La Réserve : Livraison octobre 2015

Ariane Martinez

Ritournelle et répétition-variation

Initialement paru dans : Jean-Pierre Ryngaert, Joseph Danan et Sandrine Le Pors (dir.), Nouveaux territoires du dialogue, Arles, Actes Sud-papiers, 2005, p. 46-50

Texte intégral

1La répétition, figure littéraire aux multiples variantes (reprises d’un mot, d’une phrase, d’une expression, voire d’un fragment entier de texte ; en début ou en fin de réplique…), peut fonctionner comme un jalon du dialogue dramatique, un repère pour le lecteur-spectateur.

2Parfois, un personnage est caractérisé par ses redites, à l’image de cet homme qui, pour obtenir une réponse de sa femme, revient sans cesse sur le syntagme « C’est beau » :

  • 1 Nathalie Sarraute « C’est beau », in Théâtre, Gallimard, Paris, 1978, p. 43

LUI : C’est beau, tu ne trouves pas ?
ELLE, hésitante : Oui…
LUI : Tu ne trouves pas que c’est beau ?1

  • 2 « Effet-miroir (ou écho) − Effet produit par un renvoi qui se fait, à l’int...

3Quand elle n’est portée que par un seul locuteur, la répétition permet de le différencier des autres et d’assurer la constance de ses propos dans le déroulement des échanges ; elle donne prise à la construction du personnage. Quand, par ailleurs, un énonciateur cite un mot, un syntagme ou une construction grammaticale déjà prononcés par un autre, l’« effet-miroir » ou « effet d’écho »2 garantit l’enchaînement des répliques et leur bouclage. Ainsi le dealer et le client de Koltès (Dans la Solitude des Champs de coton) ont-ils soin de reprendre les termes ou les métaphores de leur interlocuteur, indiquant par ce procédé qu’ils se répondent, malgré la longueur monologique de leur discours.

  • 3 « Répétition-variation − C’est la réitération d’un élément textuel passé, m...

  • 4 Christophe Fiat, La Ritournelle, une anti-théorie, Editions Léo Scheer, Par...

4Néanmoins, lorsqu’elle est poussée à outrance, la « répétition-variation »3 ne constitue plus une borne dramaturgique, une figure permettant d’identifier personnages et constructions rhétoriques. Elle devient « processus d’écriture qui donne à la langue un rythme, une résonance qui excite les corps. »4. Cette répétition-variation sérielle, qu’on pourrait nommer « ritournelle » en référence à la terminologie de Gilles Deleuze et Félix Guattari reprise par le poète Christophe Fiat, ancre le dialogue dramatique dans une énonciation au présent, celle de la parole entendue sur scène. L’attention du lecteur-spectateur se focalise sur les mots prononcés, plus que sur celui qui les prononce ou sur la situation dans laquelle ils sont prononcés. L’intrusion de la ritournelle dans le dialogue dramatique a pour effet de développer une temporalité du flux continu (quand les mots sont repris en boucle), ou au contraire du fragment (quand ils reviennent par intervalle) – ces deux temps ayant en commun le refus d’un commencement ou d’une clôture de l’échange. Dans La Maison des Morts, de Philippe Minyana, les phrases « KI A TUE ANNE-CHRISTELLE » et « RE-CONS-TI-TU-TION », prononcées tour à tour par « la voix », le mannequin, ou la femme policier, viennent ponctuer et interrompre, tout le long du prologue, les dépositions contradictoires des accusés. Elles donnent à entendre les impasses et les bégaiements de l’enquête policière. Par la ritournelle, la progression dramatique ne se fait plus sur le plan de l’action mais sur celui de l’énonciation : reformulations et ré-agencements accentuent la polysémie des discours, et font de la langue une matière à partager. À force de passer de bouche en bouche, la parole répétée prend une dimension chorale. Malgré la présence des déictiques de personne (« je » et « tu »), l’effet produit est un paradoxal dessaisissement du dire : l’instance locutrice s’estompe en tant qu’entité singulière. Aussi certains dialogues de Maeterlinck, de Stein ou de Fosse ressemblent-ils à cette conversation relatée par Maurice Blanchot :

  • 5 Maurice Blanchot, L’Entretien infini, Gallimard, Paris, 1969, p. 501.

[…] l’un disait, par une phrase simple et profonde, quelque vérité qui lui tenait à cœur ; l’autre écoutait silencieusement, puis quand la réflexion avait fait son œuvre, il exprimait à son tour la même proposition, parfois presque dans les mêmes termes, tout de même avec quelques différences (soit avec plus de rigueur, soit plus lâchement ou plus étrangement) ; ce dédoublement de la même affirmation constituait le plus fort des dialogues ; là, rien ne s’était développé, ni opposé, ni modifié ; et manifestement le premier interlocuteur apprenait beaucoup et même infiniment de sa propre parole répétée, non pas à cause de l’accord et de l’adhésion, mais au contraire par la différence infinie ; car ce qu’il avait dit en tant que « Je » à la première personne, c’est comme s’il l’avait exprimé à nouveau en tant qu’«  autrui », et qu’il eût ainsi porté dans l’inconnu même de la pensée, là où celle-ci, sans s’altérer, devenait pensée absolument autre.
− Pensée échangée
− Pensée plutôt soustraite à l’échange, je veux dire à la transaction et au compromis. […]Les ayant écoutés, je me disais que les hommes ont bien tort de craindre la répétition, à condition d’y chercher non pas le moyen de convaincre par l’entêtement, mais la preuve que, même redite, une pensée ne se répète pas ou encore que la répétition fait seulement entrer ce qui se dit dans sa différence essentielle.5

  • 6 Jacqueline Authier-Revuz, « Deux mots pour une chose : trajets de non-coïnc...

5Si la ritournelle est fréquente dans le dialogue théâtral moderne, ce n’est pas parce qu’elle traduit le ressassement solipsiste du personnage ou l’incommunicabilité entre les êtres, mais parce qu’elle présuppose à la fois l’oralité et l’adresse. La syntaxe orale étant dépourvue de ponctuation, la redondance en constitue un élément de liaison indispensable. Notons qu’il n’y a d’ailleurs jamais de répétition exacte à l’oral, dans la mesure où l’intonation apporte toujours une variation. Il en est de même dans le texte dramatique. Lorsqu’il prononce un groupe de mots identiques, l’acteur peut toujours moduler sa diction, pour qu’une différence soit entendue. Or, cette différence intrinsèque à la répétition orale est indissociable de l’adresse. Comme le montrent les linguistes de l’énonciation, la réitération et la reformulation de nos propres paroles (auto-corrections courantes dans les textes de Lagarce), de même que la reprise des paroles d’autrui (dans le phénomène de l’écholalie), visent à maintenir le contact avec l’interlocuteur, à anticiper ou à prendre en compte ses réactions, enfin, à rechercher un « vocabulaire partagé »6. Dans la ritournelle se lit donc une altérité du dire, une adresse implicite, un dialogue en germe.

Notes

1 Nathalie Sarraute « C’est beau », in Théâtre, Gallimard, Paris, 1978, p. 43

2 « Effet-miroir (ou écho) − Effet produit par un renvoi qui se fait, à l’intérieur d’une réplique, à un élément textuel passé, proche ou éloigné, le contenu sémantique pouvant être soit homogène, soit hétérogène. » Michel Vinaver (sld), Ecritures dramatiques. Essais d’analyse de textes de théâtre, Actes Sud, Arles, p. 903.

3 « Répétition-variation − C’est la réitération d’un élément textuel passé, mais avec une différence qui peut être dans la forme, ou dans le sens, ou dans les deux. », Ibid., p. 904.

4 Christophe Fiat, La Ritournelle, une anti-théorie, Editions Léo Scheer, Paris, 2002, p. 65.

5 Maurice Blanchot, L’Entretien infini, Gallimard, Paris, 1969, p. 501.

6 Jacqueline Authier-Revuz, « Deux mots pour une chose : trajets de non-coïncidence », in Répétition, altération, reformulation, Actes du colloque international de Besançon, juin 1998, volume coordonné par P. Anderson, A. Chauvin-Vileno, M. Madini, Annales littéraires de l’Université de Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, Besançon, 2000, p. 44.

Pour citer ce document

Ariane Martinez, «Ritournelle et répétition-variation», La Réserve [En ligne], La Réserve, Livraison octobre 2015, mis à jour le : 12/11/2015, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/reserve/161-ritournelle-et-repetition-variation.

Quelques mots à propos de :  Ariane  Martinez

Université Grenoble Alpes – U.R. Litt&Arts / CINESTHEA