La Réserve : Livraison du 08 novembre 2015
Vues sur l’Internet et saynètes au téléphone portable
Initialement paru dans : CIRCAV 22, L’Harmattan, Cinéma(s) et nouvelles technologies : continuités et ruptures créatives, 2011, p. 113-129
Texte intégral
1Ce texte part d’un paradoxe temporel provoqué par quelques films tournés ou diffusés avec des appareils et des médiums issus de technologies dites "nouvelles". Ce paradoxe passe par un repli apparent vers une cinématographie primitive, alors que les supports employés sont éminemment contemporains.
2Pour autant, un tel "repli" n’est pas réactionnaire, il contribue bien plutôt à un déploiement de nouvelles mises en scène cinématographiques qui réinterrogent les commencements. Tout en réfutant les discours simplistes d’annulation du cinéma dit "traditionnel" par des démarches contemporaines, ces films permettent de revenir sur l’élargissement de l’art cinématographique à d’autres modalités que celles de la projection classique, faisant ainsi du substantif "cinéma" un signifiant multiple, mais à la provenance unique. Cet élargissement du cinéma est ainsi avant tout pensé comme un approfondissement de recherches issues des commencements. Il est animé par une pensée de cet art selon l’histoire de l’invention de ses formes esthétiques.
3Deux parties conduisent à développer ma réflexion en quatre moments. Celles-ci obéissent à un choix de deux films diffusés principalement, mais pas uniquement, sur l’Internet et réalisés en vidéo numérique. Sont convoqués dans un premier temps : Europa 2005 (2006) de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet (qui a récemment bénéficié d’une diffusion en salles) et Louise, le dimanche (2011) de Jean Paul Civeyrac ; tandis que, dans un deuxième temps, est effectuée une analyse qui insiste sur les différences entre des passages de films. Sont ainsi confrontés des fragments de Film socialisme de Jean-Luc Godard (2010) tournés avec téléphone portable et d’autres du film Nocturnes pour le roi de Rome (2005-2010) de Jean-Charles Fitoussi. Mais tandis que le film de Godard n’est qu’occasionnellement tourné avec le petit appareil mobile, celui de Fitoussi l’est de bout en bout.
4Dans un premier temps, on retrouve donc le couple moderne, cher à Daney et Bonitzer, "JLG et JMS"– aux côtés de deux cinéastes français contemporains– pas nécessairement là où on l’attendait. Qu’un film de Straub-Huillet soit tourné en vidéo et se retrouve sur l’Internet crée un effet d’étrangeté persistant tant leur cinéma ne pouvait, pour beaucoup de leurs adeptes, n’être que pelliculaire.
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1 Érik Bullot, "Variations sur le mobile" in Fresh Theory, III, Editions Léo ...
5Ces œuvres recommencent, en la déplaçant et lui donnant ainsi d’autres ouvertures, l’invention du mouvement cinématographique. La chose ne manque pas d’amuser, mais elle provoque surtout un trouble réflexif qui défie tout classement de ces films du côté de l’anecdotique. Les films réalisés avec des téléphones sont au cœur des écrits actuels visant à déplacer le cinéma vers les arts contemporains ou, au contraire, à préserver une intégrité du cinéma dans ses qualités, et particulièrement ses qualités classiques. Pour aller vite et résumer la situation, quand, d’un côté, Erik Bullot rédige en 2007 un article aux arguments éclairants intitulé « Variations sur le mobile1 », l’éditorial de la revue Positif du numéro ouvrant l’année 2011 glisse une phrase sans appel et sans démonstration :
2 Michel Ciment, « La culture du narcissisme », Positif, no 599, janvier 2011...
Les cinéastes eux aussi se montrent de plus en plus enclins à filmer leur nombril, les bandes réalisées par un téléphone portable les rapprochant davantage encore de la partie préférée de leur anatomie2.
6Certes, des films ainsi réalisés se rapprochent de l’essai intime ou du journal filmé, mais il ne s’agit pas d’une règle générale, et chacune de ces œuvres fait ses propositions singulières. Et c’est bien la singularité qui fait ici débat, l’auteur de cet éditorial insistant sur une liste de films aux qualités objectives, qu’il oppose aux trop grand sort fait à la singularité dans la critique ou dans la création. Rappelons que l’année 2010 fut marquée par Film Socialisme dont la première partie, terriblement singulière et joliment complexe, contient plusieurs passages réalisés avec un portable. Le rejet des réalisations téléphoniques par les tenants d’un cinéma qui soit objectivement de qualité peut tenir, par exemple, à des constats quant aux propriétés perfectibles de l’image. Ce type de réaction négative qui se focalise sur le bilan technique ne prend pas en compte que les définitions basses de telles images provoquent, selon moi, la singularité des mises en scènes. Et si les films ici étudiés le sont au même titre que les images aquatiques des Nokia Shorts (2005) de Apichatpong Weerasethakhul, laissant voir les éléments de leur définition approximative à travers les pixels, notons avec Érik Bullot qu’une explication de cet aspect par des données techniques est provisoire, tant la résolution de ces nouvelles images mobiles continue à augmenter :
3 Érik Bullot, Ibid.., p. 138.
Nous aimons leurs formes troubles, aquatiques, fortement pixellisées, qui rappellent la qualité impressionniste des bobines super-8. Mais ces images imparfaites évoluent rapidement. Le temps est proche où la qualité technique des caméras du téléphone sera équivalente à celle des caméras mini-DV, abolissant pour un temps le sentiment d’un suspens dans l’histoire (ou d’une parenthèse)3.
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4 http://videos.arte.tv/fr/videos/blow_up_carte_blanche_jean_paul_civeyrac-36...
7Quant aux conditions de diffusion autres que la projection en salles, les films de notre petit corpus ne les figent pas. C’est-à-dire qu’ils passent d’un support à l’autre, jusqu’à retourner en salles. Europa 2005 des Straub est d’abord paru comme un Cinétract mis en ligne par Pierre Grise distribution, avec une dispersion sur des sites de vidéos en ligne, entraînant d’ailleurs des qualités de visionnement assez aléatoires. Le film a fait ensuite le parcours inverse du passage, plus fréquent, de la salle à l’Internet. Europa 2005 a intégré en 2011 un programme de films courts, aux côtés d’O somma luce, de Joachim Gatti et de Corneille Brecht. Chacun de ces films des Straub est d’ailleurs animé par des idées-formes différentes. Europa 2005 apparaissait aussi, et déjà, en ouverture de Ces rencontres avec eux (2006), et ce souvenir d’une projection en salle contrarie la primauté de la diffusion sur l’Internet... Quant au film, tout autre, de Jean Paul Civeyrac, il s’agit d’une commande du site d’Arte, précisément de son magazine en ligne intitulé " Blow up4 ". Cela n’empêche pas Louise, le dimanche de figurer dans le DVD de son récent long-métrage Des Filles en noir (2010). En attendant un passage en salles ?
Vues numériques, idées cinématographiques
Vues et séries
8Au commencement, le cinéma – ou plutôt le Cinématographe – montre l’extérieur d’une usine avec la sortie des usines Lumière (Sortie d’usine [1], 1895). En réalité, il ne s’agit pas d’une vue unique mais d’une série de vues répétées. On en dénombre quatre, les vues 685 à 688 du catalogue Lumière, tournées entre 1895 et 1897 à Lyon. Un dispositif sériel se dégage après-coup. Les vues Lumière, comme le remarque Fabienne Costa, tendent vers l’essai cinématographique :
5 Fabienne Costa, « Les rejetés de la jetée – Va-et-Vient et "bouts d'essai" ...
Certaines vues Lumière, d’emblée, constituent une forme d’essai, et le sont a fortiori, en tant que balbutiements, tâtonnements, mises à l’épreuve d’un art naissant5.
9Il est remarquable que l’avènement de la modernité cinématographique (au sens théorique habituel) intervienne dans les années 1950, notamment avec un film prenant pour décor une usine, Europe 51 de Roberto Rossellini, (sorti en 1952). Le film s’attache à une description particulière de l’intérieur de l’usine. Néanmoins, ce n’est pas le travail dans l’usine qui constitue le sujet principal du récit.
10En poursuivant à travers l’histoire du cinéma, on arrive à Europa 2005, essai filmique réalisé en 2006 par les Straub-Huillet et proposant une approche énigmatique d’un site industriel, précisément d’un transformateur électrique. Toutefois, il ne faut pas comprendre la confrontation à laquelle je procède comme essentiellement chronologique, partant du cinéma primitif, évoquant ensuite la modernité d’après-guerre, pour arriver à une « œuvre de notre temps ». Europa 2005 retient l’attention en ce qu’il fait retour à l’esthétique de la vue Lumière plus qu’à sa thématique. Littéralement, ce film du début du XXIe siècle ne convoque aucune figure humaine. Il donne à voir essentiellement un lieu qui ressemble à une usine puisqu’il s’agit du site EDF de Clichy-sous-Bois. De même, il diffère de l’ouverture de la seconde partie du film des mêmes auteurs Trop tôt, trop tard (1980-1981) qui propose une sortie d’usine égyptienne. Si ce n’est la thématique, c’est donc le dispositif de la série qui importe le plus dans Europa 2005.
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6 Du jour au lendemain et Moïse et Aaron sont ainsi des films réalisés à part...
11La filmographie des Straub-Huillet est traversée par l’idée de la série6. Dans Europa 2005, celle-ci est abordée de manière radicale, selon le principe d’une apparente stagnation liée à la composition en séquences ou tableaux. Sans se référer directement aux séries de Cézanne, les Straub-Huillet réalisent leur film-essai selon une organisation originale qui répond bien au principe de la série. Prenant pour site l’extérieur du bâtiment, dont l’entrée avec son portail et le mur d’enceinte, la caméra s’approche de ce décor par une combinaison de panoramiques repris cinq fois. Ce montage en série de cinq diptyques ou tableaux compte les dix plans constituant la totalité du film.
12Les cinq tableaux en apparence identiques, reprennent la même structure, à savoir la succession de deux panoramiques latéraux cadrant le même espace selon les mêmes échelles de plan. L’organisation du lieu et la présentation de ses coordonnées spatiales, dont rendent compte les choix de la mise en scène, sont pratiquement immuables, même si, en réalité, on repère de légères modifications dans la distance des points de vue et d’écoute. D’un diptyque à l’autre, seul le fond ambiant offre de réelles transformations ; souffle visuel et sonore, voix et bruissements indéterminés, modifications imprévues de la lumière. Les animations sonores du lieu diffèrent à chaque diptyque. Ainsi, le quatrième tableau fait, entre autres, entendre des voix d’enfants difficiles à distinguer, prises dans un souffle ambiant dont une des manifestations atteint les branches d’un arbre en fleurs qui, lui, apparaît dans les premiers instants de chaque tableau, avant d’en être chassé hors champ par le panoramique.
13Ce court métrage a été diffusé à partir du 19 octobre 2006, un peu moins d’un an après la mort de deux jeunes adolescents à Clichy sous-bois, brûlés vifs dans le périmètre d’un transformateur électrique alors qu’ils tentaient d’échapper à la police. Cinq cartons déclinent sobrement chacun des cinq tableaux qui composent le film et le titre Europa 2005 apparaît sur un carton à la suite de chaque numéro ; en outre, la date du 27 octobre est indiquée sur chaque carton rappelant celle de la mort des deux adolescents.
14Le terme « cinétract » n’est jamais indiqué dans ce film d’un peu plus de dix minutes, sans générique, mais pourrait lui convenir. Les noms des réalisateurs, Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, accompagnés d’un autre cinéaste familier du support numérique, Jean-Claude Rousseau, ne sont pas non plus mentionnés. Le film est en quelque sorte anonyme si l’on s’en tient à la manière dont le nom de l’auteur est habituellement inscrit dans le déroulement d’un film. Se distinguant donc par cette double absence et par son sujet politique, ce court métrage s’apparente donc à l’usage du « ciné-tract ». Il y a ici, avec ces manques volontaires ou ces écarts vis à vis des usages conventionnels, une forme filmique particulière qui se passe ostensiblement de l’encadrement institutionnel.
15Un carton ouvre chaque film de la série des « cinétracts » réalisés en 1968, par le collectif portant ce même nom de Cinétract, et procède ainsi à leur numérotation en même temps qu’il définit leur nature, mais aussi leur usage, celui d’une action politique.
16Les films-tracts de la fin des années soixante sont des formes courtes. Ils sont réalisés en 16 mm, en noir et blanc, et ne sont pas sonores. Ces essais militants sont constitués par un montage qui s’apparente à un collage, de documents, de photographies filmées au banc titre sur lesquelles interviennent des écrits. La durée de ces films est en réalité assez variable, mais elle ne dépasse habituellement pas les cinq minutes. Dans un certain nombre d’entre eux, on reconnaît par exemple l’écriture manuscrite de Jean-Luc Godard. Malgré les cinéastes qui y participent, Chris Marker, Jean-Luc Godard, ou encore Alain Resnais, les films du collectif Cinétract ne sont pas signés.
17Si le film des Straub-Huillet n’est pas signé et emploie le carton à la manière des Cinétracts, le titre, Europa 2005, trouve son explication dans une autre origine. Les cinéastes ont en effet répondu à une commande de Fuori Orario, émission italienne animée par Enrico Ghezzi, diffusée sur la chaîne de télévision Rai Tre. Le projet était celui d’un film collectif célébrant le centenaire de Roberto Rossellini. La demande formulée auprès des cinéastes était d’imaginer un court-métrage se présentant comme une suite possible du film Europe 51. De fait, les Straub-Huillet ne répondent qu’indirectement à cette commande, mais leur proposition établit cependant une relation avec Europe 51 dont une des scènes principales est la visite de l’usine par le personnage d’Irène (Ingrid Bergman). Cette visite, Irène l’évoque comme celle d’une prison, et même de la pire, celle du bagne. À cet égard, les deux lignes écrites sur l’image à la fin de chaque tableau du film des Straub-Huillet, « chambre à gaz / chaise électrique », entrent en résonance avec les mots d’Irène.
18La mort de l’enfant d’Irène est un élément déclencheur pour la suite du film de Rossellini, mais ce suicide d’un enfant de douze ans se jetant dans un escalier demeure inexpliqué. La recherche de ce qui a motivé le geste de l’enfant constitue la raison d’être du trajet d’Irène et le rejet de sa condition de bourgeoise.
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7 « […] Europe 51 m’avait bouleversé à la mesure même de la résistance que su...
19Dès lors, Irène entre en relation avec la réalité du peuple italien. L’épisode de l’usine est une étape du trajet évoqué par Jacques Rancière7. Le film se termine alors qu’elle est internée dans un hôpital psychiatrique, cadrée derrière des barreaux comparables à ceux d’une cellule de prison.
20Europa 2005 peut difficilement passer pour une lecture d’Europe 51 et ne correspond pas non plus à une suite possible. Il en procède cependant par dérivations subtiles. Le sujet commun aux deux films est, de toute évidence, la mort d’adolescents. Plus âgés que le personnage de Michele dans Europe 51, les morts de Clichy n’enclenchent ni un parcours fictionnel ni une sorte de documentaire. Au contraire, Europa 2005 se contente d’une appropriation statique des extérieurs de l’usine EDF où s’est produit l’accident. Rossellini ne montre pas le suicide de l’enfant qui est éludé au profit du déroulement inattendu de ses conséquences. Europa 2005 ne tente pas davantage une reconstitution, mais s’attache, dans une forme de temporalité entretenue, à ce qui est susceptible, sur ce lieu de mort, de persister dans le fond insituable de l’image.
L’« ingénieux appareil »
21Plutôt que de se regarder le nombril, Louise, le dimanche, saynète tournée pour une diffusion sur l’Internet en vidéo numérique, semble porter son attention sur quelques films.
22Face à ce petit film curieux de 3mn 29sec, on s’attarde d’abord, évidemment, sur le titre et sur ses prolongements possibles. La saynète suit Louise Narboni, monteuse de films de Civeyrac, mais aussi réalisatrice de films consacrés à la musique. La musique est bien présente : Louise lit une partition et s’apprête à partir, délaissant celui qui la filme, en prenant quelques dernières partitions avant de disparaître de l’image, délaissant notamment la sonate opus 109 de Beethoven qui accompagnait ses mouvements silencieux dans son appartement étroit. On songe à Louise Dimanche, actrice, chanteuse et danseuse du 18e siècle. Du côté du cinéma, on en vient au film Les Hommes le dimanche de Siodmak, film lui aussi muet, réalisé en 1929. Contrairement à ce film où la femme d’un des deux protagonistes reste enfermée dans son appartement pendant que lui multiplie les distractions, Louise sort dans un mouvement de liberté.
23Interviennent surtout les films qui sont évoqués par la voix off. On reconnait une lecture, faite par le cinéaste lui-même, d’articles de journaux parus en 1895 au sujet des films Lumière et des expériences sensibles auxquelles elles conduisent
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8 Sur ce film, Robert Bonamy, « Affleurements.» in murmure - Ouvrir/fermer, n...
24Louise, le dimanche est d’emblée dédié à « MM. Lumière ». Une disjonction entre les articles datés occupant la bande-son et la saynète numérique muette est nettement perçue avant que des rapprochements surprenant n’interviennent. Quand Civeyrac parle de « l’ingénieux appareil », autrement dit le Cinématographe des frères Lumière, Louise fait glisser le clapet de son téléphone portable, sans doute pour regarder l’heure : on passe ainsi, et par grand écart, d’un appareil à l’autre, plus contemporain. Ensuite vient le récit de la vue que l’on comprend être Baignade en mer (1995, vue Lumière n° 11), toujours selon un journal de l’époque. Cette vue évoque le saut de baigneurs à partir d’une poutre dans la vaste Méditerranée. Le rapprochement est ici assez humoristique : l’érotisme, aussi léger que convaincant, de la saynète de Civeyrac dans laquelle Louise prend une douche rapide, filmée dans des plans souvent très rapprochés et rendus parfois flous par leurs mouvements, à travers l’écran de plexiglas, entre donc en contact avec un autre écran convoqué par la lecture, celui sur lequel défilent des baigneurs. La voix évoque, bien entendu, « la nature prise sur le vif », mais aussi le flux des ouvriers sortant de l’usine, l’agitation extérieure. On pense aussi aux « feuilles qui bougent », motif particulièrement important dans des longs métrages du cinéaste, notamment À travers la forêt (2006)8. Il est aussi question des saynètes intimes filmées par Lumière. Le rapprochement est alors peut-être plus direct. Mais ce que saisit la saynète de Civeyrac, ce sont bien des mouvements d’une figure féminine, proprement cinématographiques. Un peu comme la Monika de Bergman est filmée dans ses mouvements les plus libres, même dans son appartement, Louise est filmée dans sa quotidienneté, avec plus de douceur que ne l’est Monika dans le film éponyme cité. Le rapprochement avec le film de Bergman se confirme, en se problématisant, lorsque Civeyrac apparaît avec sa caméra dans un miroir. Louise partie, il est visible dans un miroir ovale comme l’est le miroir dans lequel se regarde Monika au début du film de Bergman, mais aussi Harry à la fin, dans un gros plan particulièrement angoissant. Ici, dans Louise, le dimanche, le récit n’est pas tragique. Et si le cinéaste se filme, c’est dans la logique esthétique d’un film-portrait : portrait d’une femme, mais aussi d’un cinéaste pris dans le parcours implicite d’une histoire du cinéma qui renvoie d’abord aux commencements. Aussi contemporain qu’il soit, l’appareil du présent renvoie à l’« ingénieux appareil ».
Images avec téléphone mobile
Saynètes germinatives
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9 Fitoussi a aussi tourné au téléphone portable Bienvenue dans l'éternité (20...
25La scène du banquet dans Nocturnes pour le roi de Rome9 de Jean-Charles Fitoussi ne repose pas seulement sur l’idée d’une capture du vent au cinéma, fidèle dans sa reproduction de la réalité. La matière singulière de l’image trouve une explication dans l’appareil employé pour les prises de vues. Il s’agit d’une caméra vidéo intégrée à un téléphone portable. Les déformations sont ainsi permanentes. Toutefois, ces enjeux technologiques n’amènent pas à considérer que les aspects cinématographiques inhérents à l’enregistrement sont secondaires :
10 Jean-Charles Fitoussi, « Comment je n'ai pas écrit certains films », Trafi...
L’intérêt particulier de tourner avec une caméra miniature, comme celle du téléphone avec laquelle j’ai réalisé Nocturnes pour le roi de Rome (...) tient précisément au fait que la composition cinématographique commence alors directement avec son matériau. [...] C’était un banquet qui se préparait. Les tables étaient dressées par grand vent, les serveurs participaient déjà, sans le savoir, d’une chorégraphie générale.10
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11 Clément Rosset, « L’opus 6 de Jean-Charles Fitoussi ». Texte accompagnant ...
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12 Clément Rosset, Ibid.
26Clément Rosset11 repère la dimension fantasmagorique de ces scènes consacrées à la réception donnée par le roi de Rome dans les jardins de la villa Médicis. Le film raconte la venue à Rome d’un compositeur allemand, à la veille de la mort du roi. Ce dernier lui a demandé de travailler encore une fois pour lui et de composer huit nocturnes. L’aspect flou et liquide des images, tournées avec cette caméra intégrée à un téléphone portable répond bien à la narration du film : voix off accompagnant des images présentées comme regardées par le compositeur. Ces images sont frappées d’une étrangeté telle que Rosset fait l’hypothèse qu’elles proviennent « des rêveries d’un défunt, si celles-ci pouvaient exister.12 » Retour, en quelque sorte, au « royaume des ombres » dont parlait Gorki en 1896, peuplé de fantômes et, ici aussi, silencieux. Les passants sont tellement perdus dans la matière approximative de l’image qu’ils paraissent surgir d’outre-tombe. Dès lors, quand le vent fait bouger les feuilles des arbres, les nappes des tables, quand il atteint le bas de la veste d’un serveur ou le châle d’une femme invitée à la réception en hommage au compositeur, la saisie de ses effets ne vise pas à attester la fidélité de la reproduction cinématographique. Cette saisie arrête le regard sur des petits mouvements involontaires qui imposent leur chorégraphie. L’agitation de l’air est aussi audible, mais cette fois le souffle n’est pas saisi en direct. Il évoque davantage le vent fellinien, tel celui qui apparaît à la suite du défilé final de Huit et Demi (Otto e mezzo, 1963). Le cheminement de la provenance est multiple, le rappel du film Lumière, via une scène de repas en plein vent qui a pour cellule germinative Le Repas de bébé (1895), passe par bien des bifurcations.
27Dans Nocturnes pour le roi de Rome, il est impossible d’identifier un visage, à moins d’imposer un arrêt, comme y a recours quelquefois Fitoussi. Sur quoi s’attarde alors cette observation à distance de la préparation du repas, puis du service des invités du roi ? Sur les mouvements impromptus qui viennent bousculer les bonnes manières de rigueur. Le film s’intéresse surtout aux contre-mouvements et aux gestes auxquels sont contraints les serveurs et les invités pour se dégager de l’agitation de leur vêtement, ou pour redresser prestement un pli.
28La première séquence du banquet, peu après le début du film, suit l’installation du lieu. Une image, rendue sombre par un brusque changement de lumière, devient lumineuse. Des panoramiques suivent les personnages un à un dans la continuité de leur marche, en plan moyen. La scène s’ouvre : un serveur déplace une table, laissant passer derrière elle son collègue qui porte des assiettes, alors que le vent soulève un nuage de poussière. Un troisième personnage, maniant un diable pour transporter des caisses de bouteilles, survient sur la trajectoire du panoramique qui accompagne le second serveur. Celui-ci se retourne et notre attention se porte alors sur un chiffon blanc qui sort de son pantalon et qui est agité par le vent. Ce mouvement est comme le témoin du souffle invisible qui naît à cet endroit, envahit le lieu et se déploie tout au long de la séquence.
29Un serveur aux cheveux grisonnants essaie avec difficulté et à plusieurs reprises d’allumer des bougies, tandis que le bas de sa veste blanche se plie et se déplie constamment pendant ses allées et venues. Les serveurs et les invités participent à la scène par leur marche qui est accompagnée d’une ligne mélodique différente, selon leur hiérarchie. Le propos de Fitoussi devient parfois explicite lorsque le chant d’une troupe nazie s’associe aux maîtres d’hôtel et à certains invités, hommes de pouvoir en costumes noirs, dans une séquence où des fragments sonores et visuels de Rome, ville ouverte (Roma, città aperta, 1945) de Rossellini (la musique de début ou la chute de Pina) sont insérés, parallèlement à l’attitude d’un personnage ou à un visage de femme.
30Une composition complexe, jouant sur les contrastes musicaux et soulignant les différentes classes sociales présentes, structure la scène. Cette construction sonore répond aux trajets des personnages. Les mouvements des étoffes créent un supplément dans cette scène. En effet, ils ajoutent à la chorégraphie de l’ensemble des mouvements déplacés dont l’enregistrement est confié à la technologie du téléphone portable.
« Tempête de pixel »
31Film socialisme (2010), de Jean-Luc Godard, a recours de manière épisodique, à un tel appareil, dans la première partie sur le navire. Le vent y joue aussi un rôle, mais il implique surtout une réflexion sur la saturation et la matière de l’image. Plusieurs qualités d’images sont employées dans ce film qui adopte parfois une basse définition. Cyril Béghin perçoit dans ces images floues une sensation de tempête rappelant les bourrasques et les vagues. Les figures sont prises dans une matière granuleuse et agitée, comme elles le sont ailleurs dans le vent :
13 Cyril Béghin, « Vent et or », Cahiers du cinéma, no 657, juin 2010, p. 24.
Cet ensemble paraît soumis aux éléments qui englobent le navire : l’eau et le vent pénètrent chaque plan sous la forme de flous aquatiques ou de tempêtes de pixels. [...] les corps engloutis par la matière grossière du pixel paraissent alors agités par les mêmes bourrasques qui, dehors, écrêtent les vagues13.
32Dans Nocturnes pour le roi de Rome la saisie de la perturbation est spécifique. Malgré une mauvaise définition des images, elle ne repose pas sur la métaphore d’une « tempête de pixel » qui renverrait à d’autres effets. L’engloutissement des corps dans la matière existe bien, mais l’image est conçue comme milieu primordial, plutôt que comme la constitution matérielle de l’image que fait aboutir momentanément le film de Godard. Les tissus se libèrent des corps pour dessiner leurs propres volutes en leurs marges. Les étoffes et les feuillages jouent ici en solitaire, dans l’intervalle des êtres fantomatiques qui ne réagissent que par un souci de bonne tenue.
33Les quatre films éminemment contemporains que j’ai convoqués partagent un renvoi problématique aux commencements cinématographiques, tout en employant des technologies nouvelles. Il s’est agi d’insister sur cette singularité. Dire d’un film qu’il est "singulier" revient peut-être à dire qu’il est unique dans son espèce, que son unicité intervient par dissemblance. Mais sa manifestation par l’altérité passe par un regard perpétuel vers les fondements esthétiques d’un art en devenir, plutôt que par une posture artificiellement distinctive de celui qui se regarde complaisamment en feignant de croire qu’avant lui, rien n’a existé.
Notes
1 Érik Bullot, "Variations sur le mobile" in Fresh Theory, III, Editions Léo Scheer, 2007, pp. 251-263. Repris dans Renversement 1. Notes sur le cinéma, Paris Expérimental, coll. Sine qua non, 2009, pp. 135-146.
2 Michel Ciment, « La culture du narcissisme », Positif, no 599, janvier 2011, p. 1.
3 Érik Bullot, Ibid.., p. 138.
4 http://videos.arte.tv/fr/videos/blow_up_carte_blanche_jean_paul_civeyrac-3684866.html. Un film de dimension plus longue, Une heure avec Alice a été diffusé par cette même émission en juin 2011. Cette seconde contribution, en vidéo et en noir et blanc, de Civeyrac repose sur une rencontre amoureuse qui se complique dès lors qu'il est question de cinéphilie et de l'admiration d'une jeune femme blonde pour les Amours d'une blonde (1965) de Miloš Forman. De l'intrigue amoureuse d'Alice au film de Forman, le miroir de la cinéphilie peine à être traversé ; cette difficulté est le sujet du film.
5 Fabienne Costa, « Les rejetés de la jetée – Va-et-Vient et "bouts d'essai" » in Suzanne Liandrat-Guigues et Murielle Gagnebin (dir.), L' Essai et le cinéma, Seyssel, Champ Vallon, coll. « L'Or d'Atalante », 2004, p. 184.
6 Du jour au lendemain et Moïse et Aaron sont ainsi des films réalisés à partir de partitions d'opéras de Schönberg, un des principaux praticiens et théoriciens du dodécaphonisme.
7 « […] Europe 51 m’avait bouleversé à la mesure même de la résistance que suscitait en moi ce trajet de la bourgeoisie à la sainteté à travers la classe ouvrière », Jacques Rancière, Les écarts du cinéma, Paris, La fabrique éditions, 2011, p. 7. Sur le même film, Jacques Rancière, La Fable cinématographique, Paris, Le Seuil, 2001, pp. 176-178.
8 Sur ce film, Robert Bonamy, « Affleurements.» in murmure - Ouvrir/fermer, no hs 3, Philippe Ragel (dir), Lille, 2007, pp. 73-84.
9 Fitoussi a aussi tourné au téléphone portable Bienvenue dans l'éternité (2007) et une série de vues, avec des téléphones ayant une définition visuelle et sonore beaucoup plus précise, intitulée Temps japonais (2008).
10 Jean-Charles Fitoussi, « Comment je n'ai pas écrit certains films », Trafic, no 73, printemps 2010, p. 32.
11 Clément Rosset, « L’opus 6 de Jean-Charles Fitoussi ». Texte accompagnant la projection du film organisée le 26 janvier 2006 par l’association pointligneplan.
12 Clément Rosset, Ibid.
13 Cyril Béghin, « Vent et or », Cahiers du cinéma, no 657, juin 2010, p. 24.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Robert Bonamy
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts - CINESTHEA