La Réserve : Livraison du 05 novembre 2015
Du reproche à la polémique : la mise en place de la violence verbale dans quelques œuvres du XIIe et du XIIIe siècles.
Initialement paru dans : D. Buschinger, Études médiévales, n° 8, Amiens, presses du centre d’études médiévales, Université de Picardie, Jules Verne, 2006, p. 150-161
Texte intégral
“… Que vous diroie je ? Mesire Tristan, je sui mors, et par vous sans faille !
— Conment ? Dynadant, fait mesire Tristans. Ne porés vous donc chevauchier ?
— Chevauchier ! Desloiaus ! Ce que est que tu dis ? Quides tu donc que je me faingne ? Je non, voir, Tristan, je ne me faing pas ! Dix vausist ore que tu sentisses ce que je sent ! Tu ne m’iroies pas gabant, ensi com tu fais orendroit !” (Tristan 2, 63, 24-29)
1Le cri de colère de Dynadan nous fait sortir brutalement de l’atmosphère courtoise du roman. Le rythme de l’énonciation s’accélère, les phrases deviennent plus courtes et se trouvent hachées par des adverbes à valeur affective, comme donc et voir. L’information piétine et se trouve répétée plusieurs fois, les termes d’adresse, « Desloiaus ! » prennent un tour injurieux, même le nom de Tristan, détaché de tout adjectif valorisant ou respectueux et accompagné du tutoiement, devient agressif. Son interlocuteur a beau essayer de se montrer conciliant, le jeune homme ne se calme pas. Tout à coup, par sa parole, la violence éclate en mots et prolonge la violence physique des joutes et des duels.
2La violence verbale entre dans la catégorie de ce que les théoriciens Brown et Levinson ont appelé les FTA, Face Threatening Acts, les actes de langage menaçants envers la face d’autrui. Cette théorie complète une première approche d’Erving Goffman, qui définissait deux faces en chaque individu : la première face est appelée face positive et englobe la représentation que chacun a de lui-même, l’image valorisante qu’il se donne et qu’il essaye de faire passer dans l’interaction avec autrui. La deuxième face est sa face négative, elle correspond à ce que Goffman appelait « les territoires du moi » et englobe le territoire corporel, spatial, matériel et psychique de chacun. Chaque interaction met en présence les deux faces de chacun des locuteurs, qui essayent à tout moment de ménager la face de leur interlocuteur et leur sienne propre. En effet, les actes verbaux ou non verbaux que l’on accomplit ainsi les uns avec les autres peuvent être considérés comme des menaces potentielles pour les faces de chacun. La violence ressentie est l’un des effets perlocutoires de ces actes : faire une promesse par exemple engage la face négative de celui qui la fait, faire un aveu sa face positive, couper la parole agresse la face négative de celui qui parlait, réfuter une opinion agresse la face positive de l’interlocuteur qui l’avait émise… Cette violence en est bien une : « Perdre la face » entraîne une douleur réelle.
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1 Éric Beaumatin., « La violence verbale. Préalables à une mise en perspectiv...
3Parmi les actes de langage les plus agressifs, Catherine Kerbrat-Orecchioni note que l’on trouve l’insulte, l’ordre, le reproche… mais ces actes de langage fonctionnent de façon différente. L’insulte agresse directement la face positive de celui à qui elle est adressée ; l’ordre agresse autrui essentiellement dans sa face négative en lui imposant une action qui empiète sur son territoire matériel, spatial ou temporel ; en revanche le reproche est un acte de langage double qui agresse en même temps les deux faces de l’interlocuteur : un acte directif en ce qu’il est appel à un amendement, à un changement de comportement, et en même temps, un acte de jugement, négatif, porté sur ce comportement. On comprend que l’interlocuteur réagisse fréquemment mal et qu’une querelle éclate ensuite. Si les critiques ou les grammairiens ont déjà depuis longtemps étudié le fonctionnement linguistique et pragmatique des injures1, les autres éléments qui constituent la violence verbale ont souvent été négligés. Or les injures fonctionnent rarement seules, elles se greffent à divers moments de la conversation sur des actes de langage divers et tout particulièrement sur les reproches qui peuvent prendre des formes plus ou moins virulentes. C’est ce que nous nous proposons d’observer ici. Nous centrerons notre recherche sur le reproche et sur ses développements littéraires dans quelques romans médiévaux et nous montrerons par quels mécanismes il dégénère en polémique.
L’objet des reproches
4Alors que dans notre vie quotidienne, du moins moderne, puisque nous ne savons pas grand chose des mœurs réelles du Moyen Âge, nous nous efforçons de limiter nos FTA ou de les adoucir par divers modalisateurs, la littérature exploite au contraire ces situations à fort potentiel dramatique et narratif. L’acte de langage de reproche est donc particulièrement fréquent dans les textes littéraires où les personnages n’hésitent pas à dire à leurs compagnons ou à leurs maîtres ce qu’ils pensent de leur comportement.
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2 Voir Y. Robreau, L’honneur et la honte. Leur expression dans les romans en ...
5Que ces reproches soient adressés à bon droit ou de manière erronée voire trompeuse, la liste qu’ils permettent d’établir dessine les contours d’une attitude recommandable. Alors que les compliments portent sur la personne elle-même, sur ses vertus nobles ou chevaleresques, les reproches portent sur des comportements limités dans le temps et circonscrits à une action, ils concernent essentiellement une attitude jugée excessive ou déloyale2.
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3 Chrétien de Troyes, Yvain ou le Chevalier au lion, (autour de 1176) éd. Dav...
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4 Le Lancelot en prose (1220-30) texte présenté par François Mosès, d’après l...
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5 Le Tristan en prose, tome 2, (après 1240) éd. Marie-Luce Chênerie et Thierr...
6Le manque de mesure, quel que soit le domaine où il s’exprime, est une attitude coupable. Les chevaliers se voient reprocher leur couardise ou leur courage excessif : dans le Chevalier au lion, Gauvain met en garde Yvain jeune marié contre l’amollissement, attitude qui avait déjà condamné Erec3. Mais, inversement, dans le Lancelot en prose, la témérité du jeune Lancelot qui déferre un chevalier blessé dans les conditions que l’on sait, lui attire les reproches de toute la cour4. De même transformer un amical défi en une joute à mort est-il considéré comme nettement excessif5, mettre à mort un bon chevalier inutilement, ne pas tuer un traître sont deux comportements pareillement disqualifiés. Une attaque sans défi, un défi négligé sont tout autant dignes de reproche parce qu’ils constituent une violence ou une prudence excessive.
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6 Voir les reproches adressés par ses voisins romains à Galeron (Gautier d’Ar...
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7 Lancelot, pp. 464 ; 492,
7Dans le domaine social, une tension apparaît entre l’isolement par rapport à la société et les intrusions excessives dans le domaine « privé » : le repli sur soi, les pleurs, les plaintes sont vite considérées comme trop accaparants6, privant la communauté d’un individu dont la participation est sollicitée. Inversement, un individu se plaint, semble-t-il à bon droit, d’être dérangé7 dans ses rêveries.
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8 Tristan 2, 48,
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9 Tristan 2, chapitres 5-7
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10 Escoufle, 4842 et sq. ; Merlin, 55, Lancelot, p. 188…
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11 Le Tristan en prose, tome 1, (après 1240) éd. Philippe Ménard, Genève, Dro...
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12 Le Chevalier à l’épée, (début XIIIe), éd R. C. Johnston et D. D. R. Owen, ...
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13 voir par exemple, Jean Renart, le Lai de l’Ombre, in Nouvelles Courtoises,...
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14 voir le Lai 507 et sq., Escoufle, 5914 et sq. ; Vergy, 114 et sq. ; Éracle...
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15 Yvain, 2210 et sq. ; Tristan 2, 111…
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16 Éracle, 4961 et sq. ; Tristan 2, 1 ; 13 ;
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17 La Châtelaine de Vergy (milieu XIIIe), éd. Jean Dufournet et Liliane Dulac...
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18 Tristan 2, 24…
8Une autre grande raison de reproche rassemble tout ce qui est considéré comme insultant, tout ce qui porte atteinte à autrui. Nous passerons sur actes très graves, les rapts ou les vols ; les adultères ; les tentatives de meurtre, les fausses accusations, les trahisons, la félonie, la déloyauté…, qui constituent autant de fautes passibles d’une condamnation par la justice. Au niveau moral, une multitude d’attitudes sont disqualifiées : orgueil8, ingratitude9, discourtoisie10… jusqu’au simple regard obstiné qui peut être considéré comme offensant11. Les reproches portent en général sur l’aspect verbal de ce manque de courtoisie : moins que les actes, ce sont les discours qui sont accusés d’être parjures12, trompeurs13, insultants14, moqueurs15 ou vantards. Ne pas suivre les conseils16, ne pas faire confiance17, ne pas répondre aux questions posées18, sans être des péchés, sont aussi source de reproches.
9Le Tristan en prose présente une gamme de reproches très étendue et très complexe. Ils sont l’objet d’un certain nombre de débats qui ne sont pas forcément tranchés. La présence de personnages atypiques comme Kahédin ou Dynadan, qui remettent en cause les coutumes de la société chevaleresque entraîne la requalification de nombre de comportements, valorisés précédemment. La prouesse qui oppose deux chevaliers errants est jugée imbécile et dangereuse ; l’amour, inutile et néfaste. Tout est questionné, la notion même de ce qui est blâmable est discutée un moment par Palamède, Kahédin et Lancelot quand ils se retrouvent une nuit par hasard autour d’une fontaine :
“Et estes vous de chiaus, fait Palamidés, ki encontre moi se voellent combatre pour la parole que je ai dite de ces deus dames ?
— Certes fait Lanselos. Pour l’amour de madame la roïne Genievre metre avant, me combatroie je bien encontre un tel chevalier com vous estes, et meïsmement pour ces paroles que vous avés orendroit dites.
— Sire cevaliers, fait Palamidés a Kahedin, que vous samble de ces paroles ? Il m’est avis apertement que cestui cevalier ne devriés vous pas mains blasmer que vous faisiés anuit moi, car pour menour ocoison assés que je n’avoie a vous, se veut il orendroit a moi combatre, ensi com vous meïsmes le poés ci oïr.”
Kahedins li respont atant et dist :
“Sire, que vous diroie je ? Se je voel dire verité de son estre, nous sommes bien tout troi d’un sens. Et se nous sommes jone de sens entre moi et vous, il ne rest mie Salemons, ce m’est avis !
— Sire cevaliers, fait Lanselos, u soiiés faus u soiiés sages, ne m’alés ensi reprendant, car bien saciés vraiement que tost vous em porriés repentir !” (Tristan 1, 108, 8-26)
10Palamède, face à ce chevalier inconnu qui menace de se battre contre lui dans le noir absolu, joue habilement de la situation particulière au trilogue c’est-à-dire au dialogue à trois participants. Alors qu’il est engagé dans un échange particulier avec Lancelot, il sollicite l’intervention du troisième locuteur, Kahédin, jusqu’ici réduit au rôle de témoin. Il déplace ainsi le rapport de force, en s’offrant un allié contre son adversaire. Kahédin ne prend pas véritablement parti pour lui, mais sa simple intrusion dans un échange dans lequel il n’était pas impliqué est déjà un acte agressif envers la face négative de Lancelot. De plus, portant un jugement défavorable à celui-ci : « il ne rest mie Salemons, ce m’est avis », il porte aussi atteinte à sa face positive. Ce qu’il dit n’est pas méchant, mais il assimile le comportement de Lancelot à celui de Palamède et au sien, alors que justement Lancelot voulait s’en démarquer. On comprend que la colère de Lancelot augmente d’un degré et que sa menace se fasse plus précise : « u soiiés faus u soiiés sages, ne m’alés ensi reprendant, car bien saciés vraiement que tost vous em porriés repentir ! » C’est justement le fait d’être réprimandé qui le met en colère et la position haute que s’arroge celui qui commet un tel acte de langage. Mais le débat prend très vite une valeur métacommunicative. Remarquons cependant que ces personnages ne remplacent pas une doxa par une autre, ils débattent sur ce qui constitue l’attitude la plus polie et la plus courtoise, ils ouvrent un espace de réflexion qui les touche tous et finit par poser des questions au roman lui-même. Si tout ce qui motive le comportement héroïque peut être remis en cause, que vaut le récit de ces comportements ?
11La liste de ce qui est source de reproches permet donc de repérer les valeurs dominantes de la société : la vie en société implique un équilibre délicat entre le « trop » et le « pas assez », entre la démesure et le manque ; les règles féodales exigent loyauté absolue et respect de la parole donnée et entraînent la condamnation de la ruse et de la tromperie. Dans le Tristan en prose, la question se complique et toutes les valeurs de la courtoisie se trouvent questionnées à partir de l’introduction de personnages subversifs, grands « grogneurs » et rhétoriciens malicieux.
Les auteurs des reproches
12Alors que les compliments se font essentiellement de manière descendante, du personnage supérieur à l’inférieur, les reproches des textes littéraires médiévaux semblent détachés des règles hiérarchiques et viennent à s’exercer entre pairs et entre personnages aux statuts inégaux. Ils peuvent s’effectuer dans tous les sens, d’un chevalier à un autre chevalier, d’une épouse à son mari, d’un maître à son subordonné, mais aussi et surtout d’un conseiller à son seigneur : le rôle essentiel des compagnons du roi semble en effet être un rôle de « reprocheur ». Loin d’être courtisans ou complimenteurs, les barons se signalent d’abord par leur fonction réprobatrice, que leurs reproches soient fondés ou non. C’est dans ce travail de remise en cause qu’ils exercent en général leur rôle institutionnel et narratif, reprochant au grand qu’ils accompagnent son attitude ou ses choix politiques. Qu’ils soient membres de la cour à part entière ou inconnu surgissant un jour pour faire une déclaration tonitruante, ils sont en général bien accueillis et écoutés. Claudas l’admet face à la demoiselle du Lac qui vient de lui montrer les errements de sa conduite :
“Si voirement m’aïst Dex, damoisele, fait Claudas, vos avez droit, et ge m’i accort mout bien. Mais qui croit mauvais consoil, ne puet estre qu’il n’an traie a mauvais chif a la foiee. Mais de tant m’avez enseignié a ceste foiz que g’en cuit tote ma vie miauz valoir.” (Lancelot, p. 192)
13Leurs remarques conduisent souvent à un amendement, ce qui est rarement le cas entre pairs. Nul excès de flatterie dans ces sociétés toutes littéraires, les personnages se caractérisent plus par une franchise rude et bonne conseillère que par des paroles caressantes. La valeur exemplaire des cours littéraires, de celle d’Arthur en particulier, se manifeste là. Alors que dans d’autres romans comme Éracle ou dans l’Escoufle, les empereurs sont mal conseillés (c’est-à-dire mal réprimandés) ou n’écoutent pas les conseils donnés, Arthur, malgré ses défauts, offre toujours une oreille attentive à qui réprouve sa conduite. Ainsi les enchaînements possibles aux reproches sont-ils essentiellement conditionnés par le rôle narratif de celui auquel ils sont destinés.
La situation dans le dialogue et les différents types d’enchaînement
14Le reproche constitue le plus souvent l’acte directeur d’un énoncé. Il est en général à l’initiative d’un dialogue ou d’un échange, et vient en réaction à un comportement ou une attitude jugés répréhensibles. Il justifie à lui seul une prise de parole. On pourrait observer directement la construction de ces reproches pour voir de quelle manière les auteurs de reproche euphémisent ou minimisent la violence de leurs propos, ou, au contraire, comment ils la renforcent. Nous préférons plutôt analyser ici le fonctionnement de l’échange qui les englobe afin de replacer le reproche dans l’enchaînement conversationnel et observer la progression de la violence.
15On observe deux grands types de réactions, qui sont en réalité situées chacune aux deux bouts d’un grand continuum : un reproche peut être accepté ou refusé. La réaction de celui auquel est adressé ce FTA peut varier selon la manière dont il supporte cette agression. Si le reproche est accepté, son destinataire reconnaît qu’il a commis une faute et prend la décision de s’amender ou de réparer la faute commise. Il néglige alors la valeur agressive du reproche. Il peut aussi, tout en reconnaissant cette faute, la minimiser par une justification qui l’excuse. Sa responsabilité est alors diminuée. Inversement, il peut nier totalement le fait d’avoir commis une faute, annoncer sa volonté de persister dans l’attitude incriminée, et/ou expliquer en quoi son attitude est juste. Il peut aussi réagir par une réplique déniant à son interlocuteur le droit d’énoncer ce genre d’acte de langage. Sa réaction pourra alors consister en un renvoi du reproche, disqualifiant son locuteur lui-même. Ces attitudes de rejet conduisent souvent à une violence accrue, par les insultes et/ou par les gestes. Les reproches peuvent ainsi donner lieu à des réactions variées, se développant en véritables querelles.
L’accord
16Nous passerons assez vite sur les cas d’acceptation des reproches. Quand il touche le héros, en effet, le reproche galvanise souvent ses capacités : il revient alors à lui, se recentre sur l’essentiel pour donner le meilleur de lui-même. Il est possible de discriminer les personnages selon leur réaction. Dans le Tristan en prose, le héros éponyme se trouve ainsi le champion du reproche accepté de bonne grâce, même s’il est manifestement injuste. Ainsi face à une demoiselle désagréable qui insulte Palamède en sa présence, il prend le parti du chevalier mais se trouve aussitôt agressé à son tour. La violence verbale entraîne ainsi dans sa spirale tous ceux qui se risquent à s’en approcher. Tristan va jusqu’à s’humilier pour ne pas surenchérir :
Lors voloit [la demoisele] conmenchier a parler sour Palamidés, mais mesire Tristans ne li suefre mie, ains dist :
“Ha ! damoisele, taisiés vous ! Ne mesdites du chevalier ; car par la foi que je doi a toutes les damoiseles du monde, je ne voeil mie que vous mesdites ne de chestui cevalier ne d’autres ! Taisiés vous ent, damoisele, s’il vous plaist ! Et se vous volés folie dire, en autre lieu le dites que devant nous !
— Ha ! Diex, ce dist la damoisele, que porai je dire ? Certes, or ne porroit il estre que courtoisie ne viengne encore en mout haut pris u en grant poverté, quant cascuns caitis se fait courtois ! Sire, par grant male aventure, fait ele a monsigneur Tristan, conment avés vous hardement que vous parlés de courtoisie ? Onques certes, courtois ne fustes, se Diex ne vous donna pas tant de raison que vous seüssiés connoistre courtoisie. Et se courtoisie se herbergeoit en vous par aucune aventure, dont seroie ele cachie de tous les autres liex du monde qu’ele n’aroit u herbergier, ne ne trouveroit mais home ki herbergier le vausist !
— Damoisele, fait mesire Tristans, vous dirés ce que vous plaira et je vous escouterai.
— En non Dieu, fait ele, vous m’escouterés pour ce que vous savés bien que je di verité…” (Tristan 2, 202, 16-36)
17Alors que tout son comportement dément ces accusations injustes, Tristan n’essaye pas de lutter contre les propos de la demoiselle. Comment expliquer cet effacement excessif ? Il permet au plan narratif de laisser à Dynadan la charge de répondre, ce qu’il fera avec un raisonnement infaillible, mordant et drôle, et au plan psychologique, il permet de valoriser Tristan comme un modèle d’abnégation, face à Palamède qui avait répondu avec violence aux mêmes accusations quelques chapitres plus tôt. Il réagit comme si sa face positive n’avait pas été agressée.
La justification
18Une telle abnégation est cependant rare ; le plus souvent, les personnages se sentent obligés de se justifier, la conversation progresse alors vers la polémique : dans l’exemple suivant tiré du Lancelot en prose, Arthur tout en reconnaissant ses torts et en décidant de réagir, explique à Gauvain les raisons de son attitude :
« Gauvain, biax niés, fait il, j’ai eü de cest penser et tort et droit : tort por mes barons qui a mal lo me tenoient ; et droit por ce que ge pensoie a la greignor honte qui onques m’avenist puis que ge portai primes corones […] si ai si grant honte que ge ne puis greignor avoir.
— Sire, fait messires Gauvains, certes il est bien raisons que vos i pensoiz en leu et en tans que li pensez porra valoir. Mais totes hores n’est il pas tans de faire duel, mais quant vos verroiz qu’il en sera et leus et tans, si i metez avoc lo pensé painne et travail. »
Li rois antant bien et conoist que ses niés li dit lo meillor, si tert ses iauz et essuie et se paine de mout faire biau sanblant. (Lancelot19Lancelot en prose
, p. 388)
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19 , Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, 1971, traduit pa...
20La justification est un acte qui se décompose en deux temps. Elle est d’abord reconnaissance de la faute, accord avec le jugement porté, Arthur reconnaît qu’il a eu « tort por mes barons qui a mal lo me tenoient. » La justification est ensuite minimisation de la faute : il affirme qu’il a eu « droit por ce que ge pensoie a la greignor honte qui onques m’avenist ». Comme le dit Erving Goffman, la justification cherche à « transformer ce que l’on pourrait considérer comme offensant en ce qu’on peut tenir pour acceptable19. » Il est offensant qu’un roi néglige ses barons dans une fête donnée en son honneur, il est en revanche plus acceptable qu’un roi se montre préoccupé par un manquement à ses devoirs féodaux. Il y a alors remplacement d’une valeur de référence par une autre
21Dans cet autre exemple encore tiré du Tristan en prose, Dynadan, qui demande à ses hôtes de justifier leur coutume, voit celle-ci rattachée à une valeur supérieure aux lois de l’hébergement, l’amour filial :
“Merveilleuse coustume est la vostre, ki penés et traveilliés de faire hounour a chiaus ki honte vous font ! Et a chiaus ki vous faites honte, faites encore pis aprés ! Se Diex me consaut, il m’est vais apertement que vostre coustume est bien coustume bestournee et mauvaise.
— Sire, ce dient li cevalier, or saciés bien que nostre peres maintint ceste coustume mout longement ; onques ne le vaut laissier dusc’a la mort, et pour ce k’il le maintint en tel maniere, nous le volom maintenir pour l’amour de lui.” (Tristan 2, 42, 25-34)
22Il y a ici reconnaissance minimale de la faute mais sans volonté d’y remédier. La justification peut ainsi être un intermédiaire entre l’accord et le refus.
Le désaccord
La réfutation de la faute
23De manière assez proche du cas précédent, le destinataire du reproche peut ne pas reconnaître qu’il a commis une faute, il explique son comportement par un argumentaire réfutant ce dont il est accusé. La notion de faute est alors repoussée : dans cet exemple tiré du roman de Gautier d’Arras, Éracle, l’empereur vient voir le jeune garçon après l’achat d’un cheval et lui dit qu’il s’est trompé et qu’il l’a trompé.
Li empereres li a dit :
“Eracle, je vous aim petit.
— Sire, fait il, por Dieu merchi
Por coi est çou ? — Por le ronchi
Dont tu as erré folement,
Et fols est qui a toi s’atent.
Achater deüs le millor,
Ore as achaté le pïor
De tous ciaus qui sont en le foire ;
Se je mon cuer voloie croire
Je te feroie ja anui,
Mais il me sovient qui je sui.
Se tu eüsses asené
A tel cheval i ot mené,
Ja certes ne me peseroit
A doner cent mars outre droit.
— Bials sire ciers, ne faites plait ;
Çou que je fis ai de gré fait ;
A tort vous aïrés vers moi,
Car plus de bonté a il en soi,
Cis poulains que vostre home ont vil
Que n’en aient li millor mil
Que il i aient hui veüs… (Éracle, 1520-1541)
24Ce genre de réfutation argumentée est la caractéristique des héros injustement accusés, tout particulièrement Éracle, longtemps incompris, mais bon rhétoricien. L’affirmation précédente est entièrement refusée et son défaut de vérité est expliqué, la valeur agressive de l’acte est reconnue mais ne suscite pas de réaction particulière, d’autant plus qu’ici Éracle est un jeune esclave qu’on voit mal réagir violemment au reproche qu’on lui fait. La polémique nécessite en effet certaines conditions sociales pour s’épanouir, seul le talent prodigieux du jeune homme l’autorise à répondre à l’empereur.
Le rejet
25Moins conciliants, un certain nombre de personnages ombrageux rejettent les accusations dont ils font l’objet et annoncent leur volonté de persister dans leur comportement. On progresse alors vers la polémique.
26Ainsi dans le Chevalier à l’épée, un chevalier inconnu qui a enlevé à Gauvain la demoiselle qu’il conduisait se voit reprocher cette conduite mais refuse de s’excuser. Il se caractérise par son endurcissement :
“Et se g’i ai de rien mespris,
Ja ne vos en querrai pardon.
Se dou mien me faites don,
Mout par avez grant poësté.” (Épée, 950-953)
27De même, dans le Lancelot en prose, Alybon, le chevalier du gué répond avec insolence au jeune chevalier qu’il a dérangé dans ses pensées :
Cil [Lanselos] laisse son penser, si se drece et dist au chevalier :
“Sire chevaliers, or m’avez vos moillié. Et autre anui m’avez vos fait, car mon pensé m’avez tolu.
— Mout m’est ores poi, fait cil, ne de vos ne de vostre pensé.” (Lancelot, p. 492)
28Dans cet extrait, Lancelot commence par négliger la rebuffade qu’il vient d’essuyer, il préfère se replonger dans ses rêveries amoureuses. Il faudra qu’Alybon continue ses provocations pour qu’il sorte son épée et se débarrasse de lui comme il convient. Mais cette mauvaise foi peut tourner au sarcasme chez les personnages les plus mauvais. Dans ce même roman, Gauvain et ses compagnons ont été traîtreusement faits prisonniers par un faux vavasseur, Yvain le batard laisse exploser sa colère mais il ne reçoit que sarcasmes :
Et Yvains li Avoutres voit lo vavassor, qui laianz les avoit amenez, si faisoit lo mengier haster en la cuisine. Et il li dist :
“Hé ! Filz a putain, traïtres, ja nos aviez vos a foi herbergiez !
— Sire chevaliers, fait il, ge ne vos oi onques nul covant qui mout bien ne vos soit tenuz, car vos seroiz herbergié en une des plus forz maisons qui soit en tote Bretaigne, et si seroiz ja mis avec voz compaignons que ge vos creantai a mostrer.” (Lancelot, p. 550)
29Malgré l’absence d’injure, la réponse du vavasseur est d’une grande violence. Le traître reformule de manière ironique l’accusation d’Yvain, il la travestit en lui redonnant un vernis hospitalier. Son ton faussement désinvolte renforce encore le caractère insultant de ses propos, il fait mine de pas prendre en compte la légitime colère de son interlocuteur, ce qui offense la face positive de celui-ci après que la prison a « offensé » sa face négative. La scène se passe dans les cuisines, les propos échangés sont bien peu courtois.
30Ainsi la diversité des réactions possibles entre l’accord, voire l’amendement et le rejet moqueur est en rapport avec la hiérarchie des personnages : les personnages positifs s’efforcent sincèrement de prendre en compte les propos de leur interlocuteur. S’ils sont obligés de rejeter les accusations dont ils font parfois injustement l’objet, ils valorisent toujours leur comportement par un argumentaire. Le sarcasme voire l’insulte discourtoise sont en général le fait des personnages négatifs qui cumulent agressivité et mauvaise foi.
Les répliques
31Tous les personnages en revanche, peuvent rejeter le reproche en remettant en cause les conditions de son énonciation et la capacité de son énonciateur à émettre un tel jugement. Ils formulent des répliques, c’est-à-dire des réponses d’ordre métacommunicatif. Ainsi dans le Tristan en prose, Tristan fait mine de ne pas vouloir écouter les reproches de Pelynor :
Lors s’en revient droit a monsigneur Tristan, iriés et coureciés assés et dist :
“Dans chevaliers, or sai je bien pour coi vous vous aliés orendroit si durement celant envers moi.
— Biaus ostes, fait mesire Tristans, quant vous le savés bien, dont ne couvient il mie que vous plus m’en metés em paroles, car de cose que on set bien n’est il mestiers du demander le plus, car laide cose seroit.” (Tristan 2, 62, 5-11)
32Tristan joue ici sur l’un des patterns séquentiels classiques du début de dialogue : l’annonce d’information, ce que les linguistes appellent un pré, énoncé préliminaire destiné à amoindrir un acte de langage menaçant. Pelynor arrive en annonçant une information, une révélation qu’il va lui faire et qui se présente déjà comme un reproche. Le « pré » doit normalement être suivi d’une demande d’information : Tristan devrait demander à Pelynor ce qu’il a à lui dire, au lieu de cela, le héros se moque de son interlocuteur et ne répond pas à l’effet d’attente ainsi créé. En refusant l’enchaînement classique, il commet un acte marqué offensant envers la face positive de son interlocuteur qui n’est pas considéré comme digne de conversation.
33Dans le Lancelot, suivant une autre stratégie discursive, Pharien ne répond pas sur le fond de la proposition mais sur les capacités discursives de son interlocuteur : il refuse de prendre en compte les reproches que lui fait Lyonel, en raison du jeune âge de celui-ci :
“Sire, fait il, ge ne doi metre a pris chose que vos diez vers moi, tant soit grant max, car juenes sires ne doit estre esloigniez de son serjant por fole parole, s’il la li dit. Mais se vos fussiez de l’aage Lambegue mon neveu, ge cuit que vos fussiez tart au repentir…” (Lancelot, p. 370)
34Pharien souligne, par la comparaison qu’il fait entre Lyonel et son neveu, Lambègue, l’effort qu’il se donne pour ne pas répondre violemment au reproche injuste et à l’ingratitude de son jeune seigneur. Il souligne l’inégalité de statut entre eux, qui empêche la polémique de s’installer. Celle-ci en effet a besoin d’une égalité entre locuteurs pour se développer, c’est pourquoi dans le Tristan en prose, Dynadan reproche à Tristan la position haute que lui donne son rôle réprobateur, le jeune chevalier qui se trouve humilié, se révolte, rappelle sa position et regagne par là sa dignité de locuteur :
“Ha ! Merchi, mesire Dynadant, fait mesire Tristans. Pour Dieu, ne le faites ensi ! Ne me laissiés en tel maniere, car il vous seroit a tous jours mais atourné a couardise et a mauvaisetié !
— Sire Tristans, fait Dynadans, ne m’aprendés mie que je doi faire, car je le sai bien des piecha ! Je ne sui mie si enfes que je ne sace bien connoistre le bien du mal !” (Tristan 2, 28, 46-52)
35En refusant le rôle discursif inférieur que lui imposait Tristan, il lance véritablement la dispute.
36Plus violente, la réplique peut se faire à son tour reproche. Le destinataire du reproche peut en effet, réagir par un reproche réciproque. Théoriquement, il peut viser trois effets : soit il dénonce le reproche qui lui est fait au nom d’autres valeurs incompatibles et que ne respecte pas son adversaire ; soit il fait de l’interlocuteur la véritable source de la faute et en rejette sur lui la responsabilité ; soit enfin il disqualifie le locuteur et dénonce par un argument ad hominem sa capacité morale à le juger.
37Dans le premier cas, le reproche en retour se fait le plus souvent au nom d’autres valeurs que celles qui ont été incriminées dans le reproche initiatif. Le débat dépasse alors la question des personnes pour prendre la forme d’un débat axiologique. Dans le Lancelot, Pharien et son neveu se disputant pour savoir s’il faut laisser vivre Claudas donnent ainsi, dans l’urgence d’une bataille, une réflexion sur la loyauté et l’honneur :
“Biax niés, ha ! Qu’est ce que vos volez faire ? Ocirre lo meillor chevalier do monde et tot le meillor prince qui soit de son aage ? S’il m’avoit de totes terres deserité, et gel poïsse de mort rescorre, si l’an rescorroie gié, car nus ne porroit restorer mort a si preudome, ne il n’est mie prozdom qui ne reconoist au besoing bien et honor qui li a faite.
— Comment, fait ses niés ; filz a putain, traïtres, si volez rescorre de mort celui qui vos a faites totes les hontes et velt ocirre devant vos sanz jugement les filz a nostre seignor lige ? Certes, vil cuer et mauvais avez el ventre, et meillor vos a cil qui honte vos porchace que cil qui honor vos fait, car verais cuers de preudome a tozjorz honte, se ele li est faite, en remenbrance.” (Lancelot, p. 236)
38Pharien refuse que son neveu tue Claudas fait prisonnier sur le champ de bataille. Il explique presque calmement les raisons pour lesquelles il faut l’épargner. En revanche Lambègue, tout à l’impétuosité de sa jeunesse et avec un ton nettement plus agressif lui oppose le sens de l’honneur et le légitime désir de vengeance. Le Tristan, dans sa dimension réflexive, montre de très nombreux exemples de ces débats. La notion même de faute est discutée : à une morale absolue s’oppose la morale particulière de ce qui est juste ici et maintenant. L’attitude d’un homme ne doit plus seulement être dictée par sa vertu mais elle correspond aussi à une certaine insertion sociale qui oblige à un comportement adapté : alors que Tristan et Persidés débattent de l’attitude qu’il faut avoir face au mensonge, la réponse du roman en lui-même est plus complexe que la leçon de morale que fait Tristan :
“Si m’aït Diex, biaus sire cevaliers, fait Persidés, il m’en poise que vous en estes, car se vous estiés li miudres cevaliers du monde, ne vous priseroit nus autres cevaliers,puis que vous estes de Cornuaille. Pour Dieu, ne le dites jamais en nul lieu u vous venés, se vous tout apertement ne volés dire vostre honte !
— Sire cevaliers, fait mesire Tristans, puis que vous faites tel courtoisie que vous m’alés demandant la vérité de mon estre, se je puis vous disoie menchoigne ne fausseté, ce seroit trop grant vilonnie ne je ne feroie conme cevaliers, car cevaliers ne doit onques mentir pour nule aventure du monde, se trop grant force ne li faisoit faire.
— Si m’aït Diex, sire cevaliers, fait Persidés, vous m’avés maintenant ramenteüe une coustume que cascuns cevaliers devroit bien maintenir a som pooir, et si font sans faille li preudom.” (Tristan 2, 100, 16-28)
39Persidés accepte le reproche qui lui est fait en retour et décide de changer son attitude, mais la suite de la narration va nuancer la règle morale de Tristan. De fait, son comportement se conforme plus à la règle d’adaptation que lui souffle Persidés — pour des raisons un peu différentes, il est vrai — qu’à la rectitude que lui-même propose. S’il n’hésite pas longtemps à révéler qu’il est de Cornouailles, il dissimule soigneusement une partie des informations le concernant.
40Le deuxième cas de reproche en retour, celui dans lequel on fait d’autrui la cause première du comportement qui nous est reproché, est rare dans ces textes. Dans le Chevalier de la Charrette, Lancelot, absorbé dans ses rêveries amoureuses n’entend pas les avertissements d’un chevalier gardant un gué. Au reproche qu’il lui fait alors de le frapper, celui-ci lui répond qu’il aurait dû réagir plus tôt :
Lors a le chevalier veü,
Si li cria : “vasax, por coi
M’avez feru, dites le moi,
Quant devant moi ne vos savoie
Ne rien mesfet ne vos avoie ?
— Par foi, si aviez, fet cil.
Don ne m’eüstes vos molt vil
Quant je le gué vos contredis
.III. foiees et si vos dis
Au plus haut que je poi crier ?
Bien vos oïstes desfier
Au moins, fet cil, .II. foiz ou trois
Et si antrastes sor mon pois,
Et bien dis que je vos ferroie
Tantost qu’an l’eve vos verroie.”
Li chevaliers respont adonques :
“Dahez ait qui vos oï onques
Ne vit onques mes, qui je soie !” (Charrette, 772-789)
41Cette accusation est aussi une justification qui permet de minimiser la faute par la faute équivalente de l’interlocuteur. Elle n’aboutit cependant à rien. Aucune solution ne permet de sortir, sans violence, d’une telle symétrie. Ainsi dans le Lancelot, les négociations qui opposent le roi Ban à Claudas commencent dès les répliques initiales par une impasse :
Qant Claudas vit lo roi Ban, si se plaint de Poinçon Anthoine premierement qu’il li avoit ocis. Et cil se plaint de sa terre que il li avoit tolue sanz raison.
“Ge ne la vos toli mie, fait Claudas, por chose que vos m’aiez faite…” (Lancelot, p. 46)
42Au reproche que lui fait Claudas d’avoir tué Ponce Antoine, le roi Ban répond par un reproche portant sur un fait antérieur : la guerre que lui mène le roi de la Déserte. Ce fait justifie le meurtre et oblige Claudas à justifier à son tour la légitimité de son attaque. Cependant la conversation est fermée avant même d’avoir pu commencer. Les négociations sont un échec et la guerre reprend.
43La troisième catégorie de reproches réciproques entraîne la disqualification du locuteur par un argument ad hominem. Elle s’avère nettement plus violente. Ainsi dans le Merlin, la réaction de la petite sœur aux reproches de la future mère de Merlin sont la première provocation qui fera naître la colère fatale. La conversation régresse, remonte de l’argument à l’énonciateur lui-même :
Et quant sa suer les vit, si en fu molt iriee et dist :
“Bele suer, tant com vos voilloiz cele vie mener ne devez pas ceanz venir, car vos me ferez avoir blasme, dont je n’eusse mestier.”
Quant cele oï dire que por li avroit blasme, s’en fu molt iriee et palla comme celle ou deables estoit ; si mesama sa seror et dist qu’ele faisoit mielz que ele et se li mist sus que li bons hom la tenoit en mauvestié et, se les genz le savoient, qu’ele seroit arse. (Merlin, 6-13)
44Cette réaction violente et symétrique clôt le premier échange d’un dialogue polémique. Le retour est en effet par sa nature même insultant car il nie la validité du reproche et renvoie en miroir ses propres failles au locuteur. Alors qu’il se mettait en position haute et valorisait sa propre image vertueuse par ce reproche, il est brutalement agressé dans sa face négative (on porte un jugement sur ce qui lui appartient en propre, son comportement) et dans sa face positive puisqu’il est jugé sur ce qu’il est. Ici le reproche en retour va jusqu’à une menace de mort.
45Les réactions aux reproches sont donc essentiellement d’ordre argumentatif, qu’il s’agisse d’une justification ou d’une réfutation. Les cas extrêmes dans le continuum des réponses possibles, comme la réparation ou, à l’opposé, le rejet violent sont des données caractérisant les personnages ; ils permettent de distinguer ceux qui recherchent un progrès moral de ceux qui sont définitivement endurcis. Les répliques, au sens métacommunicatif du mot, et les reproches en retour montrent, dans ces univers littéraires où les valeurs de référence commencent à ne plus aller de soi, et en particulier dans le Tristan en prose, qu’un espace de débat s’ouvre à l’intérieur du roman et se manifeste au travers des paroles de personnages. Nous allons examiner cette progression vers la violence dans un dialogue presque complet qui donne une image intéressante de ce débat.
46Palamède, abattu par sa défaite au tournoi du Château des Pucelles, et qui vient de tomber dans l’eau par mégarde, est interrompu dans ses pensées par une demoiselle qui passait. Ils en viennent à se disputer sur ce qui est ou non courtois :
Ele voit bien a sa robe k’il estoit caüs en l’aigue, et pour ce quide ele bien k’il soit courechiés, et non pour autre cose ; si li dist adonc assés haut :
“Sire cevaliers, que pensés vous tant ? Vous pensés plus que chevaliers ne devroit penser, ce m’est avis !”
Quant Palamidés entent la damoisele, il est mout durment iriés de ce k’il a som penser laissié ; si dreche adonc la teste et dist :
“Ha ! damoisele, se Diex vous doinst boine aventure, alés vostre voie et me laissiés penser a ce ki me plaist et atalente !
— Conment, sire chevaliers, fait ele. Me donnés vous ja si tost congié ?
— Certes, oïl, fait il, damoisele ! Car je vauroie ja que vous fuissiés en autre lieu, par couvenent que je fuisse rentrés en ma pensee, si doucement com je devant estoie !
— Si m’aït Diex, fait la damoisele, vous n’estes mie trop courtois chevaliers !
— Ne vous certes, fait il, n’estes pas trop courtoise damoisele ne trop sage, ki de ma pensee m’avés jeté !
— Si m’aït Diex, fait ele, je sui plus courtoise damoisele et plus sage que vous n’estes courtois cevaliers ne sages !
— Damoisele, fait Palamidés, de vostre courtoisie ne me sui je point aperceüs encore ; mais de vostre vilenie, si sui ! A chiaus a qui vous estes courtoise parlés de vostre courtoisie, et non plus a moi !” (Tristan 2 197, 23-44)
47La demoiselle commence par reprocher à Palamède son attitude rêveuse et triste, elle oppose à cette attitude à un devoir être, ce que l’on attend, selon elle, d’un chevalier. Palamède réagit par un rejet et annonce sa volonté de reprendre le cours de sa rêverie. Il persiste malgré le jugement qu’elle a porté, ce qui constitue un FTA contre la face positive de la demoiselle. Ce faisant, il lui signifie qu’il refuse d’entamer la conversation avec elle et la congédie, c’est un FTA contre sa face négative. Cet acte est tellement inouï qu’elle en demande la confirmation « Conment, sire chevaliers, fait ele. Me donnés vous ja si tost congié ? », qui lui est aussitôt donnée en même temps que le chevalier réitère sa volonté de reprendre le cours de sa médiation « Certes, oïl, fait il, damoisele ! Car je vauroie ja que vous fuissiés en autre lieu ». La conversation prend un tour plus violent et enchaîne avec le dénigrement symétrique des interlocuteurs dans leur personne même « vous n’estes mie trop courtois chevaliers ! » ; « Ne vous certes, fait il, n’estes pas trop courtoise damoisele ne trop sage. » Les personnages s’évaluent mutuellement : « je sui plus courtoise damoisele et plus sage que vous n’estes courtois cevaliers ne sages. » On est passé d’une discussion sur un comportement à des accusations sur la personne. La demoiselle poursuit avec un souhait de mort, dissimulé derrière une sentence générale :
“Si me consaut Dieus, fait ele, dont di je que les coses du monde sont parties par raison, car droiture donne que li mauvais chevalier, li vilain, li mesdisant et li mesaventureus doivent avoir honte et laidure en quelque lieu qu’ils viengnent, et li preudomme doivent avoir boine aventure et boine queanche si conme chil qui sont preudomme. Et chertes, se les aventures alaissent par droiture, vous, ki tan estes vilains cevaliers com je connois tout plainnement, ne fuissiés pas escapés de ceste aigue u vous fustes orendroit, ains i fussiés remés et mors ! Si fust adonc boine l’aventure, car grant joie est, se Diex me saut, quant mauvais hom a assés honte et male aventure.”
Palamidés est trop courechiés durement quant il entent cheste parole. Et tout fust il sans doute uns des plus courtois chevaliers du monde, si li respont il vilainnement pour le grant doeil k’il avaoit au cuer et pour ce que cele l’aloit toutes voies eslongant de son penser :
“Ha ! fait il, damoisele mal duite et mal enseignie, plainne de vilainnes paroles et de ramprosnes, ki estes anieuse et deffrenee, ausi a mon essient de fait com de parole, que demandés vous et que me volés, ki me dites vilonnie ? Trop sui je dolans et courechiés ! Pour coi me faites vous plus de doeil que je ai ? […]”
— En non Dieu, dans cevaliers, fait la damoisele, puis que je voi que vous avés cest doeil enconmenchié si a certes, je vous i lais ! Tant le puissiés vous maintenir, que, je vous proierai de laissier le, par sainte Crois, vous le maintenriés dusc’a la mort !”
Quant ele a dite cette parole, ele s’en vait outre entre li et son esquier et laisse Palamidés en la place, ki conmence un doeil si fort, tout maintenant k’ele s’en est alee, que nus ne le veîst adonc ki nel tenist a grant merveille. (id., 198, 7-45)
48La demoiselle maintient son présupposé de départ, à savoir que Palamède est un mauvais chevalier. À partir de ce présupposé non prouvé mais non discuté, elle peut établir un posé insultant : la mort serait idéale pour un tel chevalier. On sait que manipuler les présupposés est acte de langage fortement polémique comme le dit Catherine Kerbrat-Orecchioni :
20 Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’Implicite, Paris, A. Colin, 1998, pp. 127-...
Il est de fait qu’une phrase dont les présupposés sont jugés faux ne produit pas le même effet qu’une phrase dont les posés sont estimés tels : dans le second cas, on réfute, tout simplement. Les réactions au premier sont diverses, et varient selon la nature du présupposé et des interactants : on peut « laisser passer », ou rester le bec cloué, ou bien encore, protester véhémentement (la contestation du présupposé ayant, comme l’a bien montré Ducrot une teneur polémique plus grande que celle de posés, puisqu’elle met en cause non seulement le contenu de l’énoncé, mais le comportement énonciatif même de son partenaire discursif : « errare » sur les posés « humanum est » ; mais encoder des présupposés manifestement faux, c’est transgresser une sorte de principe déontologique régissant les bons usages langagiers20.)
49Palamède, outré, réagit par une violence dont le caractère exceptionnel est remarqué « Et tout fust il sans doute uns des plus courtois chevaliers du monde, si li respont il vilainnement pour le grant doeil k’il avaoit au cuer », il engage des insultes directes mais sa réplique a essentiellement un ton plaintif. Sa forte personnalisation témoigne de son attitude défensive. En fait la demoiselle a gagné la bataille discursive, elle a beau jeu de lui lancer un dernier sarcasme et d’affecter de partir sur son ordre.
50Est-il courtois d’adresser la parole à un chevalier qui médite ? Le refus d’entamer la conversation est-il une faute sociale ? Aucune réponse n’est apportée par le texte lui-même, par une voix supérieure qui trancherait cette dispute. Si l’attitude de la jeune fille finit par la disqualifier comme référence morale, Palamède n’est pas un héros parfait au point de représenter la vérité. Dans cet extrait, comme dans d’autres de ce roman, le doute subsiste sur la conduite morale que propose l’œuvre. La demoiselle sera cependant châtiée comme elle le mérite, après avoir repris ses insultes envers Palamède, puis envers Tristan venu au secours de son ennemi préféré.
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21 Sur le fonctionnement de la polémique, Sylvie Durrer, Le Dialogue romanesq...
51La violence verbale ne se limite donc pas aux insultes ou aux termes d’adresses injurieux, elle est présente dans de nombreux autres actes de langage, dont les reproches sont l’un des plus fréquents. Leur caractère agressif en fait un point de départ privilégié pour une polémique, objet littéraire riche et divertissant. C’est la réaction du destinataire du reproche qui permet d’enclencher la polémique et qui laisse la violence s’installer : soit il accepte le reproche et le considère comme une occasion de s’amender, soit il le refuse, se justifie, ou agresse en retour son interlocuteur. Dans ce dernier cas, il revendique son égalité discursive face à un ‘reprocheur’ qui se place en position haute et il fait remonter petit à petit le débat de l’argument à la personne jusqu’à le transformer en une violente querelle happant dans son sillage tous ceux qui se trouvent à sa portée21 . Le début du Chevalier au lion en donne un exemple brillant et comme le remarque Yvain, celui qui est responsable de la querelle est moins celui qui lance le premier reproche que celui qui y réagit :
Que chil ne fait pas le mellee
Qui fiert la premiere colee,
Ains le fait chil qui se revenge. (Yvain, v. 639-641)
52L’offense initiale est alors bien vite oubliée et la polémique fonctionne toute seule.
Notes
1 Éric Beaumatin., « La violence verbale. Préalables à une mise en perspective linguistique », Atalaya 5, L'Invective au moyen âge : France, Espagne, Italie, 1995, p. 21-35 ; Dominique Lagorgette, « Termes d’adresse, actes perlocutoires et insultes : la violence verbale dans quelques textes des XIVe, XVe et XVIe siècles », La Violence dans le monde médiéval, Senefiance 36, 1994, pp. 317-332 ; « Les syntagmes nominaux d'insulte et de blasphème : analyse diachronique du discours marginalisé », in A. Rodriguez Somolinos (éd.), Thélème, Madrid, Univ. Complutense, 2003 ; Delphine Perret, « Termes d’adresse et injures », Cahiers de lexicologie, 12, 1968, pp. 3-14.
2 Voir Y. Robreau, L’honneur et la honte. Leur expression dans les romans en prose du Lancelot-Graal (XIIe-XIIIe siècles), Genève, Droz, 1981.
3 Chrétien de Troyes, Yvain ou le Chevalier au lion, (autour de 1176) éd. David F. Hult, Paris, Le Livre de poche, 1994, vers 2484 et suivants
4 Le Lancelot en prose (1220-30) texte présenté par François Mosès, d’après l’édition d’Elspeth Kennedy, Paris, Le Livre de Poche, 1991, p. 444 et suivantes
5 Le Tristan en prose, tome 2, (après 1240) éd. Marie-Luce Chênerie et Thierry Delcourt, Genève, Droz, 1990, chap. 50, 22
6 Voir les reproches adressés par ses voisins romains à Galeron (Gautier d’Arras, Ille et Galeron, éd., Yves Lefèvre, Paris, Champion, 1999, 4017 et ss.) ; ceux de Lunette à Laudine (Yvain, 1598 et ss.) ou ceux d’Yvain à Lunette (3571 et ss.) ; ceux de Gauvain à Arthur dans le Lancelot en prose (pp. 386 ; 778) ; ceux adressés à Palamède (Tristan 2, 165 ; 193 ; 197), au roi (Tristan 2, 173) ; à Aucassin, (Aucassin et Nicolette (env. 1200), éd. Jean Dufournet, Paris, Flammarion, 1984, chap.8 ; 24) ; à Uter, (Robert de Boron, Merlin en prose (env. 1200), éd. Alexandre Micha, Genève, Droz, 1979, 54 ; 60) ; à l’empereur, (Jean Renart, l’Escoufle (1200-1205), éd. Franklin Sweetser, Genève, Droz, 1974, 4142 et ss.)…
7 Lancelot, pp. 464 ; 492,
8 Tristan 2, 48,
9 Tristan 2, chapitres 5-7
10 Escoufle, 4842 et sq. ; Merlin, 55, Lancelot, p. 188…
11 Le Tristan en prose, tome 1, (après 1240) éd. Philippe Ménard, Genève, Droz, 1987, chap. .91, 32-34 ; Tristan 2, 83, 27-30.
12 Le Chevalier à l’épée, (début XIIIe), éd R. C. Johnston et D. D. R. Owen, Two Old French Gauvain Romances, Part 1, Londres, Edimbourg, 1972, 1075 et sq., Aucassin et Nicolette, 10, Yvain, 2725…
13 voir par exemple, Jean Renart, le Lai de l’Ombre, in Nouvelles Courtoises, Suzanne Méjean-Thiolier et Marie-Françoise Notz-Grob, Paris, le Livre de Poche, 1997, 385et sq. ; Yvain, 1712 et sq. ;6752 et sq. ; Éracle 2453 ; Vergy, 156 et sq. ; Lancelot, p. 532 ; Tristan 2, 75 ; 100…
14 voir le Lai 507 et sq., Escoufle, 5914 et sq. ; Vergy, 114 et sq. ; Éracle, 903et sq. ; 379 et sq. ; 1481 et sq. ; Yvain, 86 et sq. ; 610 ; Lancelot, p. 178 ; 318 ;Tristan 2, 36, 194, 201…
15 Yvain, 2210 et sq. ; Tristan 2, 111…
16 Éracle, 4961 et sq. ; Tristan 2, 1 ; 13 ;
17 La Châtelaine de Vergy (milieu XIIIe), éd. Jean Dufournet et Liliane Dulac, Paris, Gallimard, 1994, 316 et sq., 597 et sq. ;
18 Tristan 2, 24…
19 , Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, 1971, traduit par Alain Kihm, Paris, éd. de Minuit, , tome 1, 1973, p. 113.
20 Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’Implicite, Paris, A. Colin, 1998, pp. 127-128 ; Oswald Ducrot, Dire et ne pas dire, Paris, Hermann, 1980, p. 95.
21 Sur le fonctionnement de la polémique, Sylvie Durrer, Le Dialogue romanesque, Genève, Droz, 1994, pp. 115-137.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Corinne Denoyelle
Université Grenoble Alpes – U.M.R. Litt&Arts / RARE Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution
En 2006, Corinne Denoyelle était à l’université Rennes-II