La Réserve : Livraison du 08 novembre 2015
Après-Coups : Entretien avec Peter Szendy
Initialement mis en ligne sur : Independencia, 2013, http://www.bottegazero.com/independencia216/spip.php?article916 et http://www.bottegazero.com/independencia216/spip.php?article917
Texte intégral
Peter Szendy est philosophe et musicologue. Il est maître de conférences HDR au département de Philosophie de l’Université Paris Ouest. Il a été Visiting Fellow à l’université de Princeton en 2012. Il est également conseiller musicologique pour la programmation de la Cité de la musique.
Peter Szendy a récemment publié À coups de points. La ponctuation comme expérience (Minuit, 2013). C’est l’occasion de faire le point sur différents aspects de sa philosophie. Et surtout de faire une mise au point sur ses rapports à quelques agencements filmiques qui reviennent avec insistance dans ses textes, notamment quand il s’agit de penser la ponctuation au cinéma et d’en faire un véritable problème esthétique autant qu’un enjeu politique.
Depuis Écoute. Une histoire de nos oreilles (Minuit, 2001) jusqu’à A coups de points. La ponctuation comme expérience (Minuit, 2013), en passant par Sur Écoute. Une esthétique de l’espionnage (Minuit, 2007), Tubes. La Philosophie dans le juke-box (Minuit, 2008) et cette réflexion sur le point final au cinéma que constituait déjà L’Apocalypse-cinéma (Capricci, 2012), l’attention portée à l’expérience esthétique passe de manière insistante par des films. C’est pourquoi cet entretien revient sur les registres filmiques choisis par l’auteur.
Peter Szendy ne propose pas, toutefois, une théorie du film ou de l’écoute au cinéma. Plutôt que de circonscrire le champ de l’expérience cinématographique, il cherche ce que toute expérience a de déjà filmique. « C’est parce que je suis un film que je suis », lisait-on dans L’Apocalypse-cinéma. Et l’on est tenté d’ajouter, en parlant avec lui d’À coups de points : « c’est parce que je monte que je sens. »
1Robert Bonamy. La première idée qui m’est venue en entamant la lecture de votre livre, en pensant au point, celui de la ponctuation, est son rapport à ce qui est bref, à la brièveté. Cette idée se manifeste bien dans cet essai, À coups de points. La ponctuation comme expérience, mais d’une façon qui n’est pas entièrement attendue. Prenons cet extrait, au début de l’ouvrage, qui énonce quelque part cette intervention du « flash » éprouvée comme condition de l’expérience : « Et voilà ce qu’il nous faudra donc penser : la ponctuation comme ce coup redoublant, comme ce flash ou ce clap ponctuel qui, remarquant ce qui arrive, permet d’en faire et d’en inscrire l’expérience ». On comprend dès lors que ce flash ou ce clap sont liés à un après-coup qui est la condition d’inscription d’un « événement » comme expérience. Des exemples filmiques qui contiennent ces flashes sont clairement abordés en ouverture de l’ouvrage : Raging Bull de Martin Scorsese, Fight Club de David Fincher, mais on pense aussi à certains flashes hitchcockiens, d’autant qu’on connaît la place de quelques films d’Alfred Hitchcock dans vos écrits…
Quelles sont, au fond, les relations entre la ponctuation et la brièveté, dans plusieurs expériences esthétiques, particulièrement cinématographiques ?
2Peter Szendy. Je dirais que la brièveté de la ponctuation peut être pensée de deux manières.
On peut la penser, sans doute, du côté de l’effet de la ponctuation. C’est-à-dire que la ponctuation a pour effet de fragmenter, d’atomiser. C’est un peu ce que j’essaie d’explorer dans le débat entre Nietzsche et Wagner, mais aussi entre Nietzsche et Sterne. En montrant que, finalement, cette « atomisation » est ce que Nietzsche critique, ce qu’il regrette comme une perte du sens de la grande forme, perte dont il rend Wagner responsable. La grande forme se délite et ne consiste plus qu’en petits segments, en membres de phrases de plus en plus petits. En même temps, c’est peut-être aussi ce que Nietzche admire, en tout cas lorsqu’il regarde plutôt de côté de Sterne. Ce qu’il appelle mélodie infinie d’un côté, cette espèce de serpent de mer qui se casse et se fragmente de partout chez Wagner, devient finalement un phrasé qu’il admire chez Sterne. Quoi qu’il en soit, la ponctuation rend les choses brèves, c’est là son effet.
Après, je dirais qu’il y a une brièveté inhérente au geste ponctuant lui-même. Pas dans ses conséquences, donc, pas dans ses effets de phrasé, mais dans la ponctualité même du moment de l’inscription de la ponctuation. Là, il y a quelque chose qui est de l’ordre du flash, je crois. Le point comme tel, c’est en effet l’atome, c’est la brièveté par excellence. C’est même ce qu’il y a d’absolument insaisissable tellement c’est bref. On pourrait penser ici à saint Augustin, à la ponctualité du présent qu’il évoque dans ses Confessions et qui est plus que brève, toujours plus que brève. Mais précisément, cette hyperbrièveté de l’instant ponctuel, cette plus-que-brièveté est déjà tramée d’une répétition. Et le flash est aussi, comme j’essaie de le montrer à partir de ces deux films qui ouvrent le livre, Fight Club d’un côté et Raging Bull de l’autre, cet après-coup qui est dans la pointe du présent même et qui fait que le présent est toujours quelque chose qui aura été présent à l’instant déjà supplémentaire, aussi bref soit-il, dans cet écart qui est celui du flashage après-coup.
Je dirais donc qu’il y a peut-être deux brièvetés. Il y a une brièveté qui est du côté de l’effet, du côté de l’effet ponctuant, du côté de l’atomisation que la ponctuation provoque dans le phrasé. Et, d’autre part, il y a cette hyperbrièveté, cette ponctualité du point lui-même, mais qui en réalité se révèle être déjà tramée de sa propre répétition.
3R.B. Cette autre part de la ponctuation — l’après coup — demande une réflexion relativement complexe. Et l’on peut se dire que c’est là la raison qui a pu vous pousser à commencer par le cinéma et par des films disons assez « connus ». Je voulais d’abord savoir si ces exemples filmiques ont été employés, non pas selon une démarche illustrative, mais parce qu’ils permettent d’approcher la difficulté au moyen d’exemples plus facilement partageables. Ensuite, votre propos porte sur le temps, sur la mémoire, sur des phénomènes mémoriels, autant de sujets qui sont évidemment très liés au cinéma. Est-ce la raison pour laquelle le livre s’ouvre par des films, ces objets temporels ?
4P.Sz. C’est vrai que cette force d’après-coup qu’est la ponctuation est compliquée à mettre en scène, à montrer. Encore que, si l’on pense au modèle de la phrase, comme le fait Lacan, c’est assez clair. Lacan dit qu’une phase ne devient une phrase, au fond, que rétroactivement, c’est-à-dire après le point final qui vient la constituer en tant que phrase. La ponctuation rétroagit sur la phrase pour en faire cette phrase qu’elle n’était pas encore. Elle est comme une élasticité qui tend la phrase vers son terme et, une fois ce terme atteint, rebondit. Oui, c’est bien l’idée de l’élastique qui me vient à l’esprit. C’est ce que Lacan condense dans ce mot qu’il emprunte à Freud, la Nachträglichkeit, c’est-à-dire la rétroactivité, le coup en arrière.
Alors pourquoi commencer par des films ? Ce n’était pas vraiment une volonté d’illustration didactique, mais plutôt pour moi un moment de cristallisation de cette évidence qui commençait à s’imposer, à partir de Lacan, à partir de ce modèle linguistique de la phrase, et que j’ai tout simplement retrouvé en voyant ces films. Que j’ai retrouvé et surtout que je voyais se généraliser à d’autres champs, à d’autres types d’expériences sensorielles que celles qu’implique l’écoute, l’écoute musicale ou l’écoute du langage (car on parle aussi bien de « phrase » dans le langage que dans la musique). Je me disais que, finalement, cette rétroactivité de la ponctuation est à l’œuvre dans l’expérience sensorielle en général, dans l’expérience esthétique, au sens le plus large du terme « esthétique » — au sens de l’aisthêsis grecque, c’est-à-dire tout simplement de la sensibilité. Et elle était à l’œuvre en particulier dans l’expérience visuelle. C’est-à-dire que chaque instant, dans l’acte de voir, relève aussi d’une ponctuation qui est celle du regard, un regard qui ponctue et qui est ponctué. Voilà ce qui m’apparaissait notamment à travers ce film qu’est Fight Club. Pour le coup, si on le prend d’un certain point de vue, il devient presque un film didactique, c’est vrai. C’est-à-dire que le narrateur est en permanence accompagné, même quand on ne le voit pas, par ce double qu’est Tyler et qui ponctue en fait chaque seconde de l’expérience vécue pour permettre, justement, que cette expérience soit vécue, pour permettre qu’elle soit une expérience digne de ce nom. J’ai essayé, à partir de ces films, d’inscrire dans le concept même d’expérience ce redoublement qui la constitue comme expérience. Car pour que l’expérience soit vraiment une expérience, et non une simple perception, il faut qu’il y ait ce mouvement de redoublement qui est aussi le moment de l’appropriation. Il faut qu’il y ait ce flashage qui redouble chaque instant de l’expérience. Il me semblait que Fight Club en était la démonstration. Mais quand je parle de « démonstration » ou d’un film « didactique », ce n’est pas juste puisqu’en même temps, dans Fight Club, tout ce redoublement ou ce flashage ponctuant opère généralement de façon cachée. Ça se passe souvent entre deux photogrammes, à un niveau subliminal, qui est à peine perceptible si on ne le sait pas. Sauf si on ralentit le film, comme je l’ai fait...
5R.B. Il s’agit donc bien de brièveté.
6P.Sz. Exactement. Il s’agit de ce moment de l’hyperbrièveté qui est la ponctualité même de la ponctuation. C’est un redoublement immédiat que l’on ne voit pas, ou qu’on n’entend pas. Qui doit même disparaître sans doute pour permettre l’expérience en question. Donc ce redoublement est une condition nécessaire de l’expérience (il faut que ça flashe, il faut qu’il y ait quelque Tyler ou, comme le dit Swift dans les Voyages de Gulliver, des « frappeurs » qui frappent, qui marquent ou scandent, exactement comme Tyler, et qui du coup permettent de faire l’expérience de chaque seconde). En même temps, il faut qu’il reste caché, enveloppé dans sa brièveté subliminale, pour qu’il ne prenne pas le pas sur l’expérience qu’il permet.
7R.B. Il y a tout de même quelque chose d’assez perturbant, pour un livre qui a cette envergure intellectuelle et conceptuelle, dans le fait de commencer par un film de ce type. Votre propos tend à faire percevoir ce qui, selon votre lecture, est impliqué dans ce film qui a été très largement vu, sans être d’ailleurs toujours défendu. Il s’agit d’un film certes hollywoodien, assez contemporain, qui ne se contente pas de reconduire des schémas narratifs ou des effets. Ces derniers temps, il y a une présence assez affirmée du cinéma hollywoodien dans vos travaux (parfois plus du blockbuster, comme dans votre essai L’Apocalypse-cinéma), mais cela ne recouvre pourtant pas toute la filmographie qui apparaît dans vos écrits. Comment vous situez-vous aujourd’hui par rapport à cet usage ?
8P.Sz. Oui, là je dois vous faire une réponse en plusieurs temps. La première réponse, qui est la plus simple, aussi probablement la plus naïve et la moins argumentée, serait que finalement la distinction entre les genres, les styles cinématographiques, le populaire, le non-populaire, etc., exactement comme en musique d’ailleurs, ça ne m’a jamais intéressé. Voilà. Ce serait la première réponse, brève justement. Et je pourrais m’arrêter là.
Mais je me rends bien compte qu’en même temps il y a autre chose qui est en jeu. Car pourquoi, alors, ne pas donner une place égale à toutes sortes de films ? Ce que, peut-être, j’essaie de faire par ailleurs, mais en même temps je crois que votre question est juste, il y a peut-être eu parfois, dans mes travaux récents, un certain privilège — je ne dis pas que cela va nécessairement continuer — donné à ce qu’on peut appeler un cinéma populaire, grand public, etc. Une deuxième réponse, donc, mais qui elle non plus ne serait pas suffisante et qui resterait anecdotique, c’est que ce privilège vient d’un certain intérêt que j’ai entretenu depuis quelques années pour des objets dits populaires, précisément. Je sais que c’est un souci qu’on a souvent associé, à mon avis à tort, à la « pop philosophie », sans savoir d’ailleurs du tout ce qu’on met là-dedans. C’est un terme qui vient de Deleuze, mais Deleuze le jette comme ça en passant et n’en a jamais fait grand-chose — ou alors, si on voulait en parler sérieusement, il faudrait creuser du côté de Deleuze et Kafka, la question du devenir-mineur, etc. Pour moi, cela ne vient pas vraiment de là, mais plutôt de Walter Benjamin et de la nécessité— là, j’entame le troisième volet de ma réponse — de penser le devenir de l’expérience (le devenir de l’esthétique au sens de l’attention sensorielle) à l’époque du capitalisme avancé, un peu comme Benjamin l’avait fait avec ces objets que sont les passages, les publicités, le film — Mickey Mouse, Disney. Des objets mineurs donc, mais tellement importants, comme l’étaient aussi pour lui les livres pour enfants, les panoramas, les dioramas, etc. Pour moi, il s’agit d’une vraie exigence, pour plusieurs raisons. D’abord parce que, je le dis très simplement, j’ai souvent l’impression qu’il y a du cinéma qui au fond se charge très bien de se penser. Je pense en particulier à Godard. Et puis il y a un cinéma que l’on considère comme un cinéma sans pensée, mais je crois que c’est peut-être précisément là qu’il faut penser quelque chose. Ce cinéma qui, apparemment, ne (se) pense pas, il ne faut pas le laisser à ce qu’il semble être. Et du reste, c’est souvent un cinéma — mais je pourrais dire la même chose d’objets populaires en musique, comme les tubes — qui, contrairement à ce qu’on pourrait croire, met en scène beaucoup de choses, y compris sa propre façon de se présenter, sa propre économie aussi — on pourrait même dire son « économie esthétique ». Je crois que c’est d’autant plus important d’aller y voir, pas uniquement avec un regard théorique surplombant qui viendrait classer ces objets dans des types d’expériences que l’on pense pouvoir décréter, mais essayer de voir comment cette économie de l’expérience esthétique est déjà à l’œuvre dans ces objets-là. C’est-à-dire que ce n’est pas seulement nous qui les pensons, mais ce sont aussi eux qui nous pensent. Tout cela s’inscrit aussi donc pour moi dans une fidélité à Benjamin, mais à Adorno aussi, après tout. Adorno qui, même quand il s’est penché sur des objets que probablement il détestait, comme ce qu’il appelait des « marchandises musicales », des petites chansonnettes, le jazz, etc., s’est quand même confronté à ces productions de ce qu’il appelait « l’industrie culturelle », dans lesquelles il y a de la pensée en jeu. Et cette pensée, je crois qu’il ne faut pas la laisser à ladite « industrie culturelle ».
9R.B. Disons que les références filmiques « populaires » ne sont pas une posture que vous vous permettriez de prendre.
10P.Sz. Non, en effet, car je me méfie beaucoup de la pose ou de la posture didactique et illustrative, c’est-à-dire que bien trop souvent le « cinéma populaire » vient illustrer une idée qui est beaucoup plus compliquée et qui, finalement, trouve là l’exemple idéal pour démontrer ce qu’on essaie de démontrer. Peut-être que pour moi il s’agit exactement de l’inverse. C’est-à-dire qu’il y a des événements cinématographiques qui se produisent partout, dans des genres populaires ou non. En ce moment je suis en train de travailler sur Pickpocket et L’Argent de Bresson. Je travaille sur des scènes de supermarché au cinéma. Je me penche aussi sur Tout va bien de Godard. Donc, des événements filmiques, musicaux ou littéraires peuvent se produire pour moi dans toutes sortes de genres. La question du genre se pose après, après-coup justement. La question du genre est déjà une façon de cadrer, de ressaisir, de s’approprier cet événement. Alors que, pour moi, il y a d’abord l’événement filmique. Autrement dit, il ne s’agit pas forcément d’une œuvre filmique. On pourrait d’ailleurs dire que la catégorie d’œuvre est déjà en elle-même une façon de saisir, de maîtriser l’événement filmique en question. La pensée ne préexiste pas à l’événement. Au fond, je vous disais, en répondant à votre première question, que pour moi Fight Club ou Raging Bull étaient des moments de cristallisation. Quand je dis « cristallisation », cela ne veut précisément pas dire « exemplification » ou choix de la « bonne illustration didactique ». « Cristallisation » signifie que c’est à partir de là, que c’est à partir de ces séquences que je me suis dit : voilà, la ponctuation, c’est ça ; la question de l’expérience en tant que ponctuation, c’est ce redoublement à chaque instant, c’est finalement ce qu’il y a « entre », entre chaque instant — c’est une sorte de Tyler omniprésent. Ces moments filmiques sont arrivés tard dans le livre, pour cristalliser cette vieille force ponctuante qu’on retrouve dans des textes antiques, notamment chez Aristophane, à savoir la stigmé comme coup, ecchymose, comme inscription sur un corps, etc. Quand j’ai vu ces deux films, par hasard, il s’est véritablement agi d’une rencontre.
11R.B. Est-ce qu’il s’agit du même temps de rencontre pour la bande-dessinée, notamment celle que vous évoquez et qui a été réalisée à partir de la nouvelle de Tchékhov, Le Point d’exclamation ?
12P.Sz. C’est un peu différent, tout simplement parce que la nouvelle de Tchékhov est déjà une bande-dessinée, si j’ose dire. C’est-à-dire que c’est une nouvelle tellement hallucinatoire, le protagoniste Pérékladine voit en rêve tous ces signes de ponctuation, finalement il est déjà en train de produire des images. En lisant cette nouvelle, on a presque l’impression qu’elle s’illustre elle-même à mesure qu’on la lit. Donc c’est vrai que pour le coup, lorsque j’ai découvert cette bande-dessinée qu’une jeune artiste russe a faite — elle n’est pas du tout connue, elle circule sur des réseaux parallèles —, je me suis dit qu’elle avait mis en images ce qui était déjà en quelque sorte mis en image. Par ailleurs, la présence de la bande-dessinée en général dans À coups de points, la présence de toutes ces bulles, de toutes ces onomatopées, etc., c’est parce qu’il s’agit d’un « genre » qui a travaillé probablement plus qu’un autre la question de la ponctuation. Notamment dans ce qui se passe entre les cadres, ce que les théoriciens de la bande-dessinée ont été les premiers à appeler l’« entre-images ».
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1 « À deux voies. Le fantôme de l’autoroute et sa bande » (avec Jun Fujita), ...
13Robert Bonamy. Le premier texte que j’ai pu lire de vous est Ecoute. Une histoire de nos oreilles (Minuit, 2001). Il y est parfois question de cinéma, mais pas de la même façon. Vous repartez par exemple du Ludwig van de Mauricio Kagel. Pour autant, on peut difficilement considérer vos travaux comme menant à une théorie de l’écoute au cinéma, ou plus largement du son filmique. En tant que penseur de la musique, du son, c’est une tournure que vous n’envisagez pas. Hormis, peut-être, au cours d’un entretien que vous aviez accordé à Jun Fujita pour la revue Vertigo1 et où vous reveniez par exemple sur des écrits que Michel Chion a consacré à ces enjeux. Dans vos différents essais, on passe par Conversation secrète de Coppola (dans Sur Ecoute. Esthétique de l’espionnage, Minuit, 2007), par Hitchcock et par la manière dont un mot, qui peut être celui d’une chanson, fait événement filmique (dans Tubes. La Philosophie dans le juke-box, Minuit, 2008). Dans votre récent livre, il s’agit d’une question différente, quoique voisine, celle du boniment dans Le Procès de Welles — à ceci près que votre propos porte sur la marque du montage.
14Peter Szendy. La question du mot et de la nomination est en effet présente dans l’analyse que je propose de L’Ombre d’un doute. Ou encore, évidemment, dans le boniment, le bonimenteur étant celui qui parle sur le film. Mais ce qui m’intéresse, ce n’est pas tant le discours, le logos, c’est plutôt le moment de la nomination comme un cas particulier, mais parmi beaucoup d’autres, de marquage. Ce qui m’intéresse, c’est le marquage. Le bonimenteur est pour moi le strict équivalent cinématographique de ce que, dans Ecoute, je décrivais lorsque je m’intéressais au claqueur, au chef de claque par exemple, qui ne dit rien mais qui fait des signes, qui applaudit, qui marque. Et, pour moi, le bonimenteur c’est ça. Alors, je sais bien qu’il parle, qu’il traduit, même, quand il y a lieu de traduire les cartons pour les gens qui ne savent pas les lire, mais en même temps il a une fonction qui est antérieure, qui rend possible la nomination en la précédant, et c’est précisément la fonction de marquage. C’est pour ça que l’analyse du film de Welles est préparée et accompagnée aussi par ce roman de Gert Hofmann qui est consacré à son grand-père, bonimenteur dans l’Allemagne pré-nazie. Dans ce roman, il y a des passages extraordinaires, dans lesquels le bonimenteur, avant même de parler, d’expliquer, etc., est tout simplement là debout, sur une caisse de thé de Ceylan, et, avec son index ou son bâton, il pointe. Voilà, il pointe ou il ponctue à répétition l’image en la détaillant, en découpant des zones qui sont pré-signifiantes. Je veux dire par là qu’il ne les nomme pas encore, qu’il ne les décrit pas encore, il ne leur colle pas encore nécessairement un sens, un signifié ou une signification, mais il prépare la possibilité même de la signification. Et c’est ça qui m’intéresse. C’est ce qui m’a toujours intéressé, je crois. Et, finalement, même quand je parle des mots, ou de ceux qui nomment, de ceux qui discourent, finalement je m’arrête toujours au seuil de l’interprétation qui va être proposée. C’est pour ça que je me suis intéressé au claqueur, et pas aux critiques musicaux, à ceux qui ensuite projettent tel ou tel sens sur la musique. Ce qui m’intéresse, c’est vraiment le moment de la découpe pré-signifiante, qui rend possible la signification, mais qui ne l’installe pas encore. Ce sont ces moments de scansion, d’écart, ces moments de ponctuation, qui ne font pas encore sens mais qui ouvrent la possibilité du sens. Et là je dois dire que j’ai probablement été très marqué par ce que dit Derrida dans ce fameux texte qui s’intitule La Différance, où il parle des signes de ponctuation. Car ces signes de ponctuation sont précisément tout ce qui dans la langue ne relève pas encore de la signification, mais qui en ouvre la possibilité. Donc si on considère la ponctuation en un sens très large, incluant aussi le blanc, l’espacement entre les mots, au cinéma ce serait le montage, l’entre-images au sens des théoriciens de la bande-dessinée, qui ne relève pas encore du sens mais rend possible le sens.
15R.B. Le cinéaste que vous choisissez, Orson Welles, est plutôt un cinéaste du montage, en effet. Et en vous écoutant, on se dit qu’il a toujours été question de ce marquage et de cette ponctuation dans tous vos textes. La ponctuation n’avait peut-être pas encore son nom, elle le trouve dans votre essai le plus récent. Vos livres précédents peuvent donc en quelque sorte être lus ou relus depuis cette idée.
16P. Sz. Je peux même vous dire que ce livre, À coups de points, est en fait né de ce singulier moment de la vie universitaire qu’est l’Habilitation à diriger des recherches. Moment dans lequel on est censé faire le point, justement, sur tout ce que l’on a fait jusque-là. Et cela m’a toujours paru être un moment pénible, auquel j’ai beaucoup résisté. Jusqu’à ce que je décide non pas de faire simplement le point, mais de travailler sur la possibilité même de faire le point. Mais il est quand même resté de l’exigence de cette synthèse, disons quelque chose comme un regard rétrospectif sur des choses que j’ai pu écrire précédemment et en particulier les deux livres sur l’écoute, dans lesquels je me suis aperçu qu’il était déjà question, pas forcément sous ce nom, de ponctuation. Je me suis dit qu’il fallait ressaisir ça et en proposer une sorte de conceptualisation plus générale.
Cela me permet aussi de revenir sur votre question précédente…
17R.B. …l’absence d’une théorie de l’écoute cinématographique en tant que telle, alors qu’elle aurait pu être attendue parmi vos écrits ?
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2 Dans Trafic, no.50, « Qu’est-ce que le cinéma ? », mai 2004.
18P.Sz. Oui. D’une part, c’est vrai qu’il existe des choses, déjà, sur la question. D’autre part, plus fondamentalement, je crois que j’ai du mal à isoler l’expérience cinématographique de l’expérience tout court. Exactement comme j’ai du mal à isoler l’expérience musicale de l’expérience tout court. Je veux dire par là que je suis de plus en plus intéressé par des gens qui, comme c’est le cas par exemple de Jean-Luc Nancy dans un petit texte passionnant qui s’intitule « Cinéfile et cinémonde2 », disent que le cinéma fait partie des conditions de possibilité de notre expérience en général. C’est-à-dire que l’expérience cinématographique n’est pas une expérience qui se cantonne au cinéma. Il y a du film avant le film, au-delà du film. Et, pour moi, la meilleure preuve de ça, c’est quand je lis ou que j’écoute parler quelqu’un comme Walter Murch qui, dans ce magnifique petit livre intitulé En un clin d’œil, explique qu’à chaque fois que l’on cligne des yeux, c’est au fond déjà du montage, et il l’explique en terme de ponctuation.
Pour moi, contrairement à ce qu’ont pu dire, très finement, des gens comme Merleau-Ponty lorsqu’ils opposent la perception naturelle à la perception cinématographique, je serais beaucoup plus tenté de suivre quelqu’un comme Nancy en disant que le cinéma fait partie des conditions de possibilité de notre expérience en général. Ce qui explique probablement pourquoi cela ne m’a jamais intéressé de faire une théorie de l’écoute au cinéma. C’est plutôt l’inverse qui se passe pour moi, c’est plutôt que je crois qu’il y a déjà de l’écoute cinématographique dans l’écoute en général. De même qu’il y a déjà du regard cinématographique dans le regard en général, ou de même qu’il y a déjà des phénomènes comme les tubes ailleurs que dans les tubes proprement dits. C’est donc plutôt le mouvement inverse qui m’intéresse. C’est la raison pour laquelle j’aurais vraiment du mal à m’obliger à m’assoir pour écrire un traité de l’écoute filmique. J’ai plutôt envie de « partir du cinéma », dans tous les sens du terme. Partir du cinéma pour penser le regard, l’écoute, l’expérience en général. Un peu comme le propose Walter Murch.
19R.B. Comment situer l’articulation entre le marquage et le montage ? Probablement en passant par Murch et le clin d’œil qui n’est d’ailleurs pas étranger à la brièveté ?
20P.Sz. Voilà, Murch, exactement. Ce livre a été une grande découverte, je trouve qu’il s’agit d’un grand théoricien, d’un véritable penseur de l’expérience. Au fond, ce qu’il disait sur le montage qu’est déjà le regard, sur le regard comme étant déjà intrinsèquement du montage, c’était pour moi exactement du même ordre que ce qui m’avait intéressé avec les claqueurs. J’expliquais dans Ecoute qu’il y a déjà de la claque au cœur de notre écoute la plus intime, que ce marquage sonore qu’est la claque, qui est donc toujours une découpe, une découpe du flux auditif, ce marquage sonore n’attend pas que l’on se retrouve dans un théâtre bruyant, avec des claqueurs qui claquent et d’autres qui contre-claquent, etc. Il se produit déjà à l’intérieur même de l’expérience d’écoute la plus intime, où il y a déjà l’autre qui est là, il y a déjà cette sorte de mini-théâtre d’affrontement des découpes, qui se produit dans chaque seconde de mon écoute en général, qui est la condition de possibilité pour toute expérience d’écoute. De la même manière, Walter Murch me démontrait et me donnait à penser que du montage, il y en a bien avant le cinéma, et que le cinéma est peut-être ce champ esthétique dans lequel cet art du montage et du marquage a été tout simplement porté à son comble, a donné lieu à toute une pratique, à une théorisation, etc.
21R.B. Et si vous travaillez actuellement en partant des films de Bresson, c’est en lien avec cette question de montage et de marquage ?
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3 Gilles Deleuze, Cinéma 2, L’Image-temps, Les Editions de Minuit, 1985, p. 104.
22P.Sz. Oui et non. C’est lié dans le sens où je crois que le marquage et le montage sont une question d’économie. On peut dire probablement qu’il y a chez Bresson toute une problématique économique : Pickpocket ou L’Argent sont de grands films sur l’échange. Mais la question de l’économie est aussi théorisée chez Bresson, dans ses Notes sur le cinématographe, lorsqu’il parle de la « valeur », lorsqu’il écrit qu’une image n’est une image que dans la mesure où elle vaut par rapport à d’autres images, qu’au fond il n’y a jamais une image seule, que cette image ne devient cette image qu’elle est que « par rapport à » ou en « valant pour », en « valant contre » d’autres images. Il y a là une théorie qui est pour moi, de manière très frappante, une théorie presque saussurienne du cinéma, car après tout c’est bien Saussure qui en premier a commencé à parler de la langue en terme de « valeurs », justement. On peut en effet dire que c’est bien une question de montage, si une image ne vaut jamais seule, si elle ne vaut que par rapport aux autres dans ce système de valeurs qu’elle constitue avec ou contre les autres. C’est déjà la question du montage en même temps que celle de l’économie.
Pour tout vous dire, je crois que c’est à partir de Bresson, entre autres, que je réussirai peut-être à m’approcher de ce qui est pour moi la phrase la plus difficile que j’ai pu lire chez Deleuze dans les deux volumes sur le cinéma, cette phrase sur laquelle je ne connais d’ailleurs pas vraiment de commentaires, dont j’ai l’impression qu’elle est un peu passée inaperçue dans L’Image-temps : « L’argent est l’envers de toutes les images que le cinéma montre et monte à l’endroit…3 » Cette phrase, on pourrait bien sûr mal la comprendre, d’autant plus qu’elle vient après une citation de Fellini affirmant que le film sera fini quand il n’y aura plus d’argent. On pourrait se méprendre en la réduisant à une banale question de production, etc. Mais je crois que, bien au-delà de ça, cette phrase renvoie à la question du montage lui-même comme étant une question intrinsèquement économique, précisément au sens où Bresson dans ses Notes sur le cinématographe parle quant à lui de valeur des images.
23R.B. La manifestation graphique de la ponctuation n’est pas toujours du côté de la brièveté, dans le Tristram Shandy de Sterne par exemple. Pour en revenir à un cinéaste qui vous intéresse fréquemment, Alfred Hitchcock, la ponctuation paraît d’abord liée au temps long du retardement, du suspense. Comment envisagez-vous, plus précisément et sans passer nécessairement par ces catégories traditionnelles, les ponctuations d’Hitchcock ?
24P.Sz. : Il y a assurément un aspect « élastique » de la ponctuation, dont on parlait en commençant cet entretien, et qui renvoie à une oscillation de type systole-diastole. La ponctuation telle qu’il faut je crois l’entendre, dans le sens le plus large, dans le sens le plus élastique du terme, est à la fois un moment de frappe ou de condensation (le moment où quelque chose se ramasse, la phrase par exemple) et c’est immédiatement aussi le moment où quelque chose s’allonge, se diffère, se redouble. Finalement, ce battement élastique entre la systole et la diastole est toujours en train de jouer dans la ponctuation. Donc, de ce point de vue, dans Tristram Shandy, on comprend bien que la ponctuation — dont Sterne fait un usage absolument magistral et complètement inégalé dans l’histoire de la littérature — relève toujours des deux. Elle est toujours en train d’espacer quelque chose, de retarder le moment où cela va arriver, et en même temps elle est toujours en train de couper, de trancher, de scander, etc. La brièveté de la ponctuation est une brièveté élastique. C’est une brièveté qui relève paradoxalement de l’élongation. C’est une brièveté plastique, aussi. Il y aurait d’ailleurs là le lieu d’un débat que j’ai un peu évité et que j’ai peut-être remis à plus tard, probablement, avec ce qu’écrit ma collègue et amie Catherine Malabou sur la plasticité.
Pour en venir à Hitchcock, le suspense est précisément, je crois, le phénomène de l’élongation ou de la brièveté allongée par excellence. Au fond, le suspense est toujours déjà ramassé. On attend quelque chose qu’on devine déjà, qui est déjà inscrit dans un mouvement systolique. Même si cela s’allonge dans la diastole, la perspective de la systole finale est déjà là. C’est ce qui fait la suspension, on étire, on étire et on sait que ça va revenir. On sait qu’il va y avoir le moment inéluctable de la systole.
25R.B. Le coup de cymbale de L’Homme qui en savait trop reprend d’ailleurs le geste d’une certaine élasticité…
26P.Sz. Oui, c’est un moment éminemment élastique, ou plastique. Plus je vois ce moment, plus j’y vois aussi comme deux oreilles. Entre lesquelles il y a comme une bulle de temps, qui est là, enserrée. Un peu comme une bulle de savon que l’on pourrait modeler avant que ça n’éclate — et ça va éclater ! La frappe finale va être justement le moment systolique qui supporte et suit toujours la diastole.
27R.B. Tout ceci se lie à une politique de la ponctuation.
28P. Sz. Une politique ou, plus précisément, une « économie politique ». Car il y a une économie de la ponctuation, la ponctuation est par excellence une question économique pour tout un faisceau de raisons. D’abord parce qu’entre ponctuation et calcul, il y a un rapport structurel d’une part et empirique ou historique d’autre part. On peut suivre les historiens de l’écriture lorsqu’ils disent que la ponctuation est née avec le geste comptable, la première ponctuation est la vérification des lignes de compte. Mais on peut aussi essayer de penser avec Heidegger que tout calcul est une manière de ponctuer, c’est-à-dire de poser des valeurs. Poser des valeurs, c’est, selon Heidegger, raisonner en termes de points, d’où la question économique de la ponctuation. A l’époque de la fluctuation des valeurs, il y a un appel permanent à la ponctuation, à l’affirmation d’une valeur qui se fait à coups de points. Mais la ponctuation n’est pas seulement une question économique, c’est aussi une question politique. Ponctuer c’est décider, d’un sens, d’un phrasé. Au fond, la figure du point est la figure de la décision. Il faudrait dire que ponctuer, c’est une décision proto- ou archi-politique. Après quoi, si l’on avance, comme j’essaie de le dire, que la ponctuation ne s’épuise jamais dans la ponctualité, qu’elle se joue dans le redoublement ou l’après-coup, sa dimension politique se complique de manière passionnante et abyssale…
Entretien réalisé le 10 décembre 2013 au Cinéma Le Méliès (Grenoble)
Notes
1 « À deux voies. Le fantôme de l’autoroute et sa bande » (avec Jun Fujita), dans Vertigo, n° 27, mai 2005.
2 Dans Trafic, no.50, « Qu’est-ce que le cinéma ? », mai 2004.
3 Gilles Deleuze, Cinéma 2, L’Image-temps, Les Editions de Minuit, 1985, p. 104.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Robert Bonamy
Université Grenoble-Alpes / U.M.R. Litt&Arts - CINESTHEA