La Réserve : Livraison du 08 novembre 2015
Genèses du Tour through Italy de Stendhal (1811-1813)
Initialement paru dans : Genesis n° 32, Paris, PUPS, 2011
Texte intégral
À Christine et Laurent Arbelet
1L’heureux incident qui a présidé à ce travail fut la redécouverte, au printemps 2008, d’une des strates du dossier génétique du Tour through Italy de Stendhal, perdue depuis 1911. Il s’agit d’une des mises au net réalisées en 1813 par un copiste (Fougeol) à partir d’un cahier autographe de 1811. Cette copie, intitulée de la main de Stendhal « Fin du tour d’Italie, en 1811 », est cousue en cahier, certainement par les soins de celui-ci :
Illustration n° 1 : Manuscrit Arbelet, folio 99 r°1
-
2 Stendhal, Œuvres intimes, t.I, Victor Del Litto éd., Paris, Gallimard, « Bi...
-
3 Soirées du Stendhal-Club, deuxième série, Documents inédits, Paris, Mercure...
-
4 Journal d’Italie, éd. Paul Arbelet, Paris, Calmann-Lévy, 1911.
-
5 « Équipe manuscrits de Stendhal », Centre d’études stendhaliennes, ancienne...
2Ce cahier connaît une étrange destinée : il fut d’abord légué par la famille de Romain Colomb, le cousin de Stendhal, à Auguste Cordier qui, dans les années 1889-1890, transmet l’ensemble de sa collection de manuscrits autographes à Casimir Stryienski, l’un des premiers « stendhaliens » du nom. Mais Auguste Cordier ne se défait pas de ces feuillets sans en avoir au préalable réalisé de sa propre main une copie en « fac-similé » : il imite l’écriture de Stendhal, transpose soigneusement ses croquis sur papier calque et les joint à sa transcription (Bibliothèque municipale de Grenoble, R 90729 (2) Rés.). Ensuite, la copie de Fougeol et celle de Cordier disparaissent : en 1972, la bibliothèque de Clermont-Ferrand signale qu’elle possède la copie de Cordier et la bibliothèque municipale de Grenoble en fait l’acquisition. En 1981, dans sa notice à l’édition de « la Pléiade », Victor Del Litto saluait cette trouvaille - ou plutôt ces retrouvailles - mais indiquait qu’on ne savait pas où avait disparu le cahier original que Stryienski avait eu entre les mains et que Paul Arbelet avait consulté, affirmait-il2. Il devait se trouver dans les mains de particuliers... Effectivement, Paul Arbelet avait consulté ce document pour en faire une première édition avec Stryienski dans les Soirées du Stendhal-Club, deuxième série, 1908, sous le titre « Fin du Tour d’Italie en 1811 (Cahier complémentaire du ” Journal ”) »3, puis pour son édition du Journal d’Italie, en 19114. Le petit-fils de Paul Arbelet, Laurent Arbelet, venait de découvrir, au printemps 2008, ce précieux cahier, dans une malle, au milieu de notes de cours et autres papiers personnels de son grand-père, avec une mention de la main de celui-ci : « manuscrit de Stendhal ». C’est ainsi que l’équipe « Manuscrits de Stendhal »5 fut alertée et que, grâce à la générosité de Laurent Arbelet, je découvris avec émotion un cahier dans l’état où Stendhal l’avait laissé de son vivant, à l’état de nature pourrait-on dire, et jamais encore archivé par les bibliothécaires.
3À partir de cet élément retrouvé, j’ai voulu reconstituer tous les maillons de la chaîne écrite, de 1811, point de départ de l’écriture sous la forme particulière d’un « Journal de voyage », jusqu’aux ultimes traces visibles dans l’œuvre publiée, au-delà même de ce qui constituait sa borne visible, à savoir les copies de 1813. Je me poserai ainsi la question de la valeur de l’écriture personnelle dans la mesure où elle est remaniée, dictée, corrigée et qu’elle subit une transformation générique que seule l’étude transversale du dossier génétique peut aider à comprendre. Enfin, je m’intéresserai au statut du brouillon : pourquoi Stendhal, après s’être donné tant de mal à retravailler certaines pages de son Journal les abandonne-t-il ? Le brouillon dans ce cas est-il une impasse, la marque d’une irrésolution ou au contraire une étape vers un futur texte qui l’englobe et le dépasse ?
Chronologie du Voyage
-
6 Il s’agit d’un des titres que Stendhal donna à son « Voyage » (R 5896 (14) ...
4Quand il entreprend la rédaction du Voyage en Italie de 18116, Stendhal, auditeur au Conseil d’Etat, obtient de Pierre Daru, pour lequel il travaille alors, un congé pour l’Italie. Quelques jours avant son départ, il commence à écrire son Journal sur un cahier autonome ayant pour titre A Tour Throught [sic] Italy 1811. Il y récapitule les motivations et les conditions du voyage :
25th August 1811
[…] L’idée me vint de demander un congé et d’aller voir Naples et Rome. Je fis ma demande à [un blanc] qui l’accueillit avec une bonté parfaite.
-
7 Nous reproduisons ces clichés avec l’aimable autorisation de la Bibliothèqu...
Illustration n° 2 : Bibliothèque municipale de Grenoble, R 5896 (23) Rés., folio 2 r°7
-
8 Le voyage est déjà au cœur de l’entrée précédente du 18 août, sous forme de...
5Le « Journal de voyage » commence donc à Paris, le 25 août 1811, dans la continuité du Journal proprement dit8, par le récit des préparatifs et des adieux qu’il fait à Mme Daru et à Angeline Beyreter. Avant d’atteindre l’Italie, le diariste traverse la Bourgogne, la Franche-Comté, la Suisse et, quand il arrive enfin à Milan, le 8 septembre, il est bien en Italie mais il ne voyage plus : il « livre bataille » à la belle Angela Pietragrua qu’il désire depuis son premier voyage en Italie de 1800 ; le 20 septembre, la « victoire remportée » fait de Milan le point d’aimantation du récit (il aura du mal à quitter Angela et n’aura de cesse de rentrer à Milan pour la retrouver). Enfin, le 21 septembre, le lendemain de cette victoire, il entame son tour d’Italie proprement dit jusqu’au 24 octobre où il retrouve Angela à Varese ; reprend alors une nouvelle fois la narration de ses aventures amoureuses. Le 7 novembre, le récit est interrompu, de manière un peu abrupte, sur des considérations esthétiques à peine rédigées, sous forme de notes, alors qu’il ne rentre à Paris que le 27 novembre. On voit donc que ce Tour est autant récit de voyage que récit des amours du diariste, itinéraire personnel autant que culturel.
-
9 Voir Gérald Rannaud, « « Le Journal de voyage, forme littéraire ou fait cul...
6Le titre, calligraphié de manière cérémonieuse sur la première page du Tour [voir illustration n° 1], annonce donc un contenu légèrement décalé par rapport à celui qu’on lit effectivement, qui se cherche, s’égare en des pages discontinues où alternent des descriptions de paysages et de tableaux vus dans des musées, des notes de lecture, des réflexions personnelles et des prouesses sexuelles à demi-voilées. Le titre affiche une intention littéraire que l’écriture au jour le jour déçoit : le geste emphatique qui le trace montre la solennité d’une amorce scripturaire que dément le contenu du Journal qu’on lit, fait de notes souvent elliptiques et fragmentaires. Il renvoie sans doute à une pratique qui s’intensifie depuis la fin du XVIIIe siècle et que Chateaubriand a consacrée par son Itinéraire de Paris à Jérusalem, paru en 1811, l’année même où Stendhal amorce son Tour through Italy. Le Journal ne peut échapper à ce « fait culturel »9 - un voyage donne lieu à sa narration - et l’effet d’annonce que constitue la typographie du titre se situe certainement dans ce genre de projet alors dans l’air du temps.
Description matérielle du dossier génétique
-
10 Almuth Grésillon, La Mise en œuvre. Itinéraires génétiques, CNRS éditions,...
7Il s’agissait avant toute interprétation de remettre de l’ordre dans les différentes strates du dossier manuscrit, d’en rétablir la chronologie et, comme nous le suggère Almuth Grésillon, « de restituer le principal fil conducteur de l’écriture, celui qui permet d’ordonner les matériaux selon les lois d’une filiation linéaire, celles qui président aux arbres de la généalogie, bref, les lois du ”stemma” ».10
8Les éléments du Tour through Italy se déploient ainsi autour de deux grands ensembles temporels : la rédaction du 1er jet de 1811 qui épouse le déroulement du voyage réel et la campagne de relecture en 1813.
9Nous avons ainsi deux massifs d’écriture distincts :
101) les autographes de 1811 :
-
-
11 Les numéros de registre renvoient désormais, sauf mention contraire, au ca...
un cahier autographe intitulé A Tour Throught [sic] Italy 1811 (Bibliothèque municipale de Grenoble, R 5896 (23) Rés.11) qui va jusqu’à la date du « 19 8bre 1811 » [19 octobre 1811] (R 5896 (23) Rés., folios 113r°-114v°). Relu et corrigé en 1813 : annotations autographes et notes de régie.
-
-
un second cahier autographe (R 5896 (14) Rés. , folios 189r°-212r°) qui relate le second séjour à Milan à partir du moment où Henri Beyle retrouve Angela (24 octobre 1811) et qui comporte quatre pages de titre : Collection complète du Voyage en Italie de 1811 (folio 189 r°) ; 1811 A Tour in Italy ; dernier cahier (folio 190 r°) ; 1811 Italie (folio 190 v°) ; dernière partie du Journal ; second séjour à Milan (folio 192 r°). Corrections et notes de régie de 1813.
112) les copies de 1813 :
-
R 5896 (2) Rés., (f°s 162-175) : dictée de la partie manquante correspondant au voyage de Florence à Rome et au séjour à Rome ; chapitre « Musique à Naples ».
-
1ère copie : cahier n° 51 (disparu) et cahier n° 50 (Manuscrit Arbelet : « Fin du Tour d’Italie »).
-
Transcription par A. Cordier du cahier n° 50 : copie Cordier (R 90729 ( 2), Rés).
-
2e copie (mise au net) : copie Crozet-Royer « Tour d’Italie en 1811 par M. de Léry » (aujourd’hui introuvable).
La campagne de relecture (1813)
-
12 En juillet 1812, il est parti pour la campagne de Russie avec les treize r...
12En janvier 1813, Stendhal rentre, épuisé, désespéré, malade, de la campagne de Russie. En mars, avec évidemment plus de distance personnelle et plus de conscience de sa vocation d’écrivain12, il reprend son manuscrit de 1811. Que fait-il alors ?
1. Il comble certaines lacunes de fragments perdus en cours de voyage, en dictant à son copiste quelques pages sur le trajet Florence-Rome et le séjour à Rome ainsi que la traduction de l’ouvrage de Luigi Galanti Napoli e il suo contorno [Naples et ses environs] qui formera le chapitre « Musique à Naples » ; il relit cette copie et la corrige (R 5896, (2) Rés., folios 162 r°-175 v°).
2. Il corrige son manuscrit de 1811 et le « prépare » pour la copie qu’en doit faire son copiste. On trouve donc des notes de régie destinées au copiste pour qu’il intercale des ajouts au bon endroit : « J’ai oublié l’autre registre dans la diligence. Placer ceci après la page 55 du 1er cahier » (R 5896 (23) Rés., folio 23 r°).
13 Ces indications de la main de Romain Colomb, le cousin de Stendhal et son ...
3.. Il dicte à son copiste Fougeol cette version corrigée du manuscrit autographe en y intégrant la dictée de la copie des pages perdues. Il corrige cette copie (cahiers n° 51 : « commencement du voyage » et 50 : »Fin du voyage »13) : cahiers n° 51 (disparu) et cahier n° 50 : copie Arbelet retrouvée en 2008.
14 Œuvres intimes, t. I, op.cit., p.1419.
4. Il dicte à nouveau à son copiste cette nouvelle mouture pour la mettre au net en y insérant les corrections et les ajouts transcrits sur la copie précédente mais aussi d’autres modifications qu’il invente spontanément en dictant oralement (copie dite Crozet-Royer que Victor Del Litto dit avoir consultée chez Mme de Royer à Claix (Isère)14 .
-
15 V. Gérald Rannaud, « Éditer l'inachevé. Notes sur une édition du manuscrit...
13L’analyse des différentes strates du manuscrit nous renseigne de manière très précise sur le travail d’écriture stendhalien, déjà analysé ailleurs par Gérald Rannaud15 : à partir des corrections apportées sur le premier jet autographe, Stendhal invente oralement son texte par des dictées successives qu’il annote une fois qu’elles sont établies par son copiste et qu’il dicte à nouveau jusqu’à la dernière couche d’écriture. On voit ici que toute linéarité est exclue du processus d’écriture et que le « texte » se construit dans le mouvement de cette alternance rédaction-relecture, englobant successivement les annotations antérieures et les dépassant par l’improvisation orale :
Illustration n° 3 : Manuscrit Arbelet, folio 163 r°
Vers une fictionnalisation du récit de soi ?
14Le travail de reprise du Journal de 1811 doit nous conduire à en retrouver le sens.
15Plusieurs niveaux de transformation sont à identifier : d’abord, les surcharges et ratures sur le manuscrit de 1811 vont, semble-t-il, dans le sens d’un effacement progressif des traces de subjectivité et de datation des entrées du Journal, marques de l’écriture diariste : les noms propres sont remplacés par des initiales ou des pseudonymes ; les dates de rédaction du manuscrit autographe sont mises entre parenthèses pour que le copiste ne les reporte pas sur la copie ; un découpage en chapitres est esquissé, en interligne, même si la numérotation de ces chapitres n’est pas systématique : parfois un blanc succède à la mention « chapitre », en vue d’un remaniement ultérieur :
Illustration n° 4 : R 5896 (23) Rés., folio 4 r°
16La première copie de 1813 introduit du liant entre les chapitres (qui sont créés et numérotés de façon plus systématique que dans la version corrigée de 1811) afin d’effacer l’impression de discontinuité des entrées du Journal. Par exemple, au folio 192 r° du volume 14 (R 5896 Rés.,), on pouvait lire la remarque suivante :
A mesure que mon voyage devient bon mon journal devient mauvais. Souvent pour moi décrire le bonheur c’est l’affaiblir. C’est une plante trop délicate qu’il ne faut pas toucher. Voici quelques fragments décrivant des instants de mon second séjour à Milan.
17Sur le folio 163 r° du Manuscrit Arbelet [Illustration n° 3], on peut lire l’ajout suivant, en interligne :
Chapitre LXII
J’arrivai à Milan le 22 8bre [22 octobre] 1811 à la nuit tombante ayant mis moins d’un mois à voir toute l’Italie. Je ne touchais pas le pavé en marchant dans les rues. Milanese avait peur d’être assassiné en venant de Lodi. Je revois enfin la Porta Romana.
A mesure que mon voyage devient bon […]
18Sont ajoutées les circonstances du retour à Milan et les impressions de bonheur qui s’y rattachent. Le récit devient plus factuel et un lien s’établit avec l’ensemble des pages écrites pour leur donner une cohérence globale plus visible : le journal se réécrit avec le savoir de ce qui s’est passé ultérieurement, ce qui est contraire à la logique propre du journal quotidien, inscient des événements du lendemain. Le récit au passé se substitue donc au discours du présent ; l’ajout est daté : « écrit en 1813 ».
19Mais c’est sur la dernière copie du dossier manuscrit (copie Crozet-Royer) que les changements sont le plus caractéristique : la première personne du singulier propre à l’écriture diariste cède la place à un narrateur, M. de Léry, qui aurait communiqué au narrateur premier son Journal, selon la mise en scène éditoriale du manuscrit trouvé ou légué, typique des récits du XVIIIe siècle :
16 Œuvres intimes, t. I, op.cit., p. 1422.
Tour d’Italie en 1811 par M. de Léry.
M. de Léry, capitaine aide de camp, m’a permis, avant de partir, de prendre ce que je voudrais dans ses manuscrits. J’ai fait copier un morceau sur le style et sa course en Italie. Il y a dans le récit de celle-ci plusieurs parties qui ne sont apparemment intelligibles que pour lui.16
20Le récit est donc emboîté dans une fiction éditoriale, ce qui accroît encore la distance avec l’écriture au jour le jour du Journal. La « Préface » de M. de Léry narrativise le processus d’écriture : elle explique comment le récit de 1811 sera gardé intact, dans la gangue du corps principal du manuscrit, mémoire des moments sacrés du bonheur d’avant 1813 ; les réflexions de 1813 seront, elles, détachées matériellement du texte, « en note », mais intégrées au discours préfaciel :
17 Ibidem.
Préface : Non sum qualis eram.
Je suis malheureusement loin d’être l’homme de 1811. Je ne corrigerai donc rien à mes journaux de 1811. Ils perdraient en ressemblance à mes sensations ce qu’ils pourraient gagner en clarté et en agrément. Je suis dans le calme le plus parfait. À mon retour de Moscou, je n’ai plus retrouvé les passions qui animaient ma vie. […] La froideur où je suis tombé actuellement ne serait pas désagréable, si j’avais le souvenir du bonheur que me donnaient les goûts qui occupaient ma vie avant mon voyage en Russie. […]
Je viens de décacheter les cinq ou six enveloppes qui renfermaient le journal de 1811. Je vais le copier ou le faire copier exactement. Je ne me permettrai d’autre altération que de mettre en français les passages écrits alors en anglais pour la prudence. Tout ce que j’ajouterai sera en note et date de ce temps de froideur (1813).17
21Les notes ne sont donc plus des ajouts ou des corrections destinés à commenter le manuscrit de 1811 mais une autre voix dialoguant avec un autre temps de l’écriture et partie intégrante de cette nouvelle mouture qui englobe les deux strates de l’écriture. L’écriture agit donc par intégration de ce qui n’était qu’apostille et marginale ; elle se situe à l’intersection d’un temps mort dont il faut garder la mémoire que le narrateur a perdue et d’un temps présent, nostalgique de ces temps révolus.
22Dans cette strate de 1813, la relation au lecteur est très perceptible alors que le diariste de 1811 hésitait à réserver l’écriture à son seul usage ou bien à la partager avec un éventuel lecteur, déclarant par exemple, à Milan, le 8 septembre 1811 : « Dirais-je ce qui m’a ému le plus en arrivant à Milan ? (on va bien voir que ceci n’est écrit que pour moi.) C’est une certaine odeur de fumier particulières à ces rues. Cela, plus que tout le reste, me prouvait apparemment que j’étais à Milan »18. Dans cet aveu, perçait déjà la présence d’un destinataire paradoxal, nié et sollicité à la fois : en effet, à qui s’adresse la question posée ? quel est ce « on » à qui elle est destinée ? Le « narrateur » de 1811 envisageait même parfois la présence effective d’un lecteur : « Je ne dis pas que ces jugements soient vrais pour vous qui me lisez, mais ils le sont pour moi, M.H.B., né en 1783 et ballotté par onze ans d’expérience. Voilà ce que je pense »19. Les copies de 1813 vont donc dans le sens d’une affirmation de plus en plus nette du caractère fictionnel du récit : le lecteur y est admis comme une instance évidente du processus énonciatif et le voyageur donne par avance à ses notes un destinataire, sans avoir besoin de le nommer précisément. Il lui offre, d’emblée, le mode d’emploi de son récit : « Je ne me permettrai d’autre altération que de mettre en français les passages écrits alors en anglais pour la prudence. Tout ce que j’ajouterai sera en note et date de ce temps de froideur (1813) ».
23Les différentes strates du dossier manuscrit nous montrent également les mutations génériques de cette écriture en devenir. En 1811, malgré elle, à la faveur d’un événement imprévu, l’écriture du Journal est déviée de ses fonctions initiales (Journal de voyage) et dérive vers l’« intime » : Stendhal tombe amoureux d’Angela Pietragrua. Ainsi, entre le moment qui précède le premier séjour à Milan et celui qui lui succède, la tonalité change du tout au tout : le Tour d’Italie n’est plus vraiment le but du voyage ; depuis qu’il a quitté Milan le 21 septembre, le narrateur n’a plus qu’une obsession, retrouver Angela. Le 9 octobre, à Naples, il écrit son impatience :
20 Ibid., p. 7794-795.
Je crois que je suis amoureux de [Mme Pietragrua]. Du moins, depuis Bologne, j’aurais toujours mieux aimé être avec elle qu’au lieu où je me trouvais. Je me surprends sept à huit fois par jour à penser à elle avec tendresse, avec rêverie ; ma respiration est accélérée et je quitte avec peine ce doux penser . […] Il me semble que ce que j’éprouve est de l’amour dans toute l’étendue que ce mot a dans mon esprit. Je grille de retourner à Milan. Rien ne m’émeut. Je serais plus sensible à ce que je vois si j’eusse sauté Milan. Peut-être n’irai-je pas à Ancône20.
24Mais, de manière concurrente, au cours du voyage, une autre vocation se dessine et l’artiste se révèle sous l’amoureux :
21 Ibid., p. 736.
J’ai cru longtemps être né insensible à la sculpture et même à la peinture.
Mais enfin près d’Iselle, en sentant le genre de cascade qu’il conviendrait de mettre autour du palais de La Pauvreté, j’ai compris que je sentais aussi le langage des choses muettes.21
25À la toute fin du Journal de 1811, au moment même où l’écriture s’épuise, c’est même la seule orientation qui persiste, sous forme de bribes discontinues, de notations elliptiques. Et le « Tour d’Italie » s’achève ainsi :
22 Ibid. ,p. 815.
7 novembre 1811
Vu ce matin la galerie de l’Archevêché. Belle figure de Procaccini.
Copie de la Madeleine du Corrège qui me semble jolie.
Beau portrait de pape, en petit de Titien, dit-on.
Relief d’un profil du Titien22.
26Le « Voyage en Italie » est donc non seulement un brouillon jamais publié mais un inachevé, un récit ouvert, tendu vers autre chose que l’écriture du Journal. À un moment donné, Stendhal a sans doute conscience que son Journal de voyage est devenu une esquisse différente de que ce qu’il avait imaginé qu’il pouvait être ; ou bien peut-être le voyage – et son écriture quasi quotidienne – donne-t-il un autre élan à son désir d’écriture. L’épuisement que nous constatons à la fin de ce cahier est paradoxalement un processus dynamique : Stendhal abandonne certes son manuscrit, pratique fréquente chez lui, mais ni définitivement, ni absolument, comme on va le voir.
27La copie Arbelet répare en effet cette fin trop abrupte en lui adjoignant un nouveau chapitre (LXXX) qui ferme de manière moins soudaine le processus d’écriture et qui, par l’ajout du mot « Fin », ôte le caractère nécessairement inachevé du Journal non publié :
Illustration n° 5 : Manuscrit Arbelet, folio 195 r°
[ Chapitre LXXX
Après cela je fus trop heureux et trop occupé par la jalousie de ces MM. pour avoir le temps d’écrire. Je partis de Milan le 13 Novembre, arrivai à Paris le 27 Novembre à 5h1/2. Great. Le lendemain bataille perdue.
Fin.]
28La boucle du voyage est donc bouclée : la mention du retour à Paris en signe l’achèvement par une clôture artificielle (puisqu’ajoutée après-coup et non en temps et lieu du voyage).
29Sur la copie Crozet-Royer, la mise en récit est accentuée. La mention « Chapitre I » remplace la date liminaire, intégrée désormais au flux de la narration : « Hier, 25 août 1811, j’ai arrêté ma place dans la diligence de Milan ». L’effet de localisation et de datation propre au « Journal » est donc effacé au profit d’un lissage des aspérités produites par la narration chaotique et incertaine de l’écriture journalière. L’alternance imparfait/passé-simple renforce l’homogénéité du récit rétrospectif. D’autre part, le départ, loin d’être marqué par l’émotion des adieux, comme en 1811, est motivé par des raisons psychologiques et esthétiques (déjà s’amorce ici la ligne de partage entre l’Italie, contrée de toutes les délices, et la France, terre d’ennui, qu’on retrouvera comme une constante dans les écrits postérieurs de Stendhal).
23 Ibid., p. 1423.
Je serai à Milan dans dix jours. Je suis allé à Versailles en une heure un quart dans mon cabriolet. J’y vis la pièce du Dragon.
Tout cela m’a paru plat, petit et ennuyeux. Parfaitement heureux à Paris, j’en suis dégoûté à fond23.
-
24 Victor Del Litto soutient qu’en 1813 « le projet a germé dans [l’] esprit ...
30On constate une nette orientation du dossier manuscrit vers un stade de condensation à la fin du processus de rédaction. Les copies de 1813 tendent en effet à une littérarisation progressive par rapport au support premier du journal. Il existe, certes, une intention littéraire à la source du projet (nous l’avons vu dans la manière d’isoler d’emblée le journal de voyage en unité indépendante pourvue d’un titre) mais qu’elle soit dès le départ tournée vers un projet de publication, comme le prétend Victor Del Litto24, me semble fausser la temporalité particulière de l’entreprise et renoncer à « écouter » ce que nous disent les vagues successives du manuscrit. Qu’un « journal » soit, deux ans après son écriture spontanée et discontinue, retravaillé, retouché, comme un brouillon ordinaire montre, je crois, que quelque chose a changé, qu’une autre visée s’est superposée à la première, qu’une réorientation s’est imposée en cours d’élaboration. À partir du moment où l’écrivain intervient sur l’écriture première, où il paye des copistes pour effectuer un véritable travail de ressaisie et de transformation du premier jet manuscrit, on n’est plus dans le « Journal intime » écrit en voyage. Le dossier génétique du Tour through Italy nous montre, par son inflexion vers une narration de moins en moins improvisée, que la réutilisation des éléments du Journal s’engage dans une voie nouvelle qui rompt avec ce qui précède et s’éloigne de la perspective diariste. La visée téléologique qui consiste à assigner un rôle prédéterminé à tout écrit est défaite par l’étude transversale d’un processus d’écriture : le Henri Beyle de 1813, qui n’est pas encore Stendhal, rappelons cette évidence, cherche à écrire, mais il ne sait pas encore quels seront le sens et le genre de cette écriture : le théâtre ? l’essai philosophique ou esthétique ? pourquoi pas l’écriture de voyage, alors « dans le vent » ? il sent qu’il y a, dans ce Journal de 1811 une matière prometteuse d’où il pourrait tirer quelque chose mais qui n’est encore, en 1813, qu’une interrogation, une substance informe qui cherche à prendre consistance, tournée vers l’avenir d’une écriture possible. L’étude minutieuse du manuscrit nous contraint à ce travail d’observation dans l’ordre de la chronologie : le Journal de 1811 est devenu un manuscrit de travail, c’est-à-dire un brouillon ouvert à des transformations à venir. De fait, on va le voir, Stendhal, dans ses premiers pas d’écrivain, et même beaucoup plus tard, pioche dans cette réserve d’écriture.
-
25 Lettre XIV sur Haydn, Vies de Mozart, Haydn et Métastase, recueilli dans L...
-
26 Stendhal, Voyages en Italie, Victor Del Litto éd., Paris, Gallimard, « Bib...
31En effet, on s’aperçoit que le retour d’Italie en novembre 1811 coïncide avec le début de la rédaction de l’Histoire de la peinture en Italie qui sera mise en vente en 1817. Le diariste avait indiqué à la fin du Tour qu’il commençait à lire Lanzi, critique d’art italien qu’il traduit et dont il copie de larges extraits dans l’Histoire de la peinture en Italie. La première impulsion de ce projet abouti, on l’a vu, se situait à la fin du manuscrit de 1811. En 1814, Stendhal rédige les Vies de Haydn, Mozart et Métastase qu’il met en vente en 1815 (c’est son premier livre publié). Or les premières pierres de cet ouvrage sont jetées dans le chapitre « Musique à Naples » que Stendhal réintroduira quasiment sans retouches dans le texte de 181525. En septembre 1817, Rome Naples et Florence en 1817 est mis en vente : en mars de la même année, Stendhal note sur le manuscrit de 1811 : « Bon livre à traduire en français en 2 volumes » : il recycle donc certaines pages du Tour through Italy en 1811 pour Rome Naples et Florence en 1817 et ce livre gardera l’ossature du carnet de route de 1811, avec des modifications dues à la situation personnelle de l’auteur et à la position de l’Italie après la chute de l’Empire. Le narrateur est devenu « M. de Stendhal, officier de cavalerie »26 - une réminiscence de M. de Léry « capitaine aide de camp » –, le caractère intime du Journal de 1811 est très atténué mais l’effet-journal demeure (datation, localisation quotidiennes).
32Entre 1815 et 1817, commence donc à se constituer un corpus italien correspondant aux premières publications de Stendhal dont la matrice est sans doute le Tour through Italy. Plus tard, dans L’Italie en 1818, dans Rome, Naples et Florence (1826) et même dans les Promenades dans Rome (1829), on retrouve des échos de ce premier noyau.
Conclusion et suggestions
-
27 Voir mon introduction à Napoléon de Stendhal, Paris, Stock, 1998.
33Les « genèses » du Tour through Italy ne conduisent donc directement à aucune « œuvre ». Elles sont des pistes, explorées dès 1813 par Stendhal à partir de la matière informe du Journal de 1811 et reprises à plusieurs occasions de rédaction sur le sujet italien : le Journal lègue alors son allure improvisée aux récits de voyage ultérieurs et oriente leur contenu. L’étude du dossier manuscrit nous permet ainsi de percevoir la linéarité brisée d’une écriture qui ne sait où elle va mais qui a compris que l’obstination à transformer le premier jet pouvait conduire à une constellation de textes. C’est ce mouvement imprévisible que nous avons voulu restituer et qui éclaire aussi de manière intéressante le processus de création de Stendhal : que ce soit, plus tard à la fin des années 1830, pour la Vie de Henry Brulard ou pour les Mémoires sur Napoléon27, différentes étapes des brouillons sont gardées en réserve en vue d’une écriture plus élaborée, sans qu’un projet précis leur soit nécessairement assigné au départ. Cette écriture-là est donc générative : elle s’enroule sur elle-même jusqu’à se figer dans une version satisfaisante (ou pas, la plupart des écrits de Stendhal restant à l’état de brouillon avancé, même s’ils furent publiés de manière posthume comme des œuvres achevées). Le dossier qui nous intéresse ici est donc un travail préparatoire, un matériau disponible ouvert sur d’autres territoires.
-
28 Pour de plus amples informations, on peut consulter le site : www.manuscri...
34Il est évident que la meilleure manière de rendre lisible les différentes strates du dossier manuscrit que je viens de présenter est la publication en ligne. Un tel type d’édition permet de rendre concomitants les divers états du brouillon sans « écraser » aucune de ses formes existantes : c’est ce qui est prévu, selon le protocole établi par l’équipe « Manuscrits de Stendhal » de l’Université de Grenoble, grâce au logiciel Morphon sur lequel nous travaillons et qui reproduit les manuscrits selon une transcription quasi diplomatique28. Pour cette transcription, les différentes versions du manuscrit s’afficheront, à la demande de l’utilisateur, vis-à-vis l’image correspondante en fac-similé, sans aucune hiérarchie préétablie. Nous espérons ainsi représenter l’inachèvement dynamique d’un brouillon resté sous tension.
Notes
1 Nous appelons « Manuscrit Arbelet » ce cahier retrouvé par Laurent Arbelet dans les papiers de son grand-père et mis généreusement à notre disposition. Nous le remercions chaleureusement ici de l’aimable autorisation de reproduire les images qu’il nous a confiées.
2 Stendhal, Œuvres intimes, t.I, Victor Del Litto éd., Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1981, p.1417-1421.
3 Soirées du Stendhal-Club, deuxième série, Documents inédits, Paris, Mercure de France, 1908, p. 99-144.
4 Journal d’Italie, éd. Paul Arbelet, Paris, Calmann-Lévy, 1911.
5 « Équipe manuscrits de Stendhal », Centre d’études stendhaliennes, anciennement Traverses 19-21, EA 3748, Université Stendhal, Grenoble.
6 Il s’agit d’un des titres que Stendhal donna à son « Voyage » (R 5896 (14) Rés., folio 189 recto) (voir supra).
7 Nous reproduisons ces clichés avec l’aimable autorisation de la Bibliothèque municipale de Grenoble.
8 Le voyage est déjà au cœur de l’entrée précédente du 18 août, sous forme de dialogue rapporté avec Mme Daru, qu’il doit quitter à cette occasion : « « Il faut absolument que je fasse ce voyage. Je vous aime passionnément ; vous, vous ne voulez pas m’aimer. D’ailleurs your husband me voit de mauvais œil. Je m’en suis aperçu dimanche. Je ne pourrai plus vous voir aussi souvent […] Peut-être mon absence arrangera-t-elle tout, et à mon retour me reverra-t-il volontiers. » (Œuvres intimes, t. I, op.cit., p.714).
9 Voir Gérald Rannaud, « « Le Journal de voyage, forme littéraire ou fait culturel ? », Le Journal de voyage et Stendhal, Victor Del Litto et Emmanuel Kanceff éds., CERVI, Genève, Slatkine, 1986.
10 Almuth Grésillon, La Mise en œuvre. Itinéraires génétiques, CNRS éditions, 2008, p.26-27.
11 Les numéros de registre renvoient désormais, sauf mention contraire, au catalogue des manuscrits de la bibliothèque municipale de Grenoble.
12 En juillet 1812, il est parti pour la campagne de Russie avec les treize registres de l’Histoire de la peinture en Italie, son Journal de 1807 et Letellier, dans l’espoir de travailler.
13 Ces indications de la main de Romain Colomb, le cousin de Stendhal et son premier éditeur posthume, concernant la numérotation des cahiers de cette strate de copie de 1813, se trouvent sur la page de garde du volume R 5896 (23) Rés., folio 1.
14 Œuvres intimes, t. I, op.cit., p.1419.
15 V. Gérald Rannaud, « Éditer l'inachevé. Notes sur une édition du manuscrit de la Vie de Henry Brulard de Stendhal », Éditer des manuscrits. Archives, complétude, lisibilité, études réunies et présentées par Béatrice Didier et Jacques Neefs, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, "Coll. Manuscrits Modernes", 1996, pp. 133-158.
16 Œuvres intimes, t. I, op.cit., p. 1422.
17 Ibidem.
18 Ibid., p. 736. Voir aussi ibid.., p. 805 : « Ce journal est fait pour Henri, s’il vit encore en 1821. Je n’ai pas envie de lui donner occasion de rire aux dépens de celui qui vit aujourd’hui. Celui de 1821 sera devenu froid et plus haïssant ».
19 Ibid., p. 787.
20 Ibid., p. 7794-795.
21 Ibid., p. 736.
22 Ibid. ,p. 815.
23 Ibid., p. 1423.
24 Victor Del Litto soutient qu’en 1813 « le projet a germé dans [l’] esprit [de Stendhal] de publier » le Tour through Italy » et commente ainsi l’abandon du manuscrit : « C’est pourquoi Stendhal, toute réflexion faite, a eu raison de renoncer à son projet de publication », « Journal de voyage et journal intime chez Stendhal », Le Journal de voyage et Stendhal, op.cit., p. 10-11.
25 Lettre XIV sur Haydn, Vies de Mozart, Haydn et Métastase, recueilli dans L’Âme et la musique, Suzel Esquier éd., Paris, Stock, 1999, p. 93-94.
26 Stendhal, Voyages en Italie, Victor Del Litto éd., Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p.1.
27 Voir mon introduction à Napoléon de Stendhal, Paris, Stock, 1998.
28 Pour de plus amples informations, on peut consulter le site : www.manuscrits-de-stendhal.org. Cette édition électronique en ligne, en collaboration avec la bibliothèque municipale de Grenoble, sera doublée d’une édition papier dont les deux premiers volumes paraîtront aux ELLUG (Grenoble) en 2011, sous le titre Journaux et papiers de Stendhal, Cécile Meynard, Hélène de Jacquelot et Marie-Rose Corredor éds. ; les deux volumes suivants, incluant A Tour through Italy, verront le jour en 2012, chez le même éditeur, Catherine Mariette, Cécile Meynard, Hélène Spengler et Elaine Williamson éds.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Catherine Mariette
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – Charnières
En 2011, Catherine Mariette était membre de l’E.A. 3748 – Traverses 19-21 / Centre d’études stendhaliennes et romantiques (CESR).