La Réserve : Livraison du 05 novembre 2015
Le lieu des effets dans les Amours de Ronsard
Initialement paru dans : Vocabulaire et création poétique dans les jeunes années de la Pléiade (1547-1555), éd. M.-D. Legrand et K. Cameron (colloque de Nanterre, octobre 2010), Paris, Champion, 2013, p. 171-182
Texte intégral
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1 Aucun des cinq emplois de Muret n’est en co-occurrence avec cause (Ronsard ...
1Le mot d’effet, qui parle de concret, d’effectif, postule le lien avec une cause mais parle aussi d’impressionner, de faire « de l’effet ». La rhétorique noue ces deux sèmes. Quand on prouve le courage ab Effectis, par les effets, par les exploits guerriers, on tire parti de ce que ces exploits ont de spectaculaire. Causalité et visibilité se prêtent main-forte. C’est le cas dans le commentaire de Muret sur les Amours de 1553, qui nous fournira un mini-corpus suffisant. Les cinq sonnets que repère le mot effets tout à la fois identifient une cause et louent l’éclat du divin, ce moment où la puissance d’un dieu apparaît au mortel1. Le vent qui soulève la tempête n’est pas une cause physique, mais une divinité, Borée. La tempête est alors une théophanie.
2Le « lieu des effets » est ainsi une façon de reprendre le vieux problème des rapports entre poésie et rhétorique. Dans les Amours, la magie grandiose de la théophanie ne choque personne. Ce sera mon premier point, de théologie poétique : la visibilité de l’invisible passe par une initiation, qui commence au tout premier sonnet. Quittant les Amours, mon deuxième point, plus bref, transposera du divin à l’humain. Là, c’est très choquant. Faire l’éloge d’un Grand sur le modèle de l’éloge d’un dieu ? Le scandale d’une telle proposition résume le scandale de la rhétorique ancienne. C’est pourtant ce scandale qu’il nous faut affronter si nous voulons comprendre en quoi le XVIe siècle reste incompréhensible.
1. Théologie poétique : visibilité et initiation
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2 Marguerite de Navarre, Heptaméron, 26e nouvelle (c’est moi qui souligne, ic...
3Dans le monde ancien, voir n’est pas évident. C’est voir l’importance, la grandeur ; et, chez Ronsard, la grandeur de la divinité. Mais on n’accède pas d’emblée à une telle révélation de l’invisible, il y faut le temps long d’une initiation. Remonter des effets à la cause correspond en ce cas à la célèbre formule de saint Paul, per visibilia ad inuisibilia, que l’amoureux retraduit ainsi à sa dame2 :
ceste vertu que je desire aymer toute ma vie, est chose invisible, sinon par les effectz du dehors ; parquoy, est besoing qu’elle prenne quelque corps pour se faire congnoistre entre les hommes, ce qu’elle a faict, se revestant du vostre pour le plus parfaict qu’elle a pu trouver.
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3 Deux autres sonnets ont effets, au texte même : « Sont les effets qui logen...
4En fait d’initiation, je vais suivre moi-même l’ordre des cinq sonnets, 1, 12, 43, 137 et 202, à l’exception du premier, que j’examinerai à la fin3. Notre guide sera l’articulation du singulier et du pluriel : la cause, les effets. La cause est unique, les effets sont multiples. Autant ils sont visibles, concrets, autant elle est invisible, abstraite. La multiplicité rend possible la visibilité.
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4 Pour la formule « tel presque », voir la thèse de F. Dumontet, Le poète, le...
5Pour le sonnet 12, voici la première note de Muret, qui porte sur l’ensemble du sonnet, comme toujours chez lui4 :
Il demontre les contraires effets qu’Amour produit en lui : lesquels nul ne peut au vrai entendre, qui ne les ait experimentés en soimesme. Tel presque est un Sonet de Petrarque, qui se commence. Amor mi sprona in un tempo & affrena, / Assecura, espaventa, arde, & agghiaccia.
6Les effets sont l’avalanche de verbes de sens contraire, je brûle et je suis glacé, etc. Chez Pétrarque, le lecteur va de la cause unique, le dieu Amour, à ses effets sur l’amoureux, au pluriel. Chez Ronsard, la structure est inversée, on remonte des effets à la cause. Cette cause est nommée au vers 13 seulement, avec « pour aimer », au sens de « parce que j’aime » :
J’espere & crain, je me tais & suplie [v. 1]
Et pour aimer perdant toute puissance,
Ne pouvant rien je fais ce que je puis. [v. 13-14]
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5 Même pour aimer à propos du s. 86 : « Il raconte les maux qu’il soufre pour...
7L’inversion de la structure accentue le fait que la lecture du sonnet est une initiation. La lecture est elle-même une expérience qui fait « expérimenter en soi-même » les effets d’Amour. La remontée à la cause est un exercice spirituel au sens défini par Pierre Hadot. Le « pour aimer » qui identifie la cause dit l’essentiel : parce que j’aime, je perds toute puissance5. Les effets si nombreux m’obligent malgré moi à reconnaître une autre puissance, qui fait de moi son jouet.
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6 Heptaméron, cité plus haut. Idem dans la 34e nouvelle, vers la fin du débat...
8Or, nous sommes au début du recueil. Jusqu’ici, je n’étais pas initié, j’étais un mécréant d’Amour, je ne reconnaissais pas pleinement sa divinité. Comme tous les dieux, Amour ne peut tolérer que des humains nient sa puissance, et s’empresse de la leur faire sentir. Les « contraires effets qu’Amour produit » en moi me forcent à voir cet invisible qu’est sa divinité. Le verbe produire de Muret dit ce passage du visible à l’invisible, c’est un mot typique du lieu des effets. Il ne signifiait pas tant fabriquer, créer, que publier, mettre au grand jour, pro. Les effets sont par définition des « effets du dehors »6.
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7 Th., v. 194-195. Même faire à la fin du vers, dans le s. 95 (v. 10-14) : « ...
9Sonnet 43 : « Il raconte les merveilleus effets de la divine beauté de sa dame ». L’adjectif « divine » confirme l’analyse précédente. Le but est bien de faire percevoir une divinité qu’on pourrait ne pas reconnaître, ici celle de la Dame, en détaillant de même les effets concrets de sa puissance. En fait de lecture initiatrice, au tout début on ne sait trop où on va. Le premier quatrain dit que le visage de la Dame est de pourpre, et ses cheveux, d’or : air connu, mais but inconnu. Le premier indice est le vers 6, « Nait le doux ris qui mes soucis efface ». Singulier et pluriel : le ris, les soucis dont il cause l’effacement – le ris étant lui-même causé par la Dame, puisqu’il en naît. La confirmation de l’indice vient juste après : « par tout ou elle passe, / Un pré de fleurs s’émaille sous ses piés » (v. 7-8). Les fleurs sont les effets de sa puissance à elle, sur le mode de la magie. Tout ce vocabulaire, naître, fleurs, est de façon typique celui des effets, dits souvent les « fruits » : fruits et fleurs naissent d’une cause, d’une puissance. La note de Muret explicite ce que nous avions compris, une telle puissance ou magie est en soi divine : « Un pré de fleurs.) Semblable est la fiction d’Hesiode parlant de Venus ». La citation qu’ajoute Muret dit en grec que la déesse « fait croître le gazon » sous ses pieds, avec le verbe faire, « poiè », bien en relief à la fin du vers7. Cette puissance divine est donc créatrice, « poète » au sens du grec poièsis.
10La fin du sonnet est le terme de cette reconnaissance progressive de la divinité de la Dame. Le poète ou amoureux y passe à un comble de puissance, à force de vouloir « dire plus » (v. 10 ; c’est l’exaggeratio rhétorique) : « Que dirai plus ? J’ai veu dedans la plaine ». Moi, j’ai vu. C’est aussi un comble d’initiation. Je suis le seul à avoir vu, et j’ai vu ce que l’homme a cru voir : ma Dame calmer Jupiter lui-même, quand celui-ci en plein orage voulait lancer sa foudre (v. 11-14). Seul le fidèle pleinement initié sait percevoir la sérénité printanière comme les effets d’une cause unique, la divinité de la Dame. Du doux ris à l’œil qui rassérène le ciel, on est remonté au dieu suprême. Il est de fait difficile de dire plus que de donner une telle puissance à sa propre déesse.
11Sonnet 137 : « Il raconte les merveilleus effets de la beauté de sa dame ». La note est exactement celle du sonnet précédent, à l’adjectif près, la beauté divine, supprimé puisque le vers 8 de ce sonnet 137 dit « Deesse ». Le premier quatrain commence lui aussi par une description apparemment convenue, celle du ris, des dents et de la bouche. De nouveau, on ne sait trop où on va. Idem au tout début du second quatrain, qui reprend le dous du vers 1 : « Ce ris plus dous… » (v. 1), « Ce dous parler… » (v. 5). Mais aussitôt : « Ce dous parler qui les mourans esveille ». Le parler, les mourants, comme au sonnet précédent le ris, les soucis. « Nait le doux ris qui mes soucis efface » s’est transformé en « Ce dous parler qui les mourans esveille ». Le parallélisme fait du verbe final l’aboutissement d’un processus qui en dernière analyse a pour cause la Dame. Elle est la Cause première dont le ris ou le parler sont les causes efficientes, les instruments de ce dieu pour agir dans le monde. Les vers immédiatement suivants le confirment (v. 6-8) :
Ce chant qui tient mes soucis enchantés […]
De ma Deesse annoncent la merveille.
12Réveiller les mourants, enchanter les soucis, c’étaient donc deux effets magiques. Ils ont précédé ou mieux « annoncé » la Cause, préparé le terrain de la théophanie.
13Avec le premier tercet, nous poursuivons dans le registre des effets, signalé par le naître typique : du jardin printanier de la Déesse « naît » un parfum (v. 10). Le début du dernier tercet a, de façon non moins typique, « de là sort », c’est le unde venit du latin : « Et de là sort le charme d’une vois » (v. 12). Le dernier tercet redit le point d’aboutissement, à savoir qu’elle est bien une déesse, en passant là encore à un comble de puissance, sur le mode cette fois explicite de la magie : on avait enchanter au vers 6, on a ici charmer. La voix de la déesse a un tel « charme » qu’elle fait « sauteler les bois, / Planer les mons & montaigner les plaines ». C’est une avalanche de pluriels, comme dans le sonnet 12. C’est aussi la même structure paradoxale, ici l’adynaton (les monts deviennent des plaines), là les contraires (je brûle et je suis glacé). Le résultat est le même : des effets si nombreux et étonnants sont des miracles, ils obligent à reconnaître que la cause ne peut être que divine. Mais ces signes, comme tout signe, ne font signe que pour celui qui en a la clé, l’interprétant ; de même que le miracle n’en est un qu’aux yeux du croyant. Il appartient au seul fidèle pleinement initié de remonter des effets à la divinité, de percevoir ce que les infidèles ne perçoivent pas, qu’elle est bien déesse.
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8 Ovide, M., VI, v. 690-691.
14Sonnet 202, sur le dieu Borée, ce vent qui soulève la tempête : « Brave Aquilon, horreur de la Scythie / Le chassenue, & l’ebranlerocher, / L’irritemer… » (v. 1-2). La Dame étant par le vent empêchée de venir, le poète prie l’aquilon ou Borée de s’apaiser. Muret dit des trois mots composés qu’ils sont là « pour sinifier les effets du vent Borée ». Idem : le vent est la cause unique, invisible, impalpable, sans consistance apparente ; ses effets sont multiples, visibles, palpables et même spectaculaires. Nous retrouvons l’avalanche, puisque ce sont des effets sur l’air, la terre, la mer. Nous retrouvons aussi la question du signe, avec « sinifier ». En rhétorique, le latin significatio est l’équivalent du grec emphasis, dire beaucoup avec peu de mots ; de façon générale, le signe (naturel) est la pointe proverbiale de l’iceberg, il donne un petit aperçu de l’immensité dont il est la partie visible. Enfin et surtout, nous retrouvons l’éloge, de la déesse ou ici du dieu. Les trois mots composés sont du formulaire, ces formules standard que le suppliant se doit d’adresser à celui dont il invoque l’apaisement. Ce premier quatrain est ainsi l’exorde, qui suscite la beneuolentia par des appellatifs flatteurs, eux-mêmes repris du dieu, comme le note Muret8.
15Récapitulons. Nous avons, en suivant l’ordre du recueil, restitué une forme de lente initiation. Au sonnet 12, l’amoureux était un mécréant doutant de la divinité d’Amour, qui le lui fait bien sentir en lui causant des « effets » contraires. Au sonnet 43 et 137, c’est un converti et un adorateur, il voit ce que les non initiés ne voient pas encore, que sa Dame est une déesse, ce qui revient à la louer. Au sonnet 202, le vent lui-même ne paraît plus à cet illuminé une cause physique, mais une divinité en action. Au terme de l’initiation, il est ainsi sous le charme. Il a changé de regard, il vit dans un monde réenchanté par Amour. De façon très ronsardienne, ce monde lie visibilité et divinité, c’est-à-dire, comme le dit dans ce volume Anne-Pascale Pouey-Mounou, révélation et réenchantement.
16Reprenons maintenant les choses par le commencement, le premier sonnet, « Qui voudra voir… » C’est le début du processus initiatique : que nul n’entre ici s’il ne veut voir.
17Le sonnet débute ainsi (v. 1-3) :
Qui voudra voir comme un Dieu me surmonte, [éd. 1584 : comme Amour]
Comme il m’assaut, comme il se fait veinqueur,
Comme il renflame, & renglace mon cœur…
Qui voudra voir tout cela (v. 7-10)
Me viene voir : il verra ma douleur, [éd. 1584 : Me vienne lire]
Et la rigueur de l’Archer qui me domte.
Il conoitra, combien la raison peut
Contre son arc.
18Voici la première note de Muret : « Le Poete tache à rendre les lecteurs attentifs, disant, que qui voudra bien entendre la nature d’Amour, viene voir les effets qu’Amour produit en lui. » Nous retrouvons le produire du sonnet 12, « les contraires effets qu’Amour produit en lui ». Et pour cause : c’est de nouveau l’amoureux qui brûle et qui gèle, etc. Amour est dit ici explicitement un dieu, comme la dame une déesse : on s’en doutait. Enfin, c’est de même une question de puissance. Le peut de « la raison peut » est bien mis en valeur à la fin du vers 9 : face à Amour, la raison humaine peut peu. Le spectacle que « je » donne est celui d’un amoureux qui a été puni par les « effets ». Ce spectacle est le résultat présent d’une action passée, d’une série action / réactions. Un homme a douté de la puissance du dieu Amour, voire de sa divinité ; pareil doute a suscité la colère du dieu ; nous voyons ce malheureux en subir les conséquences. Le spectacle, mémorable, est celui d’un Prométhée enchaîné : « Un Promethée en passions je suis » (12, v. 12).
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9 Cf. chez Fouquelin « vous entendez très bien la nature de la divinité », (L...
19Qui peut être intéressé par un tel spectacle ? Muret définit soigneusement le destinataire. Ceux qui viennent voir les effets sont ceux qui veulent « bien entendre la nature d’Amour »9. Le poète ne s’adresse pas à ceux qui ne veulent rien entendre, aux douteurs absolus, aux athées. Il s’adresse à ceux qui entendent déjà ce qu’est Amour, quoique pas encore complètement. Le premier sonnet parie que ceux-ci veulent comprendre « bien », c’est-à-dire mieux. Il les imagine donc demandeurs, en attente d’un enseignement.
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10 Cf. l’incipit « Qui veut sçavoir Amour et sa nature » (Ronsard, Œuvres, éd...
20Une telle attente transforme une pédagogie en mystagogie. Ce qui définit le « myste » ou novice qui s’engage dans le long processus menant au mystère, c’est ce désir de comprendre, ce vouloir voir. L’ardeur du désir (le studium) est la première condition imposée. Le grand débutant est le bienvenu aussitôt qu’il aspire au ciel, qu’il est un « aspirant ». Ce peut être sur le mode léger du Chérubin de Mozart : vous qui savez ce qu’est Amour, apprenez-le moi10. Ou sur le mode sombre d’Icare : « Mais il le faut vouloir, et vaut mieux se résoudre / En aspirant au ciel être frappé de foudre… » (Malherbe). Dans tous les cas, la condition que pose l’incipit rejoint ce que Muret dégage à propos du sonnet 12 : « nul ne peut au vrai entendre » Amour et ses effets « qui ne les ait experimentés en soimesme ». Car même un grand débutant comme Chérubin a déjà cette expérience des délicieux tourments.
21Une fois engagé, le novice ou néophyte est in via, en route vers la révélation. Il est un demi-initié, ou pour ainsi dire un demi-convaincu. Il est dans cet entre-deux qui définit le proficiens stoïcien ou le catéchumène chrétien. Il en sait un peu plus que les profanes, car il a entrevu qu’Amour était divin. Il en sait aussi beaucoup moins que les initiés, parce qu’il ne mesure pas encore toute la puissance du dieu. Mesurer l’importance, c’est de nouveau de la rhétorique. Un mot de Muret le dit ici, « rendre les lecteurs attentifs ». Susciter l’attentio est l’une des trois fonctions possibles de tout exorde, avec la docilitas et la beneuolentia. L’attentio en appelle à l’importance, par exemple chez Cicéron à la grandeur du péril. L’amour, c’est important.
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11 Repris à Tyard et à Pétrarque (Canz., 248), l’incipit sera un « sésame ide...
22Le « Qui voudra voir » initial est donc fondateur du pacte de lecture11. Sans ce vouloir de remonter jusqu’à la révélation – par paliers ou degrés intermédiaires –, il n’y aura pas de révélation. Qui voudra verra. Qui ne veut pas ne « verra » jamais rien, il rampera à terre au lieu de monter au ciel.
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12 Même le moine du IVe siècle ne peut se passer de l’image, support de la mé...
23Au total, la théologie des cinq sonnets est païenne, mais surtout chrétienne. Si le croyant désire voir le dieu face à face, les cas de théophanie sont rarissimes, que ce soit Vénus qui apparaisse à Énée, ou le Christ ressuscité à Thomas. La finitude humaine fait que le croyant ne peut que remonter du visible à l’invisible, en sachant d’avance qu’à l’invisible il n’accèdera jamais. C’est un Icare, mais d’après la chute, post-lapsaire. Il l’anticipe et pourtant veut recommencer. Les sens sont à la fois un moyen et un obstacle à la vue pleine et entière, ce sont les degrés peu fiables de la seule échelle dont il dispose. Du moins le croyant se distingue-t-il du non croyant, qui ne voit rien là où le premier entrevoit les signes partout répandus de la présence divine. Les Amours participent de cette théologie. Idolâtrie ? Sans doute, mais l’idolâtre lui-même est excusable. S’il se trompe d’objet, au moins est-il noble par son sens de l’admiration, de l’adoration : par son aspiration vers le sommet12.
2. Rhétorique de l’éloge : la « preuve » par les effets
24Nous pouvons vérifier brièvement ces résultats sur un autre exemple du lieu des effets, en quittant Ronsard et les dieux, mais non l’éloge. Le problème est alors celui du statut de la « preuve » rhétorique.
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13 « L’anamorphose dans le Carême du Louvre de Bossuet (1662) », L’optique de...
25La rhétorique des Amours est une rhétorique spéciale, qui évoque celle de la chaire. La Dame étant une divinité, la rhétorique à l’œuvre ne saurait être qu’une monstration du divin, une révélation de sa grandeur. C’est rappeler qu’en rhétorique, de façon générale, montrer n’est pas tromper. L’exaggeratio n’exagère pas, au sens actuel du mot. Comme l’a démontré Stéphane Macé13, exaggeratio ou amplificatio rétablissent la vraie grandeur, elles la mettent sous les yeux d’un public qui y est aveugle, qui n’a pas pris la juste mesure du grand. Tout l’art de la rhétorique est de donner visibilité à ce qui, aux yeux de l’orateur, est dans une invisibilité imméritée. L’orateur doit voir et faire voir, sentir et faire sentir, être lui aussi le mystagogue qui fait accéder au mystère.
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14 » Il raconte les merveilleus effets… » (s. 137, idem au s. 43) ; « Il rac...
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15 Chez Muret, « Il demontre les contraires effets… » (s. 12) : demonstratio ...
26Dans les Amours, la situation rhétorique est si idéalisée qu’on en oublierait l’agôn, la lutte contre l’aveuglement. Muret dit cette absence d’agonistique avec un mot que nous avons croisé sans le relever : « il raconte »14. C’est la narratio. Le mot désigne chez Cicéron l’exposé des faits, en général : les faits passés (le récit), mais aussi les faits présents, voire futurs. Exposer, et non argumenter c’est-à-dire prouver. Raconter dit l’idéal d’une rhétorique simplifiée où l’amoureux n’aurait pour convaincre qu’à dérouler le présent de ce qu’il voit, et qui est à ses yeux une théophanie, l’apparition de la Déesse. Il n’aurait qu’à dire la divinité, qu’à l’exposer aux regards. On retrouverait ainsi de façon merveilleuse et utopique une totale immédiateté, où voir c’est croire, dire c’est convaincre, montrer c’est démontrer. Quand le dieu paraît, il n’est nul besoin d’argumenter, de se battre entre humains avec notre pauvre raison humaine. L’évidence triomphe, éblouissante, sur le mode de la révélation, de la monstration, laquelle se nomme en rhétorique euidentia ou hypotypose15.
27Dans ce contexte, la « preuve » vise moins à prouver au sens moderne qu’à sommer le destinataire de s’élever lui-même à pareille hauteur. Demi-initiés que vous êtes, encore un effort pour être vraiment des initiés. Montrons-le avec un seul exemple, mais très bien formé.
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16 Rhétorique françoise, Paris, 1659, p. 45. Cité par H. Lausberg (Handbook o...
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17 Du Bellay, à propos de la nature d’Amour (Treize sonnets de l’honnête amou...
28C’est celui que donne René Bary du lieu des effets : « Peut-on douter de sa charité ? il érige des Seminaires, il fonde des Eglises, il bastit des Hospitaux »16. Si la cause est la charité de quelque Grand ou Prince, les bâtiments en sont les effets, des charités. La question initiale fait surgir l’agôn. Elle convoque le destinataire sous la figure du douteur. Ce n’est pas le douteur absolu, ce profane qui ne croit pas que la vertu de charité existe. C’est le douteur relatif qu’est le demi-initié ou le demi-convaincu. Lui aspire à mieux comprendre le mystère de la charité, à pénétrer sa « non encor’ bien comprise nature »17. L’agôn ou débat est une discussion interne entre charitables. On ne doute pas de la charité, en général, mais de la grandeur de cette charité, pour savoir si elle est digne d’éloge.
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18 J. de Palafox y Mendoza, Lettres de la glorieuse mere Ste. Terese, trad. F...
29Dans un emploi du lieu proche de Bary, le Grand est un évêque, d’abord loué d’avoir fait don de « quinze mille escus pour reparer le bastiment de son Eglise Cathedrale », et ce, le jour même de sa prise de fonctions18. Ensuite,
il fonda des Seminaires, il bastit des Hospitaux, & fit tant d’autres œuvres de Charité, qu’il sembloit que Dieu luy multipliast ses revenus à mesure que sa despense augmentoit.
30De nouveau, on peut douter de la grandeur de cette charité. Il suffit pour cela de restituer un débat, qui sera ici un procès en canonisation, avec avocat du diable et examen des circonstances, à la Montaigne.
31S’il n’y avait que le premier don, la circonstance de temps suffirait. Un tel geste le jour même de l’Entrée de tout évêque dans son évêché ? Ce peut être d’un habile politique. La multiplicité des dons balaie cette première objection. L’esprit critique fera alors jouer une circonstance « de personne », le fait que l’évêque soit un Grand. Voici l’objection : cette avalanche d’effets n’a pas pour cause une vertu théologale, la (grande) charité, mais une vertu seulement humaine, la (grande) libéralité propre aux Grands. La réponse du texte est Dieu, qui « semble multiplier ». La multiplicité des œuvres et des revenus ressemble, pour qui sait voir, à un miracle. Cette « preuve » appelle le demi-initié à approuver l’idée que pareille grandeur de charité est fondée en Dieu, qu’elle est un effet de la Cause première, que c’est donc là vertu théologale. Bien petit qui ne le voit. Le genre même de l’éloge est dans ce charme magique où l’on fait comme si le procès ou la critique n’existaient pas – tout en en y répondant.
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19 Ronsard, Response aux injures (Œuvres, II, p. 1066, v. 967-974) : « Vous e...
32Du coup, mon image de l’avalanche, trop destructrice, ne va pas. Jean-Luc Marion en déploie une autre, pour montrer que tout don reconduit une donation originelle. Il cite le pseudo-Denys : l’eau vive qui descend dans une fontaine à vasques successives, de plus en plus grandes, les remplit sans jamais s’épuiser. C’est retrouver le vocabulaire des effets, où la source (le fons) est typique. L’image permet d’affirmer, contre les douteurs, le lien continu et naturel du visible avec l’invisible : le lien des effets avec la cause, des bonnes œuvres avec la charité, des cicatrices avec le courage. Quand tout coule de source, le ad inuisibilia devient un ad fontes. L’onde d’abord cachée surabonde, elle arrose ou « abonde » tout de sa puissance. La fertilité et la copia sont le signe que règne la grâce divine. On passe de l’unique au multiple, de l’intériorité à l’extériorité, de la puissance à l’acte : « Vous êtes mes ruisseaux, je suis votre fontaine »19.
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20 Aristote, Éthique à Nicomaque, IV, 3, 16, 1124a1 : « kosmos tôn aretôn », ...
33Nous retrouvons pour finir une autre problématique. Si la discussion interne porte non sur la charité, mais sur la grandeur de celle-ci, c’est la question de la magnanimité. Car cette dernière n’est pas une vertu en soi, elle est la grandeur de toute vertu, son « ornement »20. Elle est ce moment où une vertu est si grande qu’elle ne peut qu’éclater à l’extérieur, comme la source ne peut manquer de surgir. « Le roi des animaux, en cette occasion, / Montra ce qu’il était, et lui donna la vie ». La beauté du geste tient à son absence d’arrière-pensées. La belle nature du roi se montre de façon elle-même naturelle. Dans ce monde réenchanté, il n’y a pas de mise en scène, le magnanime n’est pas un politicien qui soigne son image ou fait un coup médiatique. Et pourtant il y a une scène : un cercle de spectateurs que la vertu fait accourir. La grandeur d’une vertu n’est un spectacle que pour les aspirants à cette vertu.
34Ce genre de « preuve », dans la rhétorique de l’éloge, ne convaincra que les demi-convaincus. Les profanes, eux, en douteurs absolus, critiqueront le cercle herméneutique propre à toute initiation. Ils ont raison : on ne peut vraiment « prouver » magnanimité ou divinité qu’à ceux qui aspirent à connaître la vraie nature de chaque vertu et de chaque dieu. Le sens du mystérieux, de la lente compréhension de l’incompréhensible, est par construction incompréhensible aux profanes, laissés à l’extérieur du temple.
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21 Dans sa notice des Hymnes (Ronsard, Œuvres, II, p. 1424 ; ses italiques), ...
35Pour décrire la théologie de Ronsard, Jean Céard recourt précisément à son usage du mot effets : il s’agit pour le poète « de s’approcher, par ces dieux [antiques], de Dieu lui-même, de l’épier, selon un mot cher à Ronsard, à travers “les divers effectz de son incomprehensible majesté” »21. Et d’ajouter que la même structure valait pour l’humain, roi et Grands étaient des échelons menant les mortels au divin.
36En passant de la dame déesse au saint évêque, nous avons retrouvé le même résultat, l’unité foncière d’une théologie et d’une anthropologie, qui fondait à son tour l’unité d’une rhétorique. Mais le lien est défait. Confrontés à un Ronsard, nos étudiants ont donc bien du mal avec l’éloge. Passe encore pour celui de la puissance des dieux, et surtout d’Amour, tant le divin et l’adoration sont depuis longtemps folklorisés. Le scandale est l’éloge des Grands, suspect ou d’hypocrisie ou d’idolâtrie quand il donne à admirer la grandeur de demi-dieux ou héros. C’est logique. Par hypothèse, dans un monde où l’inaccessible n’est pas au programme, il n’est pas besoin d’intermédiaires pour y accéder, ni de rhétorique pour les louer.
Notes
1 Aucun des cinq emplois de Muret n’est en co-occurrence avec cause (Ronsard et Muret, Les Amours, leurs Commentaires, éd. C. de Buzon et P. Martin, Paris, 1999).
2 Marguerite de Navarre, Heptaméron, 26e nouvelle (c’est moi qui souligne, ici et ensuite).
3 Deux autres sonnets ont effets, au texte même : « Sont les effets qui logent dans mon ame » (86, v. 13), « Vous me causés vous mesme ces effets » (95, v. 11). Muret n’a pas effet ; les Amours ont deux effet, avec le sens d’effectif (30, v. 13 ; 82, v. 12), mais sans rapport avec le lieu.
4 Pour la formule « tel presque », voir la thèse de F. Dumontet, Le poète, le commentateur et leur public dans les Amours de Pierre de Ronsard commentés par Marc-Antoine de Muret, Grenoble-III, 2007.
5 Même pour aimer à propos du s. 86 : « Il raconte les maux qu’il soufre pour aimer ». Ce sonnet décrit « les effets » (v. 13) que produisent dans l’âme de l’amoureux « L’espoir douteux, & le tourment certain » (v. 14). Ce sont des effets contraires : rire et pleurer, etc.
6 Heptaméron, cité plus haut. Idem dans la 34e nouvelle, vers la fin du débat : « bien heureux sont ceulx que la foy a tant humilliez, qu’ilz n’ont poinct besoing d’experimenter leur nature pecheresse, par les effectz du dehors ». Et encore : » la difference d’une folle et saige dame, auxquelles se monstrent les differentz effectz d’amour » (26e, vers la fin du débat) ; « C’est chose esmerveillable, mes dames, de penser aux effectz de ce puissant dieu Amour » (39e, début du débat).
7 Th., v. 194-195. Même faire à la fin du vers, dans le s. 95 (v. 10-14) : « Si dinnement de vos yeux je compose, / Vous me causés vous mesme ces effets. / Je prends de vous mes graces plus parfaites : / Car je suis manque, & dedans moi vous faites, / Si je fais bien, tout le bien que je fais. »
8 Ovide, M., VI, v. 690-691.
9 Cf. chez Fouquelin « vous entendez très bien la nature de la divinité », (La Rhétorique française, dans Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, éd. F. Goyet, Paris, 2001, p. 324 : métonymie de la cause pour l’effet).
10 Cf. l’incipit « Qui veut sçavoir Amour et sa nature » (Ronsard, Œuvres, éd. J. Céard, D. Ménager et M. Simonin, Paris, 1994, I, p. 234). Discerner (par les traits extérieurs) / la nature (de quoi que ce soit) : physio / gnomonie.
11 Repris à Tyard et à Pétrarque (Canz., 248), l’incipit sera un « sésame identificatoire » des recueils intitulés Amours (C. Alduy, Politique des « Amours », Genève, 2007, p. 362-366).
12 Même le moine du IVe siècle ne peut se passer de l’image, support de la méditation, car, comme tout homme, « pour connaître, il a besoin de voir [et] ce qu’il voit, c’est une image » (M. Carruthers, Machina memorialis, Paris, 2002, p. 94-104).
13 « L’anamorphose dans le Carême du Louvre de Bossuet (1662) », L’optique des moralistes, éd. B. Roukhomovsky, Paris, 2005, p. 405-418.
14 » Il raconte les merveilleus effets… » (s. 137, idem au s. 43) ; « Il raconte les maux… » (s. 86).
15 Chez Muret, « Il demontre les contraires effets… » (s. 12) : demonstratio est un des mots latins pour l’hypotypose.
16 Rhétorique françoise, Paris, 1659, p. 45. Cité par H. Lausberg (Handbook of Literary Rhetoric, Leyde, 1998, § 381), avec le a fructibus eorum cognoscetis eos de l’Évangile : aux fruits, aux effets vous connaîtrez l’arbre ; et par M. Angenot (La parole pamphlétaire, Paris, 1982, p. 385), avec ce passage de Voltaire : « Je crois une cause admirable quand je vois des effets admirables. Dieu me garde de ressembler à ce fou qui disait qu’une horloge ne prouve point un horloger, qu’une maison ne prouve point un architecte » (Dialogue du douteur et de l’adorateur).
17 Du Bellay, à propos de la nature d’Amour (Treize sonnets de l’honnête amour) : cité dans ce volume par E. Buron.
18 J. de Palafox y Mendoza, Lettres de la glorieuse mere Ste. Terese, trad. F. Pelicot, Bruxelles, 1661 (1e éd. Paris, 1660), avant-propos du traducteur, non numéroté (p. xxi du pdf de Google). Sous réserve d’enquête, ce n’est pas la source de la Rhétorique de Bary (1e éd. Paris, 1653).
19 Ronsard, Response aux injures (Œuvres, II, p. 1066, v. 967-974) : « Vous estes tous yssus de la grandeur de moy », « car de ma plenitude / Vous estes tous remplis […] / Et plus vous m’espuisez, plus ma fertile veine / Repoussant le sablon, jette une source d’eaux / D’un surgeon eternel pour vous autres ruisseaux. »
20 Aristote, Éthique à Nicomaque, IV, 3, 16, 1124a1 : « kosmos tôn aretôn », car « elle les [les vertus] rend plus grandes et ne peut exister sans elles ».
21 Dans sa notice des Hymnes (Ronsard, Œuvres, II, p. 1424 ; ses italiques), citant le début de l’Abbregé… (II, p. 1175), rapproché de l’Hymne de la Justice (II, p. 484, v. 453-455) : « Car Jupiter, Pallas, Apollon sont les noms / Que le seul Dieu reçoit en maintes nations / Pour ses divers effects que l’on ne peut comprendre ».
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Francis Goyet
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – RARE Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution