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L’emploi des particules adverbiales oui et non dans quelques textes littéraires médiévaux.
Initialement paru dans : L’Information Grammaticale no 112, janvier 2007, p. 3-8
Texte intégral
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1 Nous empruntons cette définition à O. Ducrot : « anaphorique reprenant sous...
1Malgré leur emploi quotidien quasi permanent, les prophrases1 oui et non sont encore peu étudié
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2 Voir Danon-Boileau & Morel (1998)
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3 Voir André (2005).
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4 Dans des romans contemporains, même récents, ce taux tourne autour de 6,5% ...
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5 Durrer (1994 :52)
2es en français moderne. Pourtant elles posent de nombreuses questions au point de vue pragmatique. Elles sont d’un emploi difficile sémantiquement et prosodiquement : leur petite taille (une syllabe) et leur sens banal rendent presque obligatoire, comme le déplorent les puristes, leur renforcement ou leur remplacement par un adverbe ou une périphrase, comme tout à fait, effectivement ou par un doublement oui oui, non non. De plus, les règles de leur emploi sont plus subtiles qu’il n’y paraît : le oui n’a pas réellement valeur d’approbation, mais plutôt de régulation, voire de ligature permettant la prise en compte des propos de l’interlocuteur avant une argumentation inverse2, le non alterne avec le oui avec une « simple différence d’accent » (Kerbrat-Orecchioni, 2001 : 107) dans certaines interventions réactives, par exemple les accords sur des assertions négatives, « il ne fait pas beau. » Enfin, il existe des combinaisons hors normes au statut pragmatique tout à fait particulier comme les non oui ou les oui non3. Ces quelques éléments qui ont déjà fait l’objet d’études montrent le chemin qui reste à parcourir. Le silence universitaire tient peut-être au support observé. Tant que le corpus de recherche privilégiait la langue écrite, les particules adverbiales étaient quasiment absentes de notre réflexion. En effet, paradoxalement, leur emploi dans les textes littéraires est presque rare4 et renvoie à une problématique spécifiquement littéraire. Il semble exister une réticence à l’emploi de ces petits mots dans toute la littérature de l’âge classique, alors que leur usage va en augmentant dans les textes les plus modernes, qui cherchent à inventer un langage spécifique pour leurs personnages, langage oralisé, c’est-à-dire différent de celui du narrateur et connotant l’oralité. Tandis que les romans les plus anciens privilégient des périphrases formant des unités syntaxiques complètes5, et remplacent le banal oui par un « il est vrai » plus complet, les romans du XIXe en répartissent l’usage de manière caractéristique selon les personnages. Oui et non, constituent bien des énoncés sans être pour autant des phrases complètes au point de vue syntaxique, si bien qu’ils sont mis de côté au profit de répliques romanesques closes syntaxiquement et sémantiquement.
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6 Voir notre thèse.
3Une observation attentive de la littérature médiévale montre que les auteurs du XIIIe siècle s’efforcent eux aussi, avec leurs moyens, d’inventer une langue spécifique pour leur personnages, reprenant quelques caractéristiques de l’oral6. On peut ainsi parler à leur niveau de style oralisé, possédant ses règles propres au point de vue du lexique, du tempo ou de l’ordre des mots. Certes, il nous est impossible de le comparer à la langue que parlaient réellement les hommes et les femmes du Moyen Âge (quels hommes et quels femmes ? dans quelles strates de la société ?) mais un certain nombre de phénomènes stylistiques dans les paroles de personnage ne peuvent recevoir d’autres explications que celles que donnait déjà il y a quelques années Juhani Härmä :
Ce type de redondance est très courant dans mes exemples et s’explique difficilement, sinon par des raisons stylistiques et une imitation de la langue parlée de l’époque. Certains exemples ressemblent en effet à s’y méprendre aux constructions de la langue parlée ou familière de notre époque. (Härmä : 1990, 224)
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7 Cette supériorité ne peut s’expliquer par le rôle de régulateur de oui, rôl...
4L’emploi des particules adverbiales entre dans cette problématique. En ancien français, le simple nom des deux grandes familles linguistiques qui ont divisé la France, la langue d’oïl et la langue d’oc, atteste de la forte prégnance des particules adverbiales dans l’usage. Pourtant dans les romans médiévaux que nous avons dépouillés, elles sont globalement peu présentes : nous en avons trouvé dans un peu moins de 4 % des répliques de dialogue. Leur emploi dépend du niveau de recherche stylistique du roman : elles sont moins nombreuses chez Jean Renart (1,5 %) qui utilise une langue poétique cultivant volontiers l’expression rare, et dominent tout particulièrement dans Aucassin et Nicolette ou dans les deux tomes du Tristan en prose. On trouve en général presque deux fois plus de particules affirmatives que de négatives7. Le rôle prosodique qu’elles gardent dans les romans en vers leur donne une présence phonique assurée, alors que celle-ci semble plus fragile dans la prose, pourtant, leur quantité augmente légèrement dans les textes arthuriens du XIIIe siècle, et leur emploi se modifie : leur valeur informative diminue et elles suivent des questions dont la formulation, moins directe (plus polie), ou plus redondante, apparaît plus mimétique ou plus oralisée.
1. Description de la réplique réactive :
5La forme de ces prophrases connaît une certaine diversité. Théoriquement, elles se composent de la particule o ou de la négation ne(n), suivies d’un pronom personnel sujet, renvoyant donc à un verbe sous-entendu. Très vite, cependant, il semble que le caractère verbal de cet énoncé n’a plus été senti et que ces formes, tout en gardant une certaine variété, sont devenues des particules adverbiales (Ménard, 1994 : 110). Le oïl domine dans les formes affirmatives, alors que plus de variété existe dans les formes négatives. Ces formes varient parfois de façon très arbitraire, puisque pour une même question, sur la même page, on peut trouver des constructions différentes. Ainsi dans ces exemples du Tristan :
“Sire, savés vous ki li cevaliers est ?
— Certes, sire, fait il, je non.” (Tristan 2, 57, 4)
“Sire, savés vous ki li cevaliers est que vous alés si durement loant ?
— Certes, sire, nenil, nous nel savom pas.” (id. 57, 21)
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8 Ne(n) nos ne se rencontre jamais dans les textes.
6La différence vient-elle de la nature du locuteur qui est collectif dans le deuxième exemple8 ? La réponse porte alors sur la proposition interrogative indirecte alors que dans le premier cas, elle porte sur le verbe de la principale. Dans le Merlin, on voit, pour une question du même type, alterner d’une part la prophrase sous sa forme de première personne, d’autre part l’adverbe de négation isolé :
“Dont ne parleroiz vos au roi ?
— Naie, je n’i parlerai mie a ceste foiz.”
“Ne parlera il a moi ainz qu’il s’en aut ?
— Non, mais faites ce qu’il vos mande.” (Merlin, 75, lignes 12 et 16)
7Là encore, on ne voit pas pourquoi en l’espace de quelques lignes, l’auteur abandonne la construction ne + pronom personnel, et ce d’autant plus que la forme nennil est particulièrement fréquente. L’apparat critique ne donne pas de variantes sur ces lignes.
8La construction des réponses intégrant des prophrases varie peu et reste relativement homogène selon les textes de ce corpus. On peut estimer qu’elles relèvent essentiellement d’une convention littéraire qui favorise la construction de réponses longues et développées.
1.1.
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9 Leur utilisation isolée en discours indirect semble plus fréquente :
“Commen...
9Comme nous l’avons signalé, les particules adverbiales n’ont guère de poids prosodique aussi leur emploi isolé en discours direct9 est-il inconnu ou du moins très rare puisque, à travers tout le corpus retenu, nous n’en avons trouvé qu’un seul exemple dans le Merlin, dans un dialogue très sec :
Et quant Merlins les voit, si dist :
“Veez vos ces .II. pierres ?”
Et li rois respont :
“Oïl.
—Soz ces .II. pierres sont li dui dragon.”
Et li rois demande :
“Coment en seront il gité ?” (Merlin, 29, 3-6)
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10 Cependant, aucune leçon ne semble confirmer ce risque, qui est peut-être m...
10Dans cet extrait, non seulement la particule adverbiale est isolée mais de plus l’absence de discours attributif et de tout verbum dicendi pour la réplique suivante, fait rarissime dans ce roman, peut augmenter les risques de confusion10. On peut néanmoins constater qu’elle est identifiable à elle seule comme réplique sans qu’il soit besoin d’un terme d’adresse d’un exclamatif ou de tout autre terme faisant office de seuil selon l’expression de B. Cerquiglini (1981). La rareté de cette construction est donc une question de style et non une question de pratique.
11Les particules adverbiales sont habituellement accompagnées au minimum d’un appellatif, ce qui n’atténue pas la sécheresse extrême de ces réponses, en général attribuable à un facteur psychologique, ici par exemple la honte de la dame de la dame de Pontieu interrogée par son père ou la timidité de Lancelot face à la reine :
[Li quens] li demanda se voirs estoit que messire Tiebaus avoit dit, et elle demanda :
“Coi ?
— Q’ensi le vausist occire.
— Sire, fait elle, oïl.” (Pontieu, 8, 211-212)
“Et o aloiez vos ?
— Dame, ge sivoie un chevalier.
— Et quant vos fustes partiz de nos la darriene foiz, o alastes vos ?
— Dame, aprés un chevalier que ge sivoie.
— Et combatistes i vos ?
— Dame, oïl.
— Et o alastes vos aprés ?” (Lancelot, p. 884)
12Dans un long dialogue sans doute inspiré des interrogatoires judiciaires, le chevalier ne livre que le minimum pragmatiquement acceptable.
1.2.
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11 Notre analyse ne prend pas en compte la position de la particule adverbial...
13Plus fréquemment, les particules sont accompagnées d’un adverbe, certes, bien, voir, molt volentiers, voire, voirement… ou d’une locution adverbiale11, sans faille, sans doute, par verté, se Dius me soit aidiere, si m’aït Diex… qui les renforce :
Et eles demandent :
“Iestes vos grosse ?”
Et ele respont :
“Oïl, ce m’est avis.
— Et de cui ?” (Merlin, 8, 10-11)
Et il dist :
“Veez vos la cel prodome qui tel duel fait ?”
Et il respondent :
“Oïl bien.
— Et veez vos cel provoire qui chante la devant ces autres ?” (id. 25, 11-13)
14Dans ces extraits du Merlin, ces réponses sèches et courtes semblent s’accompagner à chaque fois d’une volonté d’accélération du tempo manifestée par l’absence répétée de discours attributif. Dans l’ensemble, cependant, elles restent rares, limitées à des textes d’un niveau de langue peu recherché comme la Fille du comte de Pontieu, Aucassin et Nicolette ou le Merlin, ou à des personnages simples comme Éracle au début du roman. Parfois ces réponses courtes prennent, par leur concision même, un aspect déclaratif :
“Itant me dites, fait la damoisele. Ariés vous tant de hardement que vous m’osissiés suir la u g’irai ?
— Oserai ? fait il. Certes, oïl bien !
— Ce verrai je, fait ele, prochainnement.”
Lors se met devant et puis dist :
“Or me sivés, dans cevaliers.
— Volentiers certes, damoisele, fait il. Alés seürement, je vous sivrai hardiement.” (Tristan 2, 71, 53-56)
15Tristan s’engage par sa réponse courte. Le oïl, seulement renforcé par les autres adverbes d’énonciation, prend ici une valeur performative. La réitération de son accord dans la deuxième partie de ce dialogue semble avoir moins de force illocutoire.
1.3.
16Le plus souvent, le locuteur se sent obligé par politesse de compléter sa réponse. Il peut alors reprendre les termes de la question posée. Cette attitude est typique des personnages très respectueux ou inférieurs et constitue visiblement une réponse polie :
“Pour Dieu, estes vous ciex que je adonc fis cevalier et a qui je donnai les armes meïsmes que je portoie ?
— Sire, oïl, sans faille. Ce sui je, fait il voirement.” (Tristan 1, 14, 45-47)
“Ma fille avra a son deport
Et tolt l’empire aprés ma mort.
Loés le vous qu’ensi le face ?
— Oïl, se Dix me doinst sa grasse,
biax sire ciers, jel lo mout bien.” (Ille, 3504a-3507)
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12 On ne trouve que cette réponse du chevalier au duc : « Savoit nus fors vou...
17Cette technique nous semble peu mimétique et témoigne sans doute du poids des contraintes littéraires. De fait, un texte comme celui de la Châtelaine de Vergy12, qui n’utilise pas les particules adverbiales visiblement par choix esthétique, use presque systématiquement de la reprise des termes de la question dans le cas des interrogations totales :
le chevalier s’étonne de la pâleur et de la froideur de sa bien-aimée :
Tantost toz esbahiz s’escrie :
“Qu’est ce ? las ! est morte m’amie ?”
Et la pucele sailli sus
Qui au piez du lit gisoit jus,
Et dist : “Sire, ce croi je bien
Qu’ele soit morte, qu’autre rien
Ne demanda puis que vint ci.” (Vergy, 871-877)
1.4.
18L’interlocuteur peut aussi apporter une réponse complète entraînant une information nouvelle. Il peut compléter, rectifier, préciser ce que dit le premier locuteur. Cette dernière solution est particulièrement fréquente dans le Lancelot où elle contribue à l’effet de naturel mimétique des répliques. Inversement le Tristan, roman qui est son grand rival à la fin du XIIIe siècle, utilise plutôt le principe de la reprise des termes de la question, que l’on peut de mettre en lien avec la pratique cléricale et universitaire de la disputatio, où l’interlocuteur répète les arguments de son adversaire pour les préciser avant de les réfuter :
“Comment, fait messire Yvains, avez lo vos dons defferré ?
— Sire, fait il, oïl, ce poez veoir, car g’en avoie si grant pitié que plus ne poie soffrir sa grant messaise.” (Lancelot, p. 446)
19On comparera aussi la réponse des petits bergers à Nicolette, réponse un peu sèche mais cependant assez respectueuse à celle beaucoup plus insolente qu’ils font à Aucassin :
“Bel enfant, fait ele, conissiés vos Aucassin, le fil le conte Garin de Biaucaire ?
— Oïl, bien le counisçons nos.” (Aucassin, 18, 13-15)
“Bel enfant, fait Aucassins, enne me conissiés vos ?
— Oïl, nos savions bien que vos estes Aucassins, nos damoisiax, mais nos ne somes mie a vos, ains somes au conte.” (id. 22, 10-13)
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13 La maxime de quantité : « que votre contribution contienne autant d’inform...
20Outre le refus net revendiqué par les bergers d’obéir au jeune homme, la forme même de leur réponse peut être considérée comme insolente. Au lieu de répondre comme à Nicolette, sur le fait même de connaître, ils semblent considérer que la question était une demande d’information et portait déjà sur l’identité du locuteur. L’insolence ici vient de cette anticipation sur la demande d’information. Il semble en effet plus poli de se conformer aux maximes de Grice13 de ne pas en dire plus qu’il n’est demandé. Cependant la limite est très mince par rapport à cette autre prescription des conversations qu’il relève : dire tout ce qui est demandé, c’est-à-dire développer la réponse quand une information complète est demandée. Ce problème renvoie à la progression de l’information dans le dialogue romanesque qui doit concilier les règles très subtiles de la politesse et les contraintes dramatiques.
21Ces différentes solutions ne sont pas exclusives les unes des autres. Les particules adverbiales, qui sont donc rarement isolées, s’intègrent à des réponses qui leur donnent un plus grand poids prosodique et partant sémantique. Si l’on compare ces types d’emploi à ceux que nous connaissons aujourd’hui, on note peu de différences. Les particules sont toujours renforcées par des adverbes ou accompagnées d’un développement. La reprise des termes de la question reste d’usage dans une langue soutenue ou à l’écrit. On ne trouve guère cependant en ancien français de renforcement par le redoublement de la particule, signe peut-être que son emploi reste soumis à un impératif de recherche stylistique avant d’être mimétique.
2. Prophrases et progression dialogale :
22Mais les prophrases n’apparaissent pas n’importe où dans une interaction, elles se situent dans des échanges de même type, relativement stables, c’est-à-dire ce que D. Welke appelle, à la suite de Wunderlich des « patterns séquentiels », des successions d’actes de langage ordonnés conventionnellement (Welke, 1980 :304). Les particules adverbiales oui et non, en ancien français, suivent le plus souvent des répliques à la valeur informative faible mais qui accentuent l’effet mimétique.
2.1.
23Il peut s’agir ainsi d’une pure question de confirmation dans laquelle aucune information nouvelle n’est demandée : les prophrases constituent alors des réponses à des interrogations totales, déterminées, essentiellement redondantes par rapport à ce qui précède.
“En ceste vile ai puis esté,
.iiii. ans ara en cest esté
Si m’aït Dix, a cui je sui,
Onques de toi dusc’al jor d’ui
Ne fu qui m’en deïst novele. […]
— Dous cuers, fait il, Dieu en souviegne
Et Dix […] me pardoinst al jour du juïse
La paine ou vos en estes mise
Et la mesaise et la poverte
Que vos avés por moi soferte.
Avez vos .iiii. ans chi esté ?
— Oïl, se Dix me doinst santé.
— Quel part, amie, uevre vos uis
Que ne me veïstes ainc puis ?” (Ille, 4133-4170)
“Par icel Diu qui tout crea,
Puet c’estre voirs que tu m’as dit ?
— Biax sire, oïl, se Diex m’aït.” (id. 3200-3202)
24Dans ces deux extraits, la question répète ce qui vient d’être dit afin de mimer un effet de surprise. Or ce genre de répliques est rare dans un dialogue littéraire car il ne fait guère avancer l’information. Il relève de ce que l’on peut qualifier de répliques gratuites qui ralentissent le dialogue de manière mimétique aux dépens de son informativité :
« Il est bien rare que la réponse à une question totale se réduise à un oui ou à un non : trop étique et trop paresseux, ce morphème ne permet pas d’alimenter en suffisance la conversation. Le principe de coopération invite le répondeur à étoffer sa contribution en accompagnant le oui/non d’une expansion quelconque. » (Kerbrat-Orrechioni, 1991 : 27)
2.2.
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14 Voir Apostel (1981).
25Les prophrases peuvent aussi suivre une assertion sur laquelle elles renchérissent. On sait en effet que les assertions loin de toujours fermer un échange contiennent en général de manière implicite un appel à confirmation14 :
“Bien quic que vos ne lairés mie
Cesti por avoir autre amie.
— Biax sire, non, ne poroit estre
Si m’aït Dix, li rois celestre.” (id. p. 4354-4357)
26Dans ce cas, il s’agit d’une hypothèse qui est confirmée ; dans l’exemple ci-après l’assertion prend un tour directif, que le locuteur suivant accepte :
“Sire, li chevalier Galehot vienent a nos por asenbler, mais ses cors n’i vient mie. Et des que il n’i vient, vos n’i revenroiz mie.
— Non, fait li rois. Mais vos i alez…” (Lancelot, p. 732)
27Les prophrases peuvent introduire aussi de véritables réfutations :
“Juré l’avons et fiancié,
Cados, li fix mon oncle, et gié,
Que nos par force te prendrons
Et a mon oncle te rendrons,
Qui mout te het et mout t’a vil.
Por voi te di q’ensi ert il.
— Non ert, se Dix me velt secorre.” (Ille, 530-536)
28Ces derniers cas sont très rares. Le plus souvent, les prophrases à valeur de confirmation sont plutôt liées à l’expression d’une surprise. Les textes en prose utilisent ainsi une formule répétitive à la limite du cliché, dans lesquelles la réaction contient systématiquement une particule adverbiale :
“Comment ? fait la reine, est il dons ars ?
— Oïl, dame, et ge cuidoie que vos le saüssiez bien.” (Lancelot, p. 78)
“Comment ? fait Claudas, est ce voirs ?
— Oïl, fait ele, n’en dotez pas…” (id. p. 104)
“Conment ? ce dist li cevalier. A donc mesire Tristans Cornuaille forjuree ?
— Sire, oïl, sans faille, fait li vallés.” (Tristan 2, 3, 13-14)
“Conment, fait donc Blyoblerys. Porte il donc armes de Cornuaille ?
— Oïl, font il. Vraiment le sachiés vous.” (id. 22, 21-23)
2.3.
29Par ailleurs, certaines prophrases suivent des questions faussement fermées, c’est-à-dire dont l’apparence syntaxique est celle d’une demande de confirmation mais qui relèvent en réalité de la demande d’information. Dans ces cas, la réponse sera en général complète et développera les informations que la question appelle. Il peut s’agir tout d’abord d’une interrogation partielle très large, immédiatement « resserrée » par une deuxième question répétant la première en l’orientant :
“Qui est il, sire chevaliers ? fait la reine, iestes vos ce ?
— Nenil, dame, fait il, certes, mais uns autres.” (Lancelot, p. 706)
“Tristan, fait il, si t’aït Diex, que veus tu faire ? Me veus tu donques ocire ?
— Oïl certes, ce dist mesire Tristans, jamais escu ne porterés quant vous de moi departirés.” (Tristan 2, 29, 60-63)
30Cette redondance reproduit l’effet d’improvisation de la langue parlée : un énoncé vient partiellement répéter et corriger celui qui le précède. Elle est complètement inconnue des textes en vers du corpus retenu.
31Plus souvent, ces particules viennent en réponse à des questions en apparence totales utilisant un verbe modalisateur du type savoir, cuidier… mais introduisant une subordonnée qui appelle une information « partielle » :
“Et savez vos, fait ele, cui il est filz, ne dont il est nez ?
— Dame, fait il, naie fors tant que ge sai bien…” (Lancelot, p. 438)
Et li rois lor demande se il cuident que il saichent dire por quoi sa tor chiet, et il responnent :
“Oïl, se ce puet estre par nul hom.” (Merlin, 20, 11-12)
32La prophrase porte sur l’interrogation totale dirigée par le verbe, mais la véritable question se trouve sémantiquement dans la subordonnée et l’interlocuteur ne se limite pas à la particule adverbiale mais complète son énoncé en apportant une information nouvelle. Il souligne par là l’aspect faussement total qu’avait cette interrogation. Ce procédé est particulièrement fréquent dans les textes en prose :
“Sire, ce dist li vallés, volés vous que je die autre cose a chiaus de laiens ?
— Oïl, ce dist mesire Tristrans, di a Persidés a conseil que je li amainne Palamidés pour herbergier anuit mais a son paveillon. (Tristan 2, 166, 6-10)
“Comment puet ce estre ? fait il. Saviés vous que je deüsse par chi venir ?
— Sire, oïl bien : Blyoblerys nous dist sans doute que vous deviés par chi venir.”
Grans est la joie et la feste que il firent de Lanselot. (Tristan 2, 56, 19-22)
33Syntaxiquement, l’interrogation est totale mais la réponse apporte un complément d’information.
2.4.
34Ces situations peuvent s’intégrer à des échanges interrogatifs où les questions s’enchaînent longuement, ce que nous qualifierons de protocole d’annonce d’une information ou d’une question, c’est-à-dire, un pattern séquentiel littéraire, un modèle régulier d’enchaînement de répliques caractéristique des débuts de dialogues, destiné à introduire une information, une question voire une requête. Deux cas de figures se présentent alors : soit, comme dans le premier extrait ci-dessous, l’interrogateur oblige par une première question son interlocuteur à reconnaître son ignorance avant de lui apporter l’information manquante ; soit au contraire, plus souvent, il utilise des questions préliminaires pour poser des prémisses sur lesquelles son interlocuteur et lui sont d’accord. Ces techniques sont très fréquentes dans les textes en prose.
“Mesire Kex, que vous diroie je ? Or sachiés tout certainnement que vous ne veïstes piecha mais une plus merveilleuse aventure avenir ki ci m’est orendroit avenue. Savés vous ki cis chevaliers est, encontre qui je me sui combatus ?
— Certes, sire, fait Kex, je non, se vous nel dites.
— Or sachiés tout vraiement, fait Kahedins, que ce est li rois Hoël, mes peres, li sires de la Petite Bretaingne.”(Tristan 1, 146, 5-12)
“Ma dame, fait Gaheriés, oïstes vous onques parler du boin Tristan de Cornuaille ?
— Certes, fait ele, oïl, assés ! por coi le dites vous ?” (Tristan 2, 209, 28-30)
“Or me dites, fait Palamidés, n’estes vous cevaliers errans ?
— Oïl, ce dist Blyoblerys, cevaliers errans sui je voirement.
— Et n’alés vous, fait Palamidés, par le monde pour esprouver vostre bonté et vostre force encontre les cevaliers errans que vous ne connissiés ?
— Oïl voir, fait Blyoblerys.
— Pour coi dont, fait Palamidés, ne vous volés vous encontre moi esprouver ?”(Tristan 1, 115, 15-21)
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15 On trouve le même phénomène dans un long dialogue nocturne lorsque Palamèd...
35La première méthode permet de faire mesurer son ignorance à son interlocuteur avant de venir la combler ; la deuxième semble s’inscrire dans une démarche quasiment maïeuticienne et permet d’avancer conjointement vers la connaissance. Dans le Tristan15, l’interrogateur opère fréquemment par cercles concentriques pour parvenir progressivement aux questions les plus importantes :
Il demandent a Lanselot s’il fu onques en la maison le roi Artu.
“Signeur, fait il, oïl. G’i fui ja, fait il, voirement.
— Et connissiés vous aucun des cevaliers de celui ostel ?
— Oïl, fait il, je en connois voirement aucun.
— Et Lanselot du Lac, font il, connissiés le vous ?
— Oïl, fait il, chelui connois je bien.” (Tristan 1, 3, 3-8)
36Donc : les particules adverbiales d’affirmation ou de négation prennent place dans des enchaînements construits soit à partir de questions de confirmation, dégagées des contraintes de l’informativité, soit à partir de demandes d’information formulées comme des demandes de confirmation, soit à partir du protocole d’annonce d’une information ou d’une question. Autant de procédés qui recherchent la redondance, la spontanéité ou l’aspect indirect de la conversation naturelle, même si certains tendent à se figer en formules stéréotypées.
37Par ailleurs, l’observation de ces quelques romans montre que l’emploi des prophrases est aussi lié au niveau de langue des personnages et au contexte situationnel : dans Éracle de Gautier d’Arras, par exemple, elles se trouvent presque exclusivement dans la première partie du roman, dans la bouche des marchands et du héros enfant. Devenu adulte, celui-ci les emploie moins. Les grands nobles qui l’entourent ne les utilisent pas. Dans le Merlin en prose, elles semblent absentes des conseils publics ou des déclarations solennelles et se trouvent plutôt dans un contexte plus « familier », lorsque les participants ne sont guère plus de deux ou trois.
38L’emploi des particules adverbiales est au carrefour de plusieurs grandes questions : au point de vue pragmatique, elles témoignent des rapports de force et du statut social des locuteurs, du cadre plus ou moins formel de la parole ; au point de vue stylistique, cette étude met en valeur les conditions dans lesquelles leur emploi est permis dans les textes médiévaux : si quelques auteurs médiévaux s’éloignent d’une mise en valeur rhétorique des paroles de personnage au profit d’une plus grande expressivité mimétique, ils restent le plus souvent soumis au bien dire d’une langue qui revendique ses capacités littéraires.
L’inscription du verbal au sein du scriptural littéraire, pour autant qu’elle se place sous l’enseigne d’une pratique normative, est immédiatement assumée par des pratiques textuelles spécifiques et analysables dont l’objectif est peut-être moins la mimésis que le lisible, et qui se trouvent à leur tour sous l’égide des conventions esthétiques de l’univers de discours. (Lane-Mercier, 1989 :141)
39Les formules de réponse, l’organisation des enchaînements dans les dialogues rendent donc compte de la soumission du texte au « lisible », c’est-à-dire aux contraintes littéraires définissant ce qui est admis à l’écrit. La faible fréquence de réponses sèches ou la reprise des termes de la question manifestent la primauté de la norme artistique sur la langue orale. Les répliques recherchent manifestement la complétude syntaxique et sont construites comme des unités closes, informatives et « autonomes », là où l’oral fonctionne sur des unités de sens étrangères à la notion de phrase, redondantes, elliptiques et interdépendantes.
Notes
1 Nous empruntons cette définition à O. Ducrot : « anaphorique reprenant sous forme [positive ou] négative un énoncé antérieur ». (1980 : 122)
2 Voir Danon-Boileau & Morel (1998)
3 Voir André (2005).
4 Dans des romans contemporains, même récents, ce taux tourne autour de 6,5% de particules adverbiales dans les répliques au discours direct, même dans un roman de littérature de jeunesse particulièrement riche en dialogues. (étude réalisée sur Ph. Claudel, La petite fille de Monsieur Linh, 2005 ; A. Gide, Les Caves du Vatican, 1922 ; Elvire, Lorris et Marie-Aude Murail, Golem, 2002)
5 Durrer (1994 :52)
6 Voir notre thèse.
7 Cette supériorité ne peut s’expliquer par le rôle de régulateur de oui, rôle attesté en français oral moderne, où la particule a d’abord une fonction de ligature, exprimant la prise en compte des propos de l’interlocuteur avant d’être une marque d’assertion ou d’affirmation. Nous n’avons guère trouvé ce genre d’emploi dans le corpus retenu. Il est possible que la raison soit simplement le goût de la langue pour les enchaînements préférés, polis, privilégiant l’accord au désaccord : « Le fait que l’accord soit très généralement « préféré » au désaccord a certaines incidences sur la formulation de l’enchaînement (en dépit de l’expression, il n’est pas vrai que l’on se fâche autant ‘pour un oui’ que pour un ‘non’.) » (Kerbrat-Orecchioni, 2001 : 96)
8 Ne(n) nos ne se rencontre jamais dans les textes.
9 Leur utilisation isolée en discours indirect semble plus fréquente :
“Comment, sire, faisoient si home, dont ne puet il vivre longuement qui par amors aime ?”
Et il disoit que nenil. (Lancelot, p. 116)
“Sire, fait li anfes, iestes vos chevaliers ?”
Et il dit que oïl. (id., p. 148)
10 Cependant, aucune leçon ne semble confirmer ce risque, qui est peut-être moins grand que nous ne l’imaginons. Il n’en reste pas moins que la rareté du phénomène tient quand même sans doute à la faiblesse sémantique de ces particules.
11 Notre analyse ne prend pas en compte la position de la particule adverbiale dans l’ordre des mots. On complètera cette analyse par l’étude de Rodriguez Somolinos (1995).
12 On ne trouve que cette réponse du chevalier au duc : « Savoit nus fors vous dui ceste oevre ? — Nenil, creature del mont ! » (v. 346-348)
13 La maxime de quantité : « que votre contribution contienne autant d’informations qu’il est requis » ; « que votre contribution ne contienne pas plus d’informations qu’il n’est requis. » Voir Grice (1979).
14 Voir Apostel (1981).
15 On trouve le même phénomène dans un long dialogue nocturne lorsque Palamède interroge Lancelot (chapitre 109, 2-13).
Bibliographie
André V. (2005), « Oui non : une pratique discursive sous influence », Marges Linguistiques, n°9, p. 195-213.
Apostel L. (1981), « De l’interrogation en tant qu’action », Langue Française no 52, p. 23-43.
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Danon-Boileau L. et Morel M.-A. (1998), Grammaire de l’intonation. L’exemple du français. Bibliothèque de Faits de langue. Paris : Éditions Ophrys.
DENOYELLE C., Le Dialogue dans les textes courtois des XIIe et XIIIe siècles, analyse pragmatique et narratologique, thèse soutenue le 11 mai 2006 à l’Université Paris III, sous la direction d’Emmanuèle Baumgartner et de Michelle Szkilnik.
Ducrot O. et alii. (1980), Les Mots du discours, Paris : Les Éditions de Minuit.
Durrer S. (1994), Le Dialogue romanesque, Genève, Droz.
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Ménard Ph. (1994), Syntaxe de l’ancien français, Éditions Bière, Bordeaux.
Rodriguez Somolinos A. (1995), « Certes, voire : l’évolution sémantique de deux marqueurs assertifs de l’ancien français », Linx 32, p. 51-76.
Welke D. (1980) « Séquentialité et succès des actes de langage », DRLAV 22-23, Des Ordres en linguistique, pp. 177-308.
Annexes
CORPUS ÉTUDIÉ
Chrétien de Troyes, Yvain ou le Chevalier au lion, (autour de 1176) éd. David F. Hult, Paris, Le Livre de poche, 1994 — Gautier d’Arras (fin XIIe), Éracle, éd. Guy Raynaud de Lage, Paris, Champion, 1976 ; Ille et Galeron, éd., Yves Lefèvre, Paris, Champion, 1999. — Robert de Boron, Merlin en prose (env. 1200), éd. Alexandre Micha, Genève, Droz, 1979. — Aucassin et Nicolette (env. 1200), éd. Jean Dufournet, Paris, Flammarion, 1984. — Jean Renart, l’Escoufle (1200-1205), éd. Franklin Sweetser, Genève, Droz, 1974. ; le Lai de l’Ombre, dans Nouvelles Courtoises, Suzanne Méjean-Thiolier et Marie-Françoise Notz-Grob, Paris, le Livre de Poche, 1997. — Le Chevalier à l’épée, (début XIIIe), éd R. C. Johnston et D. D. R. Owen, Two old French Gauvain Romances, Part 1, Londres, Edimbourg, 1972. — La Fille du comte de Pontieu (début XIIIe), éd. C. Brunel, Paris, Champion,, 1926 — Le Lancelot en prose (1220-30) texte présenté par François Mosès, d’après l’édition d’Elspeth Kennedy, Paris, Le Livre de Poche, 1991. — Le Tristan en prose, tomes 1 & 2, (après 1240) éd. Philippe Ménard, Genève, Droz, 1987 et 1990. — La Châtelaine de Vergy (milieu XIIIe), éd. J. Dufournet et Liliane Dulac, Paris, Gallimard, 1994.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Corinne Denoyelle
Université Grenoble Alpes – U.M.R. Litt&Arts / RARE Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution
En 2006, Corinne Denoyelle était à l’université Rennes-II