La Réserve : Livraison du 08 novembre 2015
Le son de Cézanne. Perturbations sensibles
Initialement paru dans : Le Son au cinéma, Artois Presses Université, 2010, p. 99-111
Texte intégral
1Formuler quelques hypothèses pour le son du cinéma en partant d’un film intitulé Cézanne peut paraître une démarche a priori étonnante, voire assez périlleuse. Qu’un film portant le nom du peintre implique un possible prolongement pour une réflexion sur le son est pourtant ici quelque chose d’important.
2Le caractère périlleux n’est sans doute pas à écarter, mais l’étonnement tend à se dissiper dès lors qu’il est précisé que le film dont il est question est celui réalisé en 1989 par le couple de cinéastes Danièle Huillet et Jean-Marie Straub. En tout cas, les spectateurs de cinéma qui se laissent parfois surprendre par la force des matières sonores circulant dans leurs films concéderont que leurs créations sont des exemples qui doivent être pris en compte dans le cadre d’une manifestation ou d’une publication consacrée au son au cinéma.
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1 Jacques Rancière, « La parole sensible. à propos d’Ouvriers, paysans », Par...
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2 Gilles Deleuze, Deux régimes de fous, ch. « Qu’est-ce que l’acte de créatio...
3Que cette réflexion prenne place dans une partie intitulée Parcours conceptuels permet aussi de souligner l’importance des prolongements théoriques, appartenant parfois à la philosophie esthétique, que leurs films suscitent. à ce titre, les interventions proposées ces dernières années par Jacques Rancière, depuis un article sollicitant une réflexion sur le sonore, notamment à travers la parole et « sa puissance sensible » dans Ouvriers, paysans (2000)1, sont particulièrement éclairantes. La conférence donnée par Gilles Deleuze à la Fémis en 1987, et intitulée « Qu’est-ce que l’acte de création ? » est, quant à elle, un texte désormais connu. Le philosophe prend le cinéma des Straub-Huillet comme un exemple déterminant pour répondre à la question qu’il se pose : « en quoi c’est une idée proprement cinématographique que de faire une disjonction du visuel et du sonore ? »2
4Mais ce titre, Parcours conceptuels, se prête aussi assez bien au film intitulé Cézanne, considéré comme un essai sur l’art. Mais sans doute plus que sur l’art pictural : pour l’art du cinéma. Ce film n’avance pourtant pas une théorie du cinéma, mais propose davantage des hypothèses cinématographiques en passant par d’autres territoires et en fonctionnant par rapprochements. Les rapprochements qui permettent d’aborder le son sont ici soulignés.
1. La foule et la musique
5Lorsque la question de l’écoute et celle de l’agencement des éléments sonores des films de Straub et Huillet sont abordées, Cézanne n’est pas le film ordinairement cité. Les films qui ont provoqué le plus d’écrits à ce sujet sont sans doute Les yeux ne veulent pas en tout temps se fermer, ou Peut-être qu’un jour Rome se permettra de choisir à son tour (Othon), réalisé en 1969, et les films dits « musicaux ».
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3 Robert Bonamy, « Tressaillements. Straub-Huillet / Eustache / Fitoussi », i...
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4 Benoît Turquety, « Le Prince », in revue Trafic, Paris, P.O.L., n° 66, prin...
6Lorsque le bruit de la ville de Rome remonte jusque sur les hauteurs du mont Palatin et que les récitants en toges du texte de Corneille, Othon, composent avec cette tension et déclament leur texte, les surgissements sonores de la ville investissent l’espace sonore qui prend la forme d’un espace politique. Dans Les yeux…, les forces sonores sont celles d’une foule composée d’une multiplicité d’éléments : cris, bruissements, klaxons, vespas et autres manifestations indéterminées. Les intrigues du pouvoir issues de la pièce de Corneille se trouvent aux prises avec cette perturbation sonore captée selon un usage particulier du son direct, susceptible d’esquisser des rapports qui sont de classe. L’autre dimension sonore soulignée au sujet de ce film concerne la vitesse de la récitation du texte de Corneille, pris dans les accents de langues étrangères et dans une allure parfois effrénée, amplifiée par les tressaillements3 des non-raccords. Dans un article récent4, Benoît Turquety revient sur les enjeux marquants de ce film, notamment dans l’écart qu’il s’impose avec le bon usage du son au cinéma. Les propos de Jacques Rancière au sujet de ce film rejoignent ces préoccupations. Le dispositif dialectique qu’il y perçoit s’appuie sur le constat d’un texte ainsi contrarié :
5 Retranscription d’un débat public au Cinéma Jean Vigo de Nice, le 16 févrie...
Dans Othon, ça parle vite, une partie du texte est mangée, et on se rend bien compte que c’est là une démonstration supplémentaire que toutes ces belles paroles sont au fond des intrigues de grands entre eux, à distance du peuple, et sur son dos. Dans ce film des années 70, le dispositif que j’appelle dialectique fait que les textes sont mis en scène dans leur écart – le choc des mots et des choses, le choix du passé et du présent… le choc du populaire et du noble. […] C’est du cinéma politique qui opère sur le mode de la démystification, du dévoilement…, de l’irrespect, et qui donne à comprendre un certain état du monde, c’est-à-dire de la lutte des classes.5
7Retenons pour le moment que le bruit urbain, cette « foule sonore », est la condition d’une création en acte, mettant à l’épreuve les lignes toutes tracées du texte de Corneille et lui donnant une écoute en cinéma fondée sur une lecture politique.
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6 Véronique Campan, « India Song (Marguerite Duras), Moïse et Aaron (Jean-Mar...
8La seconde piste souvent explorée concerne des films qui abordent la musique comme sujet premier. Il s’agit de Chronique d’Anna Magdalena Bach (1967) et des deux films réalisés « avec » Schönberg et proposant une écoute des opéras : Moïse et Aaron (1974) et Du jour au lendemain (1996). Ces films constituent des sujets d’étude pour les spécialistes de l’écoute au cinéma. Véronique Campan analyse Moïse et Aaron comme « une expérience d’écoute musicale » où « le film offre ainsi, dans son dispositif même, un écho à l’opéra »6. Il est par ailleurs important d’ores et déjà de préciser que la musicalité attribuée aux films des cinéastes ne se limite pas à ces réalisations. Les différents écrits consacrés aux cinéastes manquent rarement de développer le postulat d’une musicalité particulière à l’ensemble de leurs œuvres.
2. Le bruit et le bruissement
9Une fois ces travaux rappelés, le mystère reste entier quant au rapprochement entre le Cézanne des Straub-Huillet et de possibles hypothèses pour le son de cinéma. Pourtant, là aussi le sujet a été approché, au moins de deux manières. On se propose ici de les exposer et de les prolonger.
10La première manière de se mesurer à ce sujet est celle de Louis Seguin, dans sa monographie consacrée aux cinéastes. Le son est même au commencement de son commentaire du film :
7 Louis Seguin, « Aux distraitement désespérés que nous sommes… » (Sur les fi...
Dès les premiers plans, ce qui surgit, éclate, dans Cézanne, c’est le bruit. […] Le ronflement des voitures et des camions est trop fort. La masse est trop lourde, trop solidement installée : l’obstacle du béton et le rideau du vacarme font alliance pour murer le paysage.7
11Seguin poursuit en notant que si ce vacarme fait office de barrière à une perception esthétique de la montagne Sainte-Victoire en 1989, le film retrouve cet aspect sonore lors du plan final, fixe, devant la barrière d’une villa des Beaux-Arts impénétrable, située derrière une grille. à l’écoute, ces bruits ne sont pas équivalents à la rumeur de Les yeux…, dont la présence prend part à une modulation sensible constante, à une création en acte. Cette création avec le texte de Corneille esquisse des rapports de force, crée un rythme pour une pensée politique. L’incipit et l’explicit de Cézanne sont décrits par Seguin en des termes contraires :
8 Louis Seguin, op. cit., p. 127 (nous soulignons).
L’horizon et la demeure, au delà des bâtisses et des barreaux, sont repoussés par la vibration immodulable des moteurs. L’éclat du plein air et l’intimité des murs sont pareillement condamnés, renvoyés à l’inaccessible.8
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9 Henry Maldiney, Regard, parole, espace, ch. « L’esthétique des rythmes », L...
12Au fond, selon la présente analyse, ce qui manque à ce début et à cette fin, c’est une modulation sonore et un éclat possible. Ce concept de modulation est important eu égard à Cézanne et rejoint la préoccupation d’une création en acte. Pour Cézanne, la modulation concerne la proposition que fait notamment Maldiney9 d’une forme en acte (Gestaltung) fondée sur un rythme propre à la couleur. Dans le cas des Straub-Huillet, reprendre cette question de la modulation et du rythme semble prendre une pertinence particulière pour la relation en acte des différents éléments sonores.
13à la lecture du texte de Louis Seguin, il faut ajouter que la fin du film n’est pas à strictement parler envahie par un vacarme assourdissant. Ce que l’on peut néanmoins retenir est que la manière dont Seguin écrit sur cette fin insiste sur l’absence de modulation possible. La monotonie des présences urbaines, passages sonores ronronnants, n’aboutirait pas à une création particulière. Il faut toutefois avancer quelques réserves vis-à-vis de ce commentaire qui néglige des éléments d’une ouverture, le temps de la combinaison des deux panoramiques à proximité de la montagne Sainte-Victoire. Une relation s’établit entre deux espaces possibles, celui des frondaisons qui s’agitent dans l’image et les mouvements urbains. Plus qu’un contrepoint entre deux lignes, que constitueraient la nature et la culture, il se crée un désordre rythmique. La montagne est alors certes dans le lointain, à l’écart. Plus que le constat d’un obstacle, une pensée d’un espace s’esquisse. Ce bruit de grande circulation n’est sans doute pas celui de Les yeux…, mais son implication n’est pas à négliger, et le constat de Louis Seguin, malgré sa pertinence, paraît ainsi ne pas lui accorder un intérêt suffisant.
14Il y aurait peut-être davantage un certain statisme de la fin. Le bruit de début, tel que l’entend l’auteur, est la manifestation d’une modernité envahissante. Certes, mais un enjeu spatial existe.
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10 Michel Chion, Un art sonore, le cinéma, Paris, Cahiers du Cinéma, 2003, p....
15Cette ouverture et cette fermeture de Cézanne accueillent les bruits d’une époque, moderne. En ce sens, l’apparition du son de klaxon ou le vrombissement constituent un son direct qui dit la ville et cette approche du son ambiant n’est pas éloignée de ce que Michel Chion définit comme un son-territoire, un son-ambiant qui « marque un lieu […] de sa présence continue et partout épandue. »10 Le territoire ici signifié est la ville contemporaine. Mais cette tendance à signifier un lieu n’est pas la plus déterminante dans le début où le bruit urbain est un élément du rythme spatial.
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11 Une reproduction de deux pages de ce texte coloré et annoté par les cinéas...
16Cette modalité du bruit urbain qui encadre le film à ses extrémités ne fait toutefois que mieux exposer l’impact sensible des éléments présents dans le reste de cet essai. Tout d’abord, et c’est peut-être ce qui retient l’attention en premier, les paroles attribuées à Cézanne par Joachim Gasquet, dans la partie intitulée « Ce qu’il m’a dit… » de son livre consacré au peintre en 1926, sont « déclarées » par la voix de Danièle Huillet selon des accentuations et des tempi qui sont ceux d’une partition jouée. Ainsi, un texte constitué à partir des paroles retranscrites d’un peintre atteint à une musicalité affirmée, tendant à faire coïncider la mise en rythme de cette matière verbale avec l’idée de la matière picturale qui y apparaît : la matérialisation des sensations en peinture. Ce travail des Straub peut être confirmé par l’observation de la manière dont ils travaillent le texte grâce à des couleurs et des indications graphiques pour lui donner un rythme. La lecture est celle d’une partition11.
17Le bruit en ouverture et en fermeture permet aussi d’établir une différence avec les bruits circulant dans les blocs qui composent le reste du film. Le film expose, comme des citations, des passages d’une version de leur propre film La Mort d’Empédocle, pensé à partir du texte de Hölderlin. La respiration de la nature, qui accompagne et se lie au texte, s’emploie à créer une dimension particulière. On peut certes admettre que cette distinction se fait entre un bruit de la culture contemporaine, celui de la ville, et celui d’une respiration créatrice de la nature. Mais l’écart se mesure surtout, nous semble-t-il, en fonction de la modulation possible. Ainsi, le bruit qui entre en relation obligée avec la diction du texte de Hölderlin participe-t-il au rythme des scènes tout en étant urbain. Il est toutefois important de préciser que cette participation, ou cette perturbation, n’est pas la même qu’elle soit de la ville ou de la nature. Ces deux modalités sont celles de deux pensées cinématographiques différentes.
3. La coupe et l’accrochage
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12 Il s’agit du titre du chapitre de Louis Seguin cité précédemment.
18Une seconde manière d’aborder le son de Cézanne procède par une attention aux non-raccords. Le film est constitué d’éléments hétérogènes : une bobine entière du Madame Bovary de Jean Renoir, deux fragments de La Mort d’Empédocle, des photographies montrant Cézanne au travail, plusieurs tableaux connus du peintre et des lieux filmés, en particulier la montagne Sainte-Victoire d’Aix-en-Provence, motif privilégié de Cézanne mais nécessitant la reprise, l’esquisse. Cette montagne n’apparaît donc pas uniquement selon la présentation de l’ouverture du film, dans un lointain. Elle est surtout filmée comme retirée de l’agitation, pour la clarté du matin12.
19Dans son texte intitulé « Straub, Hölderlin, Cézanne », Dominique Païni insiste avec raison sur l’abolition de l’intervalle dans le montage des différents éléments du film. L’ensemble peut donner une impression de collage un peu brouillon, de film mal dessiné. Le montage de ces morceaux, assemblés sans effacement de la coupe ou de la rupture produite, aboutit à un rapprochement de Païni avec ce que Christian Metz désigne par « montage sec ». Cette référence lui sert à définir un effet de décrochement assumé en terme d’exposition. L’effet suggère la production d’un accrochage : « Il s’agit d’un collage plutôt que d’un montage, d’un accrochage de blocs. »13 Cette notion d’accrochage prend toute son importance dans ce film en ceci qu’elle ne se limite pas à la désignation de la manière dont se succèdent les tableaux de Cézanne, mais l’ensemble des blocs entre eux. Ces accrochages permettent ainsi des rapprochement issus d’une lecture propre aux Straub-Huillet des œuvres et paroles de Cézanne ainsi que du texte de Hölderlin, qui partagent une pensée de la nature et des éléments en acte. Dans le film, l’effet d’accrochage crée des liaisons : « Hölderlin contamine le peintre d’Aix d’un romantisme inattendu et se rend disponible, en retour, à une lecture moderne, matérialiste, au sens d’un matérialisme matiériste cézanien. »14
20à l’écoute du film, la sécheresse de ce non-montage, en réalité un montage davantage pensé en terme de « coupes », s’impose. Cette affirmation de la « coupe » est également formulable en termes de ruptures, d’accrochages ou encore de décrochements particulièrement opérants pour le son. Le passage d’un bloc à l’autre produit une saute sonore, un décrochement. Lorsque, à titre d’exemple, la bobine du Madame Bovary arrive à son terme, cette citation de Renoir s’interrompt brusquement et les voix renoiriennes accompagnées de l’effet de ronflette des films de cette époque tranche avec le surgissement de la Sainte-Victoire dans le calme matinal.
4. Politique des éléments sonores
21Les différents blocs ne s’accordent pas sans pensée. Ils se rejoignent par des préoccupations partagées. La nature compte autant pour Cézanne, Hölderlin ou Straub-Huillet. Mais les connexions ne sont pas opérées d’une manière programmée, ni par une perception cinématographique habituelle. Cézanne est en ce sens un essai.
22Momentanément, des suggestions de raccords possibles semblent advenir, mais la réalité du non-raccord, notamment sonore, persiste. La première citation de La Mort d’Empédocle, « O Lumière Céleste… » prend place, accrochée entre deux plans de la Sainte-Victoire au matin. Disjointe, mais enfonçant le regard jusqu’à une pensée empreinte de géologie, la voix de Danièle Huillet lit Cézanne : « […] Le hasard des rayons, la marche, l’infiltration, l’incarnation du soleil à travers le monde. Qui peindra jamais cela ? Qui le racontera ? Ce serait l’histoire physique du monde, la psychologie de la terre. » La voix, sa diction évoque des éléments, une perception que l’image enregistrée ne suffit pas à atteindre : la perception du comment, celle qui précède l’image de montagne, et est au fondement même de cette montagne. La voix est en ce sens disjointe mais amène à penser la sensation des éléments.
23Il y a bien ici un rapprochement entre Cézanne et Hölderlin, dont l’Empédocle est marqué par ce retour à l’élémentaire. D’une création du début du xixe siècle aux œuvres de Cézanne, qui le termine et commence le xxe, le motif de la montagne et la question d’une physique des éléments, en particulier le feu, prennent une place de choix. L’Empédocle des Straub-Huillet ne se retrouve momentanément pas face à l’Etna mais devant la Sainte-Victoire. Le collage fonctionne par un champ / contrechamp, pas si éloigné du raccord-regard. La seconde citation de La Mort d’Empédocle cadre cette fois l’Etna.
24La Sainte-Victoire est retirée de la rumeur urbaine. Une respiration de la nature se manifeste de manière sonore, comme un réveil. Pour autant, les plans qui la présentent ne raccordent pas avec l’intensité de ceux qui circulent dans les fragments de La Mort d’Empédocle. Un saut de l’ambiance sonore existe également lorsque sont collés la Sainte-Victoire et Empédocle.
25Mais, à un autre niveau, les apparitions de La Mort d’Empédocle témoignent en eux-mêmes de la recherche d’une mise en relief constante du fond sonore. Une césure intervient à chaque changement de plan et se manifeste autant dans l’ambiance sonore. Le non-raccord sonore n’est pas propre aux rapprochements de blocs hétérogènes liés à la forme de l’essai cinématographique. Au fond, l’attention portée à ce problème esthétique ne concerne pas la démarche particulière d’un film appelé Cézanne et qui impliquerait une logique de décrochement, d’accrochage pour un non-montage rejoignant une volonté d’exposition. Dans le premier livre publié sur l’œuvre des cinéastes, en 1971, Richard Roud commente ces ruptures sonores à chaque coupe :
15 Richard Roud, Jean-Marie Straub, Londres, Secker & Warburg, coll. « Cinema...
Quand un plan change, il ne s’agit pas de faire oublier le raccord. Lorsqu’on passe au plan suivant, la direction des voix change, elle aussi brusquement. […] Ces changements sonores sont les plus sensibles lorsqu’ils surgissent, comme ils le font parfois, au milieu d’un monologue. Soudain, bien que l’alexandrin se poursuive dans l’attente de la rime, le son surgit dans une autre direction et l’effet est stupéfiant, dans les deux sens du mot.15
26L’alexandrin dont il est ici question est donc plus celui d’Othon, mais la diffraction sonore peut aussi bien être provoquée par la rumeur que par la force bruissante de la nature.
27Les sons de la nature participent de l’éclatement de l’unité d’une perception présupposée par une perspective sonore unifiante. La multiplicité des points d’écoute défait une appréhension des phénomènes dans leur simple écoulement objectif. Dans le premier insert de La Mort d’Empédocle, le texte est d’abord déclaré en plan rapproché, avant qu’une coupe conduise à la fin d’une récitation décentrée, au sens où c’est un fragment du corps qui est filmé. Une saute est audible dans les éléments sonores, tout comme la qualité de la lumière varie d’un plan à l’autre.
28Sans doute y a-t-il un passage de la foule sonore urbaine aux surgissement de bruits de la nature dans l’œuvre des Straub-Huillet. Cézanne prendrait en compte ce tournant. Ce passage est analysé, en référence au communisme des Straub-Huillet, par Jacques Rancière. Si la dialectique de l’espace qu’il note à propos de Les yeux… concerne les années 70 et une rumeur du peuple, l’agitation des films des Straub-Huillet qui succèdent à cette période est davantage une agitation de la nature. Jacques Rancière, notamment à travers son intérêt pour le film Ouvriers, paysans, perçoit un mode de sensibilité lié à une pensée communiste qui s’affirme dans les films les plus récents et qui se trouve irréductible à cette considération de la nature, « où s’affirme sur les mots ce qui est avant les mots, où apparaît quelque chose de l’ordre de l’innommable et qui donne aux mots leur sens en leur imposant une forme de respect ». Jacques Rancière, à partir du film réalisé en 2000, souligne le rôle de cette nature qu’il oppose à la nature pastorale pour en faire l’espace du conflit des éléments, selon une « philosophie à l’antique des éléments ».
16 Jacques Rancière, in Philippe Lafosse, op. cit., p. 147.
En un sens, Ouvriers, Paysans est un débat entre les hommes du feu et les hommes de la terre, et tout se joue sur cette guerre qui a lieu aussi dans le décor. Tous les éléments interviennent tout le temps. On peut penser au rôle que jouent l’eau et l’air, les insectes, le vent, au rôle que joue le feu, à savoir le soleil.16
29Ce renvoi aux éléments rejoint de façon appuyée l’attention portée aux manifestations sonores. Le non-raccord, qui ne fait en réalité que mieux souligner la coupe, a pour objectif de rendre audibles l’entrelacement et la présence multiple des éléments. La coupe atteint à cette faculté en créant des différenciations entre chaque plan, malgré l’enchaînement du texte.
30La relation à une philosophie antique des éléments trouve en quelque sorte une affirmation dans le Cézanne et dans la manière dont Hölderlin est convoqué. La montagne Sainte-Victoire que Cézanne dit être du feu s’inscrit dans cette réflexion. En ce sens la lecture que font les Straub-Huillet des mots attribués à Cézanne se prolongera dans les films les plus récents et aboutit à leur lecture de Vittorini et de Pavese.
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17 Gilles Deleuze, op. cit., p. 297.
31Le son fait percevoir les éléments par des bruissements mis en relief. Les stridulations constituent par exemple un son lumineux qui a à voir avec la lumière, donc le soleil. La voix, quant à elle, fait appréhender ces éléments en faisant vaciller l’objectivité de l’image, « ce dont on nous parle se [met] en même temps sous ce qu’on nous fait voir. »17 Dans cette conférence de 1987, avant la réalisation du Cézanne donc, Deleuze insiste sur cette physique des éléments :
18 Gilles Deleuze, op. cit., p. 298.
Voilà une idée cinématographique. […] Cela produit une espèce de transformation, une grande circulation des éléments, un cycle qui fait tout d’un coup que le cinéma fait écho avec une physique qualitative des éléments. Cela produit une espèce de transformation, une grande circulation des éléments dans le cinéma à partir de l’air, la terre, l’eau, le feu.18
32Le bruit est important dans Cézanne mais c’est le bruit de la nature qui devient le véritable sujet esthétique, à travers les perturbations sensibles de son intensité et des coupes qui le diffractent. Une mise en rythme est ainsi rendue opérante par les éléments de la nature en des termes qui s’éloignent des deux plans du début et de la fin. La circulation dans un fond agité des manifestations sonores est au fondement du réalisme des Straub-Huillet. à condition de ne pas comprendre ce terme comme un effet de réel dû à l’implication d’un simple enregistrement objectif. Le réalisme de leur cinéma est celui de Cézanne : atteindre aux éléments naturants. En ce sens, la fin du second film, réalisé en 2004 et intitulé Une visite au Louvre, se termine sur un plan qui retient cette leçon de Cézanne en proposant une combinaison de panoramiques dans un sous-bois où les forces de la nature se déploient et se modulent entre elles.
33La Source du peintre Ingres serait le contre-exemple proposé à ce réalisme. Et le sort que font alors les Straub-Huillet à la virulence de Cézanne à propos de La Source se mesure à l’importance de la question du rythme spatialisant. La Source paraît comme une figure, mythique, détachée de l’arrière-plan inactif. Une figure sans circulation des éléments, sans vie, sans fond. Quand, dans le Cézanne, les cinéastes interviennent pour la première fois dans le filmage d’un tableau, c’est pour impliquer un bruit de fond, une agitation sonore quasi-tempétueuse qui accompagne Les Grandes Baigneuses. Le bruit ne mime pas une ambiance picturale, n’adapte pas une impression, n’anime pas le tableau. L’agitation du tableau, issue notamment du rythme colorant entre les figures et l’arrière-fond, s’allie à une turbulence sonore. Le bruit est celui d’un souffle, d’une matière qui peut entrer dans une perception du rythme à l’origine de la perturbation sensible, d’une perception confuse en même temps qu’elle est simple et directe. Par un effet de collage, la question du bruit est rapprochée de celle de la matière picturale.
34En partant du bruit de la ville qui encadre le film, Cézanne met en place une pensée de la dimension sonore qui prend en compte la respiration de la nature, préoccupation de plus en plus affirmée dans leurs films à venir. Un rapprochement s’esquisse aussi entre la matière sonore et la matière picturale.
Notes
1 Jacques Rancière, « La parole sensible. à propos d’Ouvriers, paysans », Paris, Léo Scheer, revue Cinéma, n° 05, printemps 2003, p. 68-78.
2 Gilles Deleuze, Deux régimes de fous, ch. « Qu’est-ce que l’acte de création ? », Paris, Minuit, 2003, p. 297.
3 Robert Bonamy, « Tressaillements. Straub-Huillet / Eustache / Fitoussi », in Points d’écoute, Paris, Images en manœuvres, revue Vertigo, n° 27, printemps 2005, p. 53-56.
4 Benoît Turquety, « Le Prince », in revue Trafic, Paris, P.O.L., n° 66, printemps 2008.
5 Retranscription d’un débat public au Cinéma Jean Vigo de Nice, le 16 février 2004, avec Jacques Rancière et Philippe Lafosse, in Philippe Lafosse, L’étrange Cas de Madame Huillet et Monsieur Straub, Toulouse, Ombres, 2007, p. 143.
6 Véronique Campan, « India Song (Marguerite Duras), Moïse et Aaron (Jean-Marie Straub et Danièle Huillet) : deux expériences d’écoute musicale », in Marie-Noëlle Masson et Gilles Mouëllic (dir.), Musiques et images au cinéma, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Aesthetica », 2003, p. 186.
7 Louis Seguin, « Aux distraitement désespérés que nous sommes… » (Sur les films de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub), ch. « La Clarté du matin », Toulouse, Ombres, 1991, p. 127.
8 Louis Seguin, op. cit., p. 127 (nous soulignons).
9 Henry Maldiney, Regard, parole, espace, ch. « L’esthétique des rythmes », Lausanne, L’âge d’homme, 1994, p. 156 et suiv.
10 Michel Chion, Un art sonore, le cinéma, Paris, Cahiers du Cinéma, 2003, p. 412.
11 Une reproduction de deux pages de ce texte coloré et annoté par les cinéastes peut être consultée : Anne-Marie Faux (dir.), Jean-Marie Straub, Danièle Huillet. Conversations en archipel, Paris / Milan, Cinémathèque française / Mazzotta, 2000, p. 145-146.
12 Il s’agit du titre du chapitre de Louis Seguin cité précédemment.
13 Dominique Païni, « Straub, Hölderlin, Cézanne », in Anne-Marie Faux (dir.), op. cit., p. 97.
14 Ibid., p. 98.
15 Richard Roud, Jean-Marie Straub, Londres, Secker & Warburg, coll. « Cinema One », 1971, p. 116 (« When a shot changes, there is no attempt to smooth over the join: as the shot changes, the aural perspective changes joltingly too. […] These changes in aural perspective are most noticeable when they come as they occasionally do in the middle of a single speech. Suddenly, although the alexandrine with its expectation of rhyme goes on, the sound comes from another direction; and the effect is stunning, in both senses of the word. » – nous traduisons).
16 Jacques Rancière, in Philippe Lafosse, op. cit., p. 147.
17 Gilles Deleuze, op. cit., p. 297.
18 Gilles Deleuze, op. cit., p. 298.
Bibliographie
Bonamy Robert, « Tressaillements. Straub-Huillet / Eustache / Fitoussi », in Points d’écoute, Paris, Images en manœuvres, revue Vertigo, n° 27, printemps 2005, p. 53-56.
Campan Véronique, « India Song (Marguerite Duras), Moïse et Aaron (Jean-Marie Straub et Danièle Huillet) : deux expériences d’écoute musicale », in Marie-Noëlle Masson et Gilles Mouëllic (dir.), Musiques et images au cinéma, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Aesthetica », 2003.
Chion Michel, Un art sonore, le cinéma, Paris, Cahiers du Cinéma, coll. « Essais », 2003.
Deleuze Gilles, Deux régimes de fous, ch. « Qu’est-ce que l’acte de création ? », Paris, Minuit, 2003.
Faux Anne-Marie (dir.), Jean-Marie Straub, Danièle Huillet. Conversations en archipel, Paris / Milan, Cinémathèque française / Mazzotta, 2000.
Lafosse Philippe, L’étrange Cas de Madame Huillet et Monsieur Straub, Toulouse, Ombres, 2007.
Maldiney Henry, Regard, parole, espace, Lausanne, L’âge d’homme, 1994.
Rancière Jacques, « La parole sensible. à propos d’Ouvriers, paysans », Paris, Léo Scheer, revue Cinéma, n° 05, printemps 2003, p. 68-78.
Roud Richard, Jean-Marie Straub, Londres, Secker & Warburg, coll. « Cinema One », 1971.
Seguin Louis, « Aux distraitement désespérés que nous sommes… » (Sur les films de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub), ch. « La clarté du matin », Toulouse, Ombres, 1991.
Turquety Benoît, « Le Prince », revue Trafic, n° 66, Paris, P.O.L., printemps 2008.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Robert Bonamy
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts - CINESTHEA