La Réserve : Livraison du 08 novembre 2015
La Petite Apocalypse de Tadeusz Konwicki ou comment réinventer l’autorité
Initialement paru dans : Emmanuel Bouju (dir.), L’Autorité en littérature, Presses Universitaires de Rennes, 2010, Interférences
Texte intégral
-
1 Tadeusz Konwicki, La Petite Apocalypse, trad. Zofia Bobowicz, Paris, Presse...
-
2 Le jeu sur le double sens du mot n’est certes pas possible en polonais, qui...
1A la dernière page de La Petite Apocalypse1 le narrateur, un écrivain dont la ressemblance avec l’auteur, Tadeusz Konwicki, n’est sûrement pas fortuite, déverse sur son corps un bidon d’essence et s’enflamme. Il périt — du moins les points de suspension qui ferment le récit à la première personne le laissent entendre — sous les feux des projecteurs et devant les objectifs des caméras des télévisions du monde entier. La Petite apocalypse raconte la mort d’un auteur. S’agit-il de la mort de l’auteur, celle dont Roland Barthes avait parlé dix ans avant la publication de La Petite Apocalypse ? Tadeusz Konwicki souhaite-t-il, en immolant en public son auteur, affirmer avec éclat la primauté du texte ? La toute-puissance du lecteur ? Prendre la théorie à contre-pied ? Il ne peut être question de réduire La Petite Apocalypse à une mise en fiction de questions de théorie littéraire. La fiction de Tadeusz Konwicki, un succès mémorable de la diffusion sous le manteau en Pologne, devenu plus tard classique incontournable des programmes scolaires, est d’abord, sans aucun doute, une anti-utopie, la description d’une Pologne du futur, imaginaire et infernale, subissant les effets délétères d’un régime aussi despotique qu’absurde. La théorie littéraire et la pensée politique ne s’excluent pourtant pas l’une l’autre. Bien au contraire : dans La Petite Apocalypse sont actualisés, en même temps, les deux sens du terme autorité : le sens littéral (être auteur) et le sens que nous qualifierons de politique (le pouvoir de se faire obéir sans exercer de contrainte)2. C’est sans doute l’Histoire de la Pologne qui explique l’insistance avec laquelle la fiction dit cette articulation. Toutefois, bien que profondément ancrée dans une Histoire, La Petite Apocalypse constitue une contribution à la question de l’autorité littéraire, qui déborde clairement des limites de son contexte immédiat.
-
3 Je reprends ici la définition de cette notion par Raymond Trousson : « Nous...
-
4 Un personnage donne une explication intéressante de cette situation : « A p...
-
5 Echo grinçant, bien sûr, du geste de Jan Palac, l’étudiant tchèque qui s’es...
2La Petite Apocalypse est avant tout une anti-utopie, c’est-à-dire une cité imaginaire infernale3, à portée essentiellement satirique, puisque son objectif premier est de toute évidence une dénonciation de l’état de la société polonaise de la fin des années 1970. C’est pour grossir le trait que la fiction convoque une série de motifs et de scénarios catastrophe propres au genre anti-utopique. L’action se déroule à une date que personne ne connaît puisque tous les repères sont désormais effacés, quelque part entre 1979 et 20044, en une seule journée, tout au long de laquelle on fête en grande pompe la « déclaration de candidature » de la Pologne à l’entrée dans l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques. Le premier secrétaire du Parti communiste du pays frère est venu en personne assister aux cérémonies, qui sont retransmises en direct à la télévision. Ce cadre festif ne saurait dissimuler la décomposition avancée de la ville dans laquelle se déroule l’action, et qui, bien que jamais nommée, est très facilement identifiable comme la capitale polonaise. Le marasme est à la limite du fantastique. Les ponts s’effondrent, les façades des immeubles s’effritent (notamment celle du Palais de la Culture, gratte-ciel « offert » par Staline aux Polonais en 1952). Tout est gris et sale. La désorganisation est totale : queues devant les magasins, qui exposent en vitrine de fausses saucisses, coupures incessantes et sans raison de l’eau et du gaz, transports en communs aux itinéraires imprévisibles... Quant aux habitants de cette ville cauchemardesque — mais si ressemblante à la Pologne de la fin des années 1970 —, ils sont tous veules, alcooliques et corrompus. Le narrateur est un écrivain de l’opposition. Au début du roman il se réveille avec une forte sensation de « gueule de bois », plutôt morale que physiologique, et un sentiment d’impuissance totale. Au bout de quelques pages deux de ses « amis », des intellectuels de l’opposition, viennent lui rendre visite et lui annoncent qu’il a été « choisi » pour s’immoler par le feu, le soir même, en signe de protestation, devant le siège du Parti, au moment de la sortie des dignitaires participant aux cérémonies officielles5. Le récit a la forme d’un monologue simultané qui accompagne l’errance du narrateur dans sa ville en attendant l’heure du supplice, bidon d’essence à la main, en quête d’allumettes occidentales, c’est-à-dire fiables. Il s’achève naturellement par des points de suspension au moment même où le narrateur atteint son autel.
-
6 Tadeusz Konwicki, né en 1926, un des principaux auteurs polonais de l’après...
3Même si la satire sociale et le jeu avec les conventions de l’anti-utopie s’imposent comme les grilles interprétatives les plus évidentes pour La Petite Apocalypse, la question de l’autorité permet tout autant de rendre compte de la configuration des éléments de la fiction. La Petite Apocalypse est bien une fiction sur l’autorité. Dès les premières pages les deux sens du terme, littéraire et politique, sont actualisés. D’emblée en effet le héros-narrateur se présente à nous comme écrivain, au moyen d’abord d’un certain nombre d’attributs à valeur hautement symbolique qui surgissent dans l’espace physique et/ou mental qui l’entoure : il songe ainsi au papier vierge rangé dans le placard à côté de son lit, quelques instants plus tard, en cherchant des cigarettes, il tombe sur « une feuille jaunie » sur laquelle il avait écrit quelques mots des années plus tôt. Sa ressemblance troublante avec l’auteur, Tadeusz Konwicki6, encourage aussi à confondre le narrateur avec l’auteur : un certain nombre de motifs et de thèmes traversent ses réflexions matinales, qu’un lecteur averti connaît de l’œuvre autobiographique de Konwicki (tels la vue par la fenêtre qui s’offre à lui, quelques souvenirs d’enfance, des allusions à une exclusion du parti...). Tout est même fait pour que le lecteur hésite pendant plusieurs pages quant au statut générique du livre qu’il est en train de lire, sans pouvoir décider s’il a affaire à une fiction ou à une autobiographie. Les « amis » du narrateur, qui viennent lui expliquer son étrange mission, font clairement allusion à son statut d’écrivain. C’est d’ailleurs bien en tant qu’écrivain qu’il doit mourir. La mort d’un individu lambda n’aurait pas le même impact ! L’écrivain jouit donc d’une autorité non négligeable. C’est en vertu de cette autorité qu’il a été choisi pour mourir d’une mort atroce :
7 « Widzisz […] taki czyn będzie tylko wtedy miał sens, jeśli wstrząśnie ludź...
Tu comprends […] une telle action n’aura de sens que si elle ébranle l’opinion de ce pays et du monde. Toi, on te connaît ici, tu as ton public de lecteurs fidèles, même là-bas, en Occident, ton nom n’est plus tout à fait inconnu. Bref, ta biographie et ton profil moral collent le mieux à la situation. (21/11)7
4Toutefois s’il a été choisi pour mourir, c’est en même temps justement parce qu’il n’écrit plus. Sa mort ne constituera donc pas une grosse perte pour la culture polonaise. Il est un écrivain totalement improductif depuis de nombreuses années. Le papier rangé dans ses placards est jauni, les stylos qui encombrent ses tiroirs sont cassés. Le narrateur ne tarde d’ailleurs pas à nous dire qu’il est un écrivain réduit au silence :
8 « Nie pamiętam. Może pięć, może siedem lat temu. Zniosłem wtedy za jednym z...
Ça remonte peut-être à cinq ou sept ans. J’avais aboli alors d’un coup deux censures : la mienne et celle de l’Etat pour écrire un récit destiné à une revue clandestine. Ce fut mon dernier texte. Depuis, je suis devenu impuissant. Impuissant mais libre. (28/15)8
5Or, s’il n’écrit plus, comprenons-nous au fil de la conversation entre les amis qui se mélange au monologue du narrateur, c’est parce que... plus personne ne l’écoute. Rien à voir avec une simple panne d’inspiration. Des choses à dire, il en a plus qu’il n’en faudrait : il voudrait parler à ses « compatriotes », ses « frères », leur faire prendre conscience de la gravité de la situation de la Pologne, les informer de l’approche de l’apocalypse, leur faire comprendre qu’ils s’« enfoncent dans le chaos et le néant », les remettre sur le droit chemin. Une série de prises de parole, plutôt de tentatives de prises de parole, ponctue tout le roman :
9 « Słuchajcie, bracia biedacy. Podejdźcie bliżej i nadstawcie ucha […]. »
Ecoutez-moi, frères. Approchez et tendez l’oreille […]
(213/122)9
10 « To miasto jest stolicą narodu, który wyparowuje w nicość. O tym też trze...
J’habite dans la capitale d’une nation qui s’enfonce peu à peu dans le néant. Cela, il va falloir le dire également Mais à qui ? (11-12/5)10
6Mais toutes ces prises de parole sont avortées. Le narrateur se tait au bout de quelques mots parce qu’il se souvient que personne ne l’écoute. C’est le refus de ses compatriotes d’écouter et d’entendre, qui rend impossible la création littéraire. Autant dire qu’on ne devient auteur que grâce à ses lecteurs. Un auteur qu’on n’écoute pas est condamné au silence et à la mort, au silence qui est sa mort, faut-il sans doute entendre.
-
11 Certains commentateurs ont pu lire La Petite Apocalypse comme un pamphlet ...
7On comprend aisément que le narrateur se voudrait de l’espèce des messies et des prophètes, et qu’une telle posture auctoriale ne se conçoit pas sans public. Le titre de la fiction, La Petite Apocalypse, le dit assez. Etre auteur, c’est annoncer l’apocalypse et agir sur les hommes en suscitant de leur part une conversion, non pas en l’occurrence au christianisme, mais aux valeurs morales de la jeunesse du narrateur, du monde d’avant la guerre, valeurs que trente années de socialisme réel ont définitivement ravagées. Or plus personne n’écoute notre narrateur-auteur. Mais pourquoi donc plus personne ne l’écoute ? On est tenté — plusieurs indices dans la fiction nous mettent sur cette voie — d’imputer cette situation aux trente années de socialisme réel. C’est le système totalitaire qui a perverti le sens des mots, en particulier des mots honneur, amitié, fraternité, justice..., brouillé les frontières entre la fiction et la réalité, démoli le système axiologique, éradiqué les « élites », etc. Au bout du compte, c’est la décomposition en profondeur du tissu social, le chaos, le marasme. Même l’opposition ne joue plus son rôle. Non seulement les mots et les valeurs qu’elle pouvait opposer au régime ont perdu leur sens, mais elle a même été minée de l’intérieur par le pouvoir qui en a fait une sorte d’institution11. Lettres ouvertes, pétitions, manifestes... : tous ces gestes d’opposition sont désormais des rituels vidés de leur sens et de toute efficacité. La mort de l’auteur est un crime politique : c’est le socialisme réel qui l’a tué !
8Le socialisme réel n’a pourtant pas tué n’importe quel auteur. La posture prophétique en dehors de laquelle le narrateur-auteur ne peut concevoir son auctorialité, est avant tout la posture des écrivains romantiques, qui, tout au long du XIXème siècle, alors que la Pologne ne figurait pas sur la carte du monde, s’étaient donnés pour mission de guider la nation et de l’empêcher de s’enfoncer dans le néant. La donne ne change pas sensiblement entre la fin de la deuxième guerre mondiale et 1989. La conception romantique du rôle de l’auteur demeure. Notre narrateur-auteur voudrait donc jouer le rôle traditionnellement assumé par les auteurs polonais. Mais ses compatriotes refusent de jouer le jeu. Il n’y a plus d’oreilles pour entendre ses mises en gardes et ses rappels à l’ordre. La Petite Apocalypse ne raconte pas la mort de l’auteur, mais celle d’un certain modèle auctorial, en insistant avec force sur l’étroite interdépendance que celui-ci suppose entre l’auteur et ses lecteurs. La fiction affirme littéralement l’a priori romantique : un auteur est à la fois quelqu’un qui écrit et quelqu’un qu’on écoute. Un auteur qu’on n’écoute pas est un auteur mort. En le disant littéralement, elle fait sourdre le paradoxe de cette double proposition : pas de lecteurs, pas d’auteur ; pas d’auteur, pas de lecteur. Comment s’échapper du cercle vicieux ?
9On aurait pourtant tort de lire La Petite Apocalypse uniquement comme la complainte d’un auteur qui aurait perdu son statut social. En point de fuite des paradoxes qui habitent l’anti-utopie de Konwicki, au-delà de l’apparente noirceur de la fin, le vrai enjeu de la fiction est plutôt de trouver une voix pour parler, être écouté et se faire entendre, en d’autres termes de réinventer l’autorité, à tous les sens du terme. Cette voix (et voie) nouvelle, il semble bien que Tadeusz Konwicki ait fini par la trouver. Le succès immense que le texte a connu au moment de sa publication dans le « 2nd circuit » (le circuit clandestin) le confirme. On est presque tenté de dire que la grève du chantier naval de Gdańsk, qui a commencé un an après la publication de La Petite Apocalypse et qui à débouché sur la création du syndicat « Solidarité », le confirme aussi d’une certaine manière. On se gardera d’attribuer à La Petite Apocalypse la chute du mur de Berlin. Il n’empêche : l’anti-utopie de Konwicki a fait preuve d’une efficacité hors du commun à dynamiser le débat politique en Pologne. Elle a fait preuve de l’efficacité pragmatique de la fiction, cette efficacité pragmatique qui est peut-être l’autre nom de l’autorité politique en littérature. La Petite Apocalypse a été un véritable best-seller de l’époque communiste. Impossible de ne pas confronter le succès du roman avec la litanie d’aveux d’impuissance qui en fait la matière.
10On peut bien sûr croire à l’efficacité du sacrifice : dire qu’en immolant symboliquement son double fictionnel, l’auteur a retrouvé son crédit. Rien ne vaut un petit sacrifice. Ses amis le lui avaient bien dit pour lever ses dernières réticences. La mort garantit à nouveau l’écoute :
12 « Oszczędzaj słowa. Te najlepsze zachowaj na wieczór. Musisz tam krzyczeć ...
Économise tes mots. Garde les meilleurs pour ce soir. Tu auras à les crier de toutes tes forces. Rien que des pensées d’or. Les gens vont les noter pour les garder précieusement comme des versets de la Bible. Ce sera ton chef-d’œuvre. (28-29/15)12
-
13 Sur les figures paradoxales de l’auteur et les retournements que celles-ci...
11C’est là prêter à la littérature une efficacité symbolique qu’elle possède peut-être. Toutefois la « renaissance » de l’auteur, son retour, qu’atteste en quelque sorte le succès de La Petite Apocalypse, qui montre qu’en définitive il y a bien une façon de se faire entendre et donc de parler, est l’avènement d’un auteur d’un genre nouveau. Un auteur qui se construit certes toujours par une relation avec ses lecteurs, qui est fait par ses lecteurs, mais — et c’est là en quelque sorte « son secret » — qui a trouvé une manière nouvelle de leur parler. Cette manière nouvelle repose sur un triple détour, le détour de la cité imaginaire, le détour de la fiction et, surtout, le détour de la prétérition. Car à force de faire répéter à son narrateur qu’il ne parvient pas à dire à ses compatriotes qu’ils s’enfoncent dans le néant, l’auteur y parvient mieux que quiconque. Le narrateur incapable de parler n’est en fin de compte qu’une de ces figures auctoriales dites paradoxales13, où l’auteur se définit au moyen de ce qui a priori ne saurait justement le définir : le faussaire, la plagiaire, le copiste ou, dans notre cas, le mutique... Comme toutes les figures paradoxales, celle de notre narrateur-auteur condamné au silence, se retourne aisément en son contraire. L’auteur mutique parle bien mieux que n’importe quel bavard. La Petite Apocalypse pourrait avoir pour sous-titre : éloge du discours indirect.
-
14 L’intermède de l’indépendance de la Pologne pendant l’entre-deux guerres n...
12La Petite Apocalypse dit quelque chose de nouveau en matière d’autorité. Mais cette nouveauté ne réside pas dans l’idée que ce sont désormais les lecteurs qui font l’auteur. Elle est à chercher bien plutôt dans l’effort pour repenser, en profondeur et au delà de la lumière crue des concepts, les relations entre l’auteur et ses lecteurs, sur fond d’éclatement des canons d’un éthos collectif vieux de près de deux siècles14, éclatement causé non pas tant par le système totalitaire, que par l’effondrement de celui-ci. Ou du moins tout autant par le système que par sa fin. Car le monde aux oppositions gommées et brouillées qui est celui de La Petite Apocalypse est aussi le monde de l’après totalitarisme. Voilà pourquoi La Petite Apocalypse n’est pas simplement la satire au vitriol d’une société en état de décomposition avancée. Un monde nouveau se dessine à l’horizon. Il faut aussi voir les bons côtés de la décrépitude de la ville où se déroule l’action : les murs du Palais de la Culture et du siège du Parti, deux symboles architecturaux du régime et de la mainmise du Grand Frère de l’Est, sont fortement lézardés et prédisent littéralement pour ainsi dire l’effondrement du système. Le socialisme réel est en fin de course. Mais le prix à payer est (entre autres) le deuil de la parole du maître, d’une parole à laquelle des circonstances historiques particulières ont ménagé une vitalité hors du commun. C’est aussi ce renoncement à la parole du maître, renoncement souvent douloureux, que La Petite Apocalypse raconte.
-
15 Voir, par exemple (c’est un motif clé de la pensée de Jacques Rancière), J...
13Le renoncement à la parole du maître s’écrit de multiples façons dans la fiction, et notamment au moyen d’innombrables mises en abyme de la prise de parole. Pour entendre ce qu’elles cherchent à nous dire, il faut pourtant mettre de côté les oppositions apparentes et les schémas traditionnels. Il faut se mettre à l’écoute, par exemple, du curieux parallèle qui se dessine entre l’incapacité à se faire entendre dont se plaint notre narrateur-auteur et... le mutisme des dirigeants politiques qui évoluent sur les écrans des téléviseurs. Dans tous les appartements visités par le narrateur-auteur au long de son périple urbain, des téléviseurs sont allumés, qui transmettent en direct les cérémonies officielles. Les orateurs se succèdent, mais le son est toujours coupé, selon une habitude dont le narrateur nous dit qu’elle est largement répandue. Personne n’écoute les discours des dirigeants, tout comme personne n’écoute le narrateur. De même, personne ne prête l’oreille aux discours diffusés par les hauts-parleurs disséminés dans les rues. Certes, les dirigeants en place parlent en langue de bois. Certes, les hauts parleurs diffusent de la propagande. Certes, il faut comprendre que l’écrivain ne parvient pas à se faire entendre mieux que le pouvoir, mieux que quiconque en vérité, parce que trente années de socialisme réel ont définitivement vidé les mots de leur sens. Tel est sans aucun doute bien le cas. Mais la fiction — elle a ce curieux pouvoir — dit en même temps autre chose. L’éloge de l’adresse indirecte signale aussi, à celui qui veut bien ne pas s’arrêter aux apparences, qu’il est temps de faire son deuil de la parole du maître, quel qu’il soit, de renoncer à ce que Jacques Rancière appelle la « parole vivante », c’est-à-dire une parole caractérisée par une origine bien déterminée, visant des destinataires précis, guidée par une signification à transmettre et un effet à assurer15. Le motif de la parole, et donc de son opposé qu’est le mutisme, n’est pas à prendre uniquement au sens littéral chez Konwicki : il renvoie, comme dans la pensée de Jacques Rancière, à un régime d’énonciation et de circulation du discours. Les temps sont révolus de cette parole qui bouleverse et persuade, édifie et entraîne les âmes et les corps. Il faut en faire son deuil d’un côté comme de l’autre : ni le dirigeant communiste, ni l’écrivain de l’opposition n’y échappent. Ce qui ne signifie pas qu’ils sont réductibles l’un à l’autre. La mort finale de l’auteur doit être comprise avant tout comme la fin d’une certaine mise en scène de la parole, au profit d’une parole se passant de mise en scène.
14Car renoncer à la parole du maître, c’est accepter le risque de la « lettre errante »16, en d’autres mots de la littérature, ou, en d’autres mots encore, de la démocratie qui pour Jacques Rancière ne se définit pas uniquement par « une distribution différente des pouvoirs », mais comme « régime de l’écriture, le régime où l’errance de la lettre orpheline fait loi, où elle tient lieu de discours vivant, d’âme vivante de la communauté »17. La mise en abyme de l’errance de la lettre est un leitmotiv dans La Petite Apocalypse. Les slogans de propagande qui pendouillent tristement sur les immeubles décrépits, flottent sur la Vistule ou voguent dans les airs accrochés à des ballons, les exemplaires de l’organe officiel du Parti que des agents déguisés jettent au milieu des passants indifférents, les graffitis anti-communistes sur les murs des immeubles que personne ne lit et que plus personne ne prend la peine d’effacer... sont autant d’avatars du motif de la lettre errante. Peu importe qu’il s’agisse de propagande : le dépassement des oppositions et le brouillage des repères est là aussi à l’œuvre. Dès lors qu’elle est errante, la lettre est susceptible de mauvais usages, car il n’est plus possible de la soustraire à ceux à qui elle n’est pas destinée. Notre narrateur-auteur l’éprouve sur sa propre peau lorsqu’il rencontre sur son chemin de « mauvais lecteurs ». C’est tout d’abord le jeune homme qui se présente comme un inconditionnel de l’écrivain, lui récite des passages entiers de ses œuvres et qui s’avère finalement être un agent de la police politique, et qui, même démasqué, continue à protester de la sincérité de son admiration pour l’auteur. C’est surtout le tortionnaire de la police politique qui, après avoir infligé à notre héros quelques mauvais traitements de routine, se vante d’être un de ses lecteurs assidus et l’encourage à continuer à écrire. Il faut toutefois écrire, dit-il, pour « un lecteur précis » :
18 « Mądrale powiadaja, że nie warto. A jeśli mądrale tak mówią, to znaczy, ż...
Certains gros malins disent que non, mais il faut toujours faire le contraire de ce que disent les malins. Tenez, j’ai même une idée là-dessus. Vous n’avez qu’à écrire pour un lecteur concret, par exemple pour moi. Croyez-moi, c’est beaucoup mieux ainsi. Faites donc fi de la censure, de la raison d’Etat, de toutes vos inhibitions et écrivez comme un homme libre pour d’autres hommes libres. Vous avez toujours été un orgueilleux, mais vous n’êtes pas vaniteux. L’importance du tirage ne doit pas compter beaucoup à vos yeux. Un seul lecteur avisé avec de la bonne littérature entre les mains, n’est-ce pas mieux que des dizaines de milliers de primates avec du papier hygiénique dans leur pognes ? Dans cette main-là, votre livre ne sera pas perdu, il a toutes les chances d’avoir une vie éternelle. (136 ; 76)18.
15Ecrire pour un « lecteur précis », s’en tenir au régime de la parole vivante, c’est écrire pour un agent de la police politique : le raccourci est éloquent. Les conseils de l’agent sont sans aucun doute à prendre à rebours et il en livre d’ailleurs lui-même le mode d’emploi : « il faut toujours faire le contraire ». Il faut accepter le risque d’une parole sans relation réglée d’adresse, le risque d’être lu par des mauvais lecteurs et de voir son discours détournée, le risque enfin de n’être qu’un des orateurs sur la scène politique. C’est justement en acceptant ce risque que l’auteur conquiert sa nouvelle autorité.
-
19 Ibid, p. 82.
16La Petite Apocalypse raconte le défi auquel est confronté l’auteur polonais en 1979 et qui se situe au croisement de l’autorité littéraire et de l’autorité politique : la débâcle annoncée du système, entraînera avec lui tous les avatars — même méconnaissables — des prophètes et messies, tout un « système littéraire » construit sur une série d’oppositions entre écrivains soumis au régime et écrivains d’opposition, écrivains du circuit officiel et écrivains du circuit clandestin, entre écrivain du pays et écrivains de l’émigration, entre littérature et ce qui n’est pas littérature. La démocratie est avant tout une redistribution spécifique des lieux. Cette redistribution s’accomplit dans La Petite Apocalypse à coups de curieux parallèles entre les tribulations d’un écrivain de l’opposition que personne n’écoute et les avanies d’un régime qui laisse tout le monde indifférent. Car le brouillage des repères est caractéristique du régime de la « lettre errante », de « la façon même dont le discours et le savoir ordonnent une visibilité et dont il font autorité »19. En fin de compte La Petite Apocalypse est bien une fiction d’anticipation : non pas parce qu’elle imagine une Pologne où la décomposition du tissus social s’est poursuivie jusqu’à un point inédit, mais parce qu’elle entrevoit les principes fondateurs des relations au sein de la nouvelle communauté qui va émerger du chaos. Avec ses avantages et ses inconvénients. Ses avantages surtout, oserions-nous dire. Car le narrateur, celui qui écrit et non celui qui veut parler (et meurt à la fin) a accepté le risque. Il nous le dit, discrètement mais en toutes lettres, au milieu des jérémiades de son narrateur-auteur :
20 « Piszę. Właściwie zacząłem dopiero pisać na nowo. Dziś rano. »
J’écris. Plus précisément, je viens de me remettre à écrire. Ce matin. (107/60) 20
Notes
1 Tadeusz Konwicki, La Petite Apocalypse, trad. Zofia Bobowicz, Paris, Presses Pocket, 1993. En polonais : Mała apokalipsa, Zapis n° 10, avril 1979 (il s’agit de l’édition originale, dans un circuit parallèle). Les références à cet ouvrage seront données entre parenthèses dans le corps du texte, annoncées par le sigle PA, suivi du numéro de la page dans le texte français, puis dans le texte original.
2 Le jeu sur le double sens du mot n’est certes pas possible en polonais, qui dispose de deux mots différents pour désigner ces deux notions, formés cependant bien sûr à partir de la même racine : autorstwo (le fait d’être auteur) et autorytet (la capacité à se faire obéir sans exercer de contrainte). L’existence de ces deux mots n’invalide pourtant en rien l’analyse qui suit, même si l’ambivalence du mot en français rend l’interdépendance entre les deux notions plus évidente.
3 Je reprends ici la définition de cette notion par Raymond Trousson : « Nous proposerons donc ici de parler d’utopie lorsque, dans le cadre d’un récit (ce qui exclut les traités politiques), se trouve décrite une communauté […] qu’elle soit présentée comme idéal à réaliser (utopie positive) ou comme la prévision d’un enfer (l’anti-utopie) […] », Voyages au pays de nulle part, Editions de l’Université de Bruxelles, 1999 (1975).
4 Un personnage donne une explication intéressante de cette situation : « A part lui [le ministre], personne ne connaît la vraie date. Nous étions soit en avance, soit en retard par rapport aux délais de production prévus, sans parler de cette manie de vouloir rattraper l’Occident. Vous pensez, chaque branche de l’industrie, chaque institution, chaque exploitation agricole disposait de son propre calendrier. Ils prenaient cinq mois d’avance pour rester ensuite douze mois en arrière ! Ça a tout chamboulé. 1972 tombait en 1974, 1977 en 1979. Aujourd’hui personne ne s’y retrouve plus. Enfin, il nous reste encore le soleil. Il n’empêche que c’est un sacré bordel. » (PA, 141, 79)
5 Echo grinçant, bien sûr, du geste de Jan Palac, l’étudiant tchèque qui s’est immolé en 1969.
6 Tadeusz Konwicki, né en 1926, un des principaux auteurs polonais de l’après-guerre, toujours en vie et en activité à l’heure actuelle. Il a fait de la résistance pendant la guerre, au côtés de l’armée dite « de l’intérieur » (en rapport avec le gouvernement en exil à Londres). Il rejoint le parti en 1952, écrit quelques œuvres « orthodoxes », puis prend de la distance, et en 1966, est exclu du parti, pour avoir cosigné une lettre de protestation contre l’exclusion du philosophe Leszek Kolakowski. A partir de 1976, après s’être vu refuser ses textes par les éditeurs officiels, il se met à publier dans le « 2nd circuit ». C’est à ce moment que voit le jour une série de romans qui décrivent le société polonaise, comme une société plongée dans un marasme absolu, aussi bien sur le plan moral qu’économique, et qui semble sans issue. La Petite Apocalypse, fiction au titre éloquent, appartient à cette période. L’auteur n’a même pas tenté de proposer ce roman à un éditeur « officiel ».
7 « Widzisz […] taki czyn będzie tylko wtedy miał sens, jeśli wstrząśnie ludźmi tutaj w kraju i wszędzie za granicą. Jesteś znany naszym czytelnikom, a i na Zachodzie gdzieniegdzie słyszano o tobie. Twój życiorys i twój charakter jak najbardziej pasują do tej sytuacji. »
8 « Nie pamiętam. Może pięć, może siedem lat temu. Zniosłem wtedy za jednym zamachem dwie cenzury, własną i państwową. Napisałem opowiadanie do podziemnego pisemka i to był mój ostatni tekst. Stałem się wolnym impotentem. »
9 « Słuchajcie, bracia biedacy. Podejdźcie bliżej i nadstawcie ucha […]. »
10 « To miasto jest stolicą narodu, który wyparowuje w nicość. O tym też trzeba powiedzieć. Ale komu ? ».
11 Certains commentateurs ont pu lire La Petite Apocalypse comme un pamphlet contre les dissidents en activité à l’époque. En effet plusieurs personnages du roman s’inspirent de personnages réels.
12 « Oszczędzaj słowa. Te najlepsze zachowaj na wieczór. Musisz tam krzyczeć z całych sił. Samymi złotymi myślami. Ludzie to zapiszą i przechowają jak wersety biblii. Twoje arcydzieło literackie. »
13 Sur les figures paradoxales de l’auteur et les retournements que celles-ci supposent, on pourra lire : Chantal Massol, « Des paradoxes de la figure auctoriale », in Chantal Massol, Anne-Marie Monluçon, Brigitte Ferrato-Combe, Figures paradoxales de l’auteur, Université Stendhal—Grenoble III, 2004, Recherches & Travaux n° 64, pp. 5-15.
14 L’intermède de l’indépendance de la Pologne pendant l’entre-deux guerres n’a pas été assez long pour l’ébranler.
15 Voir, par exemple (c’est un motif clé de la pensée de Jacques Rancière), Jacques Rancière, La Parole muette, Paris, Hachette, 1998, Hachette Littératures, p. 81 sqq.
16 Ibid.
17 Ibid., p. 84.
18 « Mądrale powiadaja, że nie warto. A jeśli mądrale tak mówią, to znaczy, że warto. Ja mam nawet pewien pomysł. Niech pan pisze dla konkretnego czytelnika, to zawsze lepiej. Na przykład dla mnie. Niech pan odrzuci cenzure, racje stanu, wszelkie lęki i pisze jak wolny dla wolnych. Był pan zawsze pyszny, ale nie próżny. Wielkość nakładu nie odgrywa dla pana szczególnej roli. Lepszy jeden rozumny czytelnik z prawdziwą literaturą w ręce, niż dziesiątki tysięcy jamochłonow z papierem toaletowym w garści. U mnie pana książka nie zginie. Tylko w mojej ręce ma szanse na przetrwanie, na wieczność. »
19 Ibid, p. 82.
20 « Piszę. Właściwie zacząłem dopiero pisać na nowo. Dziś rano. »
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Anna Saignes
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – ÉCRIRE