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Rhétorique de l’éloge : Malherbe, Ode à Bellegarde
Initialement paru dans : Conteurs et romanciers de la Renaissance (Mélanges Pérouse), éd. par J. Dauphiné et B. Périgot, Paris, Champion, 1997, p. 225-237
Texte intégral
1En traitant de Malherbe, j’obéis ici à une injonction de Gabriel Pérouse : il faut de temps en temps parler de ce qu’on aime, et courir tous les risques, ceux de l’interprétation, ceux de l’amateurisme. Comme Malherbe n’est pas trop aimé de la critique, cela donne au moins une sorte de justification à la démarche. Redoublant la difficulté, je parlerai de l’éloge, genre réputé aussi ennuyeux que le poète. En bref, qui l’aime me suive.
2Malherbe n’est pas exactement, comme on sait, le poète officiel d’Henri IV. Sa situation à la Cour est assurée par son entrée en 1605 au service du seigneur de Bellegarde, Grand Ecuyer de France et plus tard, en 1619, duc. L’éloge de son patron s’impose donc : il n’est publié qu’en 1609, écrit peut-être, selon Ménage, dès 1608. Malherbe s’excuse de ce retard et de sa paresse dans ses tout premiers vers : « A la fin c’est trop de silence En si beau sujet de parler… ». Mais le retard laisse au moins supposer que l’oeuvre est concertée. Signé Malherbe, on devrait avoir là un éloge dans les règles de l’art, un modèle du genre.
3Or, l’histoire du texte nous donne deux éloges et non pas un. Le poème de 1609 est en effet profondément remanié en 1611. Le changement est d’abord quantitatif : on passe de trente quatre à vingt six dizains, soit de 340 vers à 260. Comme le texte postérieur ajoute trois nouveaux dizains, ce ne sont pas huit mais onze dizains de la première version qui disparaissent, près d’un tiers du total. Ce changement quantitatif va de pair avec un changement qualitatif tout aussi considérable. Hormis le début et la fin, qui ne changent pas, les autres dizains sont déplacés par blocs entiers, comme dans un jeu de construction. La dispositio n’est plus la même, et le sens général ne peut donc être le même. Ce n’est pas que Bellegarde ait tant changé en deux ans. Entre 1609 et 1611, ce qui change tout, c’est évidemment la disparition d’Henri IV. Il n’empêche : nous voilà avec deux éloges obéissant à des règles sensiblement différentes, avec des desseins eux aussi différents.
4C’est à la fois une chance et une gêne pour l’analyse. Les « règles » de l’éloge n’ont rien de fixe ; Malherbe lui-même est plus souple qu’on ne croit, parfois sévère et stoïque, parfois ondoyant et divers. En forçant le trait, on pourrait dire que le poète est tantôt « classique », en 1611, et tantôt « baroque », en 1609, quel que soit le sens de ces termes. Cela mérite réflexion.
1. Le texte « classique » de 1611
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1 Paris, Institut d’Etudes Augustiniennes, 1993.
5Le texte remanié de 1611 est celui que donnent désormais toutes les éditions, renvoyant en note le texte primitif de 1609 (en Pléiade, respectivement p. 65-72 et p. 811-818). Le texte de 1611 se prête à une analyse rhétorique d’une grande facilité. Il suffit en effet de le lire avec Quintilien sous les yeux, Institution oratoire, III, 7, 10-16 (trad. Cousin, aux Belles-Lettres), qui tiendra lieu ici de résumé de la somme impressionnante de Laurent Pernot, La rhétorique de l’éloge dans le monde gréco-romain1.
6« Avant de parler de l’homme, on traitera de sa patrie, de ses parents et de ses ancêtres, et cela, sous deux aspects : il sera beau qu’il ait soutenu l’éclat de sa noblesse d’origine ou qu’il ait illustré par ses actions une origine plus humble » (Quintilien, § 10). Bellegarde n’étant pas d’origine humble, Malherbe commence par ses ancêtres. Le poète conclut en effet son introduction en affirmant ne pas savoir « par où commencer » (v. 60), ce qui est d’ailleurs un topos obligé du genre. La suite immédiate est pourtant, Quintilien en main, sans surprise : elle nomme la « longue suite d’aïeux », « toujours les tiens ont tenu Les charges les plus honorables » (v. 62-67). Si la maison de Bellegarde ne remonte guère qu’au XVe siècle, l’un des ancêtres s’est battu en Italie, à Cérisoles en 1544 : dizain suivant (v. 71-80).
7Mais, comme dira Chateaubriand, « on compte ses ancêtres quand on ne compte plus » : c’est bon « à ceux qui n’ont rien du leur » (v. 83), « Non pas à toi qui revêtu De tous les dons que la vertu Peut recevoir de la fortune, Connais que c’est que du vrai bien » (v. 85-88). Après les ancêtres, on passe donc à l’éloge du personnage, avec cette longue transition qui aura occupé tout un dizain (v. 81-90) - Pernot souligne que les transitions sont un élément très important de l’éloge. « L’éloge du personnage lui-même doit se tirer de son caractère, de son physique et d’éléments extérieurs. Si les avantages physiques et accidentels, fortuitorum, doivent fournir, à vrai dire, un thème un peu léger, ils ne seront pas traités alors de façon uniforme » (§ 12). Bellegarde a des avantages accidentels, dons fortuits, dons de fortune. On ne va pas se priver de les mentionner. Les premiers sont expédiés en un dizain (v. 101-110) : excellent cavalier, et sans rival dans les tournois. Pour le voir à ces exercices « toute la cour (…) Comme à des théâtres accourt ». Ces dons de fortune sont topiques, il est bon que le Grand Ecuyer soit le meilleur cavalier et chevalier du royaume. Un autre don de fortune occupe les deux dizains suivants (v. 111-130). Bellegarde a eu l’insigne honneur d’être choisi par le roi pour aller à Florence chercher Marie de Médicis et la conduire en France. Là encore il est le centre de l’attention : Thétis elle-même suit des yeux « Ta bonne grâce, et tes appas », et les Nymphes entre lui et la divinité Hyménée « Non sans apparence doutèrent Qui de vous deux était le dieu » (v. 129-130). La cour, décidément, est un théâtre : celui du tournoi, celui du cérémonial. La convergence des regards transforme le gracieux chevalier en un dieu, et l’éloge n’a plus à son tour qu’à reproduire l’opération, en faisant lui aussi converger tous les regards sur l’objet élu.
8A ce point du développement une telle fascination n’est encore que mondaine. Après le théâtre de la cour, il faut à un guerrier le théâtre des exploits militaires. La transition, de nouveau, est très appuyée, sur tout un dizain (v. 131-140). L’exemple qui suit aussitôt est celui d’Achille, beau et blond, largement fourni d’avantages physiques qui firent « les dames avecques voeux Soupir(er) après son visage » (v. 143-144). Mais « sa gloire à danser et chanter », autre don de fortune, est évidemment inférieure à sa gloire militaire. Il se trouve que l’exemple d’Achille est justement celui de Quintilien dans la suite du § 12 que je citais plus haut : « Parfois, par exemple, c’est la beauté et la force qu’exalteront nos paroles, comme le fait Homère pour Agamemnon et pour Achille [Iliade, XIX, 387-389]. » En d’autres termes, lorsque le guerrier loué est beau, il ne faut pas non plus se priver de le dire. L’exemple de Quintilien sert à Malherbe de conclusion-transition : Achille était beau, certes, mais etiam il était guerrier. Cette articulation s’étend au total sur pas moins de quatre dizains (v. 131-170), pour aller du « dieu » mondain et galant à la première mention des « faits d’armes valeureux » (v. 175).
9Le rappel des exploits militaires occupe alors cinq dizains (v. 171-220), avant de passer à la conclusion générale. Ce rappel est tout entier organisé autour de la fin des guerres de religion et de la fidélité à Henri IV. Le poète n’entre pas dans le détail des campagnes. Il souligne plutôt la constance, la constantia de Bellegarde. Tel le fleuve Alphée, son héros a traversé la mer « sans que son goût devienne amer » : à la mer confuse des troubles politiques s’oppose l’unicité du personnage. Toujours semblable à soi, il a aussi « toujours suivi/toujours servi » « mon roi, le plus grand des humains » (v. 215-216 et v. 202). Ainsi les faits d’armes servent-ils surtout l’éloge du caractère, animi laus. Cela est conforme à la fin du texte de Quintilien :
§ 15. L’éloge du caractère (…) ne se traite pas toujours d’une seule manière, una uia. Parfois, l’effet est plus brillant, si l’on a suivi les étapes de la vie d’un homme et la série de ses actions, en louant son naturel quand il était enfant, puis son éducation, et ensuite la trame de ses activités, c’est-à-dire de ses actes et de ses paroles [ses faits et dits] ; parfois, il convient de diviser et de louer séparément diverses sortes de vertus, le courage, la justice, la maîtrise de soi [la tempérance : continentia], etc., et d’assigner à chaque vertu le mérite des actions accomplies sous son influence. § 16. Selon le sujet, nous aurons à décider laquelle de ces deux méthodes est la plus utile, mais nous devrons noter que les auditoires apprécient davantage le récit de ce qu’un personnage a été le seul ou le premier ou, tout au moins, l’un des rares à accomplir ; et il faudra parler aussi de toute autre action (…) en insistant sur ce qu’il a fait pour les autres plus que pour lui.
10Entre les deux grandes voies traditionnellement possibles, Malherbe a clairement choisi.
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2 La dernière campagne à laquelle prend part Bellegarde est celle de Savoie, ...
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3 Alexandrin que lance à Dom Juan son père Dom Louis : Molière, Dom Juan, IV,...
11Il a refusé l’ordre chronologique, la suite des événements. Dans la vie de Bellegarde, les combats en effet précédèrent l’honneur d’accompagner, en 1600, Marie de Médicis2. Dans l’éloge, c’est l’inverse. Le dessein est clair, et il est sans surprise. Il s’agit de faire éclater aux yeux de tous la « vertu ». Au sommet se trouve la vertu de constance, cette fidélité au roi que Bellegarde a été sinon le seul, « tout au moins l’un des rares à accomplir ». Un tel éclat dans la vertu accomplit pleinement les présages que représentent de grands ancêtres. Car si « la naissance n’est rien où la vertu n’est pas3, » à l’inverse cette même naissance est quelque chose quand le descendant est à la hauteur de ses aïeux, ou mieux encore les dépasse. Il en va de même pour « tous les dons que la vertu Peut recevoir de la fortune » (v. 86-87). Les avantages physiques ou les biens extérieurs sont, tout comme les ancêtres, des éléments dans une gradation, une promesse non de bonheur mais de vertu. La beauté, l’habileté du cavalier ou, chez Achille, du danseur, voilà autant de signes extérieurs d’une vertu intérieure.
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4 Les avantages extérieurs ou de fortune tels que « richesse, pouvoir et infl...
12Le schéma général de la dispositio est en somme d’une solidité rigoureuse, toute « classique ». Bellegarde est cette perfection du kalos kagathos, il est beau, il est bon, et l’éloge remplit lui-même à la perfection le rôle que rappelle Pernot, de raconter la vie pour faire éclater la vertu. La vie est morum experimentum, elle met la vertu à l’épreuve, à « l’essai4 ». La rigueur même de la construction rhétorique va de pair avec la rigueur du personnage, selon une constantia égale. Mais la mort du roi permet d’aller plus loin, et de préciser la portée de l’éloge. « Le mérite » (v. 3) de Bellegarde est d’être comme Achille : un demi-dieu traînant tous les coeurs et tous les regards après lui. Le texte ne mentionne pourtant rien qui ressemblerait à la colère d’Achille contre un Agamemnon Henri IV. Le Grand Ecuyer est le premier des serviteurs du roi. Il est le plus grand, mais juste en dessous du « plus grand des humains », de ce roi jupitérien qui « pour sauver sa terre » laisse « partir de ses mains Le(s) trait(s) de son tonnerre » (v. 201-204). L’éloge donne aussi du « mérite » au poète (v. 239). Mérite pour mérite : il est bon d’être le serviteur d’un grand serviteur du roi. Admirer et louer ce serviteur-là, le remettre au centre de tous les regards, c’est moins louer le roi que recréer une communion entre sujets du roi. Et puisque le roi est mort, Bellegarde devient celui qui reste sur terre à admirer. L’éloge canonique tient ainsi de la canonisation. On communie avec le saint, qui est encore parmi nous, et qui est à notre mesure, pour communiquer avec le dieu qui nous a quittés. Ce n’est plus désormais le roi qui est l’intermédiaire entre Dieu et nous ; c’est le Grand qui est l’intermédiaire entre le roi et nous, tel un saint ou un demi-dieu. Bellegarde au nom prédestiné est le « phare » des matelots (v. 227). Le suivre, l’imiter dans sa constance, sera conserver les acquis et les valeurs du règne d’Henri le Grand. L’éloge les met sous « belle garde ». Ou pour le dire de façon plus cyniquement politique : le texte de 1611 resserre les rangs des fidèles, à un moment périlleux de changement de règne. Eloge monument, éloge testament.
2. Le texte « baroque » de 1609
13La solidité même du texte de 1611 laisse d’abord désemparé lorsqu’on lit le texte de 1609. L’ordre de la version primitive est si différent qu’il aurait presque l’air d’un désordre. L’éloge ne commence pas du tout par les ancêtres, ce qui est apparemment aller contre une des caractéristiques élémentaires du genre. Malherbe semble avoir oublié « par où commencer ». Il débute par le dizain sur Achille beau blond et bon danseur ; il enchaîne sur le rappel des guerres de religion et sur l’image du fleuve Alphée qui traverse intact la mer des troubles. Après ces six dizains viennent alors, et alors seulement, les trois dizains, inchangés, sur « la longue suite d’aïeux ». Le moins que l’on puisse dire est que l’ordre est différent, sans parler de la suite, où les faits d’armes précèdent Marie de Médicis. Un tel remue-ménage pose la question de la dispositio et, au-delà, celle du dessein d’ensemble. Un dizain identique d’une version à une autre n’a pas la même portée dès qu’il n’est plus à la même place. La visée générale ne saurait non plus être la même.
14Soulignons d’abord quelques effets massifs dus à la dispositio, pour comprendre en particulier le déplacement surprenant des ancêtres de la première à la deuxième place. La fin de l’éloge ne tombe plus sur le roi militaire, jupitérien. Dans le texte de 1609, les trois dizains sur les aïeux sont suivis de celui sur les qualités de cavalier, avec en prime un développement supprimé en 1611 sur d’autres dons, le « discours admirable » et « les charmes de tes bontés » (v. 161-180 de 1609). De là on vient ou plutôt revient sans transition aux exploits guerriers, développés avec grand détail en cinq dizains (v. 181-230), par exemple « la défense victorieuse D’un petit nombre de maisons, Qu’à peine avait clos de gazons Une hâte un peu curieuse ». Mais les faits d’armes ne sont plus, comme en 1611, la fin de l’éloge et donc son aboutissement, son point culminant. Ils sont suivis et non précédés par l’honneur d’accompagner Marie de Médicis. L’effet est immédiat sur la « chute » de l’éloge, juste avant les quatre dizains de conclusion. Malherbe termine en effet par le dizain où les nymphes se demandent qui, d’Hyménée ou de Bellegarde, est le dieu. Voilà maintenant le dernier mot de l’éloge, « Qui de vous deux était le dieu », vers 300 du texte de 1609 qui sera relégué au vers 130 en 1611. La différence avec la version remaniée est radicale. Après la mort du roi, l’éloge culmine sur deux dizains qui n’existaient pas en 1609, décrivant un roi jupitérien, le seul à avoir l’initiative militaire : le Grand n’y est que le bras droit, celui qui a « toujours suivi, toujours servi ». Avant la mort du roi, le dieu n’est pas Henri IV Jupiter, mais le Grand lui-même, et le poète ne dit nulle part qu’il a servi. En 1611, c’est le roi qui a « défait armée, pris ville (et) forcé rempart » (v. 207-208). En 1609, c’est Bellegarde qui a l’initiative, qui est le héros, une sorte de Cid dont Dieu même « sait (…) avec quelle audace Il vit au haut de ses remparts Ton glaive craint de toutes parts » (v. 191-193). La situation est apparemment paradoxale : ce serait du vivant du roi qu’on peut mettre ses serviteurs au premier plan. Si le roi est un dieu, il est à la fois présent et en retrait, sans être tout à fait un dieu caché.
15Ce paradoxe apparent permet au moins de comprendre la place faite aux aïeux. En 1609, Bellegarde est le dieu. Les ancêtres n’ont donc pas une telle importance. Le poète parle d’abord de ce qui compte : la fidélité personnelle du Grand pendant les guerres de religion. Cela ne s’explique pas essentiellement par ses aïeux - le parti contraire au roi ne manquait pas de nobles de bonne maison. Le début des trois dizains sur les ancêtres prend alors, in situ, une tonalité très différente : « Si nommer en son parentage Une longue suite d’aïeux (…) Est réputé grand avantage… » (v. 121-124). Si, alors : si la doxa valorise les ancêtres, alors on va lui en fournir. Mais toi, Bellegarde, « ne veux pas comme la Lune Luire d’autre feu que du tien » (v. 149-150). Si l’éloge n’a pas commencé comme les autres, c’est que son héros n’est pas non plus comme les autres. Il n’est pas la lune, mais le soleil, qui luit de son feu propre. En contexte, les derniers vers de ces trois dizains cadrent parfaitement avec la chute de l’éloge. Bellegarde est un dieu, il est aussi un soleil. Nous voilà de nouveau loin du thème du serviteur, du bras droit, du second qui a « la principale part » aux exploits du roi (v. 210 de 1611). Malherbe ne va pas jusqu’à dire que son héros est d’origine humble, mais il le montre presque comme un self-made man : éclat individuel plus qu’éclat de sa race.
16On voit quels changements apporte un simple déplacement dans la dispositio. Ils n’ont de sens que par le changement de dessein. On peut caractériser un peu plus celui-ci en parlant, pour simplifier, de la forme et du fond.
17La forme du texte de 1609 est apparemment décousue et prolixe. Le décousu est facile à montrer, surtout si l’on juge la dispositio de 1609 à l’aune de celle de 1611. Les faits d’armes ne sont pas regroupés, mais dispersés : d’un côté les guerres civiles et Alphée (v. 91-120), de l’autre le détail des exploits (v. 181-230), deux blocs séparés par six dizains. De même, les dons de fortune sont disjoints : d’abord les qualités de cavalier (v. 161-180), puis l’honneur d’accompagner Marie (v. 231-300), séparés par les cinq dizains des exploits guerriers. La version de 1611 regroupe et semble mettre de l’ordre dans cet apparent désordre. A cette impression de décousu s’ajoute celle de prolixité. Les cent dix vers supplémentaires de la version de 1609 ont pour raison l’abondance des détails qui seront drastiquement retranchés en 1611. On a vu comment étaient détaillés les exploits guerriers. L’honneur d’accompagner Marie s’étend de même non pas sur deux mais bien sur sept dizains, en un récit de galanterie amoureuse qui prend tout son temps. 1. Transition : le roi « lassé de la guerre Mit son temps à faire l’amour ». 2. Il languit après Marie. 3. Plus discrète, elle brûle pourtant. 4. Diane l’a élevée en Toscane, où un Jason doit la quérir. 5. Bellegarde est choisi parmi tous ses rivaux, qu’il vainc comme jadis aux jeux de Pise on vainquait à la course ou à la lutte. 6. Thétis remarque ses « ornements d’âme et de corps ». 7. Les nymphes se demandent si ce n’est pas lui le dieu, plutôt qu’Hyménée.
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5 Cf. Du Perron : « Le jugement consiste à retrancher, l’invention à adjouste...
18Décousu, prolixité du récit : du point de vue du texte de 1611, ce sont deux défauts. A croire que le premier texte est une ébauche du second, un matériau brut donné par l’inuentio, que le iudicium pourra retravailler5. Mais il faut noter que la forme décousue et prolixe est revendiquée, au début et à la fin du texte. La fin est peut-être la plus parlante. Après avoir terminé sur son héros plus dieu qu’Hyménée, le poète s’interroge : « Mais quoi ? ma barque vagabonde Est dans les Sirtes bien avant, Et le plaisir la décevant Toujours la pousse au gré de l’onde (…) Je ferai mieux de relâcher, Et borner le soin de te plaire Par la crainte de te fâcher » (v. 301-310 de 1609). Le décousu était donc du vagabondage, sans borne fixe, au gré des sables mouvants et des bas-fonds. Bellegarde est sans doute le « phare » (v. 307), mais cela n’empêche pas les matelots de se méfier des flots : avoir un guide n’évitera pas l’errance. En 1611, par effet de contexte, ces mêmes vers paraissent un topos un peu vide, presque une joliesse, tant l’ordre règne dans les vers précédents ; la fixité du phare l’emporte désormais sur le flou des syrtes. Si maintenant l’on se reporte aux six dizains introductifs, qui resteront eux aussi inchangés, l’équivalent de la barque vagabonde est la diversité des fleurs qui émaillent un parterre, dans des vers particulièrement prisés par Francis Ponge : « Tant de fleurs de tant de côtés Faisant paraître en leurs beautés L’artifice de la nature, Que les yeux troublés de plaisir Ne savent en cette peinture Ni que laisser ni que choisir » (v. 45-50 de 1609). Du vagabondage, nous voici à l’une des images fétiches de la uarietas. Celle-ci autorise une forme non pas « classique », mais « baroque » ou maniériste. Le décousu, la prolixité y sont des valeurs positives et non négatives.
19Une notation aussi marquée que la diversité des fleurs peut ainsi servir d’un véritable programme de lecture pour l’éloge de 1609. La diversité a pour corollaires l’absence de perspective centrale, le plaisir, le goût pour la théâtralisation, et même, loin de la constantia, l’inconstance. Contrairement à l’image d’un Malherbe sévère et stoïque, presque psychorigide, cela permet de souligner l’importance, en particulier, de l’idée de plaisir. On le voit dans les vers que je viens de citer dans leur version de 1609 : la diversité « troubl(e) de plaisir » les yeux. La notation disparaît en 1611, le mot si fort de trouble est remplacé par une simple suspension, et le plaisir par le désir (« Qu’il tient suspendu son désir Et ne sait en cette peinture… »). En 1611 toujours, le plaisir est atténué dans le dizain sur le bon cavalier : « A faire en quelque autre plaisir Luire tes grâces non pareilles » devient « A prendre quelque autre plaisir Eloigné des molles délices ». Du point de vue de la constantia du guerrier de 1611, le plaisir de 1609 risque de paraître bien efféminé. Mais le plaisir refoulé reste présent, même en 1611, dans le dizain de la barque vagabonde : « Et le plaisir la décevant Toujours l’emporte au gré de l’onde ». Dans le contexte de 1611, ce plaisir est un peu incongru, tout comme le thème du vagabondage.
20Cette présence heureuse du plaisir n’a vraiment de sens qu’en 1609. Car la forme plaisante et « baroque » de la uarietas ne peut être séparée du fond. Le motif fondamental nous a déjà été indiqué par la dispositio. Le roi ne veut plus faire la guerre, mais l’amour. Il languit pour cette Marie que Diane nourrit « En l’heureux sein de la Toscane » (v. 261). Après le martial, le pastoral. Après la guerre, la paix. Après la compétition sur les remparts, la compétition mondaine. Choisi pour accompagner Marie, Bellegarde est le prince des galants, une « belle » garde. Ce n’est pas se moquer de lui, et encore moins du roi. Car le plaisir de le louer dit les plaisirs de la paix : « La paix qui neuf ans retirée Faisait la sourde à nous ouïr A la fin nous laissa jouir De sa présence désirée » (v. 231-234). Et cette fois-ci, l’initiative revient bien, comme il se doit, au roi lui-même : « L’âge d’or revint sur la terre, Les délices eurent leur tour, Et mon Roi lassé de la guerre Mit son temps à faire l’amour » (v. 237-240). En 1609, les « délices » sont une valeur positive, approuvées par le roi, avant de faire retour, en 1611, comme de « molles délices ». Le vagabondage pastoral est le bonheur de la « présence », alors que l’allure martiale vient du malheur de l’absence, de la disparition d’Henri IV. A l’âge d’or succèdera l’âge de fer. Aux douceurs de l’éthos le tragique du pathos.
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6 V. 13 de la chanson si pastorale, « Sus debout la merveille des belles ».
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7 Voir le parti que Denis Crouzet a récemment tiré du mariage d’Henri de Nava...
21La paix donne tout son sens à l’ordre chronologique et à la théâtralisation. L’ordre des événements, ici, s’impose, et pas seulement parce qu’il suit providentiellement le dessein de 1609, en faisant suivre la guerre de la paix. Suivre la chronologie, c’est prendre le temps du récit, c’est donner du temps au temps, de la présence à la « présence désirée » : c’est jouir du moment où « Toute chose aux délices conspire6 ». Retour de l’âge d’or, retour de l’amour et de l’aimée, méandres du Tendre. Il en va de même pour la théâtralisation qui court au long du texte de 1609 : c’est un théâtre en temps de paix. Bellegarde fait « Luire (s)es grâces nonpareilles » (v. 177), il ne veut pas « Luire d’autre feu que du (s)ien » (v. 150), dans ses rares qualités « brille un excès de lumière » (v. 57) comme les richesses « éclat(e)nt » sur l’habit doré d’Hyménée (v. 297). C’est un chevalier de lumière, le blanc chevalier de la paix, qui ramène en France l’image même de la paix qu’est Marie la mariée. Le théâtre pacifique par excellence est la cérémonie du mariage royal7. Par contrecoup, le théâtre des exploits guerriers est, hiérarchiquement, un cran en-dessous, au lieu d’être, comme en 1611, le terme le plus haut dans la hiérarchie. Par un autre contrecoup va se dissoudre le thème sévère de la constantia. Cela se voit dans la première écriture du dizain d’Alphée. Ce qui paraît être l’image même de la constance est tiré, en 1611, vers le sens que j’ai dégagé, celui d’une communion des sujets du roi : « Ses flots par moyens inconnus En leur douceur entretenus (…) dans Syracuse arrivant Sont treuvés de ceux qui les boivent Aussi peu salés que devant » (v. 185-190). En 1609, point de Syracuse mais Aréthuse, point de Cité mais la galanterie amoureuse : « Et sa fugitive Aréthuse (…) De ce miracle est si confuse Qu’elle s’accorde à le baiser » (v. 107-110). Cette ambiance pastorale liquéfie littéralement la constantia du guerrier : « Il ne sait lui-même comment Il peut couler si nettement » (v. 105-106). La uarietas générale a imposé, sinon l’inconstance du héros, en tout cas la dissolution du thème de la constance. Le héros n’a pas conscience de lui, il ne sait pourquoi il reste si net. Théâtral, il n’est plus qu’extériorité, sans l’intériorité et la rigidité que semble impliquer la constance. Il est plus galant que stoïque.
22L’âge d’or est ainsi, à son image, plus liquide que rigide, il vagabonde, il coule et s’écoule comme une présence perpétuée. Le bonheur de Bellegarde doit continuer, non par flatterie mais parce que ce sera le bonheur continué de la paix et de la joie : « Ainsi toujours d’or et de soie Ton âge dévide son cours : Ainsi te naissent tous les jours Nouvelles matières de joie » (v. 321-324 ; « Ainsi de tant d’or et de soie » en 1611, v. 241). Que ta joie demeure, parce que c’est la nôtre.
Conclusion
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8 Aux pages 48 et sq. du Précis des Puf cité plus haut. Voir aussi le beau li...
23Aux « amateurs de découpages, de point de repère chronologique », Marc Fumaroli propose l’année 1608 : publication de la première partie de l’Astrée, dont la dédicace au roi invoque elle aussi un nouvel âge d’or, aux couleurs de la pastorale. Fumaroli signale la « flexibilité souriante, alliée à une imagination florale », celle, en l’occurrence, de François de Sales, qui achève en 1608 son Introduction à la vie dévote (publiée en janvier 1609). Cela sert au critique d’introduction à une présentation très brillante du roman d’Honoré d’Urfé, où la pastorale est très précisément un refus du martial, sous l’emblème d’Astræa, la vierge qui symbolise la Paix8.
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9 Voir Pernot, p. 340-346.
24Cette galanterie de l’âge d’or n’est pas absente chez Malherbe, dans ces mêmes années 1608-1609. Bellegarde, en 1609, n’est peut-être pas si loin de Céladon, l’amoureux de la belle Astrée. Le poète sévère sait dire à sa manière le plaisir et le vagabondage, il sait chanter la présence impalpable et fuyante de la paix. La guerre et le stoïque ne sont donc pas nécessairement son horizon ultime, son seul génie. Francis Ponge écrivait que, chez Malherbe, le classique est la corde la plus tendue du baroque ; on pourrait ajouter que, à l’inverse, le baroque est la corde la plus détendue, selon le couple intentus/remissus9. Cela signifie surtout que les deux cordes sont sur la même lyre. Et plutôt que d’opposer le martial et le pastoral, le « classique » tendu et le « baroque » relâché, les deux éloges permettent de penser comme une les deux visions. La théâtralisation, par exemple, ou la place éminente du roi, ne sont pas spécifiques, pour la première, du « baroque », pour la seconde, du « classique ». Ainsi peut se résoudre l’apparent paradoxe de 1609, d’un Grand presque plus dieu que le roi. Si le roi, vivant, se retire du monde, s’il laisse respirer ses sujets, s’il permet à un Grand d’être un demi-dieu et d’occuper l’avant-scène du théâtre, ce n’est pas pour le roi un moins mais un plus. Le roi se retire parce qu’il a assuré, parce qu’il continue à assurer la paix. Actium était nécessaire, mais Auguste est plus grand d’avoir fermé les portes du temple de Janus. La paix ne vient pas seulement après la guerre, elle lui est supérieure : elle est le terme englobant, au sommet de la hiérarchie.
25Mais la mort d’Henri IV ramène sur le devant de la scène le roi guerrier. L’éloge monument, l’éloge testament a enseveli l’éloge vagabond, l’éloge du présent. L’événement de 1610 nous a peut-être privés d’un Malherbe insoupçonné, raturé de notre mémoire comme le texte de 1609 : un Malherbe en puissance de devenir autre chose qu’un « classique ».
Notes
1 Paris, Institut d’Etudes Augustiniennes, 1993.
2 La dernière campagne à laquelle prend part Bellegarde est celle de Savoie, en 1599-1600. La rébellion du duc de Bouillon n’est pas exactement la reprise des guerres, en 1605 (Prière au roi allant en Limousin) ou en 1606 à Sedan (Ode au feu roi sur l’heureux succès du voyage de Sedan).
3 Alexandrin que lance à Dom Juan son père Dom Louis : Molière, Dom Juan, IV, iv, « Aussi, nous n’avons part à la gloire de nos ancêtres qu’autant que nous nous efforçons de leur ressembler ; [il ne faut] point dégénérer de leurs vertus, si nous voulons être estimés leurs véritables descendants ».
4 Les avantages extérieurs ou de fortune tels que « richesse, pouvoir et influence, gratia » mettent, précise Quintilien (§ 14), « le caractère à l’épreuve, morum experimentum, de la façon la plus sûre, pour le bien ou pour le mal : elles nous rendent, en effet, meilleurs ou pires ».Cf. le vers 182 du texte de 1609 : « Quand il a fallu par les armes Venir à l’essai glorieux De réduire ces furieux… »
5 Cf. Du Perron : « Le jugement consiste à retrancher, l’invention à adjouster ; le jugement porte l’esprit de la circonférence au centre ; l’invention du centre à la circonférence », Perroniana, cité par Marc Fumaroli dans le Précis de litt. fr. du XVIIE siècle, éd. J. Mesnard, Paris, Puf, p. 95.
6 V. 13 de la chanson si pastorale, « Sus debout la merveille des belles ».
7 Voir le parti que Denis Crouzet a récemment tiré du mariage d’Henri de Navarre et de Marguerite, en 1572 : cérémonie mystique d’union des contraires, pour ramener la paix dans le royaume (La nuit de la Saint Barthélemy, Paris, Fayard, 1994).
8 Aux pages 48 et sq. du Précis des Puf cité plus haut. Voir aussi le beau livre de Frances Yates, Astrée, Paris, Belin, 1988.
9 Voir Pernot, p. 340-346.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Francis Goyet
Université Grenoble Alpes – U.M.R. Litt&Arts / Rare – Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution