La Réserve : Archives Barbara Michel (I)

Barbara Michel

Vers une socio-anthropologie des quartiers

Initialement paru dans : Florent Gaudez (dir.), Transversalités de l'altérité, Paris, L’Harmattan, 2013, p. 203-219

Texte intégral


« La montée d’un communautarisme frileux s’accompagne de l’expression sourde ou débridée d’individus et de groupe partagés entre stoïcisme et révolte. » P. Bouvier
 
 
 

1Sur la piste ouverte par P. Bouvier, dans « Socio-Anthropologie du contemporain », nous nous proposons de revisiter un terrain d’étude, pour nous interroger, sur les pseudo-évidences, les quiproquos et les contradictions du « vivre ensemble » dans les lieux d’habitations.

2En effet, depuis une dizaine d’années, nous amassons des monographies de quartiers de l’agglomération grenobloise, environ trois par an. Nous ne nous attarderons pas ni sur le montage institutionnel, ni sur le dispositif de recherche, mais nous souhaitons réinterroger les manières dont les habitants vivent leur logement et les environs immédiats.

3Le thème de la ville, des banlieues et de leur « crise » est inscrit dans le paradigme de la société « post-industrielle ». En 1991, A. Touraine a analysé le passage de la société industrielle à la société post-industrielle comme celui d’une société de l’exploitation, fondée sur la lutte des classes, à une société fondée sur la ségrégation et l’exclusion où la stratification horizontale remplace la stratification verticale.

4S’agit-il d’une question urbaine ou d’une question sociale ?

5Si la ville semble bien le lieu de réalisation des exclusions, elle n’en est ni la cause ni le foyer. Certes, les effets de l’exclusion s’expriment en premier lieu au niveau des quartiers urbains, mais l’urbain n’en constitue pas pour autant une dimension explicative. Chômage, immigrations hétérogènes et déracinées, sous-équipement, échec scolaire massif, délinquance juvénile, racisme, affrontements avec la police, dépendance des services sociaux… Mais la ville engendre moins ces divers problèmes qu’elle ne les concentre en quelques endroits. 

  • 1 L'euphémisme de « quartier » paraît suffire pour désigner bien souvent les ...

6Les difficultés des quartiers1 sont nées avec la crise économique qui a été celle de la montée du chômage, du déclin des grandes entreprises, fortement pourvoyeuses d’emplois faiblement qualifiés. Les habitants, arrêtés dans leur mobilité sociale, se sont trouvés relégués dans des quartiers où se sont multipliés les problèmes sociaux. Les « zones urbaines défavorisées » sont restées à l’écart. La question urbaine est devenue une « nouvelle question sociale ».

  • 2 F. Dubet, Lapeyronnie, « Les quartiers de l’exil », Paris, Seuil, 1992, p.11.

« À l’évidence, les profondes transformations économiques qui ont atteint le pays depuis bientôt vingt ans ont produit cette marginalité de masse. Les inégalités sociales se sont renforcées. L’écart entre les "inclus" et les exclus s’est accru. »2

7Il n’est pas question de nier ce cadre explicatif global, mais de proposer une approche complémentaire plus locale et conjoncturelle. Si certains quartiers ont tendance à constituer des poches de pauvreté, nous avons centré notre approche sur « l’effet de territoire », c’est-à-dire, prenant en compte la diversité des situations, et l’interaction de multiples dimensions sociales, spatiales, économiques, symboliques qui jouent dans la constitution des territoires urbains.

8Progressivement, les quartiers se sont mis à devenir des lieux de résidence définitive pour leurs habitants freinés dans leur mobilité sociale et donc résidentielle. Tous les dispositifs (requalification territoriale par exemple) qui devaient faire de ces « zones urbaines » des quartiers comme les autres n’ont réussi, au mieux, qu’à éviter à la situation d’empirer.

9Dans une phase où les niveaux de vie, pour beaucoup, se sont mis à connaître des fluctuations et à impliquer une remise en cause de budgets, jusqu’à lors régulièrement à la hausse, exigeant par là même une certaine flexibilité des pratiques de consommation, l’espace bâti a révélé un double niveau de rigidité : celui des modes de vie (structurés autour des pratiques et des représentations de la consommation de masse, avec un modèle dominant organisé autour de l’automobile et des biens domestiques) et rigidité des fonctions qu’il peut abriter.

10Parmi les classes populaires, des activités comme le bricolage, l’autoproduction, le jardinage ou encore l’autoconstruction sont peu praticables. Elles représentent pourtant des formes de loisirs et de sociabilités compensatoires dans des vies moins organisés qu’auparavant autour des seules séquences du travail. Elles peuvent de surcroît, par les substituts financiers qu’elles autorisent, constituer le cas échéant d’efficaces amortisseurs de crise. La transformation de ces lieux exclusivement réservée à l’habitat est difficile parfois en raison du parti pris architectural et urbanistique. Les petits commerces sont quasi inexistants ou ont des difficultés à subsister. Bref, les seules entreprises qui émergent sont celles d’une économie délictueuse.

11À une époque où l’identification sociale passe moins qu’auparavant par la sphère du travail et de la culture de classe, l’espace résidentiel constitue souvent, pour les couches populaires, l’ultime vecteur identitaire, l’ultime domaine à partir duquel ils sont en mesure de mobiliser quelques ressources (matérielles, sociales, symboliques).

12Tout se passe comme si l’espace résidentiel, après avoir participé à une relative réussite des habitants dans une autre période, les entravait désormais. La faible qualification de la population (taux de chômage et problèmes sociaux) n’est pas qu’une variable externe, elle est aussi une construction sociale et une conséquence d’un tissu social anomique (anomie qui se sera constituée par les caractéristiques historiques et territoriales et les difficultés d’y mobiliser des ressources adéquates).

13Les trajectoires individuelles s’élaborent grâce à leur inscription territoriale (qui est aussi sociale). Le territoire constitue un espace de mobilisation des ressources et un vecteur d’identité. Il représente un enjeu pour des habitants dont l’identité a été fragilisée…

14Tout cela invite à repenser les rapports entre le social et l’urbain, plutôt qu’à trop vite les assimiler.

Quartier conçu, quartier vécu

« Enfermé entre quatre murs
Au Nord, le cristal du non savoir,
Au Sud, la mémoire réflexive,
À l’Est, le miroir,
À l’Ouest, la pierre et le chant du silence » (Octavio Paz)

  • 3 « On appelle quartier, le coin où l’on réside et pas le coin où l’on travai...

15S’interroger sur les manières dont l’habitant, appréhende son quartier, est chose peu aisée. Qu’est-ce qu’un quartier ? Le lieu où l’on habite3 ? Être ou ne pas être du quartier ? Comment s’approprie-t-on ce lieu qui jouxte son logement, qui le prolonge ?

16Un quartier est fait de routines, de rythmes, de trajets coutumiers… De quotidien ou de quotidienneté, cela dépend du point de vue. Il est donc assez difficile pour les habitants de nous en parler, car trop évident, trop habituel, souvent on retient mieux les événements exceptionnels que l’ordinaire de la vie… Bien souvent encore, la manière de l’appréhender mêle des pratiques et des représentations dans les dires, car le quartier est, non seulement lieu de pratique effective, mais il est encore, dans le même temps, un lieu chargé d’histoires : petites histoires de voisinage ; histoire des différentes étapes de son peuplement ; histoire de sa construction, marquée par l’idéologie du moment ; histoire de ses transformations successives.

17Parler du quartier que l’on habite n’est ni neutre, ni objectif, car chacun a un modèle en tête qui dépend : de son itinéraire et de sa trajectoire résidentielle ; du souvenir du quartier de son enfance et des divers quartiers fréquentés, tout au long de sa vie ; du modèle idéal auquel on se réfère, c’est-à-dire d’une espèce d’archétype référentiel de ce que pourrait être un quartier. Bref, chacun a en tête une image « idyllique » de ce que devrait être un quartier. La plupart du temps, il y a projection dans le passé… Le discours peut devenir nostalgique, « Le quartier n’est plus ce qu’il était ! »

18Quoi qu’il en soit, pour s’approprier ce lieu, il y faut du temps. Et puis, le quartier est toujours apprécié en fonction des autres quartiers de la commune d’habitation, en fonction encore d’autres quartiers de l’agglomération grenobloise connus, inconnus et imaginés.

19C’est donc de l’ensemble des dires d’un habitant qu’on peut déduire sa manière de l’appréhender.

Qu’est-ce que « l’esprit de quartier » ?

20Les critères de définition d’un quartier abondent, se croisent, s’enchevêtrent et restent incertains. Est-ce « l’esprit » qui peut lui donner de la consistance ? Un quartier se caractérise par ses limites. Une limite invisible sépare ceux qui en sont de ceux qui n’en sont pas. À l’intérieur il y a du sensible, à l’extérieur il y a un environnement qui peut le servir ou le desservir. Rien en apparence ne sépare le quartier de son environnement. L’esprit fixe les limites du quartier. Comme la conscience de classe qualifie et constitue la classe sociale, « l’esprit de quartier » qualifierait-il et constituerait-il le quartier ? On dit « esprit » pour dire ce qui n’est pas dit, ce qui ne doit pas être dit. Il se perçoit à travers les phénomènes mutuels de reconnaissance, les implicites, les comportements, le vocabulaire et des « presque rien » dont justement les autres sont exclus. L’esprit est alors un tantinet conservateur, rétrograde ou traditionnel.

21Par définition invisible, l’esprit recouvre l’ensemble des images et des représentations qu’ont les habitants de leur lieu de vie, le plus souvent très loin des opérations urbaines ou des définitions administratives visibles et connues.

22L’esprit de quartier, c’est la manière de penser le ou son quartier, et pour un même quartier, il peut être pluriel, il peut ne pas y avoir d’accord dessus entre les habitants. Très composite, il fait appel à la subjectivité de chacun, à la façon dont chacun l’investit ou le désinvestit.

  • 4 Face à la logique d’homogénéisation, à la fragmentation et à la hiérarchisa...

  • 5 Dire d’un quartier qu’il est, sans esprit, serait alors une erreur d’analys...

23Fort dépendant du vécu et du conçu des habitants, il peut être très peu parlé selon les entretiens, seuls quelques indices nous permettent parfois de l’approcher. Mais, de chaque quartier enquêté se dégage un esprit singulier. Même si à l’intérieur de chaque quartier, il y a diversité de positions des habitants, ce dont cherchent à rendre compte « les planètes », chaque quartier a sa singularité4. C’est en tout cas ce qui est frappant à la relecture des différentes synthèses produites par l’équipe du baromètre des quartiers. Chaque quartier a des particularités qui finissent par le différencier des autres et c’est là son originalité cachée. D’ailleurs, une lente élaboration des vécus aboutit à donner au quartier « son esprit »5, terme que nous préférons à celui d’identité.

  • 6 A., Cauquelin, « Court traité du fragment », Paris, Aubier, 1986. Pour résu...

24L’esprit de quartier est une synthèse qui appartient à la « doxa vagua » telle que la définit A. Cauquelin6.

25L’attachement au quartier donne saveur, densité et poésie à la vie quotidienne. Inversement, l’opacité ou l’étrangeté du lieu où l’on vit peuvent provoquer une désappropriation des lieux, un désinvestissement du quartier et provoquer soit la fuite à l’extérieur du quartier, soit le repli dans le logement et même finir par atteindre l’image qu’on se fait de soi-même.

  • 7 L’esprit de quartier est un des indicateurs qualitatifs du baromètre des qu...

26« L’esprit du quartier » est établi à partir de l’appropriation de la mémoire du quartier, des lieux fédérateurs, du rapport aux autres quartiers et des projections d’avenir7.

Les limites du quartier : des formes physiques aux formes mentales

27La plupart plébiscitent leur quartier comme agréable à vivre, la première image du quartier est le plus souvent positive à cause de l’environnement naturel (cours d’eau, étang, parcs ou verdure, vue sur les montagnes…) ; des aménagements ou d’équipements proches ; des commodités (l’école sur place ou le tram) ; de la proximité d’un réseau relationnel. Les qualités du quartier sont énoncées pour montrer à l’interlocuteur que c’est un « bon quartier » puisqu’on y habite, manière d’être poli et de se valoriser tout à la fois.

28Par rapport à la définition administrative du quartier, certains quartiers comme Teisseire, Rochepleine, Mistral, le Village Olympique sont calqués sur la définition formelle, pour d’autres au contraire (Bastille, Floralies, la Gare, Buisseratte…), les habitants n’ont pas du tout la même définition des limites. Cela tient à diverses raisons historiques. Les décisions administratives, par exemple de regroupement de logements, ne sont bien souvent pas entendues des habitants (cf. Floralies).

29Ouvert ou fermé, éclaté, enfermé, replié ou trop ouvert, nous avons trouvé tous ces cas de figure. Mais il s’agit là d’impressions générales. Elles renvoient aux possibilités d’aller et de venir, de partir et de revenir et d’accueillir l’étranger ou pas.

30Plus intéressants, les lieux fréquentés en dehors du quartier. Un lieu n’est rien en lui-même, il dépend de tous les autres lieux avec lequel l’habitant entretient des rapports. À Rochepleine, on fuit Grenoble, mieux on s’arrête à l’entrée de la ville (porte de Lyon), et l’on préfère aller à Voiron, on fréquente nombre de lieux de sa commune. À l’inverse à Teisseire, on fréquente la ville et ses différents centres et aussi d’autres quartiers quand on y a de la famille, et on déclare alors : « L’Abbaye, c’est sale par rapport à ici ».

31À Mistral, on s’ouvre aux quartiers proches comme le souhaite la mairie, mais on rétorque qu’il n’y a pas de réciprocité, les autres ne viennent pas.

32Très tranché, on fuit ou on pratique la ville… De même, le tissage des relations a soit pour lieu exclusif le quartier (il s’agit souvent des plus démunis) ou au contraire la ville de Grenoble et ses environs, ou encore des bouts de ville, et souvent d’autres quartiers que l’on peine à quitter, car on y conserve ses habitudes de vie.

Oublieuse mémoire et temporalité

  • 8 A. Cauquelin, « Essai de philosophie urbaine », Paris, PUF, 1982, p. 27.

« Nous vivons nos espaces à la manière dont nous occupons notre histoire de vie, fragmentairement, avec oublis et lacunes, sous la pression d’un stock d’opinions dont nous ignorons l’origine et ne recueillons que le résultat, mince pellicule qui sert d’écran et de support à la vie sociale »8

33Il est difficile de résumer les mémoires habitantes tant elles sont composites, éparses, confuses. Pourtant, elles sont accompagnées des divers comportements temporels qui font, cependant, la singularité du lieu.

34Dans l’ensemble ce qui frappe, c’est la difficulté pour nombre d’habitants de se souvenir de l’histoire du quartier même lorsqu’ils sont installés de longues dates.

35Mémoire altérée (Mistral, Teisseire) ; mémoire éclatée, le quartier n’a pour ainsi dire pas d’histoire, il n’en est pas un (Floralies) ; mémoire focalisée sur l’époque des débuts (Rochepleine) ou emblématique d’un passé prestigieux, mais révolu (Village Olympique), mémoire monopolisée par les anciens (Champeyrard, Buisserate, Pique-Pierre, Villancourt Nord/120 Toises), quasi sans mémoire (quartier Gare), enfin, mémoire partagée (Paul Bert).

  • 9 A Rochepleine, il y a « Poche plaine », les habitants propriétaires ; « Poc...

36Certes, les codes de la pratique sociale se dissolvent depuis longtemps, il n’en persiste que des bribes : des mots, des images et des métaphores9. Du quartier subsistent des rapports sociaux où les divisions sociales sont pointées (quartier Village II avec la division Nord/ Sud). Mais, au-delà de ces divisions, le quartier comme solidaire persiste, au minimum comme trace mémorielle.

37Les classes laborieuses (classes dangereuses), les groupes populaires, ont-ils dit leur dernier mot ? Nous allons voir comment dans les représentations du quartier, tantôt à ciel ouvert, tantôt souterrain, un discours presque fraternel subsiste.

38Peu d’habitants se projettent dans l’avenir, et à fortiori dans l’avenir du quartier. Le provisoire, parfois l’accidentel, ou mieux le court terme occupe leur discours. Ainsi, les habitants ont des difficultés, non seulement avec le passé, mais aussi à s’imaginer demain. Pourtant, loin de sombrer dans la morosité ou l’attentisme, ils font dans l’ensemble plutôt preuve d’une étonnante persévérance (tenir), d’une volonté de vivre le présent le plus pleinement et sereinement possible. Ils ont, pour nombre d’entre eux, des parcours fragmentés, saccadés, voire accidentés, mais ils vivent cela comme épisodes de vie. « Tout le monde a des hauts et des bas, mais il faut tenir bon, le temps qu’il faut. Juste tenir. »

39La vision à court terme pour être tranquille comporte néanmoins beaucoup d’ambiguïtés…

  • 10 R. Hoggart, « La culture du pauvre. Étude sur le style de vie des classes ...

40« Une telle sérénité n’est pas celle des aristocrates à monocle, dit Hoggart, c’est celle des classes populaires mi-stoïque, mi-fataliste. »10 Hoggart interprète cela comme réaction de défense et refus de s’humilier.

Cœurs de quartier

41Tous les cas de figure sont possibles, il y a des quartiers avec un véritable lieu fédérateur comme Rochepleine et son école-bibliothèque comme centre des échanges (ou Paul Bert où tout du quartier est regroupé rue Chopin –commerces, école, bibliothèque…), des quartiers avec aucune centralité (cœur éparpillé) à des quartiers où les lieux fédérateurs sont compartimentés selon les âges, les sexes et parfois les classes sociales, à ceux où c’est la rue (rue Paul Cocat à Teisseire mais où il manque de places pour les femmes), à certains où les lieux sont inexistants ( Grand-Galet, usine infranchissable comme cœur du quartier, donc vide physique et social).

42Ainsi, il y a des quartiers où il manque de lieux fédérateurs (comme parc, commerces, poste, plus rarement école primaire, etc.). À Teisseire par exemple, il manque de lieux fédérateurs pour les femmes qui ne se voient qu’au parc entre mères de famille ou au centre social où la honte de venir demander de l’aide ne permet en rien d’être un lieu bien investi.

43Parfois, des « non-lieux » comme l’arrêt de tram peuvent devenir des lieux de brassage et devenir de facto, lieu fédérateur (les Essarts) ou alors réduction d’un lieu de rencontre à son aire d’habitat.

44Des quartiers où les lieux sont physiquement trop éclatés, et propices à une forte spécialisation (les jeunes, les boulistes, etc.). Et des quartiers où les lieux sont éclatés, car l’espace central est occupé par une usine intraversable.

45Très souvent, l’école est un lieu qui peut fédérer, et être propice à des rencontres, mais la plupart du temps, elle ne concerne que les parents d’enfants. Et du coup, cela exclut les ménages avec de grands enfants ou les célibataires de tous âges.

46Les équipements d’aide sociale ne sont en aucun cas des lieux fédérateurs puisqu’on y va pour demander de l’aide et cela ne facilite pas les contacts.

47Certains habitants utilisent des stratégies pour échapper à ces lieux de rencontre, car l’anonymat n’est pas une caractéristique de la vie de quartier et cela leur pèse.

48Nous avons aussi été frappée par une augmentation de la ségrégation spatiale, visible entre générations, entre classe moyenne et classe paupérisée, entre « assisté » et travailleurs, entre hommes et femmes, entre mères de famille et femmes sans enfant, etc. La vie de quartier devient, dans certains cas, une manière de penser les distances et les coexistences. Très rarement, cependant la coprésence au sein d’un même espace de vie devient problématique comme si les habitants savaient développer un art de faire avec. Nous reviendrons sur ce constat.

La représentation du quartier-village

  • 11 Pour les urbanistes, le quartier est un lieu où l’on se loge, pour les soc...

« Mon quartier, c’est un beau quartier.
— Ah oui, et pourquoi !
— Parce que j’y habite. »11

49Dans chaque quartier avec des proportions différentes, nous avons des habitants qui structurent leur vie sociale au niveau local du quartier et d’autres pour qui le quartier est un lieu de passage, un « simple toit ».

50Ces derniers se tournent alors vers l’extérieur, Grenoble et ses environs afin d’y investir leur sociabilité qui ne parvient pas à prendre racine sur le lieu d’habitation. Il y a alors des stratégies mises en place par ces habitants, les « délocalisés », pour avoir le moins possible à fréquenter le quartier (cf. ces parents qui insistent pour que leur fille choisisse un « bon ami » loin du lieu de vie). Le quartier est vécu comme agréable, dans la mesure où il est suffisamment fonctionnel pour s’en abstraire. Ces habitants-là ont une manière de vivre adaptée et urbaine relativement typique des classes moyennes, ils réduisent, volontiers, le quartier à l’unité résidentielle du logement.

51Pour les premiers, ceux qui enracinent leur vie dans le quartier, ils le qualifient, volontiers de micro-monde autosuffisant (c’est ce que nous avons appelé dans les rapports de synthèse : « les grandes familles méditerranéennes », « les enracinés », « les localisés », « les anciens sudistes », « les pionniers de la ZAC », « les partisans essoufflés », « les nouveaux partisans », « la classe appauvrie ouvrière », « les traditionalistes solidaires »…). Ils sont, semble-t-il, les plus nombreux, mais surtout leurs discours sont plus récalcitrants aux analyses superficielles. Intéressons-nous, un instant, à ce que découvre les dires et les richesses et ambiguïtés qu’ils révèlent. Le quartier devient un endroit central dans la vie de l’interviewé, comme s’il s’agissait de montrer, non seulement l’attachement au quartier, une véritable appropriation, mais surtout, de l’envisager comme dernier et seul lieu qui reste ouvert à la liberté d’être et de vivre comme bon leur semble.

52Dans un univers où la précarisation devient un horizon indépassable, le logement et le quartier deviennent, les seuls endroits non précaires de la vie auxquels on peut s’attacher fortement comme à une bouée de survie.

53« Mon quartier, c’est un village » est une première représentation que nous trouvons formulée dans plusieurs quartiers, très différents les uns des autres. Quelle représentation est à l’œuvre, dans cette formulation ?

54L’habitant souligne qu’il entretient avec le quartier un rapport vital, qui n’a rien de neutre ou d’objectif. Cela revêt un grand nombre de significations.

  • 12 Par exemple à Teisseire, la mémoire est en cours de déconstruction et la q...

55Cela a très certainement un rapport avec la mémoire du quartier12 qui apparaît là comme un éclat subjectif. Alors que l’histoire du quartier est mal maîtrisée par les habitants, que depuis fort longtemps, les anciens quartiers aux sens traditionnels du terme ont disparu, que « l’ancien » a volé en morceaux, le village de la tradition se réintroduit métaphoriquement dans les quartiers. Dans cette formulation, les habitants réinventent-ils un fil avec le passé (fut-il reconstruction imaginée) ?

56Est-ce une manière de rendre habitable le quartier ?

  • 13 Souvent, en période de ruptures sociales, le repli sur la tradition sur le...

57Cela exprime-t-il un propos anti-ville ? Dans certains cas, oui, comme à Rochepleine. La ville est alors vue comme nocive, destructrice de liens13, etc. Dans d’autres cas, non, comme à Mistral, quartier aux caractéristiques très urbaines, n’est-ce pas alors plutôt reconnaître une forte « identité de quartier ».

58Est-ce vouloir montrer la singularité de son quartier, face à l’universel de l’urbain ?

59Est-ce une manière d’humaniser son quartier ? Faire entendre que les initiatives peuvent venir « d’en bas » et non « d’en haut ».

  • 14 Même si les extrêmes ne se mélangent guère, la coexistence de groupes soci...

60Est-ce une façon de contrecarrer, la qualification de « quartier dit sensible » ? Voire de s’élever contre l’image médiatique faite aux banlieues comme « classe dangereuse ». Car le village par sa métaphore est fondé sur l’interconnaissance, sur le mélange « harmonieux » des différences sociales14, économiques et culturelles, un lieu qui a su faire avec la pauvreté et l’a reconnu comme forme de socialité à part entière.

61Est-ce une manière de fournir une image alternative du quartier pour combattre « la réalité » d’une double désaffiliation qui conjugue précarité du travail et fragilité relationnelle ? Il s’agirait, alors de détourner les stigmates d’un quartier.

62Ou est-ce une manière de se défaire du « statut d’assisté » ?

  • 15 L’anecdote de Mbourg au Sénégal, est révélatrice : « mon village, c’est un...

63Dire du quartier, c’est un village, c’est en tout état de cause lui donner une dimension humaine qui favorise son appropriation et signale qu’on y est attaché, mieux, qu’on appartient à cette entité et qu’on s’y reconnaît15.

64Cette manière de parler le quartier a très certainement à voir avec une certaine « culture du pauvre » qui veut signifier un partage des modes de vie enracinés dans la tradition, avec participation à des valeurs concrètes, à travers l’investissement dans des pratiques communes et la complicité produite par le sentiment d’appartenir à un milieu et que tout cela structure la vie quotidienne et donne un sens à sa reproduction, ne serait-ce qu’au niveau imaginaire.

65Cela exprime-t-il un repli de soi sur des valeurs locales qui limitent l’horizon à un rêve d’autarcie villageoise, le village comme non-ouverture relationnelle sur autrui ? On se limiterait au connu du quartier avec l’espoir d’une possible maîtrise des lieux, des relations…

66Le quartier comme village rejoint alors l’idée du quartier comme « grande famille » qui assure une autosuffisance affective et économique ainsi qu’une protection rapprochée.

67Proche de cette représentation du quartier-village, l’affirmation réversible « ma famille, c’est le quartier » en « le quartier, c’est ma famille » par l’importance donnée aux réseaux d’échanges noués sur le quartier.

« On se marie entre gens du quartier, comme ça on est bien. »

« Les voisins sont des gens bien. »

« J’ai des amis partout, ici. »

  • 16 M. Verret, « L’espace ouvrier », Paris, A. Colin, 1979. Dans un chapitre, ...

68Les relations, fondées sur un partage d’expériences ménagées par des rencontres forcées ou aléatoires d’individus, nouent une communauté de fortune, où la communication sans aller jusqu’à la communion, constatent au moins un destin partagé (destin fait de misère et de dignité). Il y a de la « camaraderie » de quartier fait de proximité, tantôt près, tantôt loin, mais aussi ni trop loin, ni trop près. Bref, il y a à l’œuvre une culture relationnelle d’entraides, d’échanges de service, de dépannages mutuels et de présence en cas de coup dur (cf. la présence et le soutien des voisins, en cas de décès). Cela témoigne d’un art de garder un réseau de distances vivables où l’on recherche une ambiance protectrice de camaraderie16 (valeur ouvrière, chère à M. Verret). Un camarade de quartier, ce n’est pas un ami, on ne l’a pas choisi, ce n’est pas un étranger, on le côtoie, on le connaît. Il a au moins cela de commun, c’est d’habiter dans les mêmes conditions. C’est assez pour l’échange, pour l’entraide et pour l’agrément d’être ensemble. Mais cette ambiance de camaraderie est fragile, tout ce qui y met du désordre, risque de la menacer. N’oublions pas que le village est un lieu où les conflits sont exacerbés. Les rancœurs de toutes sortes peuvent le diviser durablement et l’ambiance peut devenir très pénible à supporter.

  • 17 A. Cauquelin, « Essai de philosophie urbaine », Paris, PUF, 1982, p. 181.

69La métaphore du quartier-village est-elle l’expression « naïve » du concept grec de philia ? « Moteur de vivre, la philia contribue à nouer les relations entre individus et groupes. En effet, cette philia, virtualité ouverte sur la possible concurrence, la lutte ou le conflit comme sur la bonne entente, l’admiration, et la confiance, ne saurait se résumer au seul accord des cœurs. »17 Elle est une prédisposition à la sociabilité. Concrètement, c’est dans son lieu de vie que peut se développer la philia. Les écarts des individus, les différences, les hétérogénéités sont indispensables à la vie de quartier. Le mélange jeunes/vieux, plus riches/moins riches, etc., assure la circulation du désir de vivre ensemble. Du coup, l’image du village s’enrichit d’un désir de lien civil. Beaucoup d’anecdotes de quartier seraient à reprendre, les bonjours, bonsoirs, les rumeurs, les « on-dit », les différentes civilités et incivilités de quartier sont autant d’expressions du lien « phillique ». Le village indique une volonté de vivre ensemble avec et malgré les différences et les difficultés.

  • 18 « Les banlieues brûlent », « États d’urgence dans les cités », etc., donne...

70Face à un monde social en plein bouleversement n’est-ce pas alors se rassurer à bon compte et désigner là un havre de paix sociale complètement en décalage par rapport aux représentations médiatiques des banlieues. Il y aurait alors un discours « populaire », tenu par les habitants et quasi passé sous silence, car le poids et la surabondance médiatique18 cacheraient par son monopole le discours habitant.

71Il y a peut-être, pour certains, dans l’affirmation du quartier village, non seulement une volonté de s’y reconnaître, mais aussi une volonté de territorialiser (vouloir faire du quartier un véritable « territoire »). Or, la loi territoriale est toujours de quelque manière qu’on la prenne, despotique. « C’est mon village et l’étranger n’a rien à y faire, il n’est pas d’ici ». Peut-être, est-ce alors une façon de dire pour les minorités ethniques, plutôt nationales, devrait-on dire, de marquer des enclaves qui se nourrissent alors d’enracinement dans une langue, dans une religion, dans une manière de vivre qui, faute de mieux, retourne aux traditions.

  • 19 « Comment décider du moment où un noir a cessé d’être militant de la liber...

72S’agit-il d’un désir de régression et d’archaïsme de certains habitants ? Mais dans ces volontés d’enclaves minoritaires19, il est impossible de décider, ce qui est réactionnaire et ce qui ne l’est pas. Dans la représentation du « quartier comme village », il y a autant l’expression d’une singularité, que celle réactionnaire du petit village gaulois d’irréductibles qui résistent aux transformations sociales. Face à l’homogénéisation voulue par les politiques urbaines (chaque quartier doit être traité de la même manière qui exprime une certaine idée de la justice), le village est une image d’enracinement qui exprime l’idée qu’on est bien dans son logement et ses environs proches. Dernier lieu de liberté, car lieu où l’on s’y retrouve et où l’on peut vivre avec… Et l’habitant de penser, « traiter cela de repli sur le logement, d’archaïsme voire de réactionnaire. Je me sens bien dans mon quartier, c’est comme cela que je peux encore m’y retrouver et vibrer avec… »

73Ce retour a des valeurs passées, reconstruites grâce à un dispositif d’enracinement, exprime une manière de re-trouver, de re-construire du stable, du prétendument solide, là où tout des vies est menacé par la précarisation. Le village n’est-il pas une métaphore pour contrer toutes ces représentations d’anomie que les experts de toutes sortes collent aux habitants ? Ne s’agit-il pas, face au procès d’individualisation en cours, de déclarer une manière de vie qui s’imagine encore solidaire et collective ?

74Dans beaucoup de quartiers enquêtés, nous avions diagnostiqué une espèce de repli frileux d’une partie des habitants dans la sphère du logement, comme espèce de cocooning ultra moderne et spécifique aux classes sociales à l’abri. Ne faut-il pas faire volte-face et se demander au contraire, loin de l’individualisme imposé par nos sociétés, comment le collectif est en sourdine, fabriqué en permanence par les discours habitants. Le village n’est-il pas alors une expression de vie plus collective que passéiste ?

  • 20 Dans l’accueil fait aux enquêteurs, qui font du porte-à-porte qui fonction...

75Ces quartiers enquêtés, seraient-ils plus ancrés dans une persistance de culture ouvrière20 moins embourgeoisée ou paupérisée qu’on ne l’a prétendu, plus solidaire (fraternelle et libre) et donc encore capable de fabriquer en permanence du collectif ?

  • 21 L’importance de la famille est grande. Elle est libérée des problèmes de t...

76L’exemple du quartier Paul Bert est typique de ce point de vue, « famille21, travail, solidarité et quartier » semblent les maîtres mots du lieu. Le village, le quartier, le voisinage, l’équipe, le bistrot, etc., sont des cadres très communautaires auxquels imaginairement, certains habitants se rattachent encore.

77Les habitants les plus attachés à leur quartier, « les enracinés » ont avant tout un rapport affectif au quartier. « C’est l’histoire de ma vie, je fais partie du quartier ». Mais à côté d’eux il y a au moins deux autres groupes d’habitants, « les isolés » et « les délocalisés », l’image du quartier se réduit alors au logement et, pour eux, le quartier est quasi-inexistant. Leur vie se passe ailleurs.

Respect et civilité

78Dans les quartiers, nous avons rencontré des plaintes sur l’isolement, surtout de personnes vivant seules, de femmes surtout, parfois avec enfants et de retraités. La solitude est subie et le territoire du quartier ne fonctionne plus comme espace de rencontre possible.

79Parfois des plaintes sur l’organisation sexuée de l’espace public sont remontées. Jeunes hommes et jeunes femmes du quartier ne se fréquentent pas et s’évitent comme si l’exclusion et la ségrégation étaient rejouées là et étaient à son comble.

80Et puis, encore des plaintes sur les « jeunes » du quartier ont été déclinées par beaucoup d’habitants. Cela pose l’éternel problème de l’exaspération d’une population face à de la petite délinquance qui les touche de pleins fouets. Mais on peut supposer aussi que « les jeunes » sont une catégorie commode et un alibi qui permet la projection.

81Un mot revient dans les discours, c’est celui de « respect ».

82« Le respectez-moi ! » des jeunes renvoient « aux jeunes qui nous manquent de respect » des plus âgés… Ou encore, « les gens ne respectent plus rien ! »

83Il y a derrière ce mot un constat sur la perte des règles de la vie sociale, un problème de la non-considération que les autres font de soi et une perte de dignité. Il y a comme une blessure qui s’exprime tout au long des entretiens.

84Il s’agit tour à tour des relations entre générations, des relations entre voisins ; la demande de respect souligne que l’autre ne me prend pas assez en considération, c’est-à-dire qu’il ne m’estime pas assez pour me prendre en compte…

85Il s’agit encore des relations entre cultures ethniques et religions, c’est toujours un reproche qu’on adresse à l’autre.

86Et puis, des relations entre habitants et autorités (la police, les enseignants, les éducateurs et les services sociaux) et aussi entre habitants et élus… La plainte s’accentue.

87Dans tous les cas, le respect est traité sur le mode du manque. Beaucoup pensent qu’on leur manque de respect ! Il y a là, l’expression d’un malaise grave et polysémique. Le respect souligne une position de victime qu’on adopte face aux autres.

88Un peu suspect, le respect ? On se sert du respect comme d’une arme dans une lutte à propos des règles, des valeurs, de l’honneur perdu. Cela souligne toujours le manque de reconnaissance sociale, dont souffre, celui qui l’utilise. Le discours sur le manque de respect, qu’éprouve l’habitant, est un discours de sens où se manifeste un « non-engagement social ».

89Il y a tout un art de coexister avec des voisins qui sont liés par un fait concret et essentiel, fait de répétition et de proximité, une manière de faire avec les autres dans un espace commun que chacun s’approprie et qui est à partager. C’est le propre du territoire-quartier.

90Le manque de respect renvoie à une mauvaise image de soi et à un manque de convenance chez les autres. La convenance, c’est un acte de civilité par lequel chacun renonce à sa toute-puissance sur le territoire. Reproche, fait aux autres utilisateurs et gestionnaires de l’espace commun, ils ne savent pas « se tenir », « être convenable »… C’est-à-dire prendre l’habitant comme partenaire d’une vie quotidienne possible. Les autres rendent la vie impossible par des ruptures, jugées abusives du contrat implicite sur lequel est fondée la coexistence du quartier. Et l’assurance d’être reconnue, considérée par l’entourage s’écroule…

91Sur quoi se fonde la confiance dans la vie sociale ? Sommes-nous civilisés par la contrainte ?

92Utiliser le contrat social ou l’autorité légitime se heurte à deux paradoxes : une grande complexité des affaires concernant les habitants, toute solution pouvant devenir vite pire que le mal et cela de façon imprévisible. Et la nature changeante des valeurs des habitants, qui peuvent adorer demain ce qu’ils ont brûlé aujourd’hui et ignoré hier.

93L’incivilité se repère dans une multiplicité d’actes singuliers et de micro-nuisances.

  • 22 Or, la civilité est chose fragile et délicate, elle se dérobe aux appréhen...

94Contre l’abus de l’espace public, contre l’assistanat généralisé, il y a la personne qui n’attend pas le policier pour séparer des jeunes qui vont se bagarrer. La civilité22 commence là : ne pas faire semblant de ne pas voir, et les gens ont la compétence de ces situations, même s’ils préfèrent ne pas la mettre en œuvre. Ces engagements supposent une capacité intégrative des rapports sociétaux par la personne (et non seulement par les autorités compétentes).

De la réputation à la considération

95De l’extérieur du quartier, ce n’est pas « l’esprit » qui prime, mais la réputation. Si l’esprit de quartier est ténu, la réputation est chose tenace. Ne souffre-t-on pas toujours des réputations qui nous sont faites ?

96Nous trouvons des quartiers qui sont inconnus de l’extérieur comme Villancourt, des quartiers comme celui de la Gare, Bastille, Grand Galet, Floralies qui ne sont connus que quand on habite la commune et qui n’ont pas une image externe bien nette et puis il y a des quartiers au contraire comme Mistral, Teisseire et dans une moindre mesure Village Olympique, Rochepleine qui ont une image négative bien établie. La notoriété de ces derniers est telle que même si l’on est nouvel arrivant dans l’agglomération, on en aura entendu parler et bien évidemment pas en bien. Dans les faits, un quartier comme Bastille du point de vue de la délinquance n’est pas plus sûr que Mistral. Et pourtant, l’un n’évoque rien, pendant que l’autre est « réputé craindre ». La mauvaise réputation de certains quartiers n’est plus à faire, et quoi que fassent les autorités, et les habitants rien n’y fait, elle persiste. D’ailleurs, la réputation se propage comme la rumeur, et quoi qu’on y fasse, elle colle à la peau, impossible de l’ignorer pour les habitants des dits quartiers.

97Conscients d’habiter un lieu « stigmatisé », les habitants adoptent plusieurs stratégies qui vont de la dénonciation du stigmate (l’habitant qui se plaint lors d’un simple contrôle d’identité que le fonctionnaire de police lui rétorque, vous habitez « un quartier voyou ») à la dénégation « ici, c’est tranquille, c’est calme » ou au rejet dans le passé « dans le quartier, c’est moins violent qu’il y a cinq ans », et enfin, certains peuvent reprendre à leur compte l’image négative comme fierté : « Ici, on brûle des autos ».

98La mauvaise image renvoyée par les non-habitants (travailleurs sociaux, instituteurs, politiques, professionnels du logement, fonctionnaires de police ou gendarmes, mais aussi individus lambda) entre en rivalité avec la fierté habitante.

99Certes en interne, la pauvreté divise d’abord, quand il y a trop peu pour tous (compréhension et incompréhension d’une certaine jeunesse qui face au non-avenir qui lui est fait, s’en sort par une économie souterraine et délictueuse). Mais, il y a aussi une fierté à savoir se prendre en charge. D’ailleurs, la culture du manque et parfois aussi du malheur cherche juste à y échapper. C’est donc à s’en sortir que les habitants, tout au long de leur histoire ont mis leur effort. L’image dévalorisée d’eux-mêmes qu’on leur renvoie, semble les atteindre parfois de plein fouet, parfois de façon plus sournoise. Ils souffrent d’être mal jugés par d’autres mieux lotis.

100Les lambeaux de la classe ouvrière ne jouent plus un rôle d’entraînement, car pour beaucoup, ils ont raté leur promotion sociale et ne sont pas partis. Les habitants de chaque quartier composent un groupe humain fait de bric et de broc. Leurs références (langue, style de vie…) ne sont pas communes, ils ont du mal à former une trame de « tissu social ».

101Certains nous parlent d’un monde en cours d’éclatement… Ils se sentent relégués dans un « quartier du rejet » où l’on place d’office les indésirables. Pour d’autres, le quartier est un passage vers d’autres phases du cursus social.

102Un bel euphémisme les résume : « Nous, on est quand même pas très riche », ou encore « ici, on est des gens simples ». Il y a là, encore une vision collective et solidaire, expression aussi d’une demande de prise en considération.

103Trop souvent, ils sentent le mépris, on leur renvoie l’image d’être dégradé, et en plus on les accuse d’être complice de leur sort ou de ne faire que subir sans être capable d’y échapper. La dépendance (« les assistés ») est vue comme déchéance et vouée à l’opprobre. Or la mauvaise réputation, le mépris subi, alimente alors l’idée de n’être rien. Cela peut finir par entraîner une déconsidération de soi-même (cf. « les claquemurés »…). Dans le référentiel de l’honneur, il est infamant d’être réduit à une situation infâme. On ne peut pas être dans un état dégradant sans être dégradé.

  • 23 M. Verret, « La culture ouvrière », Paris, A. Colin, 1972, p. 24.

104« Grand droit d’apparaître, pour qui n’est d’abord rien. »23

105Car apparaître (« nous sommes des gens simples ») est le premier moyen de faire valoir un peu son existence. Cela exprime un droit de se faire valoir comme personne expressive de sa propre différence. C’est une volonté d’être reconnu et traité comme une personne : c’est-à-dire, une individualité complexe et socialement reconnue.

106Comment répondre à une demande de respect, de considération ?

  • 24 La reconnaissance a été un des facteurs principaux de la Révolution frança...

107Être citoyen, c’est être tenu à égalité de considération, c’est sur cela aussi que s’est fondée la République24.

  • 25 Selon le dictionnaire, il y a quatre fondements possibles de la considérat...

108La demande de considération comme processus social exige une réponse de prise en considération25. Elle interroge le rôle des sentiments et des devoirs moraux à côté des droits politiques et juridiques : l’estime de soi, le droit à la dignité, le respect des différences, le droit à l’indifférence (protectrice de ces différences) dans les sociétés pluralistes.

Notes

1 L'euphémisme de « quartier » paraît suffire pour désigner bien souvent les quartiers considérés comme « difficiles », les banlieues dites « sensibles », « fragilisées », que certains nomment « quartier de l'exil », de la « relégation »…

2 F. Dubet, Lapeyronnie, « Les quartiers de l’exil », Paris, Seuil, 1992, p.11.

3 « On appelle quartier, le coin où l’on réside et pas le coin où l’on travaille. Évidences, aux conséquences innombrables. » G. Pérec, « Espèces d’espaces », Paris, éditions Galilée, 1974, p.79.

4 Face à la logique d’homogénéisation, à la fragmentation et à la hiérarchisation de la production de l’espace urbain, les différences entre quartiers n’ont jamais dit leur dernier mot. Vaincues, elles survivent, elles se battent pour s’affirmer et se transformer. (cf. H. Lefebvre, « la production de l’espace »)

5 Dire d’un quartier qu’il est, sans esprit, serait alors une erreur d’analyse de notre équipe. Selon les quartiers, nous n’aurions pas su mettre en valeur (et dégager) la profonde originalité de chaque quartier, faute de temps. Il faut apprendre à mieux saisir, non pas les points communs, les généralités d’un quartier, la plupart du temps, qui ont vertu de récitation conforme aux attentes de l’étranger intervieweur, mais à faire ressortir la différence de chacun de ces quartiers dits « sensibles ». Cela permettrait de comprendre et de faire comprendre à tous qu’il ne peut y avoir de solution « prête à l’emploi ». Il s’agirait, alors, au lieu de faire du « prêt-à-porter », fonctionnel de « faire du sur-mesure » quand on intervient sur les quartiers. Est-ce en cela qu’on pourrait contribuer à aider les politiques urbaines de l’agglomération ?

6 A., Cauquelin, « Court traité du fragment », Paris, Aubier, 1986. Pour résumer succinctement, la doxa vagua est faite d’opinion commune, de vraisemblance. Elle est « vagabonde, altérable, changeante », elle mêle des bribes de souvenirs hétérogènes et se situe dans une temporalité qui se saisit des occasions. Elle n’est en rien ni savoir, ni rationnelle.

7 L’esprit de quartier est un des indicateurs qualitatifs du baromètre des quartiers, il se compose de :
a.- Appropriation de la mémoire, traces d’histoire (Modalités : les marques visibles, éléments repérables…) ; mémoire écrite et/ou orale (Modalités : événements marquants, vagues de peuplements, personnage du quartier, comment les personnes se situent par rapport à elle, dénomination particulière du quartier, expressions communes).
b- Cœur du quartier et lieux emblématiques. Quoi ? Où ? Comment ?
c.- Rapports avec les autres quartiers. Image à l'extérieur et image projetée sur les autres quartiers. (Modalités : quartier bien identifié/pas identifié)
d.- Transformations et projection. Transformations, lesquelles ? (construction, démolition, réhabilitation, ravalement, nouvelles routes, etc.) Modalités : vécues de manière positive, négative ou neutre.
e.Types de projection. Modalités : nostalgique, plaintive, volontaire, craintive, pessimiste, confiante.

8 A. Cauquelin, « Essai de philosophie urbaine », Paris, PUF, 1982, p. 27.

9 A Rochepleine, il y a « Poche plaine », les habitants propriétaires ; « Poche vide », les habitants de logements sociaux ; et « Riche-plaine », les habitants du logement résidentiel qui jouxte le quartier.

10 R. Hoggart, « La culture du pauvre. Étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre. » Paris, Minuit, 1970, p. 13.

11 Pour les urbanistes, le quartier est un lieu où l’on se loge, pour les sociologues, c’est celui où l’on vit hors travail, pour Heidegger, c’est celui qu’on habite… Habiter un lieu, c’est l’investir fortement, on y retrouve son être social, affectif et existentiel sans distinction.

12 Par exemple à Teisseire, la mémoire est en cours de déconstruction et la question posée par l’équipe du baromètre des quartiers est la suivante : « Y aura-t-il une réélaboration du passé ? » Ou encore, le quartier Gare est calme, trop calme, il est sans histoire, avec peu de mémoire et les rumeurs de voisinage occupent les habitants.

13 Souvent, en période de ruptures sociales, le repli sur la tradition sur le non urbain devient une valeur.

14 Même si les extrêmes ne se mélangent guère, la coexistence de groupes sociaux forts différents existe dans les quartiers enquêtés : classes moyennes (techniciens, fonctionnaires, artisans et petits commerçants) ; petites couches populaires (ouvriers, emplois précaires) ; chômeurs, RMistes et Cotorep.

15 L’anecdote de Mbourg au Sénégal, est révélatrice : « mon village, c’est un bon village. Pourquoi ? Parce que ma mère y est sage-femme. » C'est-à-dire, j’y suis reconnu par le statut de ma mère.

16 M. Verret, « L’espace ouvrier », Paris, A. Colin, 1979. Dans un chapitre, « Les compagnons de labeur », p. 127-137, l’auteur montre des valeurs très proches dans la camaraderie ouvrière.

17 A. Cauquelin, « Essai de philosophie urbaine », Paris, PUF, 1982, p. 181.

18 « Les banlieues brûlent », « États d’urgence dans les cités », etc., donne trop souvent une vision délinquante et insécuritaire, misérabiliste, voire avec esthétisation de la pauvreté… Mais, surtout, il y a captation de la parole habitante. L’habitant devient parlé par les média. S’il a du mal à se reconnaître dans ce miroir déformant, il n’empêche qu’il est pris dans ce jeu d’images incessantes et se noie parfois dans le reflet, tel narcisse.

19 « Comment décider du moment où un noir a cessé d’être militant de la liberté pour devenir un simple parano antisémite ? », nous interroge G. Scarpetta, dans « Éloge du cosmopolitisme », Paris, Grasset, 1981, p. 89.

20 Dans l’accueil fait aux enquêteurs, qui font du porte-à-porte qui fonctionne relativement bien, malgré parfois les digicodes, ne faut-il pas y repérer toute la simplicité d’une bienvenue faite à l’étranger. Que se passerait-il, dans un quartier chic de l’agglomération ?

21 L’importance de la famille est grande. Elle est libérée des problèmes de transmission du patrimoine, contrairement à d’autres groupes sociaux. Il n’y a pas de rivalités d’héritage dans la fratrie et la famille dépend de sa bonne entente. L’alliance permet l’entre aide, la coopération bricoleuse, l’échange d’expériences technologiques entre frères et collatéraux. Il semble y avoir encore des séparations nettes entre les rôles des hommes et des femmes. Le travail ménager et la garde des enfants sont plutôt choses de femmes. La mère reste la figure du foyer. Mais dire la mère, c’est aussi dire l’enfant… Est-il preuve d’un avenir ouvert ? Les Grands-parents des deux côtés vivent souvent dans le même quartier. Sont-ils en symbiose avec les petits-enfants ? En nourricier, en gardien, parfois en initiateurs ? Le chômage semble plutôt resserrer la vie sur la famille élargie, on pourrait dire indivise.

22 Or, la civilité est chose fragile et délicate, elle se dérobe aux appréhensions trop directes qui sous prétexte de l'instituer, risquent de la faire disparaître. Il faut plutôt être attentif à ce qui passe inaperçu dans la vie sociale. La civilité s'ancre dans le ponctuel, l'individuel et le quotidien.

23 M. Verret, « La culture ouvrière », Paris, A. Colin, 1972, p. 24.

24 La reconnaissance a été un des facteurs principaux de la Révolution française.

25 Selon le dictionnaire, il y a quatre fondements possibles de la considération : « les qualités personnelles » (vertus morales) ; « le crédit » (le poids et l’influence d’une personne) ; « la richesse » (le poids financier) ; « la place » (la situation sociale).

Pour citer ce document

Barbara Michel, «Vers une socio-anthropologie des quartiers», La Réserve [En ligne], La Réserve, Archives Barbara Michel (I), mis à jour le : 23/11/2015, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/reserve/197-vers-une-socio-anthropologie-des-quartiers.

Quelques mots à propos de :  Barbara  Michel

Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – ISA
En 2013, Barbara Michel était membre du Laboratoire de sociologie CSRPC-ROMA (ex EMC2).

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