La Réserve : Livraison du 05 novembre 2015

Corinne Denoyelle

L’entrelacement des voix : les polylogues dans les romans en prose

Initialement paru dans : La voix dans l’écrit, PRIS-MA, Recherches sur la littérature d’imagination au Moyen Âge, tome XXII, 1 et 2, n° 43-44, Janvier-décembre 2006, p. 51-65

Texte intégral

  • 1 Les dialogues sont des discours composés, comme leur étymologie l’indique, ...

1Les romans arthuriens en prose donnent une ampleur remarquable aux conversations qui rassemblent plusieurs personnages, que les linguistes appellent polylogues1. Alors que les textes en vers privilégiaient les dilogues, c’est-à-dire des dialogues à deux personnages, les textes en prose, aidés en cela par la permanence du discours attributif, développent de longs dialogues dans lesquels les voix se complètent, s’opposent ou s’entrelacent. Or, l’écriture d’un polylogue pose de nombreux problèmes de clarté et de compréhension au lecteur-auditeur. La plupart des textes, et tout particulièrement les récits en vers, s’efforcent de les ramener à des dilogues dans lesquels seules alternent les voix de deux interlocuteurs : ils procèdent par la juxtaposition de deux dilogues, par la synthèse de divers locuteurs en une voix collective, ou par la délégation de la parole d’un groupe à un porte-parole. Si Chrétien de Troyes imagine, au début d’Yvain, une violente dispute entre trois locuteurs, cette expérience reste isolée et s’inscrit dans le désordre général de cette journée de la Pentecôte dans laquelle le roi manque à tous ses devoirs.

2En revanche, les textes en prose arthuriens inventent des solutions originales pour rendre compte de la totalité du monde. Les conversations s’allongent et se complexifient, les locuteurs changent de rôle discursif et se remplacent, les fils dialogaux s’enchâssent, s’entrecroisent au gré des diverses participations de chaque personnage.

  • 2 La Mort le roi Artu, éd. Jean Frappier, Genève, Droz, 1961.

A l’endemain, quant il seoient au disner, dist messire Gauvains tout en riant a Lancelot :
“Sire, del chevalier qui ceste plaie vos fist seüstes vos onques qui il fu ?
— Certes, fet Lancelos, nenil, mes se gel pooie connoistre et je le trovoie par aventures en aucune assemblee, je cuit qu’il ne fist onques chose dont la bonté li fust si tost rendue ; car ainçois qu’il s’en partist, li feroie ge sentir se m’espee porroit trenchier acier ; et se il trest sanc de mon costé, je l’en trerai del chief autretant ou plus.”
Lors commence messire Gauvains a batre ses paumes et fere la greigneur joie ; si dist a Boort :
“Ore i parra que vos feroiz, car vos n’i estes mie menaciez del plus coart home del monde, et se il m’avoit einsi menacié, je ne seroie jamés a ese devant que g’eüsse pes a lui.”
Quant Lancelos entent ceste parole, si en devint touz esbahiz et dist :
“Boort, fustes vos ce qui si me navrastes ?”
Et cil est si dolenz qu’il ne set que il doie dire, car il ne l’ose connoistre ne noier ne le puet ; mes totes voies respont :
“Sire, se ge le fis, ce poise moi, ne nus ne m’en devroit blasmer ; car au point que messire Gauvains me met sus, se vos fustes cil que ge navrai, si estiez vos si desguisez que ge ne vos conneüsse jamés en ces armes […] ; si m’est avis que vous ne m’en devés pas mal gré savoir.”
Et il respont que non, puis qu’il est ensi avenu.
“En non Dieu, biaus frere, fet Hestors, d’icele jornee me lo ge de vos, que vos me feïstes sentir la terre dure tele eure que ge n’en avoie mestier.”
Et Lancelos respont tout en riant :
“Biaus frere, ja ne vos pleindroiz de moi de cele jornee que ge ne me plaingne assez plus de vos ; car or connois ge bien que entre vos et Boort estes li dui chevalier qui plus me tolsistes a celui tornoiement de ma volenté fere […]
“Sire, fet messire Gauvains, or savez vos bien conment il sevent ferir de lances et d’espees.
— Voire certes, fet il, ge l’ai bien esprouvé ; et encore en port ge teles enseignes qui bien sont aparissanz.”
Assez parlerent a cele foiz de cele chose ; et messire Gauvains en reprenoit volentiers la parole por ce qu’il veoit que Boorz en estoit ausi honteus et ausi maz come s’il eüst fet le greigneur meffet del monde. (La Mort Artu2, 46, 1-52 ; 47, 1-5)

  • 3 C’est pourtant la logique la plus courante des véritables conversations à q...

  • 4 On comparera par exemple les conseils féodaux qui entourent Mordret dans la...

3Cette conversation amicale et joyeuse montre un exemple assez simple et efficace de polylogue. Les échanges entre personnages se complètent avec souplesse et le narrateur utilise diverses techniques pour intégrer chacun. Gauvain use de sa supériorité historique pour prendre l’initiative de la conversation et pour l’animer : il interroge Lancelot, donne la parole avec malice à Bohort, clot les échanges par ses commentaires verbaux ou non verbaux. Lancelot joue le rôle de pivot et s’adresse à tous les autres personnages, sans pour autant être en position de distribuer la parole — il répond aux tours de parole de ses interlocuteurs plus qu’il ne les provoque — Bohort, contrit du geste qu’il a eu contre le chef de son lignage, ne prend la parole que quand celui-ci la lui donne pour se faire confirmer l’allusion de Gauvain. Hector s’introduit spontanément dans la conversation pour renforcer la défense de son cousin. En dehors de l’échange sur trois répliques [question  réponse  commentaire (pardon)] qui rassemble Bohort et Lancelot, enchâssé dans le polylogue, la plus grande partie de ce dialogue est construite par une superposition de commentaires, diverses assertions que chacun ajoute spontanément pour valider celle qui la précéde. Cette construction est d’une grande vérité psychologique, renforcée par quelques effets d’oralité comme l’ordre des syntagmes dans la question initiative de Gauvain, les périphrases de Lancelot, l’argumentaire embrouillé de Bohort. Elle offre une impression d’harmonie et de gaité qui ne durera guère dans le roman. Pourtant, elle reste très simple : les locuteurs parlent visiblement chacun à son tour de manière linéaire et malgré leur nombre, la conversation se limite à un seul foyer de discussion sans que jamais le groupe se scinde sur plusieurs sujets3. C’est la forme la plus classique des polylogues en prose, une structure à la fois souple et légère. Elle représente bien la volonté des prosateurs de donner vie à chacun des personnages de premier plan du monde arthurien. Elle découle selon nous de la formidable explosion du personnel romanesque secondaire que l’on constate dans le Lancelot-Graal ou dans le Tristan en prose et qui entraîne logiquement des innovations dialogales. Prendre pour personnages l’élite de la chevalerie terrestre implique d’offrir à chacun un rôle narratif et dramatique qui soit à sa « hauteur ». Confortés par la tradition littéraire, d’une valeur et d’une hiérarchie à peu près égale, les personnages ont tous pareillement droit à la parole. Par eux les seconds rôles s’étoffent jusqu’à l’individualisation. Nous ne voulons pas dire par là que leurs répliques se différencient stylistiquement les unes des autres dans une optique descriptive mais que le dialogue devient un vaste espace, dans lequel les groupes de locuteurs se croisent, se rejoignent ou se séparent. Des débats peuvent s’ouvrir au sein du groupe, les opinions de chacun trouvent à s’exprimer et à se confronter à celles des autres. Et on ne peut qu’être frappés, a contrario, par la raideur des scènes à plusieurs personnages dès lors qu’il ne s’agit plus de héros4.

  • 5 Annie Combes, Les Voies de l’aventure, réécriture et composition romanesque...

4Mais d’autres exemples montrent des expériences plus approfondies : de manière discrète, ils donnent l’impression d’imiter la simultanéité ou la dispersion des conversations. Ils participent là d’une volonté d’exhaustivité et de complétude du monde diégétique dont l’entrelacement narratif est un cas emblématique. Cette technique, comme Annie Combes l’a montré, recherche trois effets au niveau du récit : la prolongation temporelle d’une action dans un autre lieu avec un autre acteur, le chevauchement ou le recouvrement temporel de deux actions5. Ces mêmes effets se retrouvent au niveau énonciatif : de la même manière, les polylogues s’efforcent de rendre compte des accidents du langage que sont les chevauchements de parole. L’entrelacement des voix, comme l’entrelacement des aventures dans le récit, cherche à traduire la diversité du réel.

La mise en relief et en espace

5Les effets de simultanéité passent d’abord par une mise en espace des paroles : elles ne se contentent pas de se chevaucher, elles renvoient à des foyers conversationnels différents. Nous ne voulons pas parler uniquement des divers lieux de conversation : les auteurs médiévaux savent fort bien tirer parti des particularités spatiales pour produire des effets dramatiques. On peut penser par exemple à Guenièvre, assise à une fenêtre, entendant son mari et Gauvain, à une autre fenêtre, épiloguer sur les amours de Lancelot avec la demoiselle d’Escalot dans la Mort le Roi Artu ; on se souvient aussi de l’espionnage discret de la dame de Malehaut dans le pré aux Arbrisseaux. La particularité des scènes que nous voulons décrire maintenant est qu’elles créent, par la seule énonciation, une hiérarchisation des espaces discursifs au sein d’un même lieu physique pour rendre la complexité des situations sociales dans un monde où l’on vit normalement en communauté. Le dialogue spatialise la scène en opposant un premier plan à un arrière plan. Il permet ainsi de rendre compte de la réalité médiévale. Quelques personnages importants agissent et parlent sous les yeux du reste de leur maisonnée.

6Dans le Merlin-Huth, Merlin, Arthur et Uter montent une mise en scène théâtrale destinée à faire admettre par Ygerne devant la foule des barons réunis l’existence d’un héritier légitime d’Uter :

Et Ulfins saut maintenant avant et tent son gage en la main le roi et dist si haut que tout le puent oïr :
“Signour baron dou roiaume de Logres, sachiés que ceste querele vous touce autant comme moi. Car veés ichi la roine Ygerne qui conchut dou roi Uterpandragon, dou commenchement qu’i se fu de li acointiés, un hoir. Et quant il fu nés, on sot bien qu’il fu malles. Mais elle, qui plus baoit au destruisement de cest regne que au preu, ne vaut pas que li malles i remansist, ains l’envoia ne sai ou morir u faire autre fin. […] Rois Artus, en ne fist ceste dame desloiautés de chelui mesmes qui de lui estoit issus ?”
Li rois fait semblant que il tiegne la chose a moult grant merveille, si se seigne et regarde la roine et dist :
“Ha ! dame, esche voirs que chis hom dist ? Certes malement avés esploitié, s’il est ensi que il dist.”
Et ele est si honteuse que elle ne set que respondre, car elle set maintenant que chist dist verité. Et lors lieve une grant noise et une grant friente en la court, car li povre et li riche, qui de ceste chose orent oï la parole, en commencierent tout a parler, et dient que Ulfins pooit bien voir dire et que la roine estoit bien digne de le mort rechevoir quant elle avoit ensi ouvré. Et li rois les fait acoisier et taire. Et quant la cours est acoisie, li rois dist a la roine :
“Dame, respondés a che que cis chevaliers vous met sus.” (Suite Merlin, 29, 17-29 ; 30, 1-13)

  • 6 Catherine Kerbrat-Orecchioni , op. cit., p. 173. On appelle ainsi un blanc ...

7Ce polylogue est construit essentiellement autour d’un pivot, le roi, assez vite remplacé dans ce rôle par Merlin. Cet animateur distribue la parole entre Ulfin et Ygerne. Les barons, pris à témoin par le vieux conseiller, sont là pour attester la véracité des révélations attendues. Leur rôle est important car, outre qu’ils valident un éventuel acte de justice, ils doivent aussi in fine accueillir le jeune roi comme leur souverain légitime. Ils ne sont pas un simple public renforçant l’impact des déclarations, ils cautionnent les actes juridiques qui découlent de ces révélations. Leurs manifestations sont importantes au plan symbolique et secondaires au plan transactionnel. Ils ne se manifestent pas pendant que d’autres personnages parlent, mais il suffit d’un silence prolongé d’Ygerne pour que leur voix collective s’élève comme une rumeur accusatrice. Ils commettent par là une intrusion dans une conversation où ils n’étaient que des allocutaires indirects, non autorisés à prendre la parole. Il faut que le roi les fasse taire avant de redonner la parole à la reine. On est donc devant une situation intermédiaire entre les chœurs hérités des romans en vers, spécialisés dans les commentaires, et les voix collectives qui rassemblent un groupe de locuteurs pour les faire dialoguer avec un personnage. Cette rumeur n’est pas exactement un chœur car elle interfère avec la conversation principale ; en même temps, la mise en retrait physique et narrative des barons par rapport au premier plan dramatique se traduit par l’utilisation du discours indirect. Il ne s’agit pas véritablement d’un cas de simultanéité de la parole, puisque les barons ne fonctionnent pas comme un bruit de fond mais profitent d’un « gap6 » de la conversation pour dire leur colère. L’auteur met ainsi en scène deux espaces discursifs, perméables l’un à l’autre puisque le roi peut faire taire le tumulte. Une communication dans tous les sens du terme existe entre ces deux foyers de locuteurs qui interagissent chacun dans sa sphère, l’un sur le devant de la scène, l’autre au second plan. Ce texte réussit donc à créer un effet de profondeur de champ par lequel des échos se produisent renforçant l’impact des accusations d’Ulfin et isolant la malheureuse Ygerne sous les regards masculins convergents.

  • 7 Le Lancelot en prose (1220-30) texte présenté par François Mosès, d’après l...

8Le Lancelot7 en prose va un peu plus loin. Le prosateur brise complètement la linéarité des enchaînements de répliques en séparant nettement les deux plans de son espace discursif. C’est le cas par exemple lorsque Yvain vient prendre congé de la reine au nom de Lancelot :

Et messire Yvains dit a la reine :
— Dame, vez ci lo vallet d’arsoir que li rois a fait chevalier qui vient a vos prandre congié.
— Comment, fait la reine, vait s’an il ja ?
— Oïl, dame, fait messire Yvains, il fera un secors de par mon seignor a la dame de Nohaut.
— Ha ! Damedex, por quoi sueffre mes sires qu’il i aille ? Ja avoit il tant affaire d’autre part de ce qu’il defferra lo chevalier.
— Certes, dame, fait messire Yvains, ce poise monseignor lo roi, mais il li demande a don.
Et lors dist chacuns :
— C’est li vallez qui desferra lo chevalier. Dex, com a fait grant hardement !
— Dex, font les dames et les damoiseles de laianz, com par est biax et genz et bien tailliez de totes choses, et com sanble qu’il doie estre de grant proesce !
Lors lo prant la reine par la main, si li dit :
— Levez sus, biax douz sire… (Lancelot, pp. 456-458)

9Le prosateur essaie de montrer la simultanéité de deux actions dans un même lieu. Les différentes strates de parole créent différents espaces, rassemblant ou éloignant les personnages, les regroupant en deux conversations superposées : d’une part celle d’Yvain et de la reine, au dessus de la tête de Lancelot agenouillé, d’autre part, le bruissement de la cour et tout particulièrement des dames. Cette deuxième conversation n’interfère pas avec la première, il ne s’agit pas d’une intrusion dans la conversation des personnages principaux : quand la reine reprend la parole, rien dans ses propos n’indique qu’elle a tenu compte des commentaires de sa mesnie. À la différence de l’extrait du Merlin-Huth que nous venons d’observer, ce qui se passe au niveau de sa cour n’a aucun effet sur sa propre conduite. En revanche, les informations formulées par la reine (c’est le jeune homme qui a déferré le chevalier) fournissent le point de départ des rumeurs et des commentaires des gens de sa suite qui, eux, ont écouté les propos des personnages principaux. Ce premier dialogue constitue un spectacle observé et commenté par l’entourage de la reine. On a donc là deux conversations presque simultanées, ou plutôt deux foyers conversationnels dans un même dialogue : celui des personnages principaux, les grands de la cour, centrés sur eux-mêmes, et celui des courtisans, moins bien informés — ils n’avaient pas tout de suite reconnu Lancelot — écoutant les conversations de leurs maîtres, mais n’y participant guère, formant une sorte de bruit de fond qui amplifie et donne du relief aux sentiments exprimés au premier plan. Cependant, s’ils ne sortent pas du niveau de la voix collective, légèrement individualisée par le « dist chacuns » et par sa répartition sur deux répliques, ces échanges ne sont pas pour autant mis en retrait par un discours indirect. Ici le polylogue parvient à montrer, non sans humour, l’impact d’une situation sur d’autres personnages dans un autre espace discursif.

10Le prosateur, dans un autre passage, distingue de la même manière plusieurs foyers conversationnels, en individualisant un peu plus cette fois les personnages secondaires. En même temps que les conversations des personnages principaux, s’élèvent, non pas une rumeur, mais les éclats de voix de Daguenet, le fou du roi Arthur, qui a fait prisonnier Lancelot par hasard et ne peut contenir sa jubilation.

Et messires Yvains monte an la sale et ancontre la reine et monseignor Gauvain qui vienent del mostier.
“Sire Gauvain, fait messires Yvains, l’an parole des mervoilles de Chamahalot, que mout an i avienent, ce dit l’an. Certes l’an dit voir, mes ge ne cuit qu’il ait chevaliers ceianz qui tant an i veïst onqes com ge an i ai hui veü.
— Don lo nos dites”, fait messire Gauvains.
Il commance a dire, oiant la reine et oiant monseignor Gauvain et oiant toz les autres, tot qanque il avoit veü do chevalier ; et conte com il se combatié au chevalier, et comment il l’aüst outré d’armes, s’il vousist, et com il avoit un des jaianz morz et con il coupa a l’autre lo poign et lo pié. Et Daguenet saut avant, si s’escrie :
“C’est li chevaliers que ge pris, qui tot ce fait ! fait il.
— Voire, voir, fet messire Yvains, c’est mon.
— En non Deu, fait il, itex chevaliers sai ge prandre ! Mout sui ores mauvais ! Messire Gauvain, en non Deu, se vos l’aüssiez pris, si vos en tenissiez vos toz contes.”
Et messire Yvains dit a monseignor Gauvain :
“Ancores vos en dirai ge plus. Com li chevaliers ot les jaianz conquis, si vint une pucele par devant moi qui dist : ‘Sire chevaliers, c’est la tierce.’ ”
Et messires Gauvains l’ot, si anbrunche la teste et sorrit. Et la reine s’an prist garde, si prist monseignor Gauvain par la main et s’an vont seoir a une fenestre. Et ele li dit :
“Par la foi que vos devez lo roi et moi, dites moi por quoi vos risistes orainz.”[…]
Mais Daguenez fait tel noise que riens ne puet a lui durer, et dit a chascun que il avoit pris lo bon chevalier qui les jaianz ocist, “Tel chevalier ne prenez vos mie.”
Ensin atandent jusqu’a vespres que li rois revient. (Lancelot, p. 720)

11Ce dialogue se décompose en plusieurs moments : l’annonce générale d’Yvain à toute la cour, la petite conversation discrète que tiennent Gauvain et la reine dans l’embrasure d’une fenêtre, lieu privilégié des confidences, et, dans le reste de la salle, le tumulte de Daguenet. Le début n’a rien de particulier : le fou fait une intrusion burlesque dans un échange où il n’était qu’un destinataire non adressé comme tous les autres personnages de la cour en dehors de Gauvain. Cette irruption est brutale à la fois au plan physique et au plan locutoire, car Daguenet entre dans l’espace de la conversation, avec un ton très nettement dynamique (phrases hachées, cris). Elle est aussi illégitime, car il n’a pas l’autorité pour prendre la parole. Elle produit par conséquent un contraste fort avec la conversation sérieuse des chevaliers héroïques. Il n’en modifie cependant ni le fond ni véritablement le cours, puisque Yvain, après une réponse conciliante que l’on croirait adressée à un enfant (« voire, voir »), continue de parler à Gauvain. L’agitation de Daguenet persiste sur toute la dernière séquence, parallèlement à la conversation de Gauvain et de la reine : son tapage se prolonge en bruit de fond derrière cette conversation. Mais il ne s’agit pas uniquement d’éclats de voix : le fou s’adresse explicitement « a chascuns » et on peut imaginer qu’il interrompt sans cesse les activités des occupants de la salle. Derrière les conversations sérieuses qui établissent minutieusement la trace de Lancelot et déroulent le fil qui le relie à la reine, se trouve donc un deuxième foyer conversationnel, intempestif certes, qui contribue à l’impression de plusieurs lieux de parole simultanés.

Les effets de simultanéité

12L’écriture, forcément linéaire, oblige à juxtaposer des éléments qui se produisent en même temps, en particulier il est impossible de rendre ces ratés de la conversation que sont les chevauchements de parole à l’intérieur d’un même échange.

  • 8 Robert de Boron, Merlin en prose (env. 1200), éd. Alexandre Micha, Genève, ...

13Le Merlin8 de Robert de Boron propose un exemple de cette recherche de simultanéité. Dans un dialogue rassemblant le devin, le roi Uter et son conseiller Ulfin, une petite réplique discrète nous semble traduire un chevauchement de parole :

  • 9 Cette réplique, absente des autres manuscrits, est douteuse à cause du verb...

Et Ulfins respont :
“Sire, devroiez vos parler a Merlin de vostre afaire ne mie plorer quant vos estes sols.”
Et li rois respont :
“Je ne li sai que dire ne que prier, car il set molt bien mon cuer et mon coraige ne je ne li porroie mentir qu’il nou seust bien, mais je li pri por Dieu et por m’amor, se li plaist, qu’il m’aïst coment je puisse avoir l’amor Egerne, et il ne devisera rien que il voille que je face qui faite ne soit.”
Et Merlins respont :
“Se vos m’osez donner ce que je vos demanderai, je porchacerai que vos avroiz s’amor et que je vos feré gesir en sa chambre avec lui tout nu.”
Et quant Ulfins l’ot, si s’en rist et dist :
“Or verrai je ja que cuer d’ome vaut !”
Et li rois respont :
“Certes vos ne me savroiz ja chose demander que je ne vos doingne.”
[Et Merlins respont :
“Certes vos ne me savroiz ja chose demander que cors d’ome puisse donner que je vos doingne9.”]
Et Merlins respont :
“Coment en seroie je seurs ?”
Et li rois dit :
“Tout einsis com vos deviseroiz.”
Et Merlins respont :
“Jurez le moi seur sainz et faites jurer Ulfin que ce que je vos demanderai l’andemain que je vos avrai fait gesir a lui et de lui avoir touz voz bons, que vos me donrez ce que je demanderai sanz retolir.”
Et li rois respont que oïl molt volentiers. Et Merlins demande a Ulfin se il lo jurera, et il dist que ce poisse lui, quant il ne l’a juré. Et quant Merlins l’ot, s’en rit et dit :
“Quant li serement seront fait, je vos dirai bien coument ce sera.”
Lors fist li rois aporter les plus chieres reliques et les meillors de ci aval, si li jura seur un livre ce que il avoit devisié, si com il l’avoit entendu, que il donroit de bonne foi sanz mal enging ce que il demanderoit aprés cel servise. Et Ulfins jura aprés, se Diex li aidast et li saint, que li rois tenroit bien ce qu’il li avoit juré et proumis. Einsis furent li sairement fait et Merlins les ot pris. (Merlin, 63, 25-67)

14Le début de ce dialogue présente une construction un peu complexe : Ulfin n’interroge pas directement Merlin sur le sujet qui les intéresse tous les trois, il passe par le relais du roi, qui a seul l’autorité légitime pour interroger le devin. Cependant Uter ne désigne Merlin qu’à la troisième personne. Il s’adresse quand même à son fidèle conseiller et de manière détournée au devin : « Je ne li sai que dire ne que prier ». Il joue donc bien son jeu de relais sans le faire de manière ouverte. Cette réticence s’explique sans doute par le trouble qu’introduit dans toute transmission d’information la présence d’un personnage omniscient. Comment informer quelqu’un qui connaît tout ? Merlin rend toute parole, toute requête vaine. Il y répond cependant (« Se vos m’osez donner ce que je vos demanderai, je porchacerai que vos avroiz s’amor ») en proposant un accord conditionnel que le roi accepte. Mais avant la réponse positive d’Uter, Ulfin a formulé un commentaire exclamatif « Or verrai je ja que cuer d’ome vaut ! », qui n’est pas inséré dans la structure du dialogue. Il manifeste son rôle de tiers, apte à commenter les échanges des locuteurs principaux. La présence de ce commentaire à l’intérieur d’un échange [proposition  accord] montre qu’il ne se situe pas dans le même tissu conversationnel. C’est là que nous voyons une manière de rendre le chevauchement des réponses. Le commentaire d’Ulfin ne précède pas l’engagement du roi, il l’accompagne. Le prosateur s’efforce de rompre la linéarité de l’écriture pour traduire la simultanéité des actions. Le texte ne dispose pas des moyens de rendre narrativement deux actions simultanées, mais la structure souple du polylogue qui permet de disposer les paroles des personnages sur plusieurs trames conversationnelles le permet modestement.

15Le reste du dialogue reprend la technique plus classique de l’animateur : un locuteur pivot distribue la parole et centralise l’essentiel des postures d’allocutaire. Merlin prend alors l’initiative des échanges et la maîtrise du dialogue, situation typique de ce roman où toutes les instances collégiales de décision sont détournées et manipulées par un meneur. Il s’agit bien entendu du devin au début, puis d’Ulfin qui reprend sur la fin du récit les techniques de manipulation de son illustre ami.

  • 10 La Suite du Roman de Merlin, éd. G. Roussineau, Genève, Droz, 2006.

16Le Merlin-Huth10 tente de remédier à cette distorsion temporelle par des effets de parallélisme :

“Je vous demanc, fait elle, la teste de la damoisiele qui cele espee aporta chaiens ou dou chevalier qui l’a. Et savés vous, fait elle, pour coi je demanc si miervilleus don ? Sachiés que chis chevaliers ochist un mien frere preudomme et boin chevalier et ceste damoisiele fist mon pere occhire. Pour chou si vaurroie volentiers estre vengie ou de l’un u de l’autre.”
Quant li rois entent ceste demande, il se traist arriere tous esbahis et dist :
“Damoisiele, pour Dieu vous pri que vous me demandés une autre chose, car certes de cel don m’aquiteroie jou moult mauvaisement viers vous. Car certes il n’est nus qui a mauvaistié ne a felenie ne le me peuust atorner se je faisoie ochirre auchun de ces .II. qui riens ne m’ont mesfait.”
Et quant li chevaliers entent que la damoisiele demande son chief, il vient viers la damoisiele et li dist :
“Ha ! damoisiele, moult vous ai longuement quis : plus a de .III. ans que je ne vous finai de querre. Vous estes cele qui arsistes de venin mon frere. Et pour chou que je vous haoie si mortelment ne ne vous pooie trouver ochis jou vostre frere. Mais puis qu’il est ensi avenu que je vous ai chi trouvee, jamais ailleurs ne vous querrai.”
Lors trait l’espee du fuerre. Quant la damoisiele le voit venir, elle s’en vaut aler fors de la sale pour eschaper des mains de chelui. Et il li dist :
“Cestui mestier vous ren ge : ou lieu que vous demandastes ma teste au roi li donrai jou la vostre.” (Suite du Merlin, 98, 18-24 ; 99, 1-15, 100, 1-5)

  • 11 Au sens de Jean Rychner, Formes et structures de la prose française médiév...

17Alors que le roi essayait de convaincre le Chevalier aux deux Épées de demeurer à la cour, il est interrompu par l’irruption de la demoiselle dans la salle et par sa singulière demande. Les deux réactions qui la suivent sont données l’une après l’autre, mais on peut penser que leur construction en écho tende à mimer leur simultanéité. Les prises de parole sont signalées par une phrase narrative commençant par la même subordonnée temporelle « quant X entent… », ce qui est une technique utilisée régulièrement dans ce roman pour mettre en scène l’impact d’une déclaration solennelle. De même, le mouvement inverse des deux hommes, indiquant que l’un s’engage dans l’action tandis que l’autre s’en dégage, établit entre eux un parallèle évident. La réponse de Balain à la demoiselle ne fait pas de lien avec ce que vient de dire le roi, et elle se situe avant la réponse normalement attendue de la jeune fille à celui-ci. Tout dans sa réaction se fait sous le signe de la rapidité : il prend de vitesse tous ceux qui assistent à la scène, il attaque la jeune fille avant même qu’elle ait eu le temps de réagir et laisse tout le monde médusé par ce qui vient de se passer. Lui-même se rend compte quelques lignes plus loin qu’il a agi avec trop de précipitation et regrette son geste. On peut supposer qu’il commence à parler et à attaquer au même moment que le roi et que son geste se poursuit ensuite en recouvrant la réponse du roi. Cependant la volonté de représenter la rapidité de son meurtre entre en tension avec la construction dramatique11 des phrases qui décomposent l’action en ses différentes étapes et lui imposent lenteur et pesanteur. De même la longueur et la complexité syntaxique de chacune des répliques réactives s’opposent à la spontanéité qu’elles prétendent représenter. Cela empêche sans doute cette tentative, si c’en est bien une, d’être parfaitement aboutie.

  • 12 Le Tristan en prose, tome 2, (après 1240) éd. Marie-Luce Chênerie et Thier...

18Dans le Tristan12, un effet de simultanéité peut être rendu encore par une mise en parallèle des réponses, mais cette fois à un niveau beaucoup plus complexe que dans le Merlin-Huth : si chacun des propos tenus apporte une nuance au commentaire qui le précède immédiatement, ils constituent cependant tous ensemble un paradigme qui se complète sans réellement faire avancer le propos. À la fin du tournoi du Château des pucelles, la cour réunie s’interroge sur le sort du mystérieux chevalier noir sorti vainqueur des joutes. Lucain fait porter à Lancelot la responsabilité de son départ du champ de bataille :

A celui point k’il aloient ensi parlant du chevalier a l’escu noir, Lucans li Bouteilliers se met esranment avant et dist :
(A) “Mesire Lanselot, or sachiés pour voir que de son departement ne doit on nule home autretant blasmer conme vous. Vous l’en fesistes departir.
— (B) Conment l’en fis je departir ? fait Lanselos.
— (A) Sachiés, fait Lucans, que jou estoie droit devant vous, quant vous le feristes du glaive et quant il vous feri de l’espee : che k’il vous feri fu revengemens du caup que vous li donnastes. Mais quant il vous ot feru, il ne feri onques puis u tournoiement, ains s’em parti tout maintenant et s’en ala vers la forest en guise de cevalier navré, et pour ce connois je bien que vous le navrastes du glaive dont vous le feristes. Por coi je di tout plainnement que vous du tournoiement le feïstes departir, car s’il n’eüst eü celui caup, il fust demourés dusques au definement de l’asamblee.
— (C) En non Dieu, fait mesire Gavains, s’il ne fust si tost alés, malement nous fust avenu, car il nous eüst tous mis a desconfiture !
— (A) Si m’aït Diex, ce dist Lucans, nous estiom ja tout desconfi quant Lanselos fist celui caup, et s’il eüst autretant demouré du faire com je ai demouré a cest conte dire, a la fuie fuissom tourné sans rasambler, que ja li uns n’atendist l’autre. Mais Diex vaut que cis caus fust fais, et pour ce gaaingnasmes nous le camp entierement !
— (D) Si m’aït Diex, ce dist li rois, je vausisse miex que nous eüssom ceste asamblee perdue, que nous n’eüssom le cevalier retenu avoec nous, car je ne quit pas que nous jamais puissom revenir en ausi boin point de lui retenir com nous avons esté. Et quant nous l’avom perdu par Lanselot, toute la cours li devroit donner blasme, se nous par lui ne le ravom.”
Mesire Lanselos, quant il entent ce que li rois li dist, il li respont :
(B) “Sire, or sachiés certainnement que de son departement sui je plus iriés que chevaliers ki chaiens soit. Et quant vous par moi l’avés perdu, ensi con mesire Lucans dist, je fas orendroit un veu, voiant vous et voiant tous chiaus ki chi sont, que je me partirai demain bien matin de chaiens pour querre le cevalier…” (Tristan 2, 206, 13-47 ; 207, 1-37)

19Le Tristan pousse à son comble le polylogue puisque tous les personnages célèbres de l’univers arthurien semblent nécéssairement prendre la parole. Lucain (A) commence par un reproche « or sachiés pour voir que de son departement ne doit on nule home autretant blasmer conme vous », mais il s’agit en même temps d’une annonce d’information. Bien que ce premier échange se déroule entièrement entre Lancelot (B) et Lucain (A), ce sont d’autres personnages qui en tirent l’évaluation : Gauvain (C) (« En non Dieu, s’il ne fust si tost alés, malement nous fust avenu, car il nous eüst tous mis a desconfiture ! ») puis Lucain (A) (« Si m’aït Diex, nous estiom ja tout desconfi quant Lanselos fist celui caup ») ; puis le roi (D) (« Si m’aït Diex, je vausisse miex que nous eüssom ceste asamblee perdue, que nous n’eüssom le cevalier retenu avoec nous. ») Ces répliques ne sont plus explicitement adressées à un allocutaire privilégié, toutes concernent la communauté des auditeurs. La symétrie de leur construction (« En non Dieu » ; « Si m’aït Diex » à deux reprises…) montre qu’une construction paradigmatique, voire simultanée, succède à la construction par échange. Lancelot réagit enfin par une décision déclenchée plutôt par la somme des commentaires juxtaposés que par la dernière réplique du roi. Leur mise en parallèle signifie le blâme de toute la communauté : « Et quant nous l’avom perdu par Lanselot, toute la cours li devroit donner blasme », et crée une impression d’excès auquel Lancelot ne peut échapper que par l’engagement dans une quête réparatrice. Ici comme dans la Suite du roman de Merlin, le texte brouille la linéarité des enchaînements textuels de répliques au profit de la représentation d’une réaction quasiment circulaire autour de Lancelot.

20La construction du polylogue par la mise en parallèle des répliques, construction que nous avons qualifiée de paradigmatique, se retrouve aussi de manière très importante dans La Fille du comte de Pontieu. Est-elle pour autant une spécificité de la prose ? Elle nous semble très rare dans les romans en vers, bien que Béroul en donne un exemple quand Périnis vient demander à Arthur de garantir le serment d’Iseut. Il faudrait peut-être en chercher une trace dans un autre genre de récit : en effet, la laisse épique se caractérise elle aussi par un mode de progression en écho dans lequel actions et paroles sont juxtaposées de manière non linéaire, sans lien chronologique. Ce rapprochement, qui doit être confirmé par une analyse approfondie montre déjà qu’une étude comparée des enchaînements de répliques dans les différents genres littéraires narratifs du Moyen Âge pourrait apporter des informations sur les liens qui les unissent.

  • 13 C. Denoyelle, Le Dialogue dans les textes courtois des XIIe et XIIIe siècl...

21Les quelques exemples que nous avons analysés montrent que les prosateurs sont conscients des conditions réelles des conversations de groupe et qu’ils essaient, avec leurs moyens, de rendre compte d’un certain nombre d’accidents de la conversation. En créant ainsi des effets de profondeur de champ et de simultanéité, ils structurent l’espace discursif et lui confèrent une matérialité presque physique. Ils contribuent à inscrire les dialogues dans des tableaux pittoresques où tous les plans, verbaux bien sûr mais aussi paraverbaux ou non verbaux, comptent : les postures, les gestes et les attitudes des personnages ont presque autant d’importance que les propos échangés. Cette complexité accrue dans l’organisation des tours de parole renvoie à un souci de vérité qui se retrouve à tous les autres niveaux de dialogue. Non seulement les voix des personnages s’entrelacent pour briser la stricte linéarité de la lecture par des effets temporels et spatiaux, mais elles se doublent de mimiques subtiles et elles se structurent stylistiquement de manière à donner l’illusion de l’oralité. Autant d’éléments qui permettront de construire ce que nous appelons la contextualisation des dialogues13, c’est-à-dire le souci des textes de dresser un tableau autour des locuteurs, de mettre en scène un univers dont les propos tenus ne seront qu’un élément parmi d’autres, eux-mêmes influencés en profondeur par ce cadre. Les dialogues éclatants des grands cycles en prose sont des constructions précises où la vive voix déploie toute sa dimension matérielle, physique et orale, sociale et psychologique, où l’écriture s’efforce de lui rendre sa profondeur humaine et son étoffe verbale.

Notes

1 Les dialogues sont des discours composés, comme leur étymologie l’indique, de plusieurs voix distinctes. Ils ne présument en rien du nombre de locuteurs. Les spécialistes des interactions verbales ont inventé les termes de dilogue pour les interactions ne comptant que deux participants et de polylogue pour celles dans lesquelles plusieurs participants prennent la parole.

2 La Mort le roi Artu, éd. Jean Frappier, Genève, Droz, 1961.

3 C’est pourtant la logique la plus courante des véritables conversations à quatre ou plus de participants, qui tendent , ainsi que l’ont remarqué les pragmaticiens, à se scinder en deux conversations particulières : « La conversation triadique est fondamentalement différente de la conversation dyadique, tandis que les conversations à quatre et plus se réduisent à des structures dyadiques et triadiques. » D. André-Larochebouvy, La Conversation quotidienne, Paris, Didier Credif, 1984, p. 47.

4 On comparera par exemple les conseils féodaux qui entourent Mordret dans la Mort le roi Artu, avec ceux de son oncle, peuplés des plus grands barons de la cour. Dans un cas, une voix collective rassemble des anonymes, dans l’autre, des polylogues font alterner de manière souple les voix des héros. Inversement La Suite du Roman de Merlin donne un étrange impression de maladresse quand il rassemble Girflet et Keu dans une même entité pour les faire dialoguer sur plus de vingt répliques au discours direct avec Yvain. Girflet s’individualise à un seul instant quand il se fait le porte parole du groupe pour présenter son compagnon et lui-même « Je suis, fait il Girflet et cil mien compaignon a nom Keux le seneschal. », sans doute parce qu’il aurait semblé trop gênant au narrateur d’écrire « font ilz » à ce moment. (§503).

5 Annie Combes, Les Voies de l’aventure, réécriture et composition romanesque dans le Lancelot en prose, Paris, Champion, 2001, p. 409 et suivantes.

6 Catherine Kerbrat-Orecchioni , op. cit., p. 173. On appelle ainsi un blanc entre deux tours de parole. Le gap constitue un des ratés de la conversation, généralement provoqué par une émotion ou un mauvais « réglage » des enchaînements.

7 Le Lancelot en prose (1220-30) texte présenté par François Mosès, d’après l’édition d’Elspeth Kennedy, Paris, Le Livre de Poche, 1991.

8 Robert de Boron, Merlin en prose (env. 1200), éd. Alexandre Micha, Genève, Droz, 1979.

9 Cette réplique, absente des autres manuscrits, est douteuse à cause du verbe de parole utilisé qui fait double emploi avec celui qui suit (les mouvements initiatifs d’un échange, même si le tour de parole est divisé en deux répliques, utilisent plutôt le verbe dire), et surtout à cause de sa place dans la structure de la conversation. Il est plus logique à ce moment que Merlin demande au roi des assurances sur son engagement plutôt qu’il ne s’engage lui-même à un service total.

10 La Suite du Roman de Merlin, éd. G. Roussineau, Genève, Droz, 2006.

11 Au sens de Jean Rychner, Formes et structures de la prose française médiévale, l’articulation des phrases dans la Mort Artu, Genève, Droz, 1970.

12 Le Tristan en prose, tome 2, (après 1240) éd. Marie-Luce Chênerie et Thierry Delcourt, Genève, Droz, 1990.

13 C. Denoyelle, Le Dialogue dans les textes courtois des XIIe et XIIIe siècles, Analyse pragmatique et narratologique, thèse dactylographiée, sous la direction d’E. Baumgartner et M. Szkilnik, Paris III, 2006, p. 29.

Pour citer ce document

Corinne Denoyelle, «L’entrelacement des voix : les polylogues dans les romans en prose», La Réserve [En ligne], La Réserve, Livraison du 05 novembre 2015, mis à jour le : 12/11/2015, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/reserve/169-l-entrelacement-des-voix-les-polylogues-dans-les-romans-en-prose.

Quelques mots à propos de :  Corinne  Denoyelle

Université Grenoble Alpes – U.M.R. Litt&Arts / RARE Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution
En 2006, Corinne Denoyelle était à l’université Rennes-II