faire « accouche[er] d’effroi » les femmes enceintes et « mourir de peur » les enfants ; « on ne sortait de sa pièce des Sept contre Thèbes qu’avec la fureur de la guerre dans le sein », ce qui montrait que celle-ci avait « été dictée par le dieu Mars ». Selon Sophocle, Eschyle « s’échauffait la verve en s’enivrant » et il a représenté Jason ivre pour justifier son vice ; « s’il faisait bien, c’était sans savoir ce qu’il faisait27 ».

  • 28 O. C., éd. A. Stegmann, Éd. du Seuil, p. 497a. Anecdote recueillie dans le...

  • 29 Réflexion sur la poétique […], éd. E.T. Dubois, Genève, Droz, 1970 (TLF), ...

11Les anecdotes antiques sont plus connues au XVIIe siècle qu’aujourd’hui, car l’histoire « scientifique » les a souvent éliminées des notices biographiques et des commentaires des éditions : on ne parle plus guère de l’ivrognerie d’Eschyle. Un signe que ces anecdotes sont familières au XVIIe siècle est qu’elles apparaissent dans les textes théoriques. Dans la dédicace de Don Sanche d’Aragon, Corneille évoque pour critiquer les « héros à la mode d’Euripide » l’histoire des costumes en lambeaux servant à susciter la pitié28. Rapin évoque les anecdotes concernant l’Andromède d’Euripide et Les Euménides d’Eschyle pour illustrer les « grands effets ” qu’eut autrefois le théâtre sur le « peuple d’Athènes » et dont le jeu de Mondory donne à l’époque moderne un « crayon grossier29 ».

12Qu’elle serve à se moquer des ratages ou à louer les effets extraordinaires, l’anecdote excelle en effet à parler de l’illusion théâtrale. La plupart des anecdotes choisies et classées par Victor Fournel ne parlent que de cela : illusion brisée par les « maladresses et bévues » de l’acteur, les « gaietés du parterre » ou les « accidents comiques ou tragiques » ; illusion maintenue héroïquement par le métier, la « hardiesse » ou le « sang froid » du comédien ; « représentations prises au sérieux » donnant lieu à des anecdotes comiques (« naïvetés ») ou quasi fantastiques et ouvrant sur un abîme de rêverie (« effets produits par les pièces »). Mais dans tous les cas, face au discours rationnel sur le théâtre et la représentation, l’anecdote, à la fois vérité factuelle et merveille, permet de maintenir l’enchantement en le reproduisant à son échelle.

  • 30 C’est ce seul sens que retient le dictionnaire de Furetière.

  • 31 E. Kris et O. Kurtz ont signalé les frontières mouvantes entre l’anecdote ...

  • 32 C… d’Aval…, Comediana ou recueil choisi d’anecdotes dramatiques, bons mots...

  • 33 Voir Kryszto Pomian, Collectionneurs, Amateurs et Curieux‑Paris, Venise : ...

13Comme la curiosité de cabinet, l’anecdote est à la fois du côté du secret et du partage, de l’unique et de la collection. De cette tension résulte la décadence de l’anecdote, du fait réel précieux (anecdote ne désigne d’abord historiquement qu’une histoire inconnue du grand nombre, elle est à la source du vrai savoir, elle permet à l’historien de connaître les coulisses du pouvoir30) à la simple histoire drôle faite pour être encore une fois redite31. Le Comediana, par exemple, illustre cette dégradation32. Mais l’anecdote est aussi, comme les os de géant, restes de licorne, ou oiseaux de paradis empaillés des cabinets de curiosité, quelque chose d’à la fois tangible et proche de la fiction, document propre à interroger la nature à partir des frontières qu’elle partage avec la déraison33. L’anecdote sur l’art est la « pensée sauvage » de la théorie esthétique, non pas parce qu’elle garderait (comme le suggéraient E. Kris et O. Kurtz) la trace d’une pensée archaïque et magique de l’art ou qu’elle refléterait une pensée populaire de l’art, mais parce qu’elle sert (comme les « objets trouvés » des surréalistes) à rendre compte du merveilleux dans la vie réelle.

  • 34 Voir E. Kris et O. Kurtz, op. cit., p. 97-102.

  • 35 Bibl. de la Pléiade, t. II, p. 776 (passage consacré aux comédiens et en p...

  • 36 L’anecdote est héritée d’Aulu-Gelle (Nuits attiques, VI, 5, « De Pole hist...

  • 37 Sur les « comédiens canonisés ”, voir V. Fournel, op. cit., chap. XXIII. L...

14L’anecdote concernant Montfleury ne peut pas vraiment être rangée dans la catégorie d’anecdotes la plus célèbre, parmi celles qui vantent la capacité de l’artiste de créer une illusion parfaite. Dans ces anecdotes, une peinture en trompe-l’œil (raisins peints par Zeuxis, rideau peint par Parrhasios) est prise pour la réalité par le public ou même d’autres artistes34. Tromper une personne qui elle-même pratique l’art de la tromperie est en effet forcément le sommet de l’art. Tallemant en fournit une illustration : Baron trouva que sa femme avait parlé trop passionnément sur scène au personnage interprété par Floridor, « au sortir de la scène, il lui donna deux beaux soufflets35 ». Illusion prise au sérieux par un artisan d’illusion. Il est vrai qu’on peut comprendre la chose autrement : qui nous dit que Baron n’avait pas raison d’être jaloux ? Il faut alors interpréter l’historiette non comme celle d’une illusion parfaite, mais bien d’une identification du représentant et du représenté. L’anecdote alors se rapproche de celle de Guéret et entre dans une catégorie d’anecdotes plus terrifiantes ou pathétiques, dont le type de celle de Pôlos qui pour jouer Électre en pleurs emporte avec lui sur scène les véritables cendres du fils unique que la mort lui a arraché36. Mais plus encore, l’anecdote de Guéret rappelle un autre type d’anecdotes dramatiques célèbres puisqu’elle a fourni un sujet à des tragédies (comme beaucoup d’anecdotes artistiques ont pu fournir des sujets aux arts plastiques), celle du comédien saint et martyr37. Ce glissement possible entre ce qu’on pourrait appeler les anecdotes de la métaphore et les anecdotes de la métamorphose est illustré par la mise en scène que fait Rotrou dans Le Véritable saint Genest d’un connaisseur de théâtre, disant face à un incident de scène :

  • 38 V. 1263-1264. Voir le commentaire qu’en fait G. Forestier, contre celui de...

Pour tromper l’auditeur, abuser l’acteur même,
De son métier, sans doute, est l’adresse suprême38.

croyant avoir à faire là à une illusion parfaite alors qu’il assiste tout simplement à un prodige.

  • 39 Le Parnasse réformé, éd. cit., p. 87.

  • 40 Une anecdote comique de Tallemant joue de cette extravagance. On accorde à...

15Montfleury est donc un homme prodigieux ou un fou. Très exactement, c’est quelqu’un qu’on a fait vivre dans la poésie. La marque en est qu’il réalise dans le réel le simple jeu de langage : il a « crev[é] d’orgueil et de dépit », mais au sens propre39. Des fictions de Cyrano à celles de Furetière en passant par les comédies de visionnaires, le fou (capitan, poète ridicule, femme visionnaire…) est celui qui prend les créations du langage au pied de la lettre, qui prend l’hyperbole, la métaphore ou l’antonomase (ou le « nom de guerre » ludique) pour la réalité40.

  • 41 La comparaison entre la voix de l’orateur et la corde de lyre (puis de lut...

  • 42 On sait que la médecine fut, comme aujourd’hui la psychanalyse, une scienc...

  • 43 Mademoiselle de Gournay, préface de l’édition de 1635 des Essais (Essais, ...

  • 44 III, 5, éd . cit., p. 844 et III, 13, p. 1116. 

  • 45 On sait que le texte des Problemata sur les mélancoliques attribué à Arist...

16De ce prodige ou de cette folie, Guéret donne une explication rationnelle. Les dangers pour l’orateur de la « contention » continue sont bien connus au XVIIe siècle : une corde d’instrument de musique casse à être trop tendue et un orateur qui ne se ménage pas peut tomber malade41. Pourtant Guéret ne fait que suggérer cette explication à la mort de Montfleury (« j’ai usé tous mes poumons dans ces violents mouvements »), pour insister sur une autre, très connue aussi. C’est parce que la représentation des passions a modifié son « tempérament » que l’acteur voit sa santé menacée : l’acteur serait donc mort de mélancolie. En fait, Guéret ne conserve de la savante tradition médicale que ce que le savoir courant et le langage en garde, avec un humour qui fait penser qu’il n’y croit pas forcément42. Ce qui intéresse Guéret, ce n’est pas bien sûr la pathologie médicale. La fureur merveilleuse est ce qui s’oppose à la santé, mais toute une tradition conçoit la santé comme image de la sagesse (les stoïciens, Cicéron) et même du bon comportement social. Pour Montaigne, le maître des honnêtes gens et l’« élebore de la folie43 », la sagesse est dans la bonne humeur, « gaie et civile », « gaie et sociale44 ». L’« humeur » qui fut une façon de penser rationnellement le rapport de l’homme à ce qui le dépasse45 devient une façon de penser le rapport de l’homme au monde, de l’homme à la « vie civile », pour reprendre un terme qui désigne la vie en société et que Corneille a utilisé significativement dans le sens de vie réelle en opposition à la fiction poétique.

  • 46 Éd. cit., p. 81-82.

  • 47 Article VIII, p. 153. Les poètes devront par exemple changer deux fois de ...

  • 48 Article XII, p. 154-155.

  • 49 Traduire un poème en prose, c’est comme pour un peintre représenter Alexan...

17Dans le Parnasse réformé toute la partie sur la poésie dit l’opposition entre une poésie pure, mais coupée de la « vie civile »,et une poésie intégrée à la vie, mais privée de valeur. Sous forme comique et satirique dans la bouche de L’Estoile aussi bien que sous forme sérieuse et laudative dans la réponse de Tristan, Guéret évoque la conception du poète comme vates, chaman, tel qu’il apparaît dans la tradition platonicienne de l’Ion et néoplatonicienne de la mélancolie élective (poète « détaché du monde », « grande extase46 »). Sont critiqués, à l’opposé, les marquis qui se peignent tout en composant de la poésie. Il est possible de donner de cette opposition une lecture sociologique. Mais n’est-ce pas ignorer d’une part la dimension anthropologique qu’implique tout imaginaire de la parole (et sur le fond duquel peuvent se déployer les prises de position sociale) et d’autre part la dimension problématique qu’implique le « prisme » de la fiction ? Le récit de Guéret ne tranche pas entre le « poète ” asocial et le « marquis de quelque condition qu’il soit » qui ne fait que de la fausse poésie. Apollon dans le jugement (l’« ordonnance ») qui sert de table des matières et de conclusion au livre ne tranche pas non plus : il donne à l’un un cours de civilité élémentaire47, à l’autre il interdit de se coiffer même en composant sonnets et madrigaux48. Tout se passe comme si le récit était moins une allégorie qu’un mythe au sens de Lévi-Strauss, un récit par lequel s’expose et se réduit sans s’annuler une tension irréductible entre deux termes dont l’opposition fonde une culture. Il est d’ailleurs significatif que Guéret quoique s’inscrivant dans la galanterie (qui promeut le style moyen, le vers mêlé et le prosimètre) tienne à marquer avec rigueur la frontière entre la prose et la poésie : le plan de l’ouvrage le montre, ainsi que le jugement sur les genres poétiques mineurs (qui doivent absolument rester en vers) et la traduction (où le traducteur doit utiliser le vers pour traduire des vers49).

  • 50 P. 79.

  • 51 P. 26-27.

  • 52 P. 77.

18Ces observations permettent de relire le début du passage sur les poètes, de caractère plus historique. On y trouve un résumé de la querelle des ronsardiens et des malherbiens, en faveur de ces derniers. Mais Guéret prend garde de donner une réponse à Malherbe par la bouche de Desportes : Malherbe est un modèle, mais il est un usurpateur quand il prétend dans un vers célèbre avoir atteint la grande poésie qui assure à un nom l’éternité, car il n’a écrit que dans des petits genres ou sans atteindre le « grand et le magnifique50 ». Ce que semble exprimer le texte de Guéret, c’est moins une allégorie triomphante de la position des modernes et des galants qu’une aporie de la poésie moderne. Ce qui gêne Guéret, c’est tout simplement l’impossibilité de la poésie. La poésie est une langue perdue (le sublime de Virgile ne peut être connu en français que par sa réécriture burlesque51), elle n’existe plus que comme poésie inspirée par la « divine fureur » mais ridiculement coupée du monde et de la raison ou bien comme une poésie polie mais s’alignant sur la prose du monde. La dichotomie éthique entre le poète crotté et le marquis versificateur répond à la dichotomie entre la langue obscure de la Pléiade et la langue prosaïque de Malherbe (« vos meilleures pièces ne sont le plus souvent que des paroles52 »).

  • 53 J. P. Chauveau, « Vie et mort d’un genre sous les règnes de Louis XIII et ...

  • 54 Poétique du loisir mondain, de Voiture à La Fontaine, H. Champion, 1997.

  • 55 Dictionnaire de Furetière.

  • 56 Sur ces thèmes, P. Villey dans son édition de Montaigne renvoie à Plutarqu...

19Il y a au XVIIe siècle ce que Mallarmé pour son époque avait appelé une « crise du vers ». La « belle poésie », dont la grande poésie encomiastique est le modèle53, est délaissée au profit de ce qu’Alain Génetiot a appelé la « poétique du loisir mondain54 ». La prose est le langage selon le monde et la liberté, c’« est le langage ordinaire des hommes, qui n’est point gêné par les mesures et les rimes que demande la Poésie, qui est le mot opposé55 […]. » La tradition humaniste qui prenait au sérieux la définition de la poésie comme « langage des dieux » est ridiculisée. Le caractère divin et obscur qui rattachait la poésie aux grandes langues mortes, au « charme » (à la parole magique), à la possession bachique d’Eschyle et même à la parole oraculaire qui fut la théologie de l’origine des temps56 est devenu aussi odieux et ridicule que les religieuses possédées que les Parisiens venaient voir à Loudun dans les années 1630. Au début des Visionnaires de Desmarets de Saint-Sorlin, la mise en scène du poète fou, Amidor, passe par des pastiches des vers de Garnier, mais aussi par le célèbre passage d’Horace où le poète se sépare du reste des hommes joint à une parodie d’Eschyle :

Profane, éloigne-toi, j’entre dans ma fureur.
Jach iach évohé.

  • 57 Dictionnaire de Furetière.

  • 58 Ibidem.

20En même temps le prosaïque est l’ennemi mortel de la poésie. Prosaïque est une « épithète qui se donne aux méchants vers. Ces vers sont trop prosaïques, on dirait que c’est de la prose. Sa muse est prosaïque, ses vers ne sont pas assez pompeux et élevés […] Sa muse est prosaïque et languissante57. » Les vers galants fournissent une manière de réconcilier liberté et poésie, mais ils sont aussi vus comme une forme inférieure qui porte le deuil d’une grande poésie impossible ou perdue : « Les vers galants, tendres et amoureux ont presque banni en France les vers Héroïques et Lyriques58. »

  • 59 P. 84. Sur la signification sociale de ce quartier, voir E. Auerbach, « La...

21Dans Le Parnasse réformé, face aux deux autres figures d’auteur de poèmes qui disent l’impossibilité de la grande poésie apparaît cependant en tiers le dramaturge. Le « Poète de Théâtre » est un être hybride. Il est intégré à la société moderne dans ce qu’elle a de plus vulgaire et à ce titre critiqué : il est somptueusement habillé et fait l’admiration des marchands de la rue Saint-Denis59. Il ne confond pas la vie et la poésie ; il se contente de travailler rationnellement sur la vie, le corps de l’acteur, pour arriver à une imitation qui ne prétend pas à la magie. Il est artifex et non divinus. Certes, pour cela il lui faut commettre un crime.

  • 60 E. Kris et O. Kurtz, op. cit., p. 164 sq.. Sur ce thème, on peut aussi voi...

22Grâce aux historiens de l’art, on reconnaît là la catégorie dans laquelle il est possible de ranger l’anecdote de Guéret, celle bien repérée de l’artiste assassin. Parrhasios, raconte Sénèque, pour arriver à une illusion parfaite et pathétique dans une statue, a réellement torturé son vieux modèle, un prisonnier de Philippe de Macédoine acheté comme esclave. De même on raconte au XVIIe siècle que Michel-Ange pour donner l’illusion parfaite d’un crucifié a réellement cloué de beaux jeunes hommes sur une croix60.

  • 61 Les recueils de poésie très nombreux jusqu’en 1630 cessent de paraître, al...

23En mobilisant avec humour ce schéma de l’artiste criminel, Guéret arrive à formuler une solution mythique au dilemme de la poésie, dilemme entre l’illusion prosaïque et la folie poétique. Mais Guéret nous dit aussi que la tragédie est la seule poésie possible : affirmation étrange, mais qu’il faut peut-être prendre au sérieux61.

Les deux tentations de la poésie tragique

  • 62 Dans cette académie (fréquentée par Gilles et Nicolas Boileau, l’abbé Coti...

  • 63 Éd. cit., p. 87-88.

24Guéret est un proche de l’abbé d’Aubignac (très jeune, il fait partie de l’académie de celui-ci62). Dans Le Parnasse réformé, il associe d’ailleurs son maître à la gloire du nouveau Sophocle, en faisant de lui une sorte de nécessaire garde-fou du poète : « je voudrais, dit Montfleury, que tous ces composeurs de pièces tragiques, ces inventeurs de passions à tuer les gens, eussent comme Corneille un Abbé d’Aubignac sur les bras63. »

25Il semble bien de fait que la question du statut de la poésie dramatique qu’on a essayé de mettre en évidence dans le Parnasse réformé se retrouve dans La Pratique du théâtre et que cette question en constitue peut-être une des clés de lecture.

  • 64 Le mot est utilisé dans une liste des personnages dès 1642, dans L’Amante ...

  • 65 La Pratique du théâtre, éd. P. Martino, p. 347 : « les simples Bergers que...

  • 66 C’est-à-dire dans les cinq tomes des Charactèrers des passions du médecin ...

26Le livre de l’abbé d’Aubignac cherche à résoudre une contradiction. D’Aubignac est partisan de l’« imitation parfaite » telle que Chapelain en a théorisé les bases. Dans la logique de cette position, il prône un vraisemblable du comportement selon les règles de la « vie civile ». Il blâme l’utilisation du mot héros pour parler d’un personnage humain64. Mais à l’opposé, il récuse un idéal de simplicité du langage au théâtre, prenant comme argument la richesse conventionnelle du costume au théâtre65 : « si la Poésie est l’Empire des Figures, le Théâtre en est le Trône ». Il loue même la beauté de la dangereuse hyperbole parce qu’elle « est convenable au Théâtre, où toutes les choses doivent devenir plus grandes, et où il n’y a qu’enchantement et illusion. ». Surtout il affirme comme nécessaire la représentation de la passion. D’Aubignac (admirateur de Mondory) promettait dans sa Pratique un livre sur les « qualités du vrai acteur », livre qu’il ne nous a pas laissé : on peut penser qu’il aurait demandé au tragédien, comme on le lit dans Le Parnasse réformé, de pouvoir jouer « plus de passions qu’il n’y en a dans les caractères de la Chambre66 ».

  • 67 La Pratique du théâtre, éd. cit., p. 347-348.

  • 68 « Le même effet encore arrive quand ceux qui se trouvent sur la Scène, son...

27Cette importance essentielle donnée à l’« expression » (par la figure de style et par la représentation du comportement passionnel) ne va pas sans contradiction avec la première série d’exigences concernant l’« imitation ». L’exemple du commentaire que d’Aubignac donne de l’apostrophe est caractéristique. L’apostrophe est la figure passionnée par excellence, une figure « qu[’il a] toujours remarquée fort éclatante, quand elle est bien placée et bien conduite67 ». La tournure de présentation qui joint l’adverbe toujours à une temporelle restrictive marque un embarras. Du côté de l’« imitation », la figure a en effet des conditions d’emploi fort strictes. On doit d’abord faire que le spectateur ne prenne l’apostrophe pour une véritable adresse : il faut donc que le personnage soit seul ou qu’il puisse légitimement ne pas s’adresser aux autres, c’est-à-dire qu’il parle devant des personnages qui lui doivent le respect68. Deux limitations s’imposent en outre à l’utilisation de la figure. La première est sa trop grande fréquence, la seconde est la présence d’une personne à qui on doit le respect :

Il est contre la bienséance et le devoir qu’un homme étant devant un autre de grande autorité, le quitte pour adresser sa parole à une personne absente, à une Idée, à une Chimère ; attendu que celui devant qui on parle aurait raison d’interrompre ce discours, de demander à qui on parle, et d’obliger cet homme de lui parler, et non pas à son imagination.

D’Aubignac propose comme solution de rendre l’apostrophe brève et de la faire suivre d’un discours personnalisé avec un vocatif. Il donne significativement comme exemples « ô mon père » et « ô grand roi », les relations de devoirs par excellence :

  • 69 Ibidem, p. 351.

par cette adresse la figure introduit dans le discours une agréable variété, avec force, et ne fait rien contre la loi du respect ; ce petit égarement est permis à un homme innocent et passionné, et ce prompt retour de son esprit remet tout dans l’ordre69.

L’emploi du dérèglement expressif et de la figure au théâtre ne relèvent pas seulement de la rhétorique de la passion, il relève aussi des « lois du respect ». Pour la première raison d’Aubignac le chérit, pour la seconde il trouve nécessaire d’en donner ce qu’on appellerait aujourd’hui des conditions sociales d’emploi.

28Si l’on voit que se joue ici la question même du statut de la poésie tragique, on comprend mieux la cohérence de la théorie de d’Aubignac et la tension sur laquelle elle repose. On comprend notamment l’importance de la question du choix entre vers et prose au théâtre. D’un côté la tragédie relève de la poésie et donc du vers, et même de la belle poésie, de la « poésie héroïque », ce qui la rapproche de l’épopée. De l’autre, il est admis à la suite des théoriciens italiens de la Renaissance qu’au théâtre la voix du poète ne doit pas s’entendre derrière celles des personnages qui doivent parler selon les lois du monde.

  • 70 Desmarets, dédicace de Scipion.

  • 71 Lettre de Chapelain de novembre 1630 qui dénonce la « tyrannie de la rime ...

  • 72 Pour la liste de ces pièces, voir P. Martino, préface à son édition de La ...

29Ce dilemme marque l’évolution de l’écriture même de la tragédie moderne au XVIIe siècle. Dès le début elle s’éloigne du « langage des dieux ». Le large emploi du tutoiement héroïque est abandonné et devient la marque de l’ancienne tragédie. On sacrifie les chœurs et ensuite les stances. Mais la nostalgie du « langage des dieux » apparaît cependant très tôt. En 1639 un auteur affirme que dans la tragédie « les personnages ne doivent point avoir un langage poétique et figuré, ce qui serait extravagant, mais un discours approchant de l’ordinaire, et qui se relève seulement en élégance de termes et en force de sentiments ». Mais en même temps, il décide d’imprimer un prologue et un chœur non joués en regrettant que le principe d’imitation « prive notre langue des plus grands ornements de la Poésie, dont les plus hautes figures se peuvent employer dans ces pièces détachées, et non pas dans le cours du Poème dramatique70. » Le vers s’impose selon une contradiction que Chapelain trouve insupportable en 163071. Mais, avant, entre 1639 et 1647 sont publiées plusieurs tragédies en prose72.

  • 73 C’est le premier point de vue de d’Aubignac qui annonce dans la préface de...

30Cette tension est fortement inscrite dans la réflexion de l’abbé d’Aubignac et dans ce qu’on sait de son évolution. Il condamne les stances qui ne peuvent être perçues que comme une « chanson » récitée sinon chantée puisqu’elles sont écrites en « vers lyriques ». En même temps il justifie l’emploi de l’alexandrin. Mais c’est après avoir été partisan vers 1640 de la tragédie en prose73 et il présente encore dans sa Pratique l’alexandrin non comme le vers héroïque mais comme un vers « commun » substitut poétique de la prose.

  • 74 Ce qui remet en question l’idée des bienséances comme « crise de la sensib...

31Le nouveau théâtre au XVIIe siècle est dès le début celui de la bienséance et de l’imitation parfaite. Ce qui caractérise ce qu’on appelle la doctrine classique, ce n’est pas la recherche de la bienséance sociale acquise dès le préclassicisme et poussée à l’époque par certains jusqu’à ses conséquences extrêmes, c’est au contraire la recherche de la poésie, quitte à ce que la convention littéraire et la spécificité générique contredisent le principe d’imitation mimétique, que ce qu’on pourrait appeler la bienséance générique contredise la bienséance selon le monde74.

Le véritable Montfleury : démoniaque ridicule ou saint et martyr de la poésie ?

  • 75 Voir inventaire dans le Répertoire analytique […] de P. Mélèse. Il faut y ...

32Nous avons envisagé ici Montfleury comme personnage. Qu’en est-il du « véritable » Montfleury ? Quelques éléments nous sont parvenus concernant les images que s’en sont faites les contemporains, où se mêlent une satire cruelle et une admiration profonde75. Jamais ces quelques témoignages ne permettront de retrouver ce qui faisait le talent de ce grand acteur : il faudrait pour cela dans un songe pouvoir voyager chez les morts. Ces éléments permettent cependant peut-être de réfléchir sur la manière de poser le problème du jeu de l’acteur au XVIIe siècle.

  • 76 Dene Barnett, The Art of gesture. The practices and principles of 18th cen...

  • 77 P. Pasquier, « Déclamation dramatique et actio oratoire à l’âge classique ...

33On le sait, ce problème est posé généralement en terme de rapprochement entre le jeu de l’acteur et la tradition de l’actio rhétorique76. Les chercheurs sont peu nombreux, qui se sont, comme Pierre Pasquier, inquiété du fait que ce rapprochement est suggéré par des textes théoriques tardifs et qu’on peut soupçonner d’utiliser les concepts rhétoriques par souci de légitimation et parce qu’ils constituent la seule grille théorique pour une approche savante77. L’anecdote de la mort de Montfleury suggère qu’une autre problématique serait possible et peut-être plus pertinente. La tension entre une fiction selon le monde et la merveille de la poésie peut aussi éclairer la question du jeu du comédien au XVIIe siècle. C’est ce que nous essaieront de suggérer à travers une autre série d’historiettes.

  • 78 La Poëtique, 1640, p. 416.

  • 79 « L’on me donna la gloire d’avoir le mieux fait de tous les acteurs qui ét...

34Dans la première moitié du siècle, plusieurs textes, soucieux d’un nouveau théâtre joué selon la bienséance du monde, prennent distance avec la rhétorique. Certains utilisent la rhétorique savante comme outil pour penser une autre rhétorique, celle de l’éloquence mondaine. D’autres même rejettent la rhétorique en l’opposant aux « offices de la vie civile » et à la « science du monde ». Beaucoup en tout cas ne manquent pas de rappeler la distinction entre le sermo du quotidien et la contentio de l’éloquence publique. La Mesnardière par exemple y puise un début de typologie des lieux de la fiction théâtrale, pensés non comme décor mais comme circonstances78. Dans le Francion de Sorel (1633) le narrateur se vante de son succès comme jeune acteur d’une représentation de collège en expliquant qu’il a joué comme agit dans la vie un homme élevé à la Cour. A travers la mise en scène avantageuse de soi qui caractérise le narrateur tout au long du roman est condamné le jeu de ses camarades, jeu incarnant les valeurs haïes et confondues de la convention violant le naturel, de l’enfance, de la lie sociale et du pédantisme79. Dans un autre texte satirique, des années 1640, Balzac recourt à l’anecdote pour figurer la révolution qui a marqué le théâtre. L’anecdote oppose le répertoire moderne au répertoire ancien, le jeu de paume au théâtre de campagne, l’acteur professionnel à l’acteur de confrérie. Elle oppose aussi l’acteur qui connaît le bon usage de la langue et dont la civilité est une des compétences essentielles au rustre patoisant, elle oppose enfin les gestes et la parole adoucis selon la bienséance à la parole poétique assimilée à un mauvais ethos du personnage (tyran tenant un discours « outré » de capitan), de l’acteur dans son jeu (geste sans mesure) et dans la vie (impatience, emportement) :

Il y avait autrefois un Boulanger, à deux lieues d’ici, estimé excellent homme pour le Théâtre. Tous les ans, le jour de la Confrérie, il représentait admirablement le Roi Nabuchodonosor, et savait crier à pleine tête :

Pareil aux Dieux je marche, et depuis le réveil
Du Soleil blondissant, jusques à son sommeil
Nul ne se parangonne à ma grandeur Royale.

Il vint de son temps à la Ville une Compagnie de Comédiens, qui était alors la meilleure Compagnie de France. On y mena Nabuchodonosor, un Dimanche qu’on jouait le ravissement d’Hélène : mais voyant que les Acteurs ne prononçaient pas les compliments, d’un ton qu’il se faut mettre en colère ; et principalement qu’ils ne levaient pas les jambes assez haut, dans les démarches qu’ils faisaient sur le Théâtre, il n’eut pas la patience d’attendre le second Acte, il sortit du jeu de paume, dès le premier.

  • 80 Entretiens, « Entretien VI », STFM, p. 168-169. Les vers cités sont extrai...

Et ce Roi tout blanc de farine
Dégoûté de la froide mine
De celui qui faisait Paris,
Mordi, dit-il de la quenaille
I, ne san rein faire qui vaille
I, fasan les pas trop petits80.

  • 81 Balzac : « Le peuple les demande » (voir les textes cités par J. Scherer, ...

35Dans les textes se dessine une association thématique figurant ce qu’il faut rejeter. Elle inclut ce qu’elle hérite des débats savants marquant le « crépuscule de l’enthousiasme », mais ne s’y réduit pas. Elle permet d’assimiler des choses très différentes : pédantisme savant, farce, province, peuple, violence du comportement, tempête, torrent et incendie, ivresse, archaïsme, folie, possession démoniaque, superstition… Ces thèmes se retrouvent pour critiquer par exemple la sentence au théâtre, associée à la poésie de la Renaissance, au pédantisme, à une violence incivile, au peuple81.

  • 82 Caillière, La Fortune des honnêtes gens, et des gentilhommes particuliers,...

36Tout ce passe comme si le poème dramatique nouveau avait découvert à côté et contre la fureur poétique ancienne la bienséance et que cette bienséance venait moins de la rhétorique savante que de l’usage du monde urbain distingué. La bienséance du jeu moderne est tantôt pensée comme une douceur civile, tantôt comme un aptum qui sait utiliser selon la circonstance la force ou la douceur. Le traité du comportement et la poétique peuvent alors, comme chez La Mesnardière, se rejoindre dans la tradition des « offices » de la « vie civile » : « Un officier d’armée se ferait mal obéir s’il parle à ses soldats du même ton de voix qu’un chartreux dit son Misere » ; un religieux contant « fleurette » apparaît comme un « fat », comme un courtisan donnant dans l’“ exhortation ” face à une dame apparaît comme « ridicule82 ».

  • 83 I, 12, éd. Y. Giraud, LGF (Le livre de poche), p. 99-100.

  • 84 III, 1, éd. cit., p. 319, p. 318 (continuation posthume publiée par Offray).

  • 85 II, 2, éd. cit., p. 196. Ragotin est présenté comme un « fou » (I, 8, p. 7...

  • 86 La continuation pour le libraire Offray, écrite vers 1664, reprendra la sa...

37Dans le Roman comique de Scarron, mademoiselle de L’Étoile comme sa mère aurait pu tout à fait « monter sur le théâtre de l’Hôtel de Bourgogne ou du Marais, qui sont l’un et l’autre le non plus ultra des comédiens ». C’est qu’elle paraît « plutôt fille de condition que comédienne de campagne83 ». Quant à Destin dans la dernière pièce qu’il donne au Mans, il brille particulièrement « au compliment duquel il accompagna leur adieu » (adieu de la troupe à l’assistance composée de certains qui ont été les « plus fidèles auditeurs84 »). En revanche, le ridicule Ragotin à qui on a fait croire qu’il pourrait être comédien, récite sur sa mule les vers de théâtre comme un « forcené » parce qu’il les prononce comme s’il « prêchait la parole de Dieu » et les paysans qui l’entendent enlèvent leur chapeau85. L’histrion fut pour la rhétorique un repoussoir pour définir la bonne actio. La culture mondaine utilise le prédicateur véhément comme repoussoir pour définir le bon jeu de l’acteur86.

  • 87 II, 5, v. 585-586.

  • 88 III, 2, v. 585-588.

  • 89 Comme dans les Médée et Armide qui suivront, la pièce de Scudéry joue sur ...

  • 90 II, 4, v. 585-588.

38La parole poétique a souvent eu comme image le « charme » de la parole magique. Mais le nouveau théâtre parlé se veut une « magie sans magie ». Le poème du « Cavalier Marin » (Marino), l’Adone, utilisait l’opposition entre la poésie galante et la poésie magique diabolique. La tragi-comédie Le Prince déguisé de Scudéry en fournit la version française. Cléarque, le héros de la pièce, récite un poème de sa composition qui lui a permis de remporter un prix dans son pays en Gaule : il s’agit d’un aveu amoureux déguisé en histoire grecque. La reine de Sicile trouve dans la manière de réciter du faux jardinier une raison supplémentaire de l’admirer87. Plus tard, Cléarque récite un autre poème, invocation magique à Hécate comme pourrait en faire une nouvelle Médée. Mais ce second poème est l’instrument d’une farce qu’il fait à Rutile, homme du peuple crédule qu’il fait suer et trembler de peur88. La pièce oppose ainsi deux « charmes » : d’un côté le charme doux et distingué de la galanterie, de l’autre le charme de la fureur démoniaque destiné à un rustique pour se moquer de lui89. Le même désenchantement de la magie réduit à la superstition populaire se trouve dans L’Étourdi de Molière : Anselme utilise un quatrain à rimes embrassées pour conjurer ce qu’il croit être un fantôme90.

  • 91 XXXVI, dans Odes, Poésies diverses, éd. CH. H. Boudhors, Les Belles Lettre...

  • 92 « À propos de l’actio naturelle prônée par Molière ”, RHLF, nov.-déc. 1999...

39Le « démoniaque » est un des motifs satiriques sur la manière de dire un texte à haute voix. Quand Boileau compose l’épigramme « Sur la manière de réciter du poète S*** » (peut-être vers 1683), il écrit : « Il me semble en lui voir le Diable91. » C’est ce même mot de démoniaque qu’utilise Molière pour railler Montfleury. Dans l’Impromptu de Versailles (scène 1), petite comédie en trompe-l’œil, illustration de l’imitation parfaite, Molière oppose le ton humain au « ton de démoniaque » qui est celui de Montfleury. Si l’acteur jouant le roi doit parler humainement, c’est qu’il parle en entretien secret : il « s’entretient seul avec son capitaine ». La critique se fait au nom d’un principe bien établi, celui de l’imitation parfaite. Sabine Chaouche a montré que cet idéal ira jusqu’à révolutionner la prononciation elle-même dans la manière de dire un texte à haute voix92.

  • 93 Lettre reproduite dans G. Lanson, Choix de lettres du XVIIe siècle, Hachet...

40Une lettre de Vincent de Paul datée de 1638 traitant de la manière dont un missionnaire doit prêcher au peuple évoque l’abandon du « ton élevé » chez les comédiens93. Il faut prêcher « d’un ton commun et familier » plutôt que d’une manière forcée, car le peuple « la goûte mieux et en profite d’avantage » :

Croiriez-vous, Monsieur, que les comédiens, ayant reconnu cela, ont changé leur manière de parler, et ne récitent plus leurs vers avec un ton élevé, comme ils faisaient autrefois ; mais ils le font avec une voix médiocre, et comme parlant familièrement à ceux qui les écoutent ! C’était un personnage, qui a été de cette condition, lequel me le disait ces jours passés.

Évidemment Vincent de Paul ne manque pas de mettre en garde son destinataire : le ton élevé est en outre mauvais pour la santé.

41Ces textes doivent-ils être pris comme le témoignage d’une évolution véritable du jeu de l’acteur ou comme un simple mythe ? Le Destin de Scarron a des répondants dans la réalité, comme Floridor, dont Donneau de Visé parle ainsi :

c’est M. de Floridor [qui représente le Massinisse de Corneille] qui a un air si dégagé, et qui joue de si bonne grâce, que les personnes d’esprit ne se peuvent lasser de dire qu’il joue en honnête homme […] sa démarche et ses actions ont quelque chose de si naturel, qu’il n’est pas nécessaire qu’il parle pour attirer l’admiration de tout le monde.

  • 94 Roman comique, I, 1, éd. cit., p. 60 (« du ton de Mondory »). La Rancune t...

Mais de nombreux témoignages nous indiquent que chaque acteur va cultiver son propre style : honnêteté risquant de passer pour de la froideur (Floridor), grandeur risquant de passer pour de la rudesse (Mondory), élégance risquant de passer pour de l’affectation (Bellerose94). Les anecdotes sur Molière auteur tragique montrent par ailleurs que les hommes du XVIIe siècle sont conscients, bien qu’ils n’en aient pas fait la théorie dans des traités, du caractère générique d’un type de jeu (même s’il n’y a pas forcément spécialisation des acteurs). Et donc défendre le naturel peut n’être qu’une façon de défendre le genre comique. Car la bienséance prosaïque ne fait pas oublier, sauf polémique, la bienséance générique : dans sa tragi-comédie, Scudéry montre l’imposture du démoniaque et le charme de la distinction, mais dans son poème héroïque Alaric il ne manque pas de représenter en 1654 en Rigilde un « vrai » sorcier. Enfin et surtout la beauté dans l’emportement est un idéal concurrent à celui de l’honnêteté et un idéal spécifique aux grands tragédiens, comme Mondory (le « Roscius auvergnat ») et Montfleury, qui ont provoqué le « brouhaha » des plus grands succès du siècle.

42Dans la tension entre un jeu spécifiquement tragique, mais éloigné de la raison, et un jeu honnête, mais qui n’a rien de tragique, se retrouve la tension qui est au cœur de l’écriture de la tragédie elle-même. La tragédie moderne se cherche entre la bienséance prosaïque et le « merveille » de la « belle poésie ». Une des solutions, on le sait, sera de suivre entièrement, en théorie sinon en pratique, la conception aristotélicienne, organique et intellectualiste, du poème comme représentation, comme agencement de faits. L’art poétique de Chapelain par laquelle il justifie en 1674 sa grande épopée ratée (selon Boileau et bien d’autres, les vers en sont mauvais) donne de cette position l’expression la plus significative : pour lui les vers et le langage sont « des instruments de si petite considération dans l’épopée qu’ils ne méritent pas que de […] graves juges s’y arrêtent », ce n’est que « l’habillement du corps poétique ». De ce parti esthétique, la reprise de l’anecdote concernant le comique Ménandre, évoquée plus haut, est comme l’emblème.

  • 95 P. 192-203.

43Il n’empêche que subsiste la merveille de la poésie comme voix, avec ses réussites merveilleuses sur la scène, mais aussi le risque qu’elle fait peser sur l’unité du poème tragique. Ce problème d’esthétique littéraire trouve son répondant dans le jeu du comédien et ses problèmes. Sorel en 1671, dans De la connaissance des bons livres, donne un état de la question concernant le problème « A savoir s’il faudrait faire toutes les Comédies en Prose95. » Il explicite le dilemme entre poésie et imitation parfaite, rend compte de plusieurs expérimentations. Il finit par conclure que « c’est une chose bien-séante de faire les comédies [i. e. les pièces de théâtre] en vers » (formule significative de la confusion entre bienséance mimétique et bienséance générique). Il mentionne cependant deux arguments supplémentaires en faveur de la prose et ce passage est un document à verser au dossier sur le jeu de l’acteur à l’âge classique. Selon lui, les auteurs font prononcer aux comédiens les vers comme si c’était de la prose et ils fragmentent les vers dans les dialogues au point où la versification ne se perçoit plus que sur le papier :

On peut donc supposer que la prose est plus agréable pour les pièces de théâtre que n’est la poésie, puisqu’on veut bien que la poésie lui ressemble. Pour rendre une Justice égale, nous dirons, que ce n’est point partout que les comédiens tâchent de cacher les rimes et les mesures des vers ; qu’au contraire en de certains endroits ils les font sonner le plus qu’ils peuvent, comme servant à la gravité du discours ; que c’est dans les Entretiens familiers qu’ils tâchent de joindre doucement les vers les uns aux autres pour exprimer plus naïvement les passions, et faire mieux comprendre le sens des choses ; qu’en ce qui est des vers démembrés, et dont les mots sont partagés entre divers personnages, cela ne se fait point dans toute une pièce, mais seulement dans les dialogues, dont on veut garder la vraisemblance, pour délasser l’esprit des auditeurs après de longues traites.

  • 96 Dictionnaire de Furetière.

44À la lecture de ce texte, on comprend mieux ce que Jacques Scherer a appelé la tyrannie de la tirade : la « traite » constitue un grand air poétique au milieu du récitatif prosaïque. tirade se dit aujourd’hui d’une longue réplique, mais au XVIIe siècle, à côté du sens général de ce qui se fait d’une traite, il désigne « plus particulièrement des beaux endroits de quelque composition. Il y a dans cette Tragédie une belle tirade d’éloquence qui dure trois pages ; le reste est médiocre96. »

  • 97 Lettre du 26 novembre 1667, reproduite par exemple en fac simile dans P. M...

  • 98 Tallemant, éd. cit., p. 775-776. Sur Mondory et son accident, on peut lire...

45On retrouve ici l’opposition entre le poème tragique comme corps construit et le poème comme parole poétique « intervallaire » avec des grands moments d’emportement. Quand Montfleury joue un « Oreste frénétique », la gazette de Robinet le compare à « feu Mondory97 ». Racine fait finir le rôle par un pur moment de folie poétique où l’hypotypose de l’auteur se fait hallucination du personnage. Un peu plus tard, la vie de Montfleury reproduit celle de Mondory frappé sur scène d’apoplexie dans son rôle d’Hérode, « au moment où il croyait quasi être ce qu’il représentait98 ».

  • 99 M. Fumaroli, Héros et orateur. Rhétorique et dramaturgie cornélienne, Genè...

46Après sa mort, selon une mise en scène qui aujourd’hui nous rappelle Les Paravents de Genet, Montfleury arrive dans le Parnasse. Il se « roul[e] aux pieds de la montagne » (comme le ferait une boule ou un torrent) et se met à parler « d’un ton qui fait peur » (comme un démoniaque). On a d’abord l’impression que Guéret va reprendre la satire de cet acteur : son obésité et son emphase ont pu facilement en faire une figure du style « enflé », du parenthyrsus99. Sa mort (il « crève » de passion) le désigne comme un phénomène pathologique, propre à figurer les maladies du style et la « vanité » de l’outrance. Pourtant l’acteur, alors que justement il vient refuser post mortem les rôles qu’on lui a confiés, vient aussi représenter pour la mémoire des vivants le charme proprement fou d’une voix originelle, celle de la poésie, cette voix de la préhistoire du théâtre de l’Occident, celle du théâtre d’Eschyle qui faisait entendre au-delà de la parole de tous les jours la voix des dieux eux-mêmes. Le véritable Montfleury est bien le saint et le martyr de la grande poésie dramatique du XVIIe siècle.

47C’est en tout cas ce que pense Apollon puisqu’à la fin du livre de Guéret, dans l’ordonnance qu’il rend, il donne l’autorisation aux « Poètes de Théâtre » de continuer à assassiner leurs comédiens.

Notes

1 G. Couton, Écritures codées. Essais sur l’allégorie au XVIIe siècle, Klincksieck, 1991, p. 166-168.

2 A. Viala, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Les Éditions de Minuit, 1985, p. 156-162.

3 M. Fumaroli, « L’allégorie du Parnasse dans la Querelle des Anciens et des Modernes », [dans] Correspondances ; Mélanges offerts à R. Duchêne, Tübingen, 1992, p. 523-534.

4 Le Parnasse réformé, Thomas Jolly, 1671 (Genève, Slatkine reprints, 1968), p. 4-59. Le privilège du Parnasse réformé est accordé à Thomas Jolly en 1667, le livre est enregistré par le syndic le 19 décembre 1667 et l’achevé d’imprimer est daté du 7 février 1668. Mais les deux éditions les plus anciennes de la BnF sont datées en page de titre 1669. Elles portent des mentions qui sont probablement commerciales et fantaisistes (« 8e édition, revue, corrigée et augmentée », « seconde édition, revue, corrigée et augmentée »). Les éditions postérieures reprennent ces mentions ou bien celles des éditions de 1671 : « nouvelle édition, revue, corrigée et augmentée », « dernière édition, revue, corrigée et augmentée ». Le texte principal est composé sur 98, 136 (1669) ou 158 (1671) pages, mais reste le même. Il semble que la prétendue première version du texte n’ait jamais existé. Le Catalogue collectif de France ne répertorie aucun volume daté 1667 et qu’un seul qui serait datée de 1668, à la Bibliothèque municipale à vocation régionale de Troyes, mais nous n’avons pas pu le vérifier.

5 Éd. cit., p. 59-88, p. 89-106, p. 107-149.

6 Éd. cit., p. 85-88.

7 Texte reproduit par exemple dans P. Mélèse, Le Théâtre et son public […], p. 188.

8 Joseph de la Porte et Jean-Marie Clément, Anecdotes dramatiques […], Veuve Duchesnes, 1775, t. 1, p. 75 (Slatkine Reprints, 1971). Le livre se présente comme un répertoire (pièces, auteurs et musiciens) et un « recueil de tout ce qu’on a pu rassembler d’Anecdotes dramatiques, manuscrites, verbales, connues ou peu connues, d’Événements singuliers, sérieux ou comiques ; de Traits curieux, d’Épigrammes, de plaisanteries, de Naïvetés et de Bons mots, auxquels ont donné lieu les Représentations de la plupart des Pièces de théâtre, soit dans leur nouveauté, soit à leur reprise ». Il a servi aux historiens « sérieux » du théâtre, mais aussi plus qu’aucun autre à la composition de recueils d’anecdotes théâtrales moins savants (qui y renvoient par son seul titre abrégé comme on le fait pour un usuel célèbre).

9 Curiosités théâtrales anciennes et modernes, françaises et étrangères, nouvelle édition, Garnier frères, 1878, chapitre 5, p. 220-231. On y trouvera une liste des « morts sur scène ». Le bon mot de Guéret y devient anonyme, seulement accompagné d’un « disait-on » (p. 222).

10 Les érudits ont recueilli ces anecdotes pour l’Antiquité (J. Overbeck, 1868 ; recueil P. Milliet édité par A. Reinach, 1921). Des études ont été faites (voir J. von Schlosser Magnino, La letteratura artistica, 3ème éd. complétée, Florence et Vienne, 1964) sur les « vies d’artistes » qui marquent la Renaissance et le XVIIe siècle en Italie (Vasari, Bellori…), dans les Pays du Nord (Shilder-Boeck, Carel Van Mander…) et en France (Cornelius de Bie, R. de Piles… : voir l’étude de B. Teyssedre, L’Histoire de l’art vue du Grand siècle, 1964). Les « vies d’artistes » ont été le thème d’un colloque de 1993 (M. Waschek dir., Musée du Louvre et École Nationale des Beaux-Arts, 1996).

11 Voir par exemple Pierre Georgel et Anne-Marie Lecoq dir., La Peinture dans la peinture, catalogue de l’exposition du Musée des Beaux-Arts de Dijon, 1983.

12 Le tome II (p. 486-580) regroupe les « anecdotes anciennes et étrangères », dont les « grecques » et les « latines ».

13 Les grands dictionnaires historiques du XVIIIe siècle présentent l’intérêt de référencer précisément la source des anecdotes biographiques antiques et aussi leur mention par les auteurs modernes. Y sont mentionnés des poétiques ou des vies d’auteurs antiques du XVIIe siècle comme celles données par Vossius en latin (1654, rééd.1662) ou Lefèvre en français (1664 et nombreuses rééditions).

14 T. II, p. 494.

15 Sur le thème des artistes rivaux, voir E. Kris et O. Kurtz, op. cit., p. 166-171 (et p. 163 pour la rivalité entre un maître et son élève). L’archétype en est la rivalité de Zeuxis et Parrhasios ou celle d’Apelle et Protogène (et d’Homère et Hésiode pour la littérature). V. Fournel consacre un chapitre aux anecdotes concernant les « querelles et rivalités d’acteurs » (op. cit., ch. XX, p. 281-304).

16 « Il se fit dans Athènes deux parties pour ces deux poètes […] Le temps mit fin à cette rage ” (Anecdotes dramatiques, t. II, p. 493).

17 Sophocle accusé par ses héritiers d’être tombé dans l’enfance se défend en écrivant Œdipe à Colone. Le thème du “ vieux Corneille ” apparaît en 1659 dans un texte de Corneille lui-même, la dédicace en vers de la tragédie Œdipe justement (« Depuis que je t’ai vu, je ne vois plus mes rides »).

18 Article « Euripide ”, note K de l’éd. consultée (1740). Louis Racine cite le passage dans ses Mémoires pour y répondre (éd. cit., p. 1161-1162).

19 C’est cette dernière hypothèse que suggère E. Kris et O. Kurtz dans un passage sur « l’actualisation biographique » (op. cit., p. 180).

20 Anecdotes dramatiques, t. II, p. 508.

21 Anecdotes dramatiques, t. II, p. 508.

22 Bayle, op. cit., article « Roscius ».

23 Louis Racine, Mémoires, éd. cit., p. 1148. Le passage sert à justifier l’authenticité d’un texte préparatoire à une Iphigénie en Tauride. La « méthode » de Racine est redite à propos d’Esther (p. 1175). Dans le même texte cependant d’autres anecdotes disent que Racine prenait beaucoup de temps à écrire les vers grâce aux conseils de Boileau (p. 1149), que la relecture d’une pièce à froid souvent le décevait (p. 1167) ) et qu’il composait à haute voix dans la solitude d’un parc « se livrant à son enthousiasme » (p. 1171),.

24 I, 26, éd. P. Villey, PUF, p. 170-171. L’anecdote vient de “ Si les Athéniens ont été meilleurs en armes qu’en lettres ”, Œuvres morales et mêlées de Plutarque traduites par J. Amyot. Elles côtoient des citations des satires I, 10 et I, 4 d’Horace qui contiennent une réflexion sur le rapport de la prose, du vers et de la poésie. Pour le « truquage » de citations auquel Montaigne se livre dans ce passage, on se reportera à Nathalie Dauvois, Prose et poésie dans les Essais de Montaigne, H. Champion, 1997, p. 75-76 (voir aussi C. G. Meernoff, Rhétorique et poétique au XVIe siècle en France, Leyden, E. J. Brill, 1986).

25 Le terme est de Pontus de Tyard, opposant la parole de la persuasion construite par l’intelligence de l’orateur et la parole poétique du ravissement dictée au poète par « l’intervallaire fureur divine » et qui est pour ce dernier lui-même un sujet d’étonnement.

26 Expression de Montaigne (III, 9, éd. cit., p. 995). Le manque de liaison des moments (le « sans suite ») est aussi une caractéristique du rêve dans la philosophie classique (« La vie est un songe un peu moins inconstant » dit Pascal) et jusque chez Hegel.

27 Anecdotes dramatiques […], t. II, p. 490 sq.

28 O. C., éd. A. Stegmann, Éd. du Seuil, p. 497a. Anecdote recueillie dans les Anecdotes dramatiques.

29 Réflexion sur la poétique […], éd. E.T. Dubois, Genève, Droz, 1970 (TLF), p. 102. Passage repris dans les Anecdotes dramatiques, t. I, p. 524, dans la notice sur La Marianne.

30 C’est ce seul sens que retient le dictionnaire de Furetière.

31 E. Kris et O. Kurtz ont signalé les frontières mouvantes entre l’anecdote biographique, le récit de facétie et la fiction farcesque (op. cit., p. 171). Une dégradation analogue se constate pour les anas, (voir Francine Wild, Naissance du genre des Ana (1575-1712), H. Champion, 2001, p. 54).

32 C… d’Aval…, Comediana ou recueil choisi d’anecdotes dramatiques, bons mots des comédiens, et réparties spirituelles, et de bonhomie et de naïvetés du parterre, an X, 1801. Ce livre court se veut un choix d’anecdotes prises dans les grands livres du XVIIIe siècle jugés trop longs et trop savants (un dialogue initial et une préface expliquent la démarche et donnent la bibliographie). Les anecdotes y sont souvent très vulgaires. Le livre s’inscrit dans la « collection des Anas, à 75 cent. le volume », où se trouvent des anas sur différents auteurs ou grands hommes (Bonaparte), mais aussi des anas comiques de fantaisie et même des recueils de « calembourg ».

33 Voir Kryszto Pomian, Collectionneurs, Amateurs et Curieux‑Paris, Venise : XVIIe-XVIIIe siècle, Le Promeneur, 1990 et Antoine Schnapper, Le Géant, la Licorne, la Tulipe‑Collections françaises du XVIIe siècle, Flammarion, 1988.

34 Voir E. Kris et O. Kurtz, op. cit., p. 97-102.

35 Bibl. de la Pléiade, t. II, p. 776 (passage consacré aux comédiens et en particulier à Mondory, p. 773-778).

36 L’anecdote est héritée d’Aulu-Gelle (Nuits attiques, VI, 5, « De Pole histrione ”) et très souvent rapportée : voir par exemple Michel Le Faucheur, Traité de l’action de l’orateur […], 1657, p. 205-206 (éd. S. Chaouche, dans Sept traités sur le jeu du comédien […], H. Champion, 2001, p. 126-127) ou Anecdotes dramatiques, t. II, p. 490 sq.

37 Sur les « comédiens canonisés ”, voir V. Fournel, op. cit., chap. XXIII. L’anecdote du comédien antique chrétien est un thème de propagande courant des hagiographies anciennes. V. Fournel signale qu’en 1624, le chef de la troupe italienne fit paraître un recueil de sonnets en l’honneur des acteurs-martyrs (G. B. Andreani, Teatro celeste).

38 V. 1263-1264. Voir le commentaire qu’en fait G. Forestier, contre celui de Jean Rousset, dans Le Théâtre dans le théâtre, Droz, 1981, p. 256 et note 67 (et aussi p. 219).

39 Le Parnasse réformé, éd. cit., p. 87.

40 Une anecdote comique de Tallemant joue de cette extravagance. On accorde à un amateur de théâtre une participation dans un spectacle. Il joue le Sang et traverse la scène avec un manteau rouge en criant : « Vengeance ! vengeance ! ». On remarquera que ce qui est farce si l’on parle du théâtre parlé devient banal si l’on parle du ballet ou du théâtre « en musique ”. Le théâtre en musique a permis un théâtre où se déployait la folie poétique. A. Viala a montré ce que même le théâtre parlé de Racine devait à la littéralisation des images communes (« Racine galant, l’amour au pied de la lettre », Les Cahiers de la Comédie-Française, n° 17, 1995, p. 39-48).

41 La comparaison entre la voix de l’orateur et la corde de lyre (puis de luth) topique est traditionnelle (De Oratore, III, 216-217, et Institution oratoire, IX, 3)

42 On sait que la médecine fut, comme aujourd’hui la psychanalyse, une science dont la scientificité prêtait à douter : l’honnête homme, de Montaigne au Béralde de Molière, ne se doit-il pas de se moquer des médecins, au moins autant qu’il n’en a pas besoin, médecins moins habiles que la Nature ?

43 Mademoiselle de Gournay, préface de l’édition de 1635 des Essais (Essais, éd. P. Villey, PUF, p. 036).

44 III, 5, éd . cit., p. 844 et III, 13, p. 1116. 

45 On sait que le texte des Problemata sur les mélancoliques attribué à Aristote est une rationalisation médicale des théories platoniciennes des “ fureurs ” qui font participer un moment l’homme au divin.

46 Éd. cit., p. 81-82.

47 Article VIII, p. 153. Les poètes devront par exemple changer deux fois de linge par semaine (cette norme minimum pourrait intéresser les historiens de l’hygiène).

48 Article XII, p. 154-155.

49 Traduire un poème en prose, c’est comme pour un peintre représenter Alexandre « à pied avec l’air d’un simple drille de son armée » (p. 13-14).

50 P. 79.

51 P. 26-27.

52 P. 77.

53 J. P. Chauveau, « Vie et mort d’un genre sous les règnes de Louis XIII et Louis XIV » (PFSCL, n° 9, 1978, p. 67-82).

54 Poétique du loisir mondain, de Voiture à La Fontaine, H. Champion, 1997.

55 Dictionnaire de Furetière.

56 Sur ces thèmes, P. Villey dans son édition de Montaigne renvoie à Plutarque, « De l’oracle de la Pythie » et « Sur l’E de Delphes ” et Saint-Augustin, Cité de Dieu, VI, 4. Voir dans les Essais, III, 9, p. 995.

57 Dictionnaire de Furetière.

58 Ibidem.

59 P. 84. Sur la signification sociale de ce quartier, voir E. Auerbach, « La cour et la ville », repris dans Le Culte des passions, Macula, 1998 (Argo), en particulier p. 138-142.

60 E. Kris et O. Kurtz, op. cit., p. 164 sq.. Sur ce thème, on peut aussi voir M. Delon, « Portrait de l’artiste en assassin. Notes sur Sade et Michel-Ange », Lendemains, n° 63, 1991, p. 57-60.

61 Les recueils de poésie très nombreux jusqu’en 1630 cessent de paraître, alors même que refleurit le théâtre. Ils connaissent une nouvelle vague entre 1650 et 1660, mais qui privilégie la « coquetterie » (A. Adam, Histoire de la littérature française du XVIIe […], rééd. A. Michel, t. II, p. 53-54).

62 Dans cette académie (fréquentée par Gilles et Nicolas Boileau, l’abbé Cotin et Furetière) on prisait par dessus tout l’allégorie et on critiquait le roman et les précieux (A. Adam, Histoire de la littérature française du XVIIe siècle, éd. cit., t. 2, p. 169-171, p. 466).

63 Éd. cit., p. 87-88.

64 Le mot est utilisé dans une liste des personnages dès 1642, dans L’Amante ennemie de Sallebray : « Tersandre héros de la pièce ».

65 La Pratique du théâtre, éd. P. Martino, p. 347 : « les simples Bergers que l’on y fait paraître, portent des habits de soie, et des houlettes d’argent » (chapitre consacré aux figures). 

66 C’est-à-dire dans les cinq tomes des Charactèrers des passions du médecin Cureau de la Chambre (1640-1662).

67 La Pratique du théâtre, éd. cit., p. 347-348.

68 « Le même effet encore arrive quand ceux qui se trouvent sur la Scène, sont tellement inférieurs à l’Acteur qui parle, que durant son transport ils sont obligés d’être muets, dans le respect et dans l’étonnement car cette grande différence des personnages présents fait assez connaître que celui qui parle, ne s’adresse pas aux autres, mais qu’il suit la chaleur de sa passion et qu’il s’entretient avec l’idée qu’il a dans l’esprit. »

69 Ibidem, p. 351.

70 Desmarets, dédicace de Scipion.

71 Lettre de Chapelain de novembre 1630 qui dénonce la « tyrannie de la rime [qui] ôte toute la vraisemblance et toute la créance. » : » cela seul serait capable de me faire perdre l’envie de travailler jamais à la Poésie scénique, quand j’y aurais une violente inclination ».

72 Pour la liste de ces pièces, voir P. Martino, préface à son édition de La Pratique du théâtre, note 3, p. XXIII. Guéret (p. 48) semble lui aussi refuser la tragédie en prose, associée (comme chez d’autres auteurs) au nom repoussoir de Puget de la Serre (qui en fut un pionnier).

73 C’est le premier point de vue de d’Aubignac qui annonce dans la préface de Zenobie tragédie où la vérité de l’histoire est conservée de 1647 (prête dès 1640) une « Apologie de la Prose contre le Vers » .

74 Ce qui remet en question l’idée des bienséances comme « crise de la sensibilité morale » (J. Scherer) caractérisant le classicisme mûri. Dans un article fondamental (« Les apartés d’Icare », Littératures classiques, n° 16, 1992, p. 79-101), P. Pasquier a montré que ce qui est exclu de la scène selon ce qu’on croit être un principe de bienséance morale l’est souvent en réalité au nom du refus du surnaturel et de la convention poétique. 

75 Voir inventaire dans le Répertoire analytique […] de P. Mélèse. Il faut y ajouter les anecdotes concernant la querelle entre Cyrano et l’acteur, que les recueils d’anecdotes dramatiques chérissent et qui viennent du Menagiana.

76 Dene Barnett, The Art of gesture. The practices and principles of 18th century acting, Heidelberg, Carl Winter Universitätsverlag, 1987 ; Sabine Chaouche, L’Art du comédien. Déclamation et jeu scénique en France à l’âge classique (1629-1680), H. Champion, 2001.

77 P. Pasquier, « Déclamation dramatique et actio oratoire à l’âge classique en France », [dans] D. Souiller et Ph. Baron dir., L’Acteur en son métier, Publications de l’Université de Dijon, LXXXV, [1997], p. 143-163.

78 La Poëtique, 1640, p. 416.

79 « L’on me donna la gloire d’avoir le mieux fait de tous les acteurs qui étaient pour la plupart des caillettes [i.e. bouffons] de Parisiens qui, selon les sots enseignements du régent, rempli de civilité comme un porcher, tenaient chacun un beau mouchoir à la main par faute d’autre contenance, et prononçaient les vers en les chantant et en faisant souvent un éclat de voix plus haut que l’autre. Pour bien faire je faisais tout le contraire de ce que mon maître m’avait enseigné, et quand il me fallait saluer quelqu’un ma révérence était à la courtisane, non à la mode des Enfants du Saint-Esprit [i.e. hôpital pour les orphelins pauvres] qu’il m’avait contraint d’imiter. » Francion, livre IV, éd. F. Garavini, Gallimard (Folio), p. 192.

80 Entretiens, « Entretien VI », STFM, p. 168-169. Les vers cités sont extraits des Juives de Garnier (1583). L’autre pièce est incertaine, il ne s’agirait pas de la tragi-comédie de Sallebray (1639) : Pâris n’apparaît pas à l’acte I (H. C. Lancaster, II, vol. I, p. 239-240). Mais la pièce est du bon goût moderne de Paris, qui est défini, un peu plus haut dans le texte, en référence à des romans comme Polexandre.

81 Balzac : « Le peuple les demande » (voir les textes cités par J. Scherer, La Dramaturgie classique, p. 317). Hardy parlait encore de la « belle sentence qui tonne en la bouche de l’acteur et résonne jusqu’en l’âme du spectateur ” (préface du tome V de son Théâtre).

82 Caillière, La Fortune des honnêtes gens, et des gentilhommes particuliers, Estienne Loyson, 1661, II, XI, p. 98.

83 I, 12, éd. Y. Giraud, LGF (Le livre de poche), p. 99-100.

84 III, 1, éd. cit., p. 319, p. 318 (continuation posthume publiée par Offray).

85 II, 2, éd. cit., p. 196. Ragotin est présenté comme un « fou » (I, 8, p. 76). Il conçoit le théâtre par rapport au théâtre de collège qu’il a connu à La Flèche (I, 10, p. 94), aime sur scène les animaux joués par des hommes (ibid.). Sa pièce de référence est Pyrame et Thisbé de Théophile, qu’il a vue plusieurs fois et qu’il comprend mal (il est plus effrayé par le lion que touché par la mort de Thisbé). Ce sont des vers de cette pièce qu’il récite sur sa mule, car il est grand admirateur des vers de cet auteur (I, 15, p. 123). Il présente un projet étrange de transposition théâtrale d’une nouvelle espagnole (I, 10, p. 93-94) et a écrit une tragédie fleuve (Les faits et gestes de Charlemagne en vingt quatre journées, I, 8, p. 76).

86 La continuation pour le libraire Offray, écrite vers 1664, reprendra la satire de la déclamation ridicule dans une « harangue » de Ragotin (III, 3, p. 326) en rappelant l’histoire de la mule et un autre passage où Ragotin faisait faire une sérénade avec des chants d’église (I, 15, p. 142 sq.), renforçant l’opposition : galanterie, théâtre, douceur féminine ou aristocratique /école, barreau, église, rudesse masculine et roturière (traduite chez Scarron par un adjectif récurrent, celui de brutal).

87 II, 5, v. 585-586.

88 III, 2, v. 585-588.

89 Comme dans les Médée et Armide qui suivront, la pièce de Scudéry joue sur la pointe du double sens de charme, démoniaque et galant, mais dans un style bas : Cléarque est un « beau sorcier » et un « démon » aux yeux de Mélanire, la femme de Rutile (v. 439, v. 506, v. 598, v. 831, v. 903).

90 II, 4, v. 585-588.

91 XXXVI, dans Odes, Poésies diverses, éd. CH. H. Boudhors, Les Belles Lettres, p. 46.

92 « À propos de l’actio naturelle prônée par Molière ”, RHLF, nov.-déc. 1999, p. 1169-1190. La parole articulée avec « emphase » (dans un sens non péjoratif) des vers, du discours, de la lecture littéraire à haute voix et plus encore du théâtre se distingue phonétiquement celle de la « prose commune » et du « discours ordinaire « (Remarques et décisions de l’Académie française, 1698, cité p. 1181). Cette dernière est perçue comme « douce » et « polie ». (Hindret, L’Art de prononcer parfaitement la langue française, 1696, cité p. 1188). Elle est recommandée par Vaugelas pour la lecture à haute voix, mais c’est la première qui se conserve dans l’éloquence et au théâtre, d’autant que la versification s’y fonde. Molière essaie d’utiliser la prononciation ordinaire, qui ne s’impose qu’à la toute fin du siècle.

93 Lettre reproduite dans G. Lanson, Choix de lettres du XVIIe siècle, Hachette, 1906, p. 30-31

94 Roman comique, I, 1, éd. cit., p. 60 (« du ton de Mondory »). La Rancune trouve Bellerose « trop affecté, Mondory rude, Floridor trop froid » (I, 5, p. 65). Cela donne une idée de leur style respectif, négativement (le personnage est un atrabilaire), idée confirmée par d’autres témoignages (pour Bellerose, voir par exemple Tallemant, éd. cit., t. 2, p. 776).

95 P. 192-203.

96 Dictionnaire de Furetière.

97 Lettre du 26 novembre 1667, reproduite par exemple en fac simile dans P. Mélèse, Le Théâtre et son Public […], p. 258.

98 Tallemant, éd. cit., p. 775-776. Sur Mondory et son accident, on peut lire l’article d’H. Merlin, « Effets de voix, effets de scène : Mondory entre Le Cid et La Mariane », [dans] Olivia Rosenthal dir., A haute voix. Diction et prononciation aux XVI et XVIIe siècle. Actes du colloque de Rennes de 1996, Klincksieck, 1996, p. 155-176. Mais, dans la perspective qui est la nôtre, soulignons que les chefs-d’œuvre d’interprétation de Mondory ne furent pas seulement le Rodrigue du Cid et l’Hérode de La Marianne, mais probablement aussi l’Amidor des Visionnaires. Certes on ne connaît pas grand chose sur les premières représentations de la pièce avant 1659 (selon J. Truchet, Théâtre du XVIIe siècle, Bibl. de la Pléiade, t. 2, p. 1358). Tallemant affirme cependant que le poète extravagant des Visionnaires fut le rôle où Mondory fut “ indépassable ” (t. 2, p. 775). Quand Rapin fait l’erreur de situer Le Cid, La Marianne et Les Visionnaires dans la même année 1635 fondatrice du renouveau du théâtre (éd. cit., p. 112-113), il faudrait donc comprendre qu’il associe ce renouveau aux interprétations de Mondory.

99 M. Fumaroli, Héros et orateur. Rhétorique et dramaturgie cornélienne, Genève, Droz, 1990, p. 361 et p. 320.

Pour citer ce document

Jean-Yves Vialleton, «À propos de la mort « tragique » de Montfleury : la poésie dramatique entre illusion prosaïque et folie poétique», La Réserve [En ligne], La Réserve, Livraison septembre 2015, mis à jour le : 23/11/2015, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/reserve/126-a-propos-de-la-mort-tragique-de-montfleury-la-poesie-dramatique-entre-illusion-prosaique-et-folie-poetique.

Quelques mots à propos de :  Jean-Yves  Vialleton

Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – RARE Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution

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