La Réserve : Archives Barbara Michel (I)
Penser l’anthropophagie grâce à la science-fiction
Initialement paru dans : Sylvia Girel, Fabienne Soldini (dir.), La mort et le corps dans les arts aujourd’hui, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », 2013
Texte intégral
« L’anthropophagie est la manière la plus nourrissante et la plus hygiénique de faire disparaître les cadavres. » (R. Brendt, Université de Sydney, 1983)
1Comment les fictions contemporaines abordent-elles un sujet aussi scabreux que l’anthropophagie ? En effet, l’anthropophagie est un thème à la fois obsessionnel et négligé, où la sauvagerie de l’acte éclate et où toute la civilisation semble présente, à la jonction de Nature et Culture. Bref, c’est un sujet répugnant et croustillant qui oscille du mauvais au bon goût.
2Le pari que je fais, pour m’y intéresser, c’est que l’anthropophagie nous permet de penser la mort ; les morts et les cadavres ; les relations au même et à l’autre ; et surtout les choix cruciaux de vie et de mort.
3Les anthropologues de la préhistoire pensent le cannibalisme à l’origine de notre humanité alors que la science-fiction l’invente dans notre futur.
4Mon propos, placé sous l’égide de L.V. Thomas, suivra quelques pistes et manières de s’y prendre avec la science-fiction comme divagations, fantasmes et intuitions mêlées.
5J’envisage l’anthropophagie comme un thème qui nous permet d’avancer modestement sur une connaissance de « l’humain » et de son rapport à la mort.
« Crier la mort, c’est crier la vie »
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1 L.V. Thomas « Anthropologie des obsessions », Paris, l’Harmattan, 1988, p. 9.
6« Faut-il prendre au sérieux les élucubrations des écrivains que les esprits académiques ne prennent pas au sérieux ? »1 s’interroge L.V. Thomas.
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2 La science-fiction est « une approche moderne, qui, empruntant au savoir d’...
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3 « Tout en s’abritant sous la rigueur de la rationalité, elle prend à son ai...
7L’hypothèse de L.V. Thomas, c’est qu’un genre mineur comme la science-fiction dévoile, volontairement ou à son insu, nos obsessions à la fois les plus universelles et les plus contemporaines2. Il analyse la science-fiction comme « un symptôme social particulièrement intéressant » qui permet à l’imaginaire de s’épanouir en mêlant « science3, merveilleux, fantastique, utopie et insolite » et donne libre cours à nos fantasmes, à nos obsessions, à nos divagations.
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4 « Elle procède par effet de grossissement, étirant jusqu’à la caricature de...
8La science-fiction se démarque de la « culture dominante » car d’un côté elle déverrouille l’imaginaire et de l’autre par la caricature, elle pousse les conséquences de quelques aspects de la réalité à bout4.
9Les récits de fiction sur lesquels j’ai concentré mon attention appartiennent au « genre de la spéculative fiction ». C’est une littérature de l’angoisse où s’expriment nos craintes pour « des lendemains qui déchantent », où la peur de la dévoration, de la famine, de la guerre est omniprésente.
10Bref, ces récits ont à voir avec une mythologie moderne où se dessine un destin qui ressemble fort au cauchemar de fin du monde. L’univers social est présenté comme écrasement de l’humain. En prêtant attention à ces récits cannibaliques, on donne corps à une zone obscure fait de désir, d’angoisse, en toile de fond, la mort nous menace. À travers ces divagations, les auteurs dénoncent les signes de mort d’une société, malade de ses progrès, en train de tuer la vie à force de l’escamoter et de l’exploiter. Mais comme le dit un slogan de 68 : « Crier la mort, c’est aussi crier la vie. »
Partout et nulle part
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5 A. Green, « Le cannibalisme : réalité ou fantasme agi ? », Nouvelle Revue d...
11L’anthropophagie est un thème curieux, il semble partout et nulle part. C’est surtout dans le domaine de la fiction littéraire et cinématographique que le thème manifeste une présence de plus en plus insistante. Thème à la fois original et originaire, il marque nos sociétés d’un sceau de violence cannibalique qui semble nous hanter dans une horreur et une fascination mêlées5 :
« Aujourd’hui comme jadis, ici comme ailleurs, les hommes ne cessent de se dévorer entre eux, directement ou indirectement. »
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6 L’impressionnant Saturne de Goya, dont deux tableaux sont intitulés « Canni...
12Partout, dans notre culture, dans la mythologie, de Chronos à Panthée, dans notre peinture (Bosch, Dante, Goya6), dans la littérature (Rabelais, Montaigne, Voltaire, Flaubert…), dans les contes populaires (le Petit Poucet, le Chaperon Rouge...), dans la liturgie catholique et certain chant révolutionnaire, dans les comptines enfantines (« mange une main et garde l’autre pour demain »), dans les chansons de variétés (« Toi petit bébé requin, je vais te dévorer le cœur ») jusque dans les publicités (« Y’a bon Banania ! ») sans oublier les blagues (« tu aimes ta petite sœur ? et bien reprends en ! »).
13Plus sérieusement, le cannibalisme est partout car il appartient au registre des tabous à la base de la civilisation.
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7 S. Freud, « l’avenir d’une illusion », Paris PUF, 1971.
14Dans « L’avenir d’une illusion »7, Freud nous montre trois interdits : le meurtre, l’inceste et l’anthropophagie. Par ailleurs, Lévi-Strauss a probablement songer à faire de l’anthropophagie, une pierre d’angle toute aussi importante que l’inceste dans son système de relation, mais il a dû renoncer…
15L’action cannibalique est extrême, elle côtoie les autres actions radicales que les sociétés humaines élèvent au rang d’interdits : le meurtre est périodiquement bafoué, l’inceste très souvent mis en danger. Alors quid du cannibalisme ? Dans la triade meurtre, inceste, cannibalisme, ce dernier fait bande à part.
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8 La découverte du Nouveau Monde (Caraïbes…) entraîne nombre d’écrits dans no...
16Il fait d’abord figure de thème très souvent obsessionnel. Par exemple, les nombreux récits d’explorateurs et de voyageurs rencontrant le Nouveau Monde8 ; la curiosité maladive pour le goût de la chair humaine ; ou encore les psychanalystes qui voient des résurgences de cannibalisme jusque dans le lait maternel.
17Mais curieusement, s’il est une obsession, le cannibalisme semble moins pratiqué que le meurtre ou l’inceste. Seuls quelques faits divers croustillants et mémorables apparaissent périodiquement.
18Partout, car on pressent bien que l’anthropophagie nous caractérise tout autant que la folie (cf. Bastide) ou la parole (cf. Legendre).
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9 « Ce tête-à-tête entre les deux disciplines (psychanalyse et anthropologie)...
19Pourtant il n’y a pas de théorie générale, ni dans la psychologie, ni dans l’anthropologie à propos d’un acte tantôt agi, tantôt fantasmé. Il n’existe pas de théorie unique admise par tous comme dans le cas de l’inceste. Nulle explication d’ensemble, juste des éclats de théorie, des morceaux d’explication selon les disciplines qui tentent de comprendre l’incompréhensible par bribes. De plus, chaque discipline le prend par un morceau différent9.
20Pour reprendre Lacan, le cannibalisme se rencontre dans le réel, dans l’imaginaire et dans le symbolique. Il est donc bien partout.
21Nulle part aussi… Car habituellement nous n’y pensons pas, mieux, la pensée semble mise en suspens par ce thème… Déclarer travailler sur l’anthropophagie, quand on est sociologue, vous expose à différentes réactions de la part de votre interlocuteur, comme s’il y avait une espèce d’absence… Personne ne vous relance sur un tel sujet comme si c’était inconcevable d’y réfléchir, comme s’il y avait plus de zones aveugles que de certitudes.
22Nulle part encore, car le cannibalisme est en régression voire en voie d’extinction car la civilisation occidentale par le biais de la colonisation entre autres, l’a fortement réprimé.
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10 Le cannibalisme de survie, du « Radeau de la Méduse », peint par Géricault...
23Du coup, selon les auteurs, le cannibalisme « effectif » n’existe quasiment plus10, et seule la suspicion imaginaire de l’autre comme cannibale demeure.
24Nulle part enfin, puisque le code pénal français n’en touche mot. Le discours juridique à son propos est quasi-absent. Comment penser qu’on est face à un interdit majeur quand la loi est si muette.
25D’un côté, il semble y avoir quelque chose de fondamental, de l’autre l’anthropophagie est occultée et ne ressort que de façon anecdotique… De façon très hétérogène et très disséminée avec une grande polysémie de sens attribué à l’acte. Très souvent devant l’incompréhension du pourquoi de l’acte cannibalique, devant tant d’horreur et de fascination, un surcroît d’explication nous est donné. Tour à tour les mobiles invoqués sont : la cruauté, le plaisir, la gourmandise, la médecine, la vengeance, la croyance religieuse, la folie, l’amour déviant, la nécessité vitale et les perversités criminels qui portent à des actes forcenés.
26Toutes ces raisons renvoient à des passions ou à des contingences proprement humaines, mais en mêmes temps rendent l’acte anthropophagique relativement inexplicable. On pourrait même prétendre que ces motifs accordés au cannibalisme l’occultent plus qu’ils ne le rendent compréhensible. Finalement, l’anthropophagie a une spécificité qui relève de l’inexplicable. Cela revient à dissoudre l’acte bien particulier dans toute la sphère du social, sans vraiment insister sur sa spécificité. Ce recours à d’autres motifs, vengeance, passion amoureuse, médecine, folie, criminalité déviante pour expliquer le cannibalisme, laisse du coup dans l’ombre et l’indétermination, le fait particulier qu’on entend pourtant expliquer.
11 R. Guideri, « Pères et fils », in « Destin du cannibalisme », Nouvelle Rev...
« Il y a là un parti pris qui est de ne pas envisager le cannibalisme pour ce qu’il est dans son acception la plus simple et probablement la plus vrai : une action extrême, riche en implications. »11
27Il est à la fois très éloigné de notre civilisation, de notre culture et il est pourtant de façon indirecte et métaphorique, très ancré dans nos représentations contemporaines. Bref, il est très souvent suggéré, par exemple les farines animales qu’on donne à manger à nos ruminants herbivores qui se transforment alors en « vache folle » ou encore ces faits divers de mères qui conservent les restes de leurs enfants dans un congélateur, lieu moderne du garde-manger.
28Il y a donc, une étrangeté fondamentale, accompagnée d’un déni par rapport à l’anthropophagie. D’ailleurs, avant d’être une manière de manger, le cannibalisme est une manière de penser des zones aveugles concernant le couple vie-mort ; les cadavres (se les incorporer ou les faire disparaître définitivement, les rendre utile, les recycler et les faire sortir de la catégorie de l’humain) ; le meurtre et la guerre ; les relations sociales (endophagie, exophagie jusqu’à l’allélophagie, sans oublier l’autophagie).
Petite définition qui n’élucide pas grand-chose…
29Pour l’instant, j’ai utilisé indifféremment les termes de cannibalisme et d’anthropophagie. Observé dans de nombreuses sociétés traditionnelles, le cannibalisme est une pratique rituelle, manger de la chair humaine est alors avant tout social et culturel. Dans les sociétés cannibales, des règles très claires, fixent les personnes consommables et celles qui ne le sont pas.
30Les ethnologues parlent ainsi, d’exocannibalisme quand il s’agit de détruire l’ennemi et d’endocannibalisme lorsqu’on incorpore ses proches pour leur éviter la pourriture. La grande différence entre les deux semble le meurtre.
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12 L.V. Thomas, « Le cadavre », Bruxelles, Ed. Complexe, 1980, p. 160.
31« L’exocannibalisme désigne la manducation du cadavre de l’étranger, défini par rapport au groupe de référence : famille, clan, tribu, ethnie ; aussi, reste-t-il le plus souvent associé à des pratiques guerrières… L’enjeu est la destruction de l’adversaire en se l’appropriant et en se l’incorporant. »12
Quant à l’endocannibalisme, il se réalise au sein du même groupe, il s’agit par la consommation du cadavre de le faire survivre et donc le meurtre est exclu.
32La liturgie catholique avec le « Hoc est Corpus Meum », à travers la transsubstantiation et le mystère de l’eucharistie, pratique dans la communion des fidèles et par la métaphore, une théophagie, proche de l’endocannibalisme.
33Certains situent l’endocannibalisme à l’aube de l’humanité.
13 P. Chaunu, préface de F. Lestringant, « Le cannibale », Paris, Perrin, 199...
« Manger, cela a pu être aussi, au commencement de la douloureuse conscience de la mort, protéger l’être cher, l’être proche, contre le sort horrible de la putréfaction du cadavre. Les néandertaliens, si peu bavards et peu présentables dans la galerie de nos ancêtres, les néandertaliens, ces inventeurs du plus ancien rite funéraire, ont vraisemblablement pratiqué cette forme archaïque, mais efficace de sépulture, avant la tombe de la Chapelle-aux-Saints, dans la Corrèze de mes ancêtres, celle de l’estomac des membres de la tribu, service que les vivants rendent volontiers aux morts. Elle a laissé peu de trace, en doutez-vous ? »13
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14 L.V. Thomas, « Le cadavre », Bruxelles, Ed. Complexe, 1980, p. 162.
34L’endo- et l’exocannibalisme répondent d’ailleurs « au fantasme d’incorporation dont la psychanalyse a souligné l’ambivalence : celui qu’on ingère est à la fois détruit et conservé, haï et aimé. C’est pourquoi, il est indispensable qu’il ne soit ni tout à fait étranger, ni tout à fait semblable d’où les règles complexes qui souvent délimitent les exclus et les possibles. »14
35Quoi qu’il en soit de nombreuses formes de cannibalisme sont possibles. Certains groupes humains mangent leurs ennemis, cannibalisme de vengeance, d’autres leurs morts, culte des ancêtres, d’autres encore leurs enfants (régulation des naissances) et enfin certains une victime déjà sacrificielle.
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15 P. Clastres, « Recherches d’anthropologie politique », Paris, Seuil, 1980.
36P. Clastres15 montre comment les Indiens cachent leur passé cannibale, non par honte d’une telle pratique mais en raison de l’image culpabilisante que leur ont donnée les Européens. Ils se taisent pour ne pas être punis ou l’inventent pour se moquer des étrangers. Tout au long de notre histoire, le cannibale est resté identifié au sauvage. D’ailleurs, au sens figuré, cannibale se dit d’un homme cruel et féroce. « S’ils s’obstinent ces cannibales à faire de nous des héros… » de l’Internationale dépasse, sans aucun doute le sens antimilitariste immédiat, pour définir la société capitaliste dans son ensemble.
37Notre représentation du phénomène cannibale est aujourd’hui assez floue : on l’oublie, on le refuse, on le rend banal, on l’innocente.
38Pourtant manger de l’homme revient à faire de celui-ci autre chose qu’un simple adversaire ou qu’un simple parent.
16 R. Guideri, « Pères et fils », in « Destin du cannibalisme », Nouvelle Rev...
« Sa consommation modifie radicalement sa nature… La consommation (d’une victime) aboutit d’une part à l’exclure du monde qui a seul du poids : celui des morts ; d’autre part à l’inclure, par ce seul acte, dans le monde naturel : on le consomme comme on consomme les autres espèces vivantes. »16
39Et là, on rejoint la définition de l’anthropophagie où le référent d’ordre culturel et rituel est absent. On pourrait se poser la question clastrienne, les sociétés non-cannibales sont-elles réduites à l’anthropophagie ?
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17 F. Lestringant, « Le cannibale : Grandeur et décadence », Paris, édition P...
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18 La Renaissance, le XVIe siècle est aussi le siècle de la découverte et de ...
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19 M. Harris, « Cannibales et monarques : essai sur l’origine des cultures »,...
40Quoi qu’il en soit, deux interprétations17, cannibalisme d’honneur ou de nécessité s’affrontent et couvrent l’histoire du cannibalisme telle que les Européens l’ont écrite18. La première figure plutôt catholique comprend et intègre, ce qu’elle devine derrière l’horreur de la découverte de tribu cannibale, elle l’interprète comme forme dévoyée du Sacré. Il s’agit du cannibalisme noble de vengeance. La deuxième thèse, plutôt protestante, pense le cannibalisme de nécessité, elle devient lourde de mépris. Notons au passage que l’interprétation du fait anthropophage devient très matérialiste19. Il existe ainsi deux grandes tendances à l’égard du tabou cannibale. La transgression manifeste un appétit qualifié de bestial, une appétence, réputée contre-nature, l’individu « allouvi » qui se précipite par faim extrême sur son semblable est plus un loup qu’un homme.
41En revanche, lorsque l’intention symbolique l’emporte sur la crudité de l’acte, comme dans le cas du cannibalisme de vengeance (manger le cœur de l’amant infidèle), la signification qui dénote un monde de valeurs (amour fou, vengeance implacable, passions proprement humaines), sépare l’acte cannibalique de l’animalité brute.
42Aussi, manger de l’homme par faim, en temps de guerre, de siège et de disette est jugé plus inexcusable, car, une fois l’interdit transgressé, sous la pression du besoin, il n’est plus de limite à l’allélophagie, cette dévoration de tous par tous. Il s’agit alors de juguler un terrible danger qui pèse sur la communauté, son autodestruction. À l’opposé de « la rage faim », la fureur cannibale du mélancolique a reçu depuis l’Antiquité ses lettres de noblesse. Elle frappe des individus qui se situent par l’excès de leur souffrance et par la force de leur sentiment, hors de la norme commune. Aristocratie des guerriers et héros, la fureur se restreint à des cas isolés, elle offre peu de dangers pour le reste du corps social. Or « se venger à belles dents » a peu à voir avec « la male rage de faim ». De Montaigne à Thevenet, le cannibalisme de vengeance, d’honneur sera excusé et mieux compris que la faim bestiale, traité d’anthropophagie.
Les récits de science-fiction
43Les divagations de la science-fiction tournent plutôt du côté de l’interprétation du fait anthropophage. Mais l’évocation de l’anthropophage appelle son jumeau le cannibale.
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20 Th. Harris, « Dragon rouge », Paris, Albin Michel, 1982 (édition américain...
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21 Christophe Colomb invente le terme de cannibale qui mêle « cariba », « can...
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22 F. Lestringant, « Le cannibale : Grandeur et décadence », Paris, édition P...
44Je ne m’étendrais pas sur des livres à succès comme ceux de Thomas Harris20, car l’anthropophagie n’est pas centrale. En effet Hannibal le cannibale, le héros est un exemple parfait de micro-rituel personnel et de cannibalisme de vengeance. D’un côté, il est traité comme un chien21 par la psychiatrie carcérale, il porte une espèce de muselière pour l’empêcher de mordre et le fait ressembler à un chien, de l’autre, il nous est décrit comme un homme des plus intelligents, des plus raffinés et des plus cultivés. Celui qui est capable de cannibalisme d’honneur est alors capable de sur-intelligence, de sensibilité et de raffinement sans commune mesure avec le reste des mortels. Homme hors du commun, Hannibal renoue de façon métaphorique avec la manière dont l’Occidental, à la découverte du Nouveau Monde parle des tribus sauvages22.
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23 La faim, la disette sont les raisons essentielles pour comprendre l’anthro...
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24 Certains auteurs prédisent d’ailleurs que l’anthropophagie de subsistance ...
45Trois récits de fiction installent l’anthropophagie au cœur de la société qu’ils inventent. Il y a dans la fantaisie de la fiction, quelque chose qui fait mouche. Le premier tourne autour d’une anthropophagie médicale et nous parle d’un avenir proche. Dans les deux récits suivants, on entre dans un univers où l’anthropophagie devient la seule solution23. Inversant la projection habituelle de la faim dans notre passé, deux auteurs Pierre Pelot et Anthony Burgess inventent une anthropophagie de nécessité dans l’avenir. Poussant au bout la logique utilitariste et fonctionnelle, le cadavre est recyclé en nourriture et l’humain devient utile jusque dans sa mort24.
46Soulignons que l’anthropophagie de famine a de tout temps et en tout lieu été plus fortement condamné car poussant l’humain vers l’inhumain, plus réprouvé aussi car plus compréhensible.
« Jack baron et l’éternité »
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25 N. Spinrad, « Jack baron et l’éternité », Paris, Laffont, 1971.
47Dans « Jack Baron et l’éternité »25, Norman Spinrad soulève le fantasme de l’immortalité profondément inscrit dans notre culture. L’espoir de faire reculer la mort et la vieillesse est ancré dans notre imaginaire. Dans ce récit, l’immortalité est inséparable d’un prix à payer pour l’atteindre.
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26 L. V. Thomas montre comment la cryogénisation transforme notre représentat...
48En effet, la « Fondation pour l’immortalité humaine » propose la cryogénisation26 pour les riches. C’est à coup de dollars qu’elle s’achète. Il suffit donc de payer pour retarder la mort. Or, pendant que les riches ont accès au grand sommeil de l’hibernation et attendent dans le froid de devenir immortels, les autres, plus de 90 % de la population américaine, meurent définitivement.
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27 N. Spinrad, « Jack baron et l’éternité », Paris, Laffont, 1971, pp. 143-144.
49L’argument financier du coût de la recherche scientifique est alors avancé pour justifier l’injustice sociale. Le raisonnement du progrès médical coûteux qui bénéficie d’abord à une toute petite élite pour s’étendre ensuite à l’ensemble de la population est utilisé par « la Fondation pour l’immortalité » comme argument pragmatique. Son Président Bénédict Howard prétend : « Ce n’est pas parfait, mais ça fonctionne… »27
50La médecine privée se présente comme la clé de voûte du capitalisme libéral, comme la seule issue d’une meilleure gestion… C’est en tout cas le discours officiel de la Fondation, car le roman de N. Spinrad se déroule sur fond de campagne présidentielle américaine.
51Deux parties s’opposent : La C.S.J. dénonce l’inégalité sociale d’accès au soin qui entraîne des inégalités face à la mort. Sa propagande, un peu absurde, se résume par « on est tous égaux devant la mort… Il n’y a pas de raison qu’il y en ait, qui vivent plus longtemps que les autres. » (halte aux privilèges !) ; Et un parti ultra-libéral qui soutient la Fondation. L’immortalité est conçue comme enjeu politique majeur.
52Jack Baron, le héros de l’histoire, devenu cynique depuis qu’il a rejoint le monde du « show-biz » comme présentateur de télévision, prétend face à ces deux choix politiques :
28 N. Spinrad, « Jack baron et l’éternité », Paris, Laffont, 1971, p. 125.
« Face à la mort, on est tous pareils, il n’y a rien qu’on ne ferait pas (raconter des histoires, assassiner, se vendre à la Fondation…) pour rester en vie une seule seconde de plus, parce que quand on est mort, il n’y a plus de morale qui vaille. »28
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29 L’avancé de la médecine qui a rendu possible le prélèvement et la conserva...
53Mais tous ces arguments sont de pure forme, car le prix à payer pour atteindre l’immortalité est encore plus lourd. Le prix réel est l’assassinat d’enfants noirs de sept à dix ans, afin de récupérer leurs glandes hypophyses29. Le traitement consiste à « mutiler des enfants, afin de leur arracher des morceaux de chair vivante pour les recoudre dans le ventre du receveur. »
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30 À l’heure actuelle, pour ne pas freiner « le commerce de l’humain », le dr...
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31 J. Attali « L’ordre cannibale : vie et mort de la médecine » Paris, Grasse...
54Tout le roman de N. Spinrad tourne autour de l’idée d’un cannibalisme d’organes spécifique à nos sociétés30. Les progrès de la science médicale (greffes d’organes, biologie cellulaire, cellules souches embryonnaires…) posent le problème de la manipulation de la vie et de la mort. La marchandisation du corps est interprétée dans ce livre comme la véritable forme contemporaine d’anthropophagie31 où la vie éternelle des uns se paie de la mort des autres.
32 L. V. Thomas, « Civilisation et divagations : mort, fantasmes, science-fic...
« Aussi l’échange de vie et sa version moderne, la transplantation d’organes, sont-ils, des moyens qui viennent tout naturellement à l’esprit quand on ne s’embarrasse pas du sacrifice du donneur, écrit L.V. Thomas. Cela répond à un vieux fantasme qui procède analogiquement du cannibalisme. »32
55Le roman de N. Spinrad est une caricature, bien sûre, mais le pouvoir pointe son nez comme pouvoir absolu, comme choix de la vie des uns en échange de la mort des autres.
« Fœtus-party »
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33 P. Pelot, « Fœtus-party », Paris, Denoël, 1977.
56Avec P. Pelot, on entre dans un monde complexe, d’après la catastrophe écologique que certains nous prédisent. Dans « Fœtus-party »33, il trace l’épure d’un monde limité, monolithique et exsangue où la seule alternative est la mort. L’urbanisation est achevée et la Ville a remplacé les villes. Seule trace de nature, un musée-jardin, qui conserve quelques rares espèces végétales et animales et qui n’admet aucun visiteur. P. Pelot nous présente un monde surpeuplé, les gens viennent demander la mort en sachant qu’ils seront mangés par d’autres… Un monde atroce où la vieillesse veut dire improductivité, donc rejet, donc la mort… Dans lequel les ordures sont devenues des produits de valeur pour un recyclage nécessaire ; un monde dans lequel arracher une feuille à un arbre équivaut à un crime. D’ailleurs le vol et le détournement d’ordures sont punis sévèrement. On est jugé, condamné et mangé bien sûr. Le suicide, sous toutes ses formes, est encouragé et rejoint l’euthanasie active. On a remplacé la mortalité par accidents de la route (le pétrole manque !) par la mauvaise qualité de l’eau et nombre de vaccins sont supprimés pour qu’un grand nombre trouve la mort.
57Le slogan de cet univers est :
« Donnez votre vie pour une autre et votre mort sera utile. »
58Tout comme dans le film « Soleil Vert », de grands progrès dans les drogues hallucinogènes permettent d’encourager à la mort. Le « H-O » permet de terminer l’aventure du vécu, en quelques secondes, mais le mourant vit une expérience nouvelle capable de lui faire vivre psychiquement, tout ce que son imagination est capable de créer. Il a l’impression de vivre des années.
59C’est ce monde, triste et noir, qu’on présente aux fœtus, âgés de cinq mois, qui doivent être capable de l’accepter pour avoir le droit de vivre… Et si ce n’est pas le cas, cela les classe dans les déficients et cela légalise leur mort. C’est la loi du choix où l’on demande à l’individu en puissance, l’embryon, s’il désire vivre. Sont exclus définitivement du vocabulaire, des expressions telles que « je n’ai pas demandé à vivre. »
60Le fœtus est responsable de son choix de vie et en connaissance de cause puisque durant « la fœtus-party » on lui montre les conditions réelles de la société, telles qu’il devra les affronter, une fois né. Les fœtus qui résistent au stress de la présentation de ce monde sans issue, sont alors conditionnés pour être capables de survivre à toutes sortes de difficultés mais surtout à les accepter.
61À la fin de l’histoire, le héros, un fœtus sans nom, finira tué, sans même pouvoir naître, son père et sa mère finiront de même car ils auront pris une drogue illégale pour contrer la drogue légale des « fœtus-party ». Grâce aux deux drogues et en quelques fractions de seconde, le fœtus va rêver de deux vies illusoires, mais tout aussi sinistres.
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34 P. Pelot, « Fœtus-party », Paris, Denoël, 1977, p. 147.
62Dans les deux mondes, l’anthropophagie est la seule solution : Il y a d’un côté le monde inventé par la mère, un monde souterrain, parallèle. Il est fait de révolte et d’espoir, les gens vivants dans un champ d’ordures, traqués par la police. Le « clan-mère est un monde parasite greffé sur un presque cadavre. Cela pourrait, peut-être un jour, devenir une belle union symbiotique, qui, du presque cadavre, referait un presque vivant, puis un vivant. »34
63De l’autre, il y a le monde de la surface. Le Saint-Office Dirigeant et ses quinze milliards de sujets paient les erreurs, les errances et les boulimies du passé. Ils vivent dans un univers de total pénurie, fondé sur le mensonge du respect de la vie à tout prix qui cache les pollutions ordonnées, les sélections pré-organisées, l’interdiction des vaccins pour que les maladies se propagent. Mais toutes ces mesures sont insuffisantes pour freiner la menace de mort qui pèse sur le genre humain. Le Saint-Office Dirigeant fomente une guerre pour pouvoir diminuer de quelques milliards la population et avoir ainsi une réserve de nourriture.
64P. Pelot invente une fable où la vie des uns se paie de la mort des autres, l’anthropophagie souligne le paradoxe de la protection de la vie qui se nourrit d’enjeux meurtriers. Nulle morale dans cette fiction, aucun cynisme non plus car les enjeux de vie et de mort sont définitivement sans solution.
65Le « jeu du Poniachet » qui se déroule, souligne encore le fait qu’il n’y a nulle issue. Deux joueurs sont désignés par une « machine-arbitre », l’un comme « Poniachet », l’autre comme « Rebelle ». Ils doivent se livrer à un combat d’arguments où les rôles sont distribués d’avance, dans un jeu pipé où le « Rebelle » perd toujours : sa punition, la mort, puis il sera mangé. Jeu de la vie et de la mort, Le spectacle de la rébellion est nécessaire pour montrer un univers sans solution. P. Pelot dépeint une société réglée et totalement pacifiée où la révolte est organisée comme soupape, parabole d’un monde anthropophagique nécessaire à la survie, où la mort est le seul horizon.
66Avec N. Spinrad, l’obsession cannibalique est liée à la régénérescence, à la croyance des possibilités d’être immortel, quitte à pratiquer l’assassinat accompagné d’anthropophagie.
67Pour P. Pelot, l’humain est sans solution face aux choix de vie et choix de mort, il est pourtant pleinement responsable de ce qui lui arrive. Les choix de vie et de mort sont réduits, tant la marge de manœuvre est faible, c’est au fœtus qu’on propose de choisir entre vie et mort. Mais est-il de taille ? L’anthropophagie est la seule solution face à une planète exsangue, legs de nos erreurs et profits actuels. La mort est alors collectivement organisée (suicide, euthanasie et guerre), elle est industrialisée pour nourrir les survivants. On assiste alors à une allélophagie, n’importe quel cadavre (proche ou étranger) est consommé. Pour conserver un semblant de civilisation, les cadavres subissent une transformation pour les faire ressembler à de la nourriture. Dans cette fable moderne, l’humain est sans solution et pourtant il est encore responsable de la vie et de la mort, car même si les dés sont pipés, il doit choisir une forme de mort ou une autre. Le message de P. Pelot est : ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de solution juste, face à la mort, qu’il ne faut pas malgré tout en chercher.
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35 A. Burgess, « La folle semence », Paris, Laffont, 1973.
68Chez A. Burgess, dans « la folle semence »35, la responsabilité humaine s’évapore et il nous reste à choisir entre différentes formes d’anthropophagie. Pour A. Burgess quitte à vivre de la mort d’autrui autant le faire dans la liberté et dans la joie.
« La folle semence »
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36 « Le mal de l’affamé, la faim est un état misérable. La faim est la premiè...
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37 L’autophagie est une forme désespérée de cannibalisme et elle n’était pas ...
69A. Burgess joue avec nos peurs ancestrales de la famine36, il invente, à partir de l’anthropophagie de subsistance37, une fiction où trois figures d’anthropophagie correspondent à un mouvement cyclique de l’histoire d’une société à venir. Chaque période de l’histoire prépare la suivante : la « Pelphase », « l’Interphase » et la « Gusphase » sont transitoires, mais les trois phases se répètent à perpétuité.
70La première phase est typique de nos démocraties libérales, « on croit en la perfectibilité de l’homme ». Ce qui détruira cette phase, c’est que les gouvernants finissent par être déçus, le jour où ils s’aperçoivent que l’homme n’est pas si bon, ni si perfectible. Alors la nécessité de contraindre les citoyens « au bien » se traduit par le renforcement des lois, une répression sommaire et aveugle s’abat sur tout un chacun (on frappe, on bat, police secrète, torture, verdict sans procès). Avec la déception s’ouvre une perspective de chaos : « L’irrationnel souffle et la panique. La raison envolée, entre la bête brute. » C’est du moins ce que pensent les gouvernants…
71Au début de la phase de la Pelphase les dirigeants de la planète instaurent une paix perpétuelle et la guerre est décrétée hors la loi. Car nous dit A. Burgess, « le désir du citoyen est de se comporter en bon animal social et non égoïstement en bête sauvage des forêts. » Les lois sont supposées obéies par le plus grand nombre.
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38 Le Ministère du ravitaillement, aidé d’un haut-commissariat à la police de...
72La survie de la planète dépend de l’équilibre de la population et d’un minimum de ravitaillement scientifiquement calculé. Il y a entre autres, un ministère de « l’infertilité » dont le slogan est : « Aimez votre semblable » car « qui dit homo dit sapiens ». L’homosexualité est fortement encouragée comme solution plus simple que la contraception. Les différences ethniques n’ont plus cours. Les citoyens se nourrissent d’une ration de « nutelle », une céréale humecté de « synthélec »38. Ils sont quasi-végétariens car le « synthélec » est une nourriture synthétique, mêlée d’un peu de composant humain anonyme. Quasi-végétariens et sobres (ni tabac, ni alcool), les citoyens prennent leur repas dans la solitude et l’isolement de leur logement. La socialité du repas n’a plus cure.
73On a le droit de se marier, comme on a le droit d’avoir un unique enfant, si on le désire, mais la procréation est « le genre de boulot qu’il vaut mieux laisser aux castes inférieures, comme l’a voulu la Nature ». D’ailleurs avec un enfant, il est impossible d’avoir une promotion dans son travail.
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39 Lors de la mort de son enfant, on touche des « doléances » en monnaie tréb...
74C’est une société, où l’on se fiche pas mal des vies humaines, mais il en sera de même dans les phases suivantes. Les enfants ne sont pas soignés39et s’ils meurent, tant mieux, « ça fait une bouche à nourrir de moins et une livre d’anhydride de phosphore en plus pour fertiliser le sol » et que l’on retrouve plus tard sous forme de nourriture.
75C’est une société où l’on est plus utile à l’État mort que vivant. « N’en ayez plus ! », proclame les affiches. Les morts sont transformés en « chimie silencieuse » pour nourrir la planète.
76L’anthropophagie se fait très indirecte et tout est fait pour qu’elle ne vienne pas à l’esprit du citoyen, plutôt respectueux de l’ordre social. La vie est insipide, tous les appétits sont bridés, toutes les passions sont éteintes. Les hommes vivent dans une paix résignée, l’amour comme le meurtre et la guerre sont hors la loi. Tout excès est proscrit.
77Mais, ce temps du contrôle, de la mesure et de la continence va prendre fin, les rations de « synthélec » se réduisent suite à divers problèmes, la famine guette, le régime se durcit, on arrête et on fusille à tour de bras. Toute la planète agonise de faim, la population diminue à toute vitesse. Et comme la répression ne peut durer, succède alors une deuxième phase, « l’interphase ».
78Phase deux : vers une société sans État
79Avec l’irruption de la faim souffle un vent de liberté, c’est la ruine des institutions. On se retrouve dans une « société sans État ». Une parenthèse de cannibalisme joyeux s’ouvre, coincée entre deux périodes d’anthropophagie organisée par le pouvoir.
80« Quand l’État dépérit, la nature humaine s’épanouit, nous dit A. Burgess. »
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40 Dans « les sociétés sans État » qu’étudie P. Clastres, les relations entre...
81À la servitude volontaire du citoyen40 se substitue, petit à petit, une époque de liberté, d’égalité et de fraternité vécue qui s’accompagne de fête cannibalique et de licence sexuelle. A. Burgess se plaît à décrire de nombreuses fêtes cannibaliques qui se déroulent de-ci, de-là sur la planète. Des « barbecues » entre voisins sont installés, un peu partout. On y mange d’ailleurs ni ses proches, ni ses ennemis car le cannibalisme est sans discrimination. On y mange des gens nommés, qu’A. Burgess se plaît à décrire sur environ une quarantaine de pages pour faire saisir la liesse qui s’empare de la population : du « flic » homosexuel particulièrement tendre, au vieillard chinois, plein de saveurs, à l’enfant famélique, mais goûteux jusqu’à la femme congelée, grignotée pour les en-cas. A. Burgess invente une abondance qui se partage entre amis, entre voisins, mais sait aussi se faire hospitalière et accueillir l’étranger. C’est le temps de la camaraderie, des confidences franches et sincères.
82Dans un style truculent, digne de Swift, A. Burgess détaille des réunions cannibaliques spontanées et improvisées où les barrières entre les sexes, les âges et les rôles s’effacent au profit d’une liberté retrouvée, d’une égalité de traitement de tous et d’une fraternité entre chacun.
83La gravité des enjeux de vie et de mort s’évapore sous sa plume, il nous décrit une période de vie intense où les excès, la surabondance de chair pousse à l’ivresse et souligne combien la vie n’existe que dans l’échange avec la mort. Nulle peur, nul drame, nulle morale, A. Burgess invente le cannibalisme joyeux, où la vitalité de chacun, puise sa force de la mort d’autrui et cela, sans aucune mauvaise conscience. Quitte à se nourrir de la mort d’autrui autant le faire dans la bonne humeur, plutôt que de rendre amer le pain volé aux autres, semble-t-il nous dire.
84La surabondance de chair humaine « libère » l’homme de « sa servitude volontaire ». Tous les tabous sont enfreints dans la franche gaieté de façon fraternelle et amicale.
85Mais la joie cannibalique s’accompagne de « fureur meurtrière » du point de vue du pouvoir et cela fait peser une menace pour la survie de la communauté. En fin d’interphase, les institutions se réorganisent. Ainsi, pour redonner un petit air de civilisation, la « police de la copulation » préfère manger de l’humain anonyme, appelé « singe », car « ça change tout d’ouvrir une boîte de conserve », prétend-elle.
86Les uns inventent des religions pour justifier le cannibalisme, d’autres veulent établir des règles strictes d’exocannibalisme, d’autres encore organisent des fêtes obligatoires et certains préfèrent vendre des « brochettes » que de les donner. Par ailleurs, on assiste à la reprise du travail et c’est le retour à la stabilité de la civilisation.
87Troisième phase, le retour à la civilisation anthropophage
88L’État se restructure sur un fondement conservateur et non progressiste. Car la foi, dans l’homme et ses possibles améliorations a disparu. Dans l’interphase, il a prouvé qu’il n’était qu’un assassin cannibale. Pour endiguer ce que les états jugent comme émeutes de la faim, cannibalisme sauvage et instinct meurtrier, ils vont enrôler les énergies individuelles au service d’une nouvelle organisation sociale : la guerre.
89Tout rentre dans l’ordre. Mais quel ordre ? Mise hors la loi dans la première phase, la guerre devient le moyen d’en finir avec l’excédent de population. Elle offre l’avantage, non négligeable, de laisser les populations libres de se reproduire, car « la contraception est jugée comme une chose cruelle et contre-nature : tout le monde a le droit de naître. »
90On entre donc, dans un cycle de guerre sans fin, car les civils « adorent les guerres » à condition de n’y être pas mêlés. Les guerres se déroulent entre militaires de carrière, entre professionnels. De plus, tant qu’il y a l’armée, plus question d’État répressif ou policier.
91Et les soldats ? Y a-t-il meilleure mort que celle du soldat, nous interroge A. Burgess ? On les persuade qu’ils donnent leur vie pour une noble cause et c’est la vérité. « On se débarrasse des crétins et des enthousiastes », ce qui englobe aussi, les voyous, les criminels et « les pauvres idiotes de surproductrices ».
92La guerre est la solution de la « gustphase » et les soldats, soigneusement recrutés parmi les gens les moins recommandables de la société, sont envoyés aux massacres systématiques et organisés au loin, pour fournir de la nourriture à la population civile. Cela permet d’assurer une abondance alimentaire qui garantit la discipline retrouvée des populations. Autrement dit, l’ordre sans violence pour les civils.
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41 A. Burgess, « La folle semence », Paris, Laffont, 1973, p. 302.
93« L’armée, étant d’abord et avant tout une organisation destinée à l’assassinat en masse, la morale est le cadet de ses soucis. »41 Elle organise des combats comme deux équipes : « Un tas de mecs qui tire sur un autre tas avec des fusils comme dans les guerres pré-atomiques. » Le nouveau nom des batailles est le SE (séance d’extermination). C’est dire que la bataille ne s’arrête que quand les deux camps sont morts.
94L’armée est indépendante du Trésor Public, c’est une institution qui arrive à équilibrer ses dépenses, puisqu’elle vend les cadavres de soldat à des entreprises civiles qui en font des boîtes de conserve.
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42 « Il faut se libérer de cette crainte chimérique d’un châtiment (dû entre ...
95Dans cette fable, A. Burgess n’est ni cynique comme N. Spinrad, ni sombre comme P. Pelot, il déroule une histoire croustillante où à tout prendre, puisqu’il n’y a pas de solution dans le couple vie-mort, il choisit le libre cannibalisme vivifiant de l’interphase comme la moins mauvaise des trois postures42. Mais, il laisse aussi le lecteur juge du meilleur système.
Conclusion
96Dans la première histoire, il s’agit d’une forme d’anthropophagie thérapeutique, elle pose de façon abrupte, le problème de l’injustice sociale face à la mort, des fameuses inégalités de l’espérance-vie, dont on semble reparler aujourd’hui. Elle montre comment le pouvoir politique et économique arbitre des choix de vie aux dépens d’autres.
97Le deuxième récit pousse encore plus loin le raisonnement de la logique des choix de vie et de mort et il la rend sans issue et la figure du Rebelle, qui espère malgré tout, mais ce n’est qu’un rêve, rend juste plus supportable la fable.
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43 Pour beaucoup d’auteurs dont R. Girard, la fête est un désordre social, el...
98Le troisième récit, pour sa part, crée une société où l’anthropophagie est la seule solution envisagée du système social. A. Burgess nous décrit dans l’interphase, une société festive et partageuse, cordiale avec du sexe. Ce n’est pas un monde orgiaque, mais un monde chaleureux, gentil, presque Secure où chacun mange à sa faim et partage dans de grands festins, même avec des voyageurs et des inconnus. Certes, on tue, mais manger redonne de la gaieté, de la bonne humeur et des envies sexuelles. Le monde n’est plus fade, mais euphorisant. A. Burgess imagine le scénario dont notre civilisation occidentale s’est le plus défiée, tout au long de son histoire, à savoir le cannibalisme de subsistance43.
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44 « Car, il n’est pas normal d’être mort, aujourd’hui, et ceci est nouveau. ...
99Ces trois récits développent, à partie du prisme de l’anthropophagie et du cannibalisme, une espèce de philosophie de la vie et de la mort qui nous plonge dans l’effroi car ils rendent plus crus les enjeux meurtrier qui traversent l’humain. Ces fictions radicalisent nos angoisses de mort, de culpabilité, nous responsabilisent de la mort d’autrui, mais dans le même temps, elles soulignent ou plutôt surlignent combien l’humain est sans solution devant une mort conçue comme échéance fatale44. Elles montrent aussi combien le principe du respect de la vie humaine est impossible à appliquer sans un prix et que le prix exorbitant pour préserver la vie est la mort d’autrui.
100Avec N. Spinrad, l’anthropophagie est encore à l’échelle artisanale, les morts sont qualifiés et dénombrés. Dans les deux récits suivants, la mort collective est industriellement organisée, les morts sont anonymes et les cadavres sont transformés en nourriture élaborée ce qui maquille l’anthropophagie (sauf dans l’interphase).
101Ce qui éclate dans ces trois récits, où l’anthropophagie n’est pas anecdotique, mais centrale, c’est que tout choix de vie est aussi un choix de mort. La vie se nourrit de mort et des morts, et derrière ce noir constat, il y a l’affirmation inverse, toute mort se transforme en vie. Le mérite de ces fictions est de chercher à rendre visible un constat brutal et direct : elles rendent indissociable et inexorable le couple vie-mort. À l’instar de la métaphore des jumeaux transfuseurs-transfusés, la vie de l’un dépend de l’autre et l’un sort vivant du ventre utérin et l’autre mort.
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45 R. Girard, « La violence et le sacré », Paris, Grasset, 1972, p. 53.
102La vie à tout prix est un leurre de nos sociétés, car c’est de mort et de meurtre qu’il faut la payer. « La mort n’est jamais que la pire violence qui puisse advenir à l’homme. »45 L’anthropophagie révèle la violence d’un constat que nos sociétés ont du mal à digérer : La vie des uns est garantie par la mort des autres. Et, c’est en cela que la mort est toujours violence.
103Il y a une ambivalence fondamentale. Que fait-on quand on mange la mort ?
104La double représentation du cannibalisme est la suivante :
105Soit, c’est une manière d’effacer la mort, de la nier, de l’escamoter, bref de la faire disparaître en mangeant, l’objet du délit, le cadavre.
106Soit, on incorpore la mort, on se l’inocule à faible ou forte dose, et dans le cas du cannibalisme, c’est, peut-être cela l’enjeu symbolique, la dose est trop forte.
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46 Titre d’un spectacle de la compagnie Micheline Uzan, Centre de Création su...
107Deux visions de la mort s’affrontent, l’une prétend l’annihiler, « mort à la mort »46, c’est la position de Cavanna quand il prétend qu’il » n’y a qu’une façon d’aborder la mort, c’est de la tuer », mais vouloir abolir la mort, c’est tuer la vie. L’autre vision, vitaliste, prétend que pour vivre, il faut apprivoiser la mort, la rendre familière, qu’il faut oser faire de la vie avec de la mort.
47 J. Baudrillard, « L’échange symbolique et la mort », Paris, Gallimard, 197...
« Vouloir qu’il n’y ait que de la vie, c’est faire qu’il n’y ait que de la mort. »47
Notes
1 L.V. Thomas « Anthropologie des obsessions », Paris, l’Harmattan, 1988, p. 9.
2 La science-fiction est « une approche moderne, qui, empruntant au savoir d’aujourd’hui son langage, fait ressurgir les mythes d’hier en les dotant d’une crédibilité nouvelle. » L.V. Thomas, « Anthropologie des obsessions », Paris, l’Harmattan, 1988, p. 14.
3 « Tout en s’abritant sous la rigueur de la rationalité, elle prend à son aise avec la prévision scientifique et s’en écarte avec désinvolture pour verser dans le fantastique. » L.V. Thomas, « Anthropologie des obsessions », Paris, l’Harmattan, 1988, p. 15.
4 « Elle procède par effet de grossissement, étirant jusqu’à la caricature des situations qui existent ou s’amorcent actuellement ; le récit étant solidement ancré dans le possible, on est parfois tenté de lui prêter une fonction d’anticipation et de prémonition. Mais le plus souvent, l’imagination de l’auteur dérive vers l’extravagance et l’ambiguïté et la divagation peut sembler gratuite. Mais le dérapage est toujours le résultat de la rencontre entre des pulsions, les plus profondes et l’effet de grossissement. » L.V. Thomas, « Anthropologie des obsessions », Paris, l’Harmattan, 1988, p. 15.
5 A. Green, « Le cannibalisme : réalité ou fantasme agi ? », Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 6, automne 1972, p. 34.
6 L’impressionnant Saturne de Goya, dont deux tableaux sont intitulés « Cannibales ».
7 S. Freud, « l’avenir d’une illusion », Paris PUF, 1971.
8 La découverte du Nouveau Monde (Caraïbes…) entraîne nombre d’écrits dans notre culture occidentale sur le cannibalisme. On pourrait même prétendre que toutes ces interprétations ont été avant tout construites par la littérature et ne sont, somme toute, qu’une manière d’inventer l’autre. Le cannibalisme a, d’ailleurs partie liée, avec notre découverte de l’autre. Avec la colonisation, on dévore l’autre au minimum métaphoriquement et, en retour, on le traite de cannibale.
9 « Ce tête-à-tête entre les deux disciplines (psychanalyse et anthropologie) est en fait un court-circuit puisque, dès qu’on y réfléchit, le débat fait intervenir d’autres partenaires. », A. Green, « Le cannibalisme : réalité ou fantasme agi ? », Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 6, automne 1972, p. 27.
10 Le cannibalisme de survie, du « Radeau de la Méduse », peint par Géricault, vers 1819 à la catastrophe aérienne de la Cordillère des Andes en 1972, est pourtant, d’après certains journalistes, en plein essor, tout comme l’anthropophagie de survie « qui améliore l’ordinaire » en cas de disette et de pénurie alimentaire. M. Monestier, « Cannibales : histoire et bizarreries », Paris, Le Cherche Midi, 2000. L’auteur cite de nombreux cas actuels dans diverses parties du monde.
11 R. Guideri, « Pères et fils », in « Destin du cannibalisme », Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 6, automne 1972, p. 87.
12 L.V. Thomas, « Le cadavre », Bruxelles, Ed. Complexe, 1980, p. 160.
13 P. Chaunu, préface de F. Lestringant, « Le cannibale », Paris, Perrin, 1994, p. 21.
14 L.V. Thomas, « Le cadavre », Bruxelles, Ed. Complexe, 1980, p. 162.
15 P. Clastres, « Recherches d’anthropologie politique », Paris, Seuil, 1980.
16 R. Guideri, « Pères et fils », in « Destin du cannibalisme », Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 6, automne 1972, p. 108-109.
17 F. Lestringant, « Le cannibale : Grandeur et décadence », Paris, édition Perrin, 1994.
18 La Renaissance, le XVIe siècle est aussi le siècle de la découverte et de la conquête du Nouveau Monde. Dès 1493, les lettres de Christophe Colomb sont publiées à Paris, en 1503 paraît le récit de voyage d’Amerigo Vespucci réédité en 1507. En 1515 de nombreux récits portugais sont traduits en français. Jean Alfonse, en 1544, puis André Thevenet en 1555 et enfin Jean Lévy rapportent chroniques et témoignages sur les indiens du Brésil. Ces récits qui abordent tous « le cannibalisme des sauvages » sont des succès de librairies de l’époque. Ils montrent, par l’abondance des informations et la rapidité de leurs traductions et leurs rééditions, l’intérêt des gens cultivés pour les peuples du Nouveau Monde. Il existe ainsi une riche littérature qui sera reprise et étudiée par les anthropologues qui s’intéresseront au cannibalisme. F. Lestringant, « Le cannibale : Grandeur et décadence », Paris, édition Perrin, 1994. Dans ce livre, l’historien montre comment le cannibalisme est avant tout une construction littéraire.
19 M. Harris, « Cannibales et monarques : essai sur l’origine des cultures », Paris, Flammarion, 1979.
20 Th. Harris, « Dragon rouge », Paris, Albin Michel, 1982 (édition américaine 1981) ; « Le silence des agneaux », Paris, Albin Michel, 1990 (éditions américaines 1988) ; « Hannibal », Paris, Albin Michel, 2000 (éditions américaine 1999).
21 Christophe Colomb invente le terme de cannibale qui mêle « cariba », « caniba », « canis ». Il y a aussi un rapprochement qui s’opère avec les cynocéphales de l’Antiquité, doté d’un seul œil, et d’un museau de chien. Dès l’origine, le mot cannibale semble lié à la découverte du Nouveau Monde, il implique sauvagerie, barbarie et cruauté et mélange l’appétit insatiable de chair humaine avec la face de chien.
22 F. Lestringant, « Le cannibale : Grandeur et décadence », Paris, édition Perrin, 1994.
23 La faim, la disette sont les raisons essentielles pour comprendre l’anthropophagie. De trop nombreux cas jalonnent notre passé, pour les résumer. Il y a d’ailleurs un paradoxe, c’est au moment où l’on découvre des sociétés cannibales que durant de longs voyages en mer, pour parvenir à la Terra Incognita qu’à bord des vaisseaux pour des raisons d’extrême dénuement et de faim, l’anthropophagie est souvent la solution. On projette alors sur le sauvage, ce qu’on pratique soi-même. Mais l’histoire de la faim n’est jamais close. Et, il semble qu’actuellement, certains pays d’Afrique noire pratiquent l’anthropophagie de subsistance. Et, dans le même temps des gouvernants comme au Tchad, accusent des humanitaires blancs (cf. « Les Enfants de l’Arche de Zoé ») d’enlever des enfants afin de récupérer leurs organes. Finalement, le forfait de dévoration est toujours projeté aux marges des mondes connus, quelques soient les époques.
24 Certains auteurs prédisent d’ailleurs que l’anthropophagie de subsistance n’est pas à l’origine, mais dans notre devenir. Face à l’augmentation de la population mondiale, ils prévoient une organisation du marché nécrophagique pour plus de « gratuité, de traçabilité, et d’hygiène ». « L’effroyable crise de subsistance qui doit immanquablement accompagner le XXIe siècle ne peut être maîtrisée que par un cannibalisme déculpabilisé, industrialisé et régulé. Et quelle belle image que l’homme mangeant son prochain pour survivre. L’avenir du monde se trouvera ainsi enfermé dans chaque individu. Cette résurgence active et urgente dont la pratique peut être immédiatement mise en œuvre, nécessite néanmoins quelques précautions : La désacralisation du corps humain, la transformation du corps en marchandise, l’appui des idéologies politiques, scientifiques, religieuses et judiciaires, l’effacement des répulsions qu’engendre généralement l’anthropophagie, la prise en charge par les gouvernements de ce nouveau système nutritionnel. Or, si on analyse chacun de ces points, on s’aperçoit qu’ils sont déjà acquis ou ne demande qu’à l’être. » M. Monestier, « Cannibales : histoire et bizarreries », Paris, Le Cherche Midi, 2000, p. 257.
25 N. Spinrad, « Jack baron et l’éternité », Paris, Laffont, 1971.
26 L. V. Thomas montre comment la cryogénisation transforme notre représentation de la mort. D’une part, la performance technique nous conforte dans la croyance au progrès. « D’autre part cet état de vie suspendu qui n’est pas la mort mais qui est seulement un sommeil profond répond au fantasme rassurant que nous charrions tous depuis toujours : la mort n’est pas le néant, c’est le repos, le grand sommeil qui s’achève dans la résurrection. L. V. Thomas, « Civilisation et divagations : mort, fantasmes, science-fiction », Paris, Payot, 1979, p. 176.
27 N. Spinrad, « Jack baron et l’éternité », Paris, Laffont, 1971, pp. 143-144.
28 N. Spinrad, « Jack baron et l’éternité », Paris, Laffont, 1971, p. 125.
29 L’avancé de la médecine qui a rendu possible le prélèvement et la conservation d’organes, transforme également le corps en « chose consommable ». Le dérèglement actuel entre l’offre et la demande d’organes génère un trafic mondial. Vance Packard dans « L’homme remodelé », écrit : « Il y aura, dans tous les hôpitaux, des pièces détachées à vendre, exactement comme dans les garages. »
30 À l’heure actuelle, pour ne pas freiner « le commerce de l’humain », le droit anglo-saxon refuse de mettre une frontière nette et définie entre la vie et la « chose ». C’est le cas notamment en ce qui concerne les embryons et les fœtus avortés soumis aux règles de l’économie de marché. De même, les formes de vie créées par le génie génétique, bien que juridiquement vivant, sont considérées comme des innovations économiques, brevetables et donc exploitables comme n’importe quelle autre innovation industrielle.
31 J. Attali « L’ordre cannibale : vie et mort de la médecine » Paris, Grasset, 1979. L’auteur démontre que de la consommation réelle des corps dans les sociétés cannibales à la consommation des copies des corps que nous prépare l’ère des prothèses informatiques et génétiques, nous ne sommes pas sortis d’un ordre cannibale. Notre société industrielle a transformé le cannibalisme en cannibalisme marchand.
32 L. V. Thomas, « Civilisation et divagations : mort, fantasmes, science-fiction », Paris, Payot, 1979, p. 144-145. Moins prudent, J. Ziegler dans « Les vivants et la mort », Paris, Seuil, 1975, écrit tout un chapitre sur « le cannibalisme marchand ».
33 P. Pelot, « Fœtus-party », Paris, Denoël, 1977.
34 P. Pelot, « Fœtus-party », Paris, Denoël, 1977, p. 147.
35 A. Burgess, « La folle semence », Paris, Laffont, 1973.
36 « Le mal de l’affamé, la faim est un état misérable. La faim est la première des calamités qui frappe l’humanité. Son issue est la mort la plus misérable de toutes… La faim provoque un lent supplice, de longues douleurs, un mal qui habite et se cache à l’intérieur, une mort toujours présente et toujours lente à venir. Elle consume en effet les humeurs naturelles, elle refroidit la chaleur et réduit le poids du corps, elle en consume peu à peu les forces… Les rigueurs de la faim ont forcé, de façon répétée, de nombreux êtres à renverser les termes de la nature, l’homme à se nourrir des misérables, la mère à réintroduire dans son ventre l’enfant qu’elle venait de sortir. » Patrologia Graeca, 31, III, col. 322-323.
37 L’autophagie est une forme désespérée de cannibalisme et elle n’était pas rare dans l’Europe occidentale du XVIIe siècle. Les théologiens se posaient la question au XVIe et XVIIe siècle de savoir si, dans certains cas de nécessité extrême, il n’était pas licite de se nourrir de chair humaine. P. Camporosi, « Le pain sauvage : L’imaginaire de la faim de la Renaissance au XVIIIe siècle », Paris, Le Chemin Vert, 1981.
38 Le Ministère du ravitaillement, aidé d’un haut-commissariat à la police de la population, surveille les rations de synthélec...
39 Lors de la mort de son enfant, on touche des « doléances » en monnaie trébuchante qui remplacent les condoléances.
40 Dans « les sociétés sans État » qu’étudie P. Clastres, les relations entre les hommes y sont des relations entre égaux, autrement dit, il n’y a ni supérieurs ni inférieurs. Ces sociétés-là ignorent le partage entre les détenteurs du pouvoir et les assujettis au pouvoir qui divise le social en dominants-dominés. P. Clastres va opposer les sociétés à État aux sociétés sans État, les premières sont marquées par le désir de soumission qui divise le social, pendant que les secondes sont caractérisées par un refus d’obéissance. Dans un chapitre, P. Clastres revient sur le texte de La Boétie, « De la servitude volontaire » et revient sur l’épisode de la découverte du Nouveau Monde et de tribus dites sauvages, car cannibales. Le pouvoir du chef n’est que celui de formuler tout haut ce que l’ensemble de la communauté pense tout bas. P. Clastres, « Recherches d’anthropologie politique », Paris, Seuil, 1980.
41 A. Burgess, « La folle semence », Paris, Laffont, 1973, p. 302.
42 « Il faut se libérer de cette crainte chimérique d’un châtiment (dû entre autre à la morale chrétienne) dont on ne peut se débarrasser entièrement, ni non plus que de la contrainte de conventions illogiques et inhumaines, propre à une civilisation qui tue les criminels qu’elle produit et résout par la destruction et la guerre, pure et simple, des problèmes tels que ceux de la surproduction et du chômage. » M. Leiris, « L’âge d’homme », ch. « Le radeau de la méduse », pp. 235-236.
43 Pour beaucoup d’auteurs dont R. Girard, la fête est un désordre social, elle entraîne comme crise sacrificielle de grands bouleversements politiques et sociaux. « L’irruption dionysiaque, c’est la ruine des institutions, l’effondrement de l’ordre… » De plus l’anthropophagie de subsistance relègue l’humain au rang de bête. Du coup, inventer une anthropophagie de subsistance festive est effectivement ce qu’il y a de pire du point de vue de l’ordre social.
44 « Car, il n’est pas normal d’être mort, aujourd’hui, et ceci est nouveau. Être mort est une anomalie impensable. » J. Baudrillard, « L’échange symbolique et la mort », Paris, Gallimard, 1976, p. 197.
45 R. Girard, « La violence et le sacré », Paris, Grasset, 1972, p. 53.
46 Titre d’un spectacle de la compagnie Micheline Uzan, Centre de Création sur la littérature Scientifique, Avignon, novembre 1984.
47 J. Baudrillard, « L’échange symbolique et la mort », Paris, Gallimard, 1976, p. 237.
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Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Barbara Michel
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – ISA
En 2013, Barbara Michel était membre du Laboratoire de sociologie CSRPC-ROMA (ex EMC2).