La Réserve : Livraison du 08 novembre 2015
Tressaillements. Straub-Huillet/Eustache/Fitoussi
Initialement paru dans : Vertigo. Histoire et Esthétique du cinéma, n° 27, "Points d’écoute", Marseille, Images En Manœuvres Éditions, printemps 2005
Texte intégral
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1 Sur cet enjeu, nous avons à l’esprit les écrits de Jean-Louis Leutrat : Vie...
1Malgré leurs différences, Mes petites amoureuses (1974) de Jean Eustache, Les Jours où je n’existe pas (2003) de Jean-Charles Fitoussi, ainsi que plusieurs films des Straub-Huillet, partagent une même relation à la matière sonore. À travers ces films, proposons une écoute de la multiplicité sonore du plan. Un effet de passage – d’ordre quasi-fantastique – est rendu sensible par une vibration entre deux plans : une microvariation se fait entendre, une légère dissonance. Celle-ci trouve son intensité dans la consistance du son de chaque plan envisagé ici comme « bloc sonore mouvant ». Ces tressaillements de l’écoute révèlent un jeu d’apparitions-disparitions1 de personnages ainsi qu’une temporalité singulière. Ils jouent un rôle remarquable dans les films de Daniele Huillet et de Jean-Marie Straub. Les vibrations liées à une rupture sonore sont également cruciales, même si en apparence plus infimes, chez Eustache et Fitoussi.
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2 Il convient de mettre à part la voix de Luis Miguel Cintra qui intervient e...
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3 Film qui peut être appréhendé comme une « écoute en cinéma », ou un arrange...
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4 Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille Plateaux, capitalisme et schizophréni...
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5 Véronique Campan, L’Écoute filmique, écho du son en image, Presses Universi...
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6 Jean Louis Schefer parle d’une « invention » à propos de la voix de Michel ...
2On a vite fait d’attribuer une homogénéité qualitative aux sons ambiants enregistrés en prise directe dans un même espace, dans les films des Straub-Huillet et celui de Fitoussi2 (Mes petites amoureuses utilise à plusieurs reprises le son post-synchronisé). Pourtant, il semble difficile, face à un film comme Les Yeux ne veulent pas en tout temps se fermer 3 (1969) des Straub-Huillet, de conclure à la formation d’une masse sonore homogène dans la rumeur qui monte vers le Mont Palatin. Plutôt qu’à un fond sonore indiscernable devant lequel les acteurs réciteraient le texte de Corneille, on a affaire à une foule de surgissements sonores qui entrent en tension avec les récitants. L’espace sonore devient un espace politique qui, par l’agencement des matières sonores, donne forme à des rapports de classe. Il est effectivement question d’une masse, mais non d’une masse indifférenciée ou d’un arrière-plan sonore devant lequel figurerait le texte de Corneille. Les forces de la foule sont captées et rendues sonores. La foule n’est pas réduite à un ronronnement continu. Bien que toutes ses individualités ne soient pas différenciées et audibles, elle n’est pas homogène. Comment atteindre au Dividuel ? s’interrogent Gilles Deleuze et Felix Guattari dans Mille Plateaux4 à propos de Berio ou Debussy : en individuant une masse ou une foule (Un-Foule) en tant que telle. C’est cet enjeu qui est présent ici sous une certaine forme. L’écoute proposée n’est pas celle d’une couleur unie mais d’un « entrelacs de lignes »5 Sous une couleur en apparence globalisante, se révèle une diversité de fréquences, de voix (des cris d’enfants interviennent lors du prologue), d’éléments, de bruissements produits par le vent, de bruits identifiables (klaxons, vespas) ou non. Cette combinaison de lignes nous propose une écoute contrapuntique. Les théoriciens du son ou de l’écoute au cinéma ont fréquemment utilisé des notions musicales, tel le contrepoint ou la dissonance audiovisuelle, pour caractériser un effet de contradiction entre le son et le cadre visuel. Jean Mitry conteste cet emploi, préférant le terme de contraste. Nous proposons de nous rapprocher de l’acception musicale de ces notions en les appliquant au sonore lui-même, pour évoquer l’agencement entre plusieurs lignes sonores. Les métaphores musicales sont d’ailleurs diverses et fréquentes dans le cas des Straub-Huillet pour caractériser la composition sonore. Les voix sont également, dans leurs films, des inventions6.
3Cette multiplicité sonore ne rend pas toujours compte de rapports de forces de manière si prégnante. Toutefois, le rôle de l’épaisseur de la matière sonore ambiante (bruits du monde ou respiration de la nature) est déterminant dans les films que nous allons aborder. Jean-Charles Fitoussi, par exemple, lui donne une présence dans tous ses films. Son dernier court métrage Le Dieu Saturne (2004) est à l’écoute des bruissements de la campagne de Béthune. Mais cette matière est rendue particulièrement sensible à des instants précis, ceux des assemblages des blocs sonores mouvants et variables qu’elle forme. Un vieil agriculteur, la veille de sa mort, a des visions où apparaissent des divinités païennes, comme si sa perception s’élargissait et les lui rendaient appréhensibles. Ces visions produisent également des détachements entre les blocs sonores (en même temps que les plans mis en rapport sont séparés par leur climat et leur lumière), qui traduisent d’une façon discrète ce seuil instable entre le visible et l’invisible. Lors de son regard suivant, au même endroit visé, la présence divine n’est plus directement figurée mais le déplacement reste marqué de façon sonore et fait vibrer des forces désormais invisibles et latentes. Dans le film de Jean Eustache et dans Les Jours où je n’existe pas de Jean-Charles Fitoussi, la matière sonore joue un rôle, plus discret que dans les films des Straub-Huillet, mais très subtil. Elle est à l’origine d’un tressaillement qui préside souvent à des apparitions ou à des disparitions, de manière très affinée.
4On peut caractériser ce geste dans une scène qui se démarque de celles que nous allons proposer par la suite mais qui en énonce comme la règle. Il s’agit de la séquence où Daniel, le personnage central de Mes petites amoureuses, converse sur un banc avec le seul lycéen qui fréquente le bar Les 4 Fontaines. Il est question du lycée et de l’enseignement qu’on y donne. Daniel en est privé et garde l’espoir d’y retourner. Il expose à son compagnon sa conception de l’enseignement qui renvoie à un imaginaire littéraire. Autour du banc situé sur une place fréquentée par les amoureux, des murmures incessants et des passages de véhicules créent un tissu de matières très présent lors de la discussion. Ainsi, le plan d’ensemble réunissant les deux adolescents se termine par la prise de parole de Daniel : « Dans un livre que j’ai lu… ». Le raccord qui fait apparaître le visage de Daniel en gros plan, poursuivant son exposé, met les deux blocs de sons ambiants en rapports et fait sentir comme un léger bond par le changement de la perspective sonore et de la direction des sons. Daniel reprend une seconde fois : « Dans un livre que j’ai lu… » : la discontinuité est soulignée par cette reprise, de sorte que ce plan est comme accroché dans la séquence. Une transformation sonore simple produirait un effet de décrochement entre les deux plans. Dans le cas de figure évoqué ici, la reprise de ce début de phrase, jointe au bond entre les deux blocs sonores, fait percevoir un aspect saillant. Le plan de la prise de parole est comme accroché sur les bords de ceux sur lesquels il prend appui : le plan qui précède et le plan qui suit ont non seulement le même angle de prise de vue mais surtout des compositions sonores qualitativement proches. Daniel déploie son imaginaire dans ses paroles qui prennent de l’autonomie dans l’exposition de ce bref épisode à la temporalité et la résonance différentes. L’étrangeté de la combinaison provient de l’impression d’une superposition de présences déclinées selon deux images différentes du personnage (un dédoublement qui est aussi sonore) dont les bords sont repliés l’un sur l’autre. Quand Daniel exprime son idée sur l’enseignement des passions, sa présence ne semble pas être de même nature. Son jeu est hétérogène au reste de la séquence, il entre dans le registre de la citation.
5Ce bond entre blocs sonores joue un rôle qui retient particulièrement notre attention dans une autre séquence de Mes petites amoureuses où il revêt une tonalité fantastique. Daniel, au cours d’une de ses marches sans fin, entre dans une école dé jeunes filles où a lieu une kermesse. Là, il se retrouve spectateur d’une chorale interprétant Le petit Grégoire de Théodore Botrel. À ses cotés apparaît une fillette en robe blanche, sous la surveillance de sa mère. Tout en fermant les yeux, Daniel touche délicatement sa robe pour la caresser à travers l’étoffe, jusqu’à ce que, tout à coup, elle disparaisse. Cette disparition intervient avec un tressaillement. Le son de la chorale est continu, accompagné de la respiration sonore de la cour d’école, sans variation lors de l’alternance entre le visage de Daniel, le mouvement de sa main et le travelling sur les fillettes de la chorale. L’image sonore est moins complexe et plus stable. Cette continuité se rompt lorsqu’on passe à un plan d’ensemble et que, pour la première fois depuis le début de la chanson, la perspective sonore change au profit de la captation d’une ambiance plus riche et plus ouverte. C’est cette mise en rapport entre deux images sonores d’une légère différence qualitative qui produit ce tressaillement rendant sensible la disparition de la jeune fille. Curieux évanouissement et troublante présence de cette fillette qui rappelle la communiante en aube du début du film. Daniel ressent ses premiers émois en se collant contre elle lors de la célébration de sa communion. Son retour a quelque chose de fantomal (même s’il semble que ce ne soit pas la même petite fille), sa disparition aussi. Elle se fait en deux temps, selon deux sursauts. Le premier est celui décrit plus haut. Puis le personnage se rend compte de sa disparition et la regarde s’éloigner. Son départ est des plus étranges. Il imprime un second frisson à l’écoute. La mère de la jeune fille la fait sortir prestement alors qu’on entend une rumeur complexe composée notamment des félicitations de l’assemblée à la chorale. Mais, au lieu que cette dérobade s’effectue de manière continue, en un seul mouvement, elle s’accomplit en deux temps : sur le trajet qui les mène vers la barrière de sortie, une rupture intervient qui rend leur parcours discontinu. Cette vibration est encore une fois fondée sur la mise en rapport de deux images sonores qui rend l’appréhension de cette petite amoureuse infiniment incertaine, intermittente.
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7 « Les Jours où je n’existe pas : Fitoussi le Grand Escamoteur », entretien ...
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8 « Par les beaux soirs d’été », entretien que nous avons réalisé, Murmure n ...
6De quelle manière le film de Jean-Charles Fitoussi rejoint-t-il à un moment donné cet enjeu ? L’intermittence est le sujet du film. Antoine, son personnage principal, ne vit qu’un jour sur deux. Le film joue sur des variations autour de ses disparitions-apparitions. La première combinaison « apparition-disparition » est, par exemple, construite de façon simple mais recherchée. Antoine dort dans son lit. L’axe change et montre le lit vide. Retour au premier point de vue : Antoine dort et est donc réapparu. Selon la narration, Antoine a disparu 24 heures : il n’a rien senti, pas même un passage. Fitoussi crée ainsi plusieurs combinaisons pour faire percevoir les disparitions-apparitions de son personnage au spectateur. Seulement, elles se font dans son appartement et ne mettent pas en jeu une ambiance sonore importante. Cela ne veut pas dire que des décrochages sonores, tels que nous les avons décrits, sont absents de Les Jours où je n’existe pas. Dans plusieurs entretiens, le jeune cinéaste y attache une très grande importance : « Les ruptures d’un plan à l’autre sont très sensibles. Ce qui crée, pour le coup, une espèce d’étrangeté. Même si l’attention d’un spectateur n’est pas exercée à percevoir ces choses-là, je pense qu’elles passent de manière plus ou moins conscientes, et qu’on doit sentir, si infimes soient-elles, les failles entre chaque plan, même dans les séquences découpées de manière classique. […] À cet égard, j’aime aussi entendre les changements d’ambiance dans un raccord, ces micro-variations qui constituent une sorte de musique 7 ». Il a par ailleurs remarqué cet aspect dans les films d’Eustache, comme dans La Maman et la Putain « où les ruptures sonores sont affirmées et très belles 8 ». Fitoussi met en jeu un exemple de ces microvariations dans une scène d’apparition. Clémentine apparaît à Antoine pour la première fois dans une séquence de rencontre amoureuse chez le boucher. Nous sommes cette fois dans une séquence d’intérieur. Toutefois, les bruits provenant de l’extérieur de la boutique sont très sensibles et attribuent une consistance sonore au lieu. Antoine entend d’abord la voix de Clémentine commandant une tranche de viande. Un frisson imperceptible se devine chez Antoine malgré son extrême retenue et son effacement. Mais c’est le tressaillement produit par l’apparition, en plan rapproché, de Clémentine et la transformation de la matière sonore par l’entre-temps du raccord et la discontinuité qui rendent sensible, selon notre approche, le frisson de la rencontre amoureuse et l’événement de la première apparition de la jeune femme dans le film. Elle surgit, par une vibration, dans le dos d’Antoine et confirme le film dans son registre fantastique.
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9 Richard Roud, Straub, Cinema One 17, Secker and Warburg in association with...
7Qu’en est-il de cet enjeu dans les films des Straub-Huillet ? Les ruptures et changements d’ambiances sonores sont très marqués alors que l’espace sonore renvoie souvent à un site unique. Dans son essai sur les films des Straub-Huillet, Richard Roud 9 écrit : « Quand un plan change, il ne s’agit pas de faire oublier le raccord. Lorsque l’on passe au plan suivant, la direction des voix change, elle aussi, brusquement. […] Ces changements sonores sont les plus sensibles lorsqu’ils surgissent, comme ils le font parfois, au milieu d’un monologue. Soudain, bien que l’alexandrin se poursuive dans l’attente de la rime, le son surgit dans une autre direction et l’effet est frappant. » Le choix esthétique privilégie la discontinuité aux dépens de la vraisemblance, tout en révélant un passage temporel entre chaque plan, un entre-temps. Ces saccades, qui ne concernent pas que les voix, mais aussi « la respiration ambiante de l’air », sont très sensibles dans les films en extérieurs. Il en est ainsi, par exemple, des films tournés dans un sous-bois à Buti à partir des textes récités de Vittorini où chaque raccord fait dissoner les ritournelles des oiseaux et diffracte l’écoulement du ruisseau. Tous ces éléments entrent en tension avec les voix des personnages. Mais ils sont également sensibles, d’une manière plus discrète tout en gardant un effet de présence, dans Chronique d’Anna Magdalena Bach ou dans Du Jour au lendemain, réalisés majoritairement en intérieurs.
8La consistance sonore et ces ruptures sont assez connues dans les films des Straub-Huillet. Peut-être quelque chose de plus troublant en découle-t-il : le mode d’apparition-disparition de certains personnages. Reprenons l’idée de la première apparition d’un personnage féminin et, intéressons-nous cette fois à Plautine, fille de Vinius, amante d’Othon. Selon le texte de la pièce, elle intervient au commencement de la scène 3 de l’acte I. Les scènes précédentes mettent en jeu Othon avec Albin, puis Vinius. Plautine surgit comme de nulle part, si ce n’est de cet entre-temps d’un tressaillement sonore d’une grande intensité. Comme dans les exemples empruntés dans le film d’Eustache et celui de Fitoussi, ce changement de l’ambiance sonore et du point d’écoute va de pair avec un changement d’axe de prise de vue. On passe d’un gros plan du consul de profil regardant vers la gauche à un élargissement du cadre, faisant apparaître en bord gauche sa fille Plautine. Si le surgissement du personnage est si sensible à l’écoute, c’est parce qu’on passe à une ambiance sonore plus ouverte : cet effet de saute est produit, il préside à l’apparition de l’image de Plautine. Toutefois, il ne faut pas conclure à une réunion du point de vue et du point d’écoute où un élargissement du cadre correspondrait à une ouverture plus ample sur les bruits ambiants. Les exemples que nous avons étudiés mettent plutôt enjeu leur rapport et l’autonomie de la saute sonore. Ces cinéastes explorent des qualités propres à la matière sonore : son intensité et ses vibrations.
Notes
1 Sur cet enjeu, nous avons à l’esprit les écrits de Jean-Louis Leutrat : Vie des fantômes, Éditions de l’Étoile/Cahiers du cinéma, Paris, 1995 et L’Autre Visible, Presses de la Sorbonne Nouvelle, Méridiens Klincksieck, 1998. Nous pensons précisément aux retours de l’évocation de l’épisode biblique des Pèlerins d’Emmaüs. Leutrat prend soin de noter que l’épisode convoque le sonore, en même temps que le visible et le langage.
2 Il convient de mettre à part la voix de Luis Miguel Cintra qui intervient en off majoritairement lors de la première partie du film.
3 Film qui peut être appréhendé comme une « écoute en cinéma », ou un arrangement cinématographique, de la pièce de Pierre Corneille intitulée Othon et écrite en 1664. On emploie souvent le titre de la pièce de Corneille pour désigner le film des Straub-Huillet.
4 Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille Plateaux, capitalisme et schizophrénie 2, Les Éditions de Minuit, 1980, p. 421. L’auteur reprend ce concept, déplaçant l’usage qu’en fait Paul Klee, dans L’image-temps à propos du Un-Foule chez Eisenstein.
5 Véronique Campan, L’Écoute filmique, écho du son en image, Presses Universitaires de Vincennes, Saint-Denis, 1999, p. 91.
6 Jean Louis Schefer parle d’une « invention » à propos de la voix de Michel Simon dans La Chienne de Renoir : « Aucune des deux voix de Michel Simon ou de Janie Marèze n’est "réelle", c’est-à-dire "copiée".[…] celle de Michel Simon n’est pas celle d’une classe, c’est une invention et un mixte qui commence à constituer le volume sonore de ce personnage. », L’Homme ordinaire du cinéma, Paris, Cahiers du Cinéma/Gallimard, 1980, p. 22.
7 « Les Jours où je n’existe pas : Fitoussi le Grand Escamoteur », entretien réalisé par Laura Legast et Marthe Porret, Décadrages 1-2, Lausanne, automne 2003, p. 133.
8 « Par les beaux soirs d’été », entretien que nous avons réalisé, Murmure n °5, Lille-Paris, 2004, p. 19.
9 Richard Roud, Straub, Cinema One 17, Secker and Warburg in association with The British Film Institute, London, 1975, p. 110.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Robert Bonamy
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts - CINESTHEA