La Réserve : Livraison octobre 2015
À Corps ouvert. Défigurations, épluchages, pénétrations
Initialement paru dans : Julie Sermon (dir.), Théâtre / Public, n° 193 : Marionnettes contemporaines, 2009, p. 51-56
Texte intégral
1Partons d’un constat. Dans les années 1910-1930, la redécouverte du corps de l’acteur passa par la nudité : les expérimentations dansées de Laban à Monte Verità, la biomécanique meyerholdienne, le mime corporel d’un Decroux et d’un Barrault se pratiquaient le corps dénudé ou vêtu d’un simple cache-sexe. Ce clin d’œil au sport de l’époque fut aussi une réminiscence des corps sculpturaux de la Grèce antique et de la Renaissance, dont le volume, les jointures et les muscles en tension étaient mis en valeur.
Au-delà de la nudité
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1 Citons, à titre d’exemple, la trilogie sur le corps de l’allemande Sasha Wa...
2Si aujourd’hui, cette fascination pour la nudité en mouvement persiste, en particulier dans la danse1, la scène contemporaine fait preuve d’un désir parallèle, celui d’aller au-delà de la peau, en pénétrant plus avant dans le corps de l’acteur, pour y voir ce qui, en temps normal, serait invisible à l’œil nu : ce qui se passe entre les articulations, sous l’épiderme, à l’intérieur des organes… Cette utopie, Novarina l’avait d’ailleurs formulée, dès 1974, dans sa Lettre aux acteurs :
2 Valère Novarina, « Lettre aux acteurs », in Le Théâtre des paroles, POL, Pa...
Faudra un jour qu’un acteur livre son corps vivant à la médecine, qu’on ouvre, qu’on sache enfin ce qui se passe dedans, quand ça joue. Qu’on sache comment c’est fait, l’autre corps.
[…] Le jeu, c’est pas une agitation en plus des muscles sous la peau, une gesticulation de surface, une triple activité des parties visibles et expressives du corps (amplifier les grimaces, rouler des yeux, parler plus haut et plus rythmé), jouer c’est pas émettre plus de signaux ; jouer c’est avoir sous l’enveloppe de peau, l’pancréas, la rate, le vagin, le foie, le rein et les boyaux, tous les circuits, tous les tuyaux, les chairs battantes sous la peau, tout le corps anatomique, tout le corps sans nom, tout le corps caché, tout le corps sanglant, invisible, irrigué, réclamant, qui bouge dessous, qui s’ranime, qui parle.2
3Il semblerait donc que Novarina ait été pris au pied de la lettre dans certains spectacles actuels, où se pratiquent des opérations à corps ouvert. Or, ce phénomène est à la fois en continuité et en rupture avec l’esthétique du nu qui avait vu le jour au début du XXe siècle. Il est en continuité, parce qu’il procède de la même volonté de remonter à la source du mouvement. Il est en rupture, dans la mesure où il lui arrive d’emprunter d’autres voies que celle de l’épure et du dénuement. En effet, le corps s’y trouve souvent accessoirisé à l’extrême. Transformé en machine à jouer, il est assisté par une ribambelle d’outils qui le marionnettisent.
Le corps accessoirisé
4« Accessoirisé », le corps l’est de deux manières. D’une part, il est représenté sous forme d’accessoires (mannequins, prothèses, masques…) manipulés sur scène, procédé très ancien du music-hall et du cirque, qui fut beaucoup exploité au cours du XXe siècle, notamment par Kantor. D’autre part, et c’est là qu’est véritablement la nouveauté, les artistes font des clins d’œil aux moyens employés dans notre société pour explorer le corps (imagerie médicale) ou pour le transformer (chirurgies invasive et esthétique). D’où le paradoxe suivant : le paroxysme de la nudité s’atteint, aujourd’hui, par le recours à l’accessoire. Ce dernier de vient pas seulement prolonger ou dédoubler le corps, il le déploie « du dedans ». Au risque d’en déplacer les formes et les contours. Tandis que l’art marionnettique repose sur l’anthropomorphisation de l’objet, à l’inverse, les outils médicaux empruntés par un Rabeux, un Castellucci, un Genty, réifient le corps, dans la mesure où ils en font un nouvel espace à conquérir. Dans un ouvrage de vulgarisation scientifique, Voir l’invisible, Luc Soler explique comment la technique de la chirurgie mini-invasive engendre une série de filtres technologiques, qui menacent de faire perdre de vue la réalité charnelle du patient :
3 Luc Soler, « Le Patient transparent », in Jean-Pierre Gex (sld), Voir l’inv...
La vision en transparence du patient est l’une des étapes fondamentales de l’autonomisation du geste chirurgical. […] Demain, le chirurgien pourra, sur un simulateur, opérer virtuellement la copie numérique de son patient. Comme un metteur en scène, il conservera les bons passages de son acte, c’est-à-dire les gestes les plus efficaces. Ces gestes seront alors envoyés au robot qui, grâce à sa vision en transparence du patient, les reproduira sur le patient réel. Ce progrès phénoménal peut cependant mettre en péril la relation médecin-patient. Si cette vision est optimale sur le plan médical – les fautes ou les erreurs étant éliminées lors de la simulation – elle met en relation le médecin avec un patient virtuel, et le patient avec un chirurgien virtuel, le robot. C’est pourquoi il est toujours essentiel de garder à l’esprit que derrière l’image, aussi belle soit-elle, il y a un être humain vivant et malade. La découverte de l’invisible ne doit pas aboutir à la disparition du visible.3
5Entre charnel et virtuel, la scène contemporaine est confrontée à un dilemme similaire : comment montrer ce qui s’incarne dans « la chair de l’homme », pour reprendre une expression de Novarina, sans le désincarner ? En ouvrant le corps de l’acteur pour voir comment ça joue à l’intérieur, on tend à le transformer en marionnette démantibulée. On en vient à pratiquer sur lui « la morale du joujou » baudelairienne, que Georges Didi-Huberman définissait en ces termes :
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4 Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Minuit, Par...
6La poupée imite, dit-on. C’est bien l’image en miniature d’un corps humain – l’anthropomorphisme par excellence. Pourtant, la poupée n’est pas moins capable, dans les mains et sous le regard de l’enfant, de s’altérer elle aussi, de s’ouvrir cruellement, de se meurtrir et d’accéder par là même au statut d’une image bien plus efficace, bien plus essentielle – sa visualité devenant d’un coup mise en pièces de son aspect visible, sa dilacération agressive, sa défiguration corporelle. J’imagine, en effet, qu’à un moment ou à un autre l’enfant ne peut plus voir sa poupée, comme on dit, et qu’il la malmène jusqu’à lui arracher les yeux, l’ouvrir et l’évider… moyennant quoi elle se mettra à le regarder vraiment depuis son fond informe. C’est là ce que Baudelaire nomma « la morale du joujou », strictement comprise comme un acting out du regard et tout de même comme « une première tendance métaphysique » assez paradoxale – mais assez inéluctable, semble-t-il.4
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5 Charles Baudelaire, « Morale du joujou (1853) », Essais et nouvelles, in Œu...
7Dans le texte de Baudelaire, le but de l’enfant est de « voir l’âme »5 du joujou, tentation qu’on peut tout fait rapprocher de celle dont faisait part Novarina dans la Lettre aux acteurs. Il est des spectacles qui pratiquent, sciemment, cette « morale du joujou », en soumettant le corps de l’acteur à toutes sortes de supplices fascinants pour le spectateur. Il s’y trouve défiguré, écorché vif, pénétré par toutes les ouvertures.
Additif à l’inquiétante étrangeté
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6 Sigmund Freud, « L’Inquiétante étrangeté (1919) », in L’Inquiétante étrange...
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7 Raoul de Najac, Souvenirs d’un mime, Emile-Paul éditeur, Paris, 1909, p. 35...
8De tels procédés réactivent, tout en la transformant, « l’inquiétante étrangeté »6 que Freud avait, en son temps, analysée. Car, aux motifs déjà décryptés par Freud (à savoir le double, le mannequin animé, les membres coupés, le réveil des morts…) est venue s’adjoindre une nouvelle hantise, issue des progrès de la médecine : celle du corps vivant habité par des éléments exogènes. Qu’on pense à la greffe d’organe, où les restes d’un mort trouvent une nouvelle vie dans le corps du patient greffé. Qu’on pense encore au pacemaker, cette pile qui délivre des impulsions électriques au cœur pour l’accélérer quand il est trop lent – mais qui, comme tout objet, peut dysfonctionner. Qu’on pense, enfin, à tous les produits que la chirurgie esthétique injecte dans le corps humain : le botox (constitué d’une protéine purifiée extraite de Clostridium botulinum), le collagène (issu du derme bovin), l’acide hyaluronique (obtenu par biosynthèse)… Les scènes du XIXe siècle regorgeaient de démembrements et de décapitations, comme « l’intermède classique du barbier qui coupe la tête de son client et la lui recolle »7. Celles du XXIe siècle montrent des corps infiltrés. La perte de l’entité corporelle semble moins faire peur, aujourd’hui, que la perte de son identité : le passage à un organisme hybride, à mi-chemin entre la chair et l’objet.
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8 Autre question abordée par Freud, à savoir celle de l’identification et de ...
9Si elle soulève des questions d’ordre psychanalytique, l’accessoirisation du corps n’est pas dénuée d’enjeu politique et économique. Sacha Waltz l’avait très bien souligné, dans Körper, en 2000. L’une des séquences du spectacle était consacrée à une curieuse leçon d’anatomie, où les membres d’un danseur dénudé étaient évalués, sans qu’on sache très bien si les prix affichés et lancés à la cantonade, renvoyaient à une vente d’organe, ou au tarif d’une opération de chirurgie esthétique. Ce « trafic » du corps, au deux sens du terme – corps dont les éléments font l’objet d’un trafic financier, mais qui est, lui aussi, trafiqué – devait ainsi rappeler au spectateur que l’anatomie humaine (dont l’image semble « éternelle » depuis les sculptures antiques et celles de la Renaissance) est soumise à des mutations historiques et scientifiques. À un autre niveau, cette séquence renvoyait à la question de la représentation du corps sur un plateau : que produit l’acteur sur scène quand il s’y produit ? Quel bénéfice nous procure la vision de son corps dénudé ? Rappelons que nous avons tous besoin de la médiation des accessoires pour voir notre corps. En effet, sans le recours au miroir (ou du moins au reflet), il nous est impossible de voir notre propre visage ; sans cet outil spéculaire, nous ne parviendrions pas à cerner l’ensemble de notre silhouette. Regarder l’acteur se dénuder sur scène jusqu’à s’y défaire, c’est donc observer sur lui les mouvements qu’on ne peut observer sur soi-même, parce qu’ils sont insupportables pour l’esprit (défiguration), dangereux pour le physique (écorchure), ou encore invisibles à l’œil nu (sondes buccales et anales)8.
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9 Etienne Decroux, « Incarnation partielle du comédien futur (1931) » in Paro...
10On le voit, nudité et accessoire ne s’opposent pas sur la scène contemporaine, bien au contraire. On est donc loin des préceptes d’un Decroux, qui recommandait, en 1931, de renoncer au décor et à tous les exhaussements (tabourets, escalier, terrasse, balcon) pour laisser régner l’acteur sur le plateau9. Aujourd’hui, le règne de l’acteur est d’autant plus assuré que son corps est soumis à la question, par le moyen d’objets intrusifs – même si un tel processus lui promet un triomphe paradoxal, entre figuration et défiguration, entre présence et disparition, entre exhibition charnelle et marionnettisation.
Le corps et ses failles
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10 Le Corps furieux, de Jean-Michel Rabeux, créé le 5 janvier 2009 à la MC 93...
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11 Jean-Michel Rabeux, entretien réalisé par Jean-François Perrier en octobre...
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12 Idem.
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13 Jean-Michel Rabeux, « Note de mise en scène », dossier du spectacle Le Cor...
11Sans pour autant s’interdire des allusions à d’autres créateurs, les réflexions qui suivent sont principalement fondées sur le spectacle de Jean-Michel Rabeux, Le Corps furieux10, qui met en scène, de manière complexe et multiple, cette question des relations entre corps dénudé et accessoire. Sur scène, les huit acteurs incarnent des personnages qui oscillent entre le SDF et le demi-dieu. Rabeux les a choisis pour « leur pâte humaine, leur corps singulier, leur présence unique » : « la matière est l’humain, la faille »11 — là où ça échoue, là où ça se creuse et s’ouvre. Sans doute est-ce aussi pour cette raison que, bien qu’il n’y ait dans le spectacle pas de texte stricto sensu (mais des bribes de paroles, des éclats de voix et des chansonnettes), Rabeux se refuse absolument à parler de « théâtre d’images ». À l’inverse du corps, l’image est bidimensionnelle. Elle est plate, au sens concret du terme, et donc sans faille. « Je propose aux acteurs des situations, pas des images »12 explique Rabeux. Et d’insister : « Ce n’est pas du théâtre d’images, pas du tout, pas du tout, pas du tout »13.
Ouvrir la faille : la défiguration
12L’appareillage chirurgical est l’un des moyens d’ouvrir l’anatomie, comme on ouvre une boîte, pour en révéler la faille. Dans Le Corps furieux, l’acteur Marc Mérigot, vêtu d’une longue robe lilas, et d’un petit chapeau blanc à voilette, surgit soudain, le visage rendu difforme par un écarteur de dentiste. L’accessoire lui donne l’allure d’un chien montrant ses crocs, ou d’une tête de mort grotesque. L’acteur chante une ritournelle douce et dissonante « Je viens chanter ma chanson, ma chanson, c’est la chanson des gens, la chanson des gens »… Sa bouche oscille entre le sourire carnassier, et la plaie suintante. Il est un tableau de Bacon en action. L’écarteur entrave l’articulation des paroles, mais il semble aussi les forcer à se déverser, comme si le fait d’ouvrir au maximum les lèvres, devait provoquer inévitablement l’écoulement des mots, fussent-ils ridicules et absurdes. Jusqu’à ce qu’un autre personnage, excédé par la chanson lancinante, en vienne à lui arracher l’écarteur du visage. Marc Mérigot hurle alors, comme si on l’avait véritablement amputé d’une part de lui-même. L’objet, sorte de postiche de sourire, s’était donc greffé au corps. En perdant l’outil par lequel s’évidait le contenu de ses paroles, l’acteur perd contenance.
Écorcher le corps
13Dans de nombreux spectacles, la figure de l’écorché fait retour. Celle-ci n’est d’ailleurs obtenue qu’à grands renforts de prothèses, de masques ou de matériaux divers. Le déballage extrême s’obtient à force d’emballages multiples.
14A.# 02, de la Socìetas Raffaello Sanzio, spectacle du Cycle de la Tragedia endogodinia, créé en 2002 lors du Festival d’Avignon, met en scène une leçon d’anatomie à la Rembrandt. Un enfant torse nu, allongé sur un lit, est disséqué vif par les Soldats de la conception. Son bras est muni d’une prothèse, où les muscles rouge vif saillent, et dont les tendons sont méticuleusement tirés. L’opération se fait dans un grand silence, et l’enfant garde tout le long les yeux ouverts, comme un somnambule. Cette quête anatomique, ayant pour objet un très jeune corps à mi-chemin entre vie et mort, apparaît ainsi comme une enquête sur les origines et le fonctionnement de la vie.
15Ilka Shönbein use de procédés similaires dans Voyage d’hiver (2004). Elle revêt des masques en papier mâché, qu’elle tient à distance de sa tête, faisant apparaître à la fois la figure factice et son propre visage. Du coup, le masque relève de la pelure : il est comme une seconde peau qui contraste avec la première sans la nier : une tête siamoise. Quand les masques sont rangés, ils le sont avec précaution : l’actrice leur accorde un statut de relique. Mais les masques d’Ilka Shönbein ne sont pas seulement faciaux. Certains tiennent du costume : ils figurent un moulage de son corps, comme écorché et ouvert. La créatrice s’en explique dans le programme du spectacle :
14 Ilka Shönbein, programme de Voyage d’hiver, du 14 mai au 12 juin 2004.
Une femme au printemps de sa vie porte l’hiver en son âme. […] Mon corps et celui de mes « figures » seront le miroir cassé de cette âme malade. On dit que l’amour « tourne la tête » : et si la tête de mon héroïne était réellement retournée ? On dit que l’amour « brise le cœur » : et si cette brisure s’ouvrait sur un flot de sang ? On dit que la douleur paralyse, la souffrance sépare l’âme et le corps… Nous tous avons vécu, nous vivons tous cela. Je demanderai à mes personnages de le rendre visible.14
16Dans Le Corps furieux, c’est par la représentation de mannequins qu’apparaît le motif de l’écorché. Chaque acteur amène sur le plateau une figure dénudée, sorte de double de lui-même, qui figure à la fois son âme et son amour. Un peu plus tôt, ces poupées de plastique ont fait l’objet d’une lente procession circulaire, où elles étaient transportées, comme des croix ou des fardeaux. Les acteurs vont à présent peindre en direct sur scène ces mannequins « standards », assez laids, produits sériels de l’industrie, pour les transformer en œuvre. Ils leur masquent d’abord les yeux et la bouche avec du scotch, manière de les rendre encore plus anonymes. Ils recouvrent ensuite toute la surface du corps d’une couche noire, qui fait luire les pantins de plastiques, et les transforme en négatifs d’eux-mêmes. Puis, ils ajoutent du blanc, qui vient salir la couche de noir : on pense aux rites d’humiliation du Far west, consistant à plonger le corps dans le goudron puis dans les plumes. Enfin, la dernière touche, apposée sur le visage et sur quelques points du corps, est rouge. Les mannequins paraissent soudain blessés, torturés. Là-dessus, les acteurs vont s’asseoir au lointain, pour observer leur œuvre. Une pluie légère tombe du plafond, et c’est très progressivement que se produit la transformation. La peinture, mouillée par la bruine, s’écoule doucement, et les traces diluées de noir, de blanc et de rouge, font apparaître l’image d’écorchés vifs, de cadavres sur pied.
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15 Dominique Memmi, « Administration du vivant et sacralité », in Vingtième s...
17Dans le motif de la défiguration, l’accessoire se greffe au corps. Dans celui de l’écorché, il s’y substitue, partiellement (masque et prothèse) ou complètement (mannequin). Enfin, dans la pénétration, l’outil technologique interagit avec le corps, dont il exhibe l’intériorité physique à l’aide de sondes et de projections vidéo. Si bien que dans les trois cas, l’objet vient mettre en scène l’un des grands problèmes de la bioéthique : l’intangibilité du corps humain, qui pose la question des limites actuelles entre sacré et profane.15
Pénétrer dans les organes
18En réalité, l’endoscopie ou la coloscopie ne sont pas véritablement pratiquées en scène, ne serait-ce que pour des raisons évidentes : ces opérations requièrent la compétence de professionnels de la santé. Mais, sur le plateau, l’imagerie médicale suscite tout un imaginaire du corps comme monde à prospecter, où, dans l’infiniment petit, se cache de l’infiniment grand.
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16 Le regressus ad uterum est un rituel d’initiation, qui consiste en « l’acc...
19Il en est ainsi dans Boliloc (2008) de Philippe Genty et Mary Underwood. Alice Osborne est allongée sur une table d’opération au centre de la scène, tandis que Christian Hecq et Scott Koehler, vêtus de blouses de médecins, s’activent autour d’elle. Ils revêtent chacun une lampe frontale, comme des mineurs prêts à descendre dans le puits. Puis, leurs gestes se mécanisent : ils se transforment chacun en scanner passant en revue le corps de la jeune femme. Ils ouvrent alors le ventre d’Alice Osborne et rentrent dedans, l’un après l’autre. La suite de l’épisode nous parvient par le moyen d’une image projetée juste en-dessous du corps de la patiente. Les deux hommes, rendus minuscules sur la vidéo, dévalent des entrailles en plastique transparent, avant de pénétrer dans des pièces successives. Les organes intérieurs se muent en un paysage onirique, ce qui rappelle l’image psychanalytique du « moi » représenté par l’intérieur d’une maison. De plus, cette pénétration médicale évoque étrangement le regressus ad uterum16 des alchimistes. Ce n’est pas un hasard si ces deux hommes explorent le corps d’une femme, comme pour y retrouver la trace de leur origine. Leur parcours devient initiatique.
20Chez Rabeux, c’est le grotesque qui domine, et non l’onirisme. Le comédien Franco Senica est allongé sur une poubelle, tandis que Laurent Nennig lui enfourne dans l’anus une petite sonde. À jardin est placé un ordinateur, sur lequel les images d’une endoscopie réelle (et non d’une coloscopie) sont diffusées : l’actrice Kate France les observe avec le professionnalisme d’un médecin. Le spectateur qui a le cœur bien accroché peut ainsi voir, sur la vidéo, l’avancée de la sonde, les muqueuses et les divers seuils du système digestif. La scène dure un certain temps. Franco Senica commence par grogner, sans qu’on sache bien si c’est de plaisir ou de souffrance. Soudain, Laurent Nennig retire la sonde, et le patient se mue alors en accouchée. Le souffle coupé, les hurlements, les exclamations de douleur évoquent la contraction. Au lointain passe, en équilibre sur une grande boule brillante, la circassienne Elena Antsiférova, qui fait du cerceau. Le contraste entre le clinquant du numéro de cirque et la misère maladive du jeu de scène accroît le grotesque. Puis, vient l’endoscopie : avec la même sonde que celle qui a servi pour l’anus, Laurent Nennig pénètre à présent dans la bouche du patient, qui rote et geint. Elena Antsiférova se poste alors derrière lui, levant son cerceau très haut au-dessus de sa tête, avec les bras écartés, image à mi-chemin entre celle d’un ange auréolé et celle d’un Christ en croix. L’appareillage clinique, qui devait permettre d’ausculter le patient pour le sauver de la maladie, s’est mué en instrument de torture, qui le martyrise.
À tombeau ouvert
21Si le corps est ouvert sur le plateau, c’est donc à la manière d’un futur tombeau, où grouille encore la vie. Le théâtre continue de jouer la scène d’Hamlet face à Yorick, mais au traditionnel crâne s’est substituée toute une artillerie médicale. On livre l’acteur à la nudité, puis on l’épluche, dans un strip-tease funèbre qui fait apparaître le caractère périssable de sa chair. On met en scène des natures mortes en devenir :
17 Jean-Michel Rabeux, entretien réalisé par Jean-François Perrier en octobre...
Une nudité pour moi c’est une peinture devant laquelle je fais silence. Rembrandt, le Caravage, Bacon, Rustin, tant d’autres. Une nudité accrochée à la mort. […] De toute façon, ce n’est pas un but. Je m’en fous de la nudité, c’est la question qu’elle pose qui m’intéresse. Mon spectacle n’est pas un spectacle sur la nudité. C’est un spectacle sur l’homme souffrant en instance de mort, en état de survie, en état de combat17.
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18 Edward Gordon Craig, « L’acteur et la surmarionnette (1908) », in De l’art...
22En son temps, Craig indiquait à l’acteur le modèle de la Surmarionnette, afin que, renonçant au jeu accidentel et émotionnel, il aspire à atteindre la perfection de la Mort18. Rabeux fait aujourd’hui l’inverse. Il triture le corps de l’acteur à la manière d’une poupée, pour y traquer ce qui est – encore – vivant et faillible. Pour en exprimer le dernier spasme.
L’article initial est accompagné de trois photographies de Denis Arlot, prises lors des répétitions du Corps furieux, à la MC 93 de Bobigny, en 2009.
Notes
1 Citons, à titre d’exemple, la trilogie sur le corps de l’allemande Sasha Waltz (et en particulier les spectacles Körper et S créés en 2000) ainsi que La Pudeur des Icebergs, du chorégraphe canadien Daniel Leveillé (2004).
2 Valère Novarina, « Lettre aux acteurs », in Le Théâtre des paroles, POL, Paris, 1989, p. 21-22.
3 Luc Soler, « Le Patient transparent », in Jean-Pierre Gex (sld), Voir l’invisible, adaptation de René Cuillierier, introduction d’Evelyn Fox Keller, préface de Jean-Marie Lehn, Omniscience, Sophia Antipolis, 2007, p. 93.
4 Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Minuit, Paris, 1992, p. 57-58.
5 Charles Baudelaire, « Morale du joujou (1853) », Essais et nouvelles, in Œuvres complètes, Robert Laffont, Paris, 1980, p. 342.
6 Sigmund Freud, « L’Inquiétante étrangeté (1919) », in L’Inquiétante étrangeté et autres essais, traduit de l’allemand par Bertrand Féron, Folio essais, Paris, Gallimard, 1985.
7 Raoul de Najac, Souvenirs d’un mime, Emile-Paul éditeur, Paris, 1909, p. 35. Dans De L’Essence du rire, Baudelaire raconte la première pantomime anglaise à laquelle il assista. Il décrit en ces termes la scène de décapitation grotesque qui y figurait : « La tête se détachait du cou, une grosse tête blanche et rouge, et roulait avec bruit devant le trou du souffleur, montrant le disque saignant du cou, la vertèbre scindée, et tous les détails d’une viande de boucherie récemment taillée pour l’étalage ». (Charles Baudelaire, « De l’essence du rire (1855), Critique d’art, in Œuvres complètes, op. cit., p. 699).
8 Autre question abordée par Freud, à savoir celle de l’identification et de ses bénéfices pour le spectateur. Dans Psychopathologie de la vie quotidienne (1905), Freud explique comment le théâtre constitue la continuation des jeux enfantins dans la vie adulte. En effet, il permet au spectateur de vivre toute une série d’expériences fantasmées et de désirs refoulés, tout en préservant son intégrité physique et psychique.
9 Etienne Decroux, « Incarnation partielle du comédien futur (1931) » in Paroles sur le mime, Gallimard / Librairie théâtrale, 1963, p. 42-43.
10 Le Corps furieux, de Jean-Michel Rabeux, créé le 5 janvier 2009 à la MC 93 de Bobigny. Avec Elena Antsiférova, Corinne Cicolari, Georges Edmont, Juliette Flipo, Kate France, Marc Mérigot, Laurent Nennig et Franco Senica. J’ai assisté aux répétitions de ce spectacle en août 2008.
11 Jean-Michel Rabeux, entretien réalisé par Jean-François Perrier en octobre 2008, dossier du spectacle Le Corps furieux, conçu par la MC 93 de Bobigny, p. 4.
12 Idem.
13 Jean-Michel Rabeux, « Note de mise en scène », dossier du spectacle Le Corps furieux, conçu par la compagnie, p. 5.
14 Ilka Shönbein, programme de Voyage d’hiver, du 14 mai au 12 juin 2004.
15 Dominique Memmi, « Administration du vivant et sacralité », in Vingtième siècle. Revue d’histoire n° 87 (2005-3), spécial « Laïcité, séparation, sécularisation 1905-2005 », Paris, Presses de Science Po, p. 143-157.
16 Le regressus ad uterum est un rituel d’initiation, qui consiste en « l’accomplissement d’un retour symbolique dans la matrice, suivi d’une renaissance dans une plus haute spiritualité ». L’image fut récurrente dans l’alchimie occidentale. Paracelse affirmait : « Celui qui veut entrer dans le royaume de Dieu doit d’abord pénétrer avec son corps dans sa mère et là mourir ». (Mircea Eliade, Le Mythe de l’alchimie, suivi de L’Alchimie asiatique, traduit du roumain par Ilena Tacou, Librairie générale française, Paris, 1990, p. 16-17.)
17 Jean-Michel Rabeux, entretien réalisé par Jean-François Perrier en octobre 2008, ibid., p. 5.
18 Edward Gordon Craig, « L’acteur et la surmarionnette (1908) », in De l’art du théâtre, Circé, Paris, p. 80-81 et p. 92.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Ariane Martinez
Université Grenoble Alpes – U.M.R. Litt&Arts / CINESTHEA