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Quelques réflexions sur la phrase dans les Salons de Diderot
Initialement paru dans : Questions de style, Université de Caen-Basse-Normandie, printemps 2008
Texte intégral
1Il est désormais admis que Diderot, en renouvelant la pratique de la critique d’art, a largement contribué à faire de cet exercice un genre littéraire à part entière. Un tel constat, même s’il relève d’une relative évidence, est riche de questionnements. On peut naturellement s’interroger sur la légitimité que l’amateur éclairé doit progressivement construire s’il veut se faire censeur ou encenseur : la peinture est un domaine où la technique peut former barrage au discours d’autorité d’un simple curieux, si érudit soit-il. On peut aussi s’intéresser, année après année, à la cohérence des idées esthétiques défendues par l’auteur.
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1 Nous pensons tout particulièrement, pour l’étude lexicale, à l’étude de F. ...
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2 J.-P. Seguin, L’invention de la phrase au XVIIIe siècle, Louvain, Peeters, ...
2Sans renoncer tout à fait à apporter des réponses à ces problèmes, qui relèvent peut-être prioritairement de l’histoire des idées, nous préférons les aborder par la bande, du point de vue du style. Plusieurs études récentes ont récemment montré tout l’intérêt d’une telle approche, qu’elle porte spécifiquement sur le lexique, les choix énonciatifs ou la syntaxe1. Nous voudrions ici privilégier cette dernière voie, en étudiant le cadre spécifique de la phrase, dont les travaux du regretté Jean-Pierre Seguin ont montré qu’il constituait un horizon linguistique et culturel particulièrement pertinent au XVIIIe siècle2. Dans le cadre d’une simple communication, notre propos ne pourra être que lacunaire : nous nous contenterons donc d’esquisser quelques pistes de réflexion sur la manière dont l’écrivain polygraphe adapte sa technique personnelle à un texte qui s’affiche ostensiblement comme une conversation libre et intime, mais n’en relève pas moins de la rhétorique très codifiée de l’éloge et du blâme. Au-delà de ce cadre que nous nous contenterons d’aborder de façon très générale, nous voudrions aussi tenter de débusquer (de façon irrévérencieuse peut-être) un certain nombre d’impostures critiques, dont la syntaxe et la rythmique de la phrase seraient à la fois le support et le paravent.
La phrase et l’idéal rhétorique de variété
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3 Cette intuition très forte a été brillamment démontrée, à propos de Montaig...
3A la lecture des Salons, on ne peut qu’être sensible à l’extraordinaire variété des modèles phrastiques employés par Diderot : l’auteur a volontiers recours aux différentes modalités de phrase – trouvant notamment dans les énoncés interrogatifs ou exclamatifs un moyen privilégié de traduire son inclination pour une esthétique du sentiment –, fait alterner les phrases lapidaires (phrases averbales bien souvent) avec le style périodique – sans que la frontière d’ailleurs soit toujours bien commode à établir, car l’unité de souffle et de sens du rythme oratoire peut facilement naître de l’accumulation de plusieurs « brièvetés3 ».
4Cette diversité très remarquable répond naturellement à l’une des exigences les plus fondamentales de l’art oratoire et littéraire, et Quintilien, de manière générale, mettait déjà en garde contre le danger d’une prose trop homogène :
4 Quintilien, L’Institution oratoire, VIII, 3, § 50. Texte latin : « Peior ha...
Pire défaut : la homoeideia (l’uniformité) qui ne soulage l’ennui <de l’auditeur> par l’agrément d’aucune variété, et dont toute la teinte est d’un seul ton, et qui se révèle particulièrement par l’absence d’art dans l’expression et qui dans les pensées et les figures et la composition produit de loin l’effet le plus désagréable pour l’esprit et aussi pour l’oreille4.
5Ce qui vaut pour la rhétorique en général vaut encore davantage pour le genre démonstratif, celui qui entretient le plus d’affinités avec l’exigence d’agrément. Or, chacune des analyses de tableaux que propose Diderot s’apparente, de près ou de loin, à la pratique de l’éloge et du blâme, et quelle que soit la part de libre adaptation et d’innovation personnelle, les principes fondamentaux du genre épidictique affleurent encore très distinctement. Il ne semble pas inutile de faire état des prescriptions de Cicéron quant aux techniques stylistiques qu’il convient d’employer dans un tel contexte :
5 Cicéron, Divisions de l’Art oratoire, §72 (éd. Henri Bornecque, Paris, Les ...
Puisque, dans ces causes, on ne se préoccupe guère que de plaire à l’auditeur et de le charmer, on emploiera un style orné, des mots éclatants qui paraissent très agréables dans le discours (on y réussit par l’emploi fréquent de mots nouveaux, ou archaïques, ou pris métaphoriquement), et simplement, un arrangement des mots, où se répondent souvent des termes de même longueur et de désinence semblable, des antithèses, des redoublements, des périodes nombreuses, qui, sans ressembler au vers, satisfont les exigences instinctives de l’oreille, comme par une sorte de rythme dû en quelque sorte au juste groupement des mots5.
6Nous reviendrons plus loin sur les indications relatives au rythme et à la proximité avec le vers – le rapprochement, même formulé sous la forme d’un refus, indique clairement une frontière au confins de laquelle doit s’aventurer la prose ornée du genre démonstratif). Retenons pour l’instant du riche inventaire proposé par Cicéron l’idée d’un style placé sous le signe de l’agrément et aussi de la variété : les références aux néologismes ou aux archaïsmes font par exemple écho aux réflexions d’Aristote sur la xénia – ces éléments de surprise qui, utilisés avec modération et raison, introduiront une touche d’insolite dans le discours (Poétique, § 22). Il ne semble pas impossible de considérer l’emploi de certains termes techniques (« pyramider », « papilloter », « strapasser »…) dans cette perspective esthétique et rhétorique : si leur fonction première reste sans doute de légitimer le discours critique des Salons en démontrant une compétence technique de leur auteur, ils jouent également pleinement leur rôle dans un programme esthétique qui fait de la surprise et du décalage un principe moteur. On peut également rapprocher de l’idéal rhétorique de variété la façon dont Diderot, dans la syntaxe même de ses phrases, multiplie et confronte différents modèles : le contraste entre le rythme périodique et le style coupé, entre la pratique de l’anaphore et celle de la phrase nominale, entre la neutralité de la modalité assertive et l’expressivité de l’exclamation, répond, de façon plus ou moins assumée et consciente, aux exigences formulées par une tradition séculaire.
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6 Leven de Templery (1699) opte pour le style simple – ce qui sera encore le ...
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7 Claude Irson, 1656, cité par Stosetzki, ibid., p. 25.
7La rhétorique n’est pas seule en cause : nous voudrions aussi souligner les virtualités stylistiques que libère le choix du cadre conversationnel, dont les commentateurs modernes ont souligné tout l’apport dans l’institution du genre de la critique d’art comme genre littéraire à part entière. Sans remettre en cause la part d’innovation qui revient à Diderot, il faudrait, en retour, souligner que l’adoption du modèle de la conversation impose l’arrière-plan d’une autre tradition littéraire qui vient compléter l’horizon rhétorique évoqué ci-dessus. Le danger, pour le lecteur contemporain, serait de considérer que Diderot critique d’art se fait le promoteur d’une parole totalement libre, alors que la conversation a fait l’objet d’un effort de théorisation très important au XVIIe siècle – héritage dont l’homme des Lumières reste largement tributaire. L’on discute à la fin du Grand Siècle pour savoir à quel niveau de style on doit articuler le genre littéraire de la conversation6, on tente de systématiser l’approche formelle en distinguant entre conversation sérieuse, conversation enjouée et conversation moyenne7, on tente de codifier la place qui doit être réservée à la moquerie, à la raillerie ou à l’ironie…
8Dans le cadre limité de cette communication, il ne saurait être question d’entrer dans le détail de ces efforts de théorisation. Nous insisterons simplement sur quelques traits marquants, qui peuvent éclairer certaines options de Diderot. Ainsi, notre auteur revendique à plusieurs reprises une part d’inachèvement ou de négligence, au point d’en faire l’une des caractéristiques fondamentales de son écriture de critique. L’ouverture du Salon de 1761 est particulièrement fameuse :
8 Salon de 1761, p. 112.
Voici, mon ami, les idées qui m’ont passé par la tête à la vue des tableaux qu’on a exposés cette année au Salon. Je les jette sur le papier sans me soucier ni de les trier ni de les écrire8.
9Il y a bien sûr d’autres enjeux que les questions purement esthétiques (qu’elles touchent à la dispositio ou à l’elocutio) : on peut voir là une façon d’affirmer – non sans provocation – la liberté de ton d’un critique revendiquant fièrement son statut d’amateur, et se positionnant contre le discours d’autorité d’un homme de métier. Mais la question de la légitimité de la parole critique ne doit pas occulter les enjeux proprement stylistiques ; davantage, ce sont ces enjeux esthétiques qui vont être donnés comme prioritaires, et qui vont permettre de régler la question de l’autorité. On sait que les théoriciens de la conversation insistent volontiers sur la notion de « naturel », et évoquent souvent la « négligence » comme l’une de ses composantes fondamentales :
9 Strosetzki, ibid., p. 54.
De même que « naturel », « négligé » est également un qualificatif apprécié pour le style. On pourrait penser que surgit ici une opposition aux règles qui néglige ces règles. Mais ce n’est pas le cas, car la négligence ne fait que reprendre la « dissimulatio artis » de la rhétorique9.
10Chez Diderot, le rappel implicite de la tradition constitue un habile parti-pris permettant de rattacher le propos critique à un type de discours balisé par plusieurs décennies de pratique et de théorisation, et qui fait de l’affectation un écueil absolu. Diderot met implicitement à distance la parole du spécialiste, comme suspecte de pédantisme, et valorise à rebours celle de l’amateur éclairé en se retranchant derrière les impératifs stylistiques du genre de la conversation. La parole du non-spécialiste est ainsi légitimée par un transfert habile, qui fait du discours du professionnel une parole certes pertinente sur le fond, mais esthétiquement et même éthiquement irrecevable.
11Le second point fondamental sur lequel ouvre le cadre de la conversation concerne l’ironie et la raillerie. Dès le XVIIe siècle, ces dernières sont considérées comme un trait constitutif du genre : elles ajoutent au ton enjoué de la discussion et renforcent son agrément. Pour Diderot, cette articulation est primordiale, en ce qu’elle permet de conjuguer les exigences de l’éloge ou du blâme (comme traits essentiellement rhétoriques au départ) à une dimension esthétique mondaine.
12Au plan stylistique, les traductions de ces choix sont nombreuses : il peut s’agir du procédé de l’apostrophe (aux peintres, aux personnages mêmes des tableaux), assez systématiquement indice d’ironie – avant même l’emploi au plan interne de l’antiphrase ou de procédés liés à la polyphonie qui en redoubleront la portée. Nous insisterons surtout ici sur les traits liés à la syntaxe de la phrase, et notamment sur l’asyndète. Cette évocation de la Médée de Carle Vanloo permettra d’en étudier quelques caractéristiques :
10 Salon de 1759, p. 91-92.
Enfin nous l’avons vu, ce fameux tableau de Jason et Médée. O mon ami, la mauvaise chose ! C’est une décoration théâtrale avec toute sa fausseté ; un faste de couleur qu’on ne peut supporter ; un Jason d’une bêtise inconcevable. L’imbécile tire une épée contre une magicienne qui s’envole dans les airs, qui est hors de sa portée et qui laisse à ses pieds des enfants égorgés. C’est bien cela ? Il fallait lever au ciel des bras désespérés, avoir la tête renversée en arrière ; les cheveux hérissés ; une bouche ouverte qui poussât de longs cris ; des yeux égarés ; et puis une petite Médée, courte, roide, engoncée, surchargée d’étoffes ; une Médée de coulisse ; pas une goutte de sang qui tombe de la pointe de son poignard ou qui coule sur ses bras ; point de désordre ; point de terreur. On regarde, on est ébloui, et l’on reste froid. La draperie qui touche au corps a le mat et les reflets d’une cuirasse ; on dirait une plaque de cuivre jaune. Il y a sur le devant un très bel enfant renversé sur les degrés arrosés de son sang ; mais il est sans effet. Ce peintre ne pense ni ne sent. Un char d’une pesanteur énorme. Si c’était un morceau de tapisserie que ce tableau, il faudrait accorder une pension au teinturier. J’aime mieux ses Baigneuses10.
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11 Article cité, passim.
13L’apostrophe à Grimm, qui signale d’emblée l’intention de Diderot en construisant une complicité critique, est aussitôt relayée par le recours à l’asyndète généralisée. Celle-ci remplit plusieurs fonctions : de façon générale, il serait possible de réutiliser ici les belles analyses d’Eric Bordas11, pour qui la phrase averbale relève fréquemment chez Diderot d’un « geste déictique » permettant de renforcer l’effet de présence du tableau. Cela répond à l’une des exigences fondamentales de la pratique de l’ekphrasis, l’écriture ayant pour tâche de trouver des techniques qui compenseront l’absence réelle de l’objet. Dans le même temps, le procédé est mis au service d’une écriture du blâme : le style coupé devient volontiers un style coupant. Dès les premières phrases, l’asyndète et les énoncés nominaux soulignent l’emploi de la négation lexicale ou grammaticale, ou celui d’un lexique hyperbolique et dépréciatif. De façon moins classique, Diderot utilise aussi la syntaxe de l’asyndète pour construire un effet de brouillage : en effet, rien ne distingue véritablement le passage où il figure, grâce à l’imparfait modal, ce que serait pour lui le tableau idéal, du retour à la critique virulente de la Médée de Vanloo. Deux logiques sont ainsi brutalement juxtaposées, et la rupture renforce la portée incisive de la critique. Disons également un mot de la conclusion de l’extrait, qui propose une bonne illustration de la maîtrise que Diderot peut avoir de l’art de la pointe. Pour être exact, il faudrait parler d’une « double pointe » : dans l’avant-dernière phrase, la comparaison, présentée sur le mode de l’hypothèse, semble suivre d’abord une logique a priori acceptable (la tapisserie est encore un art de premier plan au XVIIIe siècle). Mais le jeu d’équivalence est malicieusement faussé lorsqu’à l’homme de l’art (le tisserand), Diderot substitue subrepticement le simple artisan (le teinturier) – exploitant la connotation dépréciative du terme de métier. Vanloo n’est plus qu’un barbouilleur indigne. Le texte pourrait parfaitement s’arrêter ici, car le railleur tient déjà sa victime. La dernière phrase ajoute pourtant une seconde pointe : « J’aime mieux ses Baigneuses ». Cette pointe tire sa force d’une rupture de rythme (énoncé lapidaire, asyndète) et de la forte personnalisation de l’énoncé : l’ironie est à double détente, d’abord tournée contre le critique « boudeur » (auto-ironie), et se retournant naturellement contre le peintre en suggérant le délaissement d’un objet sans intérêt.
14Un tel extrait constitue un bon exemple de la manière dont Diderot peut s’approprier le double héritage de la rhétorique épidictique et de l’art de la conversation : de ces deux traditions, il retient une esthétique de la variété qui s’appuie sur des choix lexicaux précis (termes axiologiques, utilisation de l’antithèse et de la métaphore conformément aux prescriptions de Cicéron, changements brutaux de registre – les contraventions volontaires au niveau de style requis pour parler d’un tableau de mythologie signale à eux seuls le « ratage » de Vanloo). La syntaxe y tient naturellement toute sa place. Les procédés dominants de l’asyndète et de la phrase averbale organisent la vision du tableau comme celle du contre-modèle proposé, et deviennent le support privilégié de l’art de la pointe. Cette syntaxe nerveuse est donc à la fois absolument conforme aux exigences des théoriciens, et dans le même temps correspond parfaitement aux besoins spécifiques de Diderot en matière de critique d’art : elle souligne le geste déictique, accentue nettement les changements de modalités de phrase (fort utiles à un critique si attentif au « ressenti », au sentiment et à l’expressivité), et sert à asseoir l’autorité de l’auteur.
La phrase, support d’une imposture ?
15Au-delà du cadre général que nous venons de décrire, nous voudrions signaler quelques types de fonctionnement particuliers de la phrase, non directement tributaires de l’héritage rhétorique du genre épidictique, et guère davantage de la pratique de la conversation, mais qui pourtant semblent assez typiques de la méthode de Diderot.
16Bien souvent, l’auteur des Salons utilise la syntaxe même de la phrase comme substitut d’une argumentation véritable. L’ordonnancement des syntagmes, le rythme même deviennent alors le support de ce que l’on pourrait appeler – si l’on ne craignait de se montrer irrévérencieux – une véritable imposture critique. Prenons par exemple les premières lignes du commentaire que Diderot propose de la Bergerie de Boucher :
12 Salon de 1763, p. 196.
Imaginez sur le fond un vase posé sur son piédestal et couronné d’un faisceau de branches d’arbres renversées ; au-dessous, un berger endormi sur les genoux de sa bergère. Répandez autour une houlette, un petit chapeau rempli de roses, un chien, des moutons, un bout de paysage, et je ne sais combien d’autres objets entassés les uns sur les autres. Peignez le tout de la couleur la plus brillante, et vous aurez la Bergerie de Boucher12.
17La seconde phrase de ce passage, très remarquable, obéit à une logique énumérative, et empile les compléments directs pour dresser une liste dont on aurait peine à saisir le principe de limitation. Certes, il s’agit formellement d’une énumération close, puisque le dernier élément de cette suite est précédé d’une conjonction de coordination ; cependant, la modalisation (« je ne sais combien ») contredit sémantiquement cette clôture, et suggère un prolongement infini de l’inventaire. Pourtant, cette accumulation ne renseigne guère sur l’aspect réel du tableau : Diderot ne fait que recenser tout un ensemble d’éléments relevant de la topique du genre de la Bergerie, et ne souligne aucun trait distinctif permettant de singulariser la tableau de Boucher. Les deux indications spatiales de la première phrase (« sur le fond » / « au-dessous ») n’aident guère davantage à la visualisation de l’œuvre. Tout le paragraphe obéit à une sorte de logique tautologique : entre le titre de section (« La Bergerie ») et la clausule assassine du paragraphe (« et vous aurez la Bergerie de Boucher »), le lecteur n’a à peu près rien appris du tableau, si ce n’est qu’il respecte les conventions du genre et en reprend les motifs les plus canoniques. En revanche, la syntaxe, elle, a délivré son message : les impératifs qui ouvrent chacune des trois phrases assimilent la technique du peintre à l’application d’une simple « recette » et sanctionnent un manque d’imagination flagrant ; la suite énumérative (déjà préparée dans la première phrase par l’isolement du second COD après une ponctuation forte) condamne la profusion de détails et le maniérisme de la composition. Sans même décrire, le critique a tout dit.
18Il existe des exemples encore plus nets de cette valorisation de la syntaxe et du rythme comme outils critiques. Relisons la page que Diderot consacre à la Déposition de Croix de Jean-Baptiste Pierre :
13 Salon de 1721, p. 122.
Pierre, mon ami, votre Christ, avec sa tête livide et pourrie, est un noyé qui a séjourné quinze jours au moins dans les filets de St Clou. Qu’il est bas [ !] qu’il est ignoble [ !] Pour vos femmes, et le reste de votre composition, je conviens qu’il y a de la beauté ; des caractères ; de l’expression ; de la sévérité de couleur ; mais mettez la main sur la conscience, et rendez gloire à la vérité ! Votre Descente de croix n’est-elle pas une imitation de celle du Carrache qui est au Palais Royal et que vous connaissez bien. Il y a dans le tableau du Carrache une mère du Christ assise, et dans le vôtre aussi. Cette mère se meurt de douleur dans le Carrache, et chez vous aussi. Cette douleur attache toute l’action des autres personnages du Carrache, et des vôtres. La tête de son fils est posée sur ses genoux dans le Carrache, et dans notre ami Pierre. Les femmes du Carrache sont effrayées du péril de cette mère expirante, et les vôtres aussi. Le Carrache a posé sur le fond une Ste Anne qui s’élance vers sa fille, en poussant les cris les plus aigus, avec un visage où les traces de la longue douleur se confondent avec celles du désespoir ; vous avez mis dans le fond du vôtre un homme qui fait à peu près le même effet. Avec cette différence, que votre Christ, comme je vous l’ai déjà dit a l’air d’un noyé ou d’un supplicié, et que celui du Carrache est plein de noblesse ; que votre Vierge est froide et contournée en comparaison de celle du Carrache ; voyez l’action de cette main immobile posée sur la poitrine de son fils ; ce visage tiré ; cet air de pâmoison ; cette bouche entrouverte ; ces yeux fermés ; et cette Ste Anne, qu’en dites-vous [ ?] Sachez, l’ami Pierre, qu’il ne faut pas copier ou copier mieux, et de quelque manière qu’on fasse, il ne faut pas médire de ses modèles13.
19Cette analyse, on le voit, établit un parallèle entre le tableau de Pierre et celui du Carrache : la critique est extrêmement virulente, puisqu’il s’agit d’une accusation directe de plagiat (le terme « imitation » se dote ici d’une valeur très nettement dépréciative, et n’a plus la valeur neutre ou positive que ce terme peut avoir ailleurs, comme principe fondateur de l’esthétique classique).
20Or, il s’agit d’une descente de croix, et les éléments descriptifs que recense Diderot restent finalement assez généraux, et ne font guère que reprendre les motifs attendus de toute pietà en général : la mère éplorée, la tête de son fils sur ses genoux. L’accusation de plagiat ne tient en fait que par la rhétorique du discours : l’interrogation oratoire (« Votre Descente de croix n’est-elle pas une imitation de celle du Carrache… ») qui force par avance l’adhésion du lecteur au point de vue critique, la concaténation qui produit une forte impression de cohérence (« La mère du Christ… / Cette mère se meurt de douleur… / Cette douleur »), la cadence mineure qui impose à force de répétition l’évidence du parallèle (« et chez vous aussi / et des vôtres / et dans notre ami Pierre / et les vôtres aussi »), enfin le martèlement du nom propre du Carrache (à 8 reprises) dont le prestige invalide par avance toute concurrence. Diderot se livre donc à une véritable supercherie, en ne proposant aucune justification précise : c’est la seule elocutio qui, par sa rythmique, impose la vérité critique.
21Ce qui vaut pour le blâme vaut également pour l’éloge : après un spectaculaire renversement de perspective (« Avec cette différence que… »), Diderot utilise la deixis et le déterminant démonstratif pour suggérer les qualités du tableau du Carrache. La succession rapide des groupes nominaux (« ce visage tiré ; cet air de pâmoison ; cette bouche entrouverte ; ces yeux fermés ») suggère à elle seule la présence du tableau, et autorise même le critique à faire l’économie d’outils caractérisants (adjectifs évaluatifs par exemple). On aboutit ainsi à une sorte d’aphasie critique, éminemment paradoxale, qui compense son propre mutisme par une rythmique de l’enthousiasme et s’ouvre par sa syntaxe même à un au-delà du commentaire. Mais l’efficacité du procédé, qui sollicite la participation active du lecteur et force mécaniquement son adhésion, s’appuie fondamentalement sur une écriture « en creux », qui tient en bonne partie de l’imposture.
22A l’extrême, ce type de pratique ouvre une nouvelle voie : la valorisation du verbe au détriment de l’argumentation proprement dite peut aller jusqu’à une célébration du discours critique lui-même. L’occasion en est donnée à Diderot par la description d’un tableau de Vernet dans le Salon de 1763 – d’un tableau, ou de plusieurs tableaux, car l’enthousiasme de la parole entraîne Diderot dans développement qui tend à occulter la singularité de l’objet à décrire :
14 Salon de 1763, p. 226-28.
Que ne puis-je pour un moment ressusciter les peintres de la Grèce et ceux tant de Rome ancienne que de Rome nouvelle, et entendre ce qu’ils diraient des ouvrages de Vernet ! il n’est presque pas possible d’en parler, il faut les voir.
Quelle immense variété de scènes et de figures ! Quelles eaux ! Quels ciels ! Quelle vérité ! Quelle magie ! Quel effet !
S’il allume le feu, c’est à l’endroit où son éclat semblerait devoir éteindre le reste de la composition. La fumée s’élève épaisse, se raréfie peu à peu, et va se perdre dans l’atmosphère à des distances immenses.
S’il projette des objets sur le cristal des mers, il sait l’en teindre à la plus grande profondeur, sans lui faire perdre ni sa couleur naturelle, ni sa transparence.
S’il y fait tomber la lumière, il sait l’en pénétrer. On la voit trembler et frémir à sa surface.
S’il met des hommes en action, vous les voyez agir.
S’il répand des nuages en l’air, comme ils y sont suspendus légèrement ! comme ils marchent au gré des vents ! quel espace entre eux et le firmament !
S’il élève un brouillard, la lumière en est affaiblie, et à son tour toute la masse vaporeuse en est empreinte et colorée. La lumière devient obscure, et la vapeur devient lumineuse.
S’il suscite une tempête, vous entendez siffler les vents, et mugir les flots ; vous les voyez s’élever contre les rochers et les blanchir de leur écume. Les matelots crient. Les flancs du bâtiment s’entrouvrent. Les uns se précipitent dans les eaux. Les autres moribonds sont étendus sur le rivage. Ici des spectateurs élèvent leurs mains aux cieux. Là une mère presse son enfant contre son sein ; d’autres s’exposent à périr pour sauver leurs amis ou leurs proches ; un mari tient entre ses bras sa femme à demi pâmée. Une mère pleure sur son enfant noyé ; cependant le vent applique ses vêtements contre son corps, et vous en fait discerner les formes ; des marchandises se balancent sur les eaux, et des passagers sont entraînés au fond des gouffres.
C’est Vernet qui sait rassembler les orages, ouvrir les cataractes du ciel, et inonder la terre. C’est lui qui sait aussi, quand il lui plaît, dissiper la tempête, et rendre le calme à la mer et à la sérénité des cieux. Alors toute la nature sortant comme du chaos, s’éclaire d’une manière enchanteresse, et reprend tous ses charmes.
Comme ses jours sont sereins ! Comme ses nuits sont tranquilles ! Comme ses eaux sont transparentes ! C’est lui qui crée le silence, la fraîcheur et l’ombre dans les forêts. C’est lui qui ose, sans crainte, placer le soleil ou la lune dans son firmament. Il a volé à la nature son secret : tout ce qu’elle produit, il peut le répéter14.
23La célébration des pouvoirs démiurgiques de Vernet s’appuie sur une série de procédés extrêmement spectaculaires. Certains sont assez attendus dans le cadre d’une ekphrasis : les verbes de perception régissant des « propositions infinitives » (qui installent le lecteur en position de spectateur, et exploitent la valeur tensive et sécante de l’infinitif simple), les nombreux verbes de mouvement ou dénotant un changement d’état (« s’élever », « s’entrouvrir », « se précipiter », « élever », « se balancer », « être entraîné »), les adverbes déictiques (« ici / là ») concourent à structurer l’espace et à simuler l’effet de présence du tableau. L’hypotypose du naufrage irait également dans ce sens.
24Dans l’optique de notre réflexion sur la phrase, nous insisterons surtout sur la correspondance établie par Diderot entre la puissance démiurgique du peintre et les pouvoirs, du même ordre, qu’une langue inspirée confère au critique. La description du tableau de Vernet confine au lyrisme, si l’on définit celui-ci comme une « parole escaladante » (Gracq) ou comme le « développement d’une exclamation » (Valéry). En saluant la valeur du peintre, la langue de Diderot, mécaniquement, célèbre sa propre démesure.
25On pourrait naturellement commenter dans une telle perspective la prolifération des énoncés exclamatifs qui encadrent cet extrait. C’est également la fonction des anaphores spectaculaires qui scandent le texte, qu’il s’agisse de la série des subordonnées d’hypothèse qui organisent la partie proprement descriptive, ou des nombreuses constructions clivées de la fin de l’extrait. Ces dernières appellent toutefois une remarque spécifique : il semble que Diderot se livre ici à une véritable parodie de la parole sacrée chrétienne – non sans intentions subversives, probablement.
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15 Voir par exemple les phrases suivantes : « Comme(e) ses jours sont sereins...
26Outre ces procédés très remarquables, il semble intéressant de commenter l’évolution du discours critique vers une véritable prose poétique. Diderot n’hésite pas à recourir à l’homéotéleute (« distances immenses ») ou aux vers blancs : s’il est possible d’émettre quelques réserves quant à l’identification d’alexandrins blancs – il faudrait s’accorder sur la prononciation ou non du [e] atone15 –, on ne peut qu’être sensible au soin apporté par Diderot aux fins de phrases et de paragraphes, pour lesquelles il mobilise fréquemment de nombreux « hexasyllabes », en manière de clausule : « il sait les pénétrer. » / « vous les voyez agir. » / « et inonder la terre. » / « et reprend tous ses charmes. » De tels effets sont trop nombreux et réguliers pour être purement accidentels.
27Si nous faisons retour au texte de Cicéron cité au début de cette communication, nous constatons que Diderot outrepasse quelque peu la limite autorisée par les rhéteurs : la proximité entre le vers et la prose devient ici flagrante. Il ne s’agit plus de la simple exigence d’agrément liée à l’exercice du genre épidictique, et on se demandera – perfidement peut-être – si le but de Diderot est bien de exalter la réussite de Vernet, ou s’il ne cherche pas plutôt à célébrer la puissance du Verbe. Au même titre que le peintre, le critique d’art devient une figure démiurgique, et la parole de ce nouveau Prométhée accède à une dimension auto-réflexive. Le discours est placé sous le signe de l’enthousiasme (au sens étymologique du terme) et s’enchante de sa propre puissance. Il acquiert la capacité à révéler des mystères (voir par exemple le chiasme et le paradoxe : « la lumière devient obscure, et la vapeur devient lumineuse »), et contredit l’entame du texte, qui s’ouvrait sur une prétérition et un véritable lieu commun du discours d’éloge (« Il n’est presque pas possible d’en parler, il faut les voir »). Mais l’adverbe presque ouvre une brèche assez prometteuse, et libère bientôt les cataractes de l’éloge.
28Il y a loin de cette élaboration formelle et de l’auto-célébration de la parole par elle-même à la « négligence » affichée ailleurs comme principe esthétique dominant. Diderot exploite en fait deux voies complémentaires de la légitimation de la parole critique : tantôt la négligence signale l’amateur, aussitôt disculpé par sa franchise ou par les présupposés esthétiques du genre de la conversation ; tantôt le critique fait le choix d’une élaboration littéraire poussée à l’extrême : le bien dire devient alors l’indice ou la manifestation du bien voir, et compense les insuffisances techniques du commentateur. Entre ces deux pôles se déploie un vaste espace où Diderot expérimente à loisir les diverses facettes d’un genre en gestation. Il le manie déjà avec dextérité, et parfois une certaine duplicité.
Notes
1 Nous pensons tout particulièrement, pour l’étude lexicale, à l’étude de F. Berlan, « Termes d’art dans les Salons : Diderot et la caractérisation adjectivale, entre technicité et liberté impressive », in Styles, genres, auteurs n° 7 (dir. C. Reggiani et C. Stolz), Paris, PUPS, 2007, p. 61-78. Dans le même volume, F. Calas a proposé une stimulante adaptation des théories de D. Maingueneau sur la « scène énonciative » (« Le dialogue imaginé, l’autre scène des Salons de Diderot », p. 79-91). E. Bordas a pour sa part illustré l’approche syntaxique (« Le geste déictique averbal de Diderot dans le Salon de 1761 », L’Information grammaticale n° 115, octobre 2007, p. 37-41).
2 J.-P. Seguin, L’invention de la phrase au XVIIIe siècle, Louvain, Peeters, 1993.
3 Cette intuition très forte a été brillamment démontrée, à propos de Montaigne, par Jean Lecointe, « L’organisation périodique du « style coupé » dans le livre III des Essais », in Styles, Genres, Auteurs n° 2 (dir. Anne-Marie Garagnon), Paris, PUPS, 2002, p. 14 sq.
4 Quintilien, L’Institution oratoire, VIII, 3, § 50. Texte latin : « Peior hac homoeideia ; quæ nulla varietatis gratia levet tædium atque est tota coloris unius, qua maxime deprehenditur carens arte oratio, eaque et in sententiis et in figuris et in compositione longe non animis solum, sed etiam auribus est ingratissima. » La traduction est celle de Jean Cousin, Paris, Les Belles Lettres, 1978.
5 Cicéron, Divisions de l’Art oratoire, §72 (éd. Henri Bornecque, Paris, Les Belles Lettres, 1924, p. 28 dans la réédition de 2002). Il s’agit précisément d’un passage relatif au genre démonstratif.
6 Leven de Templery (1699) opte pour le style simple – ce qui sera encore le cas de Mauvillon en 1751 –, Renaud (1697) penche plutôt pour le niveau moyen. Voir Christoph Strosetzki, Rhétorique de la conversation, Sa dimension littéraire et linguistique dans la société française du XVIIe siècle, Tübingen, Narr, PFSCL « Biblio 17 » n° 20, 1984, p. 49 sq.
7 Claude Irson, 1656, cité par Stosetzki, ibid., p. 25.
8 Salon de 1761, p. 112.
9 Strosetzki, ibid., p. 54.
10 Salon de 1759, p. 91-92.
11 Article cité, passim.
12 Salon de 1763, p. 196.
13 Salon de 1721, p. 122.
14 Salon de 1763, p. 226-28.
15 Voir par exemple les phrases suivantes : « Comme(e) ses jours sont sereins ! Comm(e) ses nuits sont tranquilles ! » / « Tout ce qu’elle produit, il peut le répéter »
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Stéphane Macé
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – RARE Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution