La Réserve : Archives I. Krzywkowski, HDR, vol. 1. Du jardin à l'espace littéraire

Isabelle Krzywkowski

Le Jardin : genèse et évolution d’un espace paradigmatique

Initialement paru sous le titre « Le Jardin : genèse et évolution d’un espace-type » dans : Les Systèmes mythologiques, Jacques Boulogne (dir.), Lille, Presses universitaires du Septentrion, 1997, p. 295-304. Version corrigée pour la publication en ligne

Texte intégral

  • 1 « Un système d’idées est constitué par une constellation de concepts associ...

  • 2 Étant donné la longueur de ce parcours, qui prétend couvrir l’évolution du ...

  • 3 On pourrait, bien sûr, réfléchir sur un système interne au jardin, qui obli...

1L’étude du rapport entre le jardin et la mythologie ouvre une réflexion dont l’originalité réside dans le fait qu’elle ne prend pas pour point de départ une figure ou un récit, mais un espace réel et préexistant aux mythes qui l’utilisent. On peut dès lors s’interroger sur le rapport unissant cette structure spatiale et l’imaginaire qu’elle fait naître, et le considérer selon l’approche que propose Edgar Morin pour l’analyse systémique : le jardin fonctionne comme un concept autour duquel rayonne un certain nombre de termes signifiants associés de façon solidaire1. On peut par ailleurs considérer l’évolution chronologique du jardin en tant que motif littéraire ; il s’agira alors d’envisager d’un point de vue structuraliste les invariants de ce système et l’évolution du topos2. Je précise d’emblée qu’il ne s’agit pas ici de considérer les modalités de réalisations de jardins réels et que je laisse donc de côté, par exemple, les considérations lexicales qui témoignent des nuances à établir entre les différents types de jardins, selon leur taille, leur clôture ou leur fonction3 : seul un jardin conceptualisé peut en effet prendre place dans un système d’ordre mythologique.

  • 4 Paul Larivaille, « Paysages de la Jérusalem délivrée », in Le Paysage à la ...

2Le jardin lui-même ne peut se penser et se définir qu’à l’intérieur d’un système dont les deux autres termes sont la nature et l’architecture. On arrive ainsi à un schéma tripartite présent, par exemple, dans la plupart des œuvres du Moyen-Âge et de la Renaissance : le jardin s’oppose, d’une part, à la demeure, d’autre part, à la campagne et à la forêt, avec lesquelles il partage l’élément naturel, mais dont il se différencie par sa clôture et son artificialité (Paul Larivaille montre, par exemple, que la forêt représente au contraire un lieu pré-civilisé4).

3De ce macro-système, on peut déduire le microsystème du jardin, dont l’« espace-type » (le paradigme) est défini par les traits suivants : une clôture et un travail humain accompli sur des éléments naturels dans un but esthétique. Il est tout à fait remarquable que ces éléments sont non seulement suffisants, mais même les seuls à permettre de définir l’espace particulier que constitue le jardin : on peut dans cette mesure les considérer comme les unités invariantes du système.

4La première série de questions qu’il convient de se poser est donc de savoir si les mythes ayant trait aux jardins prennent en compte ces invariants, et de quelle manière. L’intérêt de cette analyse est, on va le voir, qu’elle permet de mettre à jour la dimension symbolique de cet espace.

5Il serait impossible, en si peu de pages, de rendre compte de tous les mythes ayant trait au jardin, aussi ai-je privilégié celui des Hespérides et celui de l’Éden, dont le fonctionnement est exemplaire, en renvoyant brièvement à d’autres. On constate, lorsque l’on met ces mythes en parallèle et que l’on passe au-dessus des manifestations de surface, des convergences qui correspondent aux invariants que nous avons reconnus précédemment.

  • 5 Chez les Hyperboréens, en Mauritanie, aux frontières de l’Afrique, à la poi...

  • 6 Ceci n’est pas sans évoquer le Royaume des Morts celtique, séparé du monde ...

6 Dans tous les cas le jardin est un lieu clos. Il est bon cependant de nous arrêter sur des variantes instructives, car elles mettent en avant la notion d’écart et la valeur symbolique propre de la clôture, et par là-même du jardin : ainsi, la localisation des Hespérides est extrêmement aléatoire5, mais situe toujours le jardin dans un au-delà, hors du monde6. Le motif de la clôture, soit sous la forme d’un mur qui doit protéger le jardin du vol, soit par la présence d’un gardien (les Hespérides ou Ladon, le serpent à cent têtes qui sera vaincu par Héraklès), va dans le même sens.

  • 7 Ézéchiel ou saint Jean transportent l’Éden sur une montagne, et il apparaît...

7L’Éden est lui aussi situé à l’écart, même si l’histoire du topos fait apparaître que l’imprécision de sa localisation est peu à peu contaminée par d’autres mythes, et particulièrement, semble-t-il, la mythologie celtique7. Avec Ézéchiel se met définitivement en place la topologie de l’Éden : alors que la Genèse ne mentionnait que la défense des chérubins et du glaive enflammé, apparus après la faute pour interdire le retour de l’homme, Ézéchiel décrit longuement la barrière de feu et surtout le mur de pierres précieuses qui entoure le Paradis. Espace à l’écart et protégé, voire inaccessible (en fait inaccessible parce que protégé) – c’est bien la preuve d’une interprétation du motif de la clôture, qui confère au jardin une première valeur symbolique, sur laquelle les mythes insistent : sa valeur d’interdit.

8 La deuxième donnée marque un second glissement vers l’interprétation symbolique : l’atemporalité. Parce qu’il est artificiel et constitue un espace protégé, le jardin apparaît comme le lieu où temporalité et géographie sont absolument maîtrisées ; il peut présenter sur un même terrain des plantes de tout climat et dont la période de maturation varie, fait qui n’est rendu possible que par l’intervention d’un savoir qui transcende la nature. On voit que, là encore, ce sont les caractéristiques propres au jardin qui expliquent la valeur des mythes.

  • 8 Ernst Robert Curtius, Europaïsche Literatur und lateinische Mittelalter, Be...

  • 9 Ézéchiel, 28, 13-14 et 47, 12.

9Si l’absence de temporalité n’apparaît qu’indirectement dans les Hespérides, sous la forme de fruits d’or impérissables, elle est prégnante au jardin d’Éden, bien qu’elle soit déjà le fruit d’une réécriture : Jean Delumeau montre bien comment l’on passe du mythe au topos, définitivement constitué autour du Ve siècle, et fortement influencé par la tradition gréco-romaine de l’Âge d’or (où le temps est arrêté) et par le « locus amœnus » analysé par Curtius8. C’est, par exemple, un élément essentiel dans le prolongement d’Ézéchiel que ces arbres fruitiers dont le feuillage ne flétrit pas, ni les fruits ne s’épuisent9. Le jardin mythique est donc à la fois hors du monde et hors du temps.

10 Enfin s’ajoute à ces deux points un élément propre à l’Éden : la conception du jardin comme microcosme. Tout le monde connaît les lignes de la Genèse qui le décrivent :

  • 10 Genèse, II, 8-14.

11Le Seigneur Dieu planta un jardin en Éden, à l’Orient, et il y plaça l’homme qu’il avait formé. Le Seigneur Dieu fit germer du sol tout arbre d’aspect attrayant...10

12C’est là le texte fondateur, mais Jean Delumeau fait état des variantes, qu’il rapproche aussi du topos du « locus amœnus ». (par ailleurs, mais ceci n’est peut-être que rêverie poétique, bien tentante dans ce contexte de réflexion sur les systèmes mythologiques, c’est peut-être cette qualité de microcosme qui explique le lien entre le motif du jardin des Hespérides et la figure d’Atlas).

13Le jardin permet la représentation d’un espace idéal, qui contient toute flore et où le temps n’existe plus. C’est là le premier état de l’imaginaire du jardin, tel qu’on peut le déduire du fonctionnement systémique. On peut ainsi considérer, selon l’approche d’E. Morin, que le jardin est d’abord un système spatial, dont les éléments constitutifs donnent naissance à un système mythologique.

14Les mythes présentent par ailleurs d’autres données communes, qui reposent cette fois plutôt sur les valeurs métaphoriques issues des propriétés spatiales du jardin. Il est donc difficile de savoir s’il s’agit de la coïncidence d’une même perception symbolique de l’espace du jardin ou d’une contamination des mythes entre eux.

  • 11 Malgré la version la plus courante, le mythe est complexe et varié, comme ...

  • 12 Jacques Brosse, Mythologie des arbres, Paris, Plon, 1989.

15 Le rapport au divin : Le caractère microcosmique du jardin, qu’on donne pour un résumé de la Création, ainsi que la recherche esthétique dont il témoigne peuvent suffire à expliquer que le jardin soit perçu comme la manifestation du divin. C’est en effet ce que les mythes mettent en avant : l’Éden est créé par Dieu pour y mettre les hommes. Quant à l’arbre aux fruits d’or des Hespérides, dont on ne sait s’il s’agit d’un pommier, d’un oranger ou d’un citronnier, il aurait été offert à Héra soit par Gaïa, soit par Aphrodite11 ; dans le premier cas, il relève de la tradition de l’Arbre de vie, telle qu’on la trouve également dans les mythologies hindouistes, germaniques ou celtiques (je ne développerai pas ici la thématique de l’arbre-pilier : on en trouvera la plupart des occurrences dans l’étude de Jacques Brosse12) ; dans le second, il est lié à l’amour et rejoint le point suivant.

  • 13 Le tableau de Georges Desvallières, Hercule au Jardin des Hespérides (1907...

16 Le concept de faute : Le motif du péché édénique est suffisamment connu pour que je me dispense de le rappeler. On se souvient, par ailleurs, que l’attitude d’Hercule aux Hespérides est à bien des points de vue sacrilège13 ; on sait aussi que la thématique des fruits d’or se retrouve à de nombreuses reprises dans la mythologie grecque, que ce soit avec Pâris ou Atalante, et qu’elle apparaît donc comme le symbole de la tentation, amoureuse dans un cas, simplement cupide dans l’autre.

17Ces points communs appellent plusieurs remarques : d’une part, ils confirment que les mythes se référant au jardin sont bien eux-mêmes à penser comme un système, en raison de la présence de données récurrentes et invariantes (interférences entre eux – par contamination – et avec d’autres mythes, dont le jardin est pourtant absent en apparence, comme celui d’Hercule, d’Atlas ou, d’une manière plus générale, toute la mythologie de l’arbre cosmique), qui sont, dans une approche structuraliste, une des définitions possibles de la notion de système.

18D’autre part, si ces mythes s’inscrivent bien dans un rapport systémique avec l’espace du jardin, dont ils utilisent les données caractéristiques, on s’aperçoit également qu’ils sont à l’origine de sa valeur métaphorique, puisqu’ils mettent en évidence le caractère du jardin que je soulignais au début : sa perfection esthétique se voit progressivement chargée d’attributs divins, à mi-chemin entre l’idéal et la tentation de la faute. Dans tous les cas, le jardin est de l’ordre de la transgression. Les mythes ne font donc que synthétiser les éléments caractéristiques du jardin, qu’ils réorganisent en leur accordant une dimension symbolique jusqu’alors inexistante. En cela aussi, on peut parler d’un système (au sens, cette fois, où E. Morin l’entend), tant en raison de la complexité du motif, que de l’échange qui s’instaure entre un espace et une pensée.

19Les mythes nous conduisent ainsi à définir un nouveau système, en partie contraint par l’espace qui l’inspire, mais qui, cette fois, rend compte de l’imaginaire, c’est-à-dire du sens que l’on attribue à cet espace ; on y retrouve donc un certain nombre d’invariants signifiants et qui peuvent devenir implicites : le système (interne) est en train de devenir modèle.

  • 14 Sur l’importance de la tradition littéraire dans l’évolution de l’art des ...

20L’autre approche possible de la notion de système consiste à considérer le motif dans sa continuité (en diachronie) et de s’interroger sur les modalités de l’évolution du motif, en inférant que, s’il y a véritablement système, il y aura conservation des invariants. On pourra en ce sens parler, comme le rappelait Jacques Boulogne, d’une combinatoire constituée de différents glissements accomplis dans le temps, mais sans dénaturation du modèle de base : c’est un enrichissement progressif par accumulation de références intertextuelles. Ceci nous amène donc à nous interroger sur le passage d’un système mythologique à un topos littéraire : peut-être est-ce en effet avec l’avènement de la littérature que le terme de « système » est pleinement approprié. C’est grâce au topos14 que les mythèmes qui incarnent le jardin vont se constituer en un système mythique global.

21L’évolution d’un système mythologique me semble donc pouvoir être analysée (ou du moins exprimée) en termes de rhétorique. Le topos présente la particularité de se constituer en amalgamant les mythes pour ne plus conserver que les motifs invariants sans indication des sources, puisque ces convergences peuvent conduire à la disparition de références explicites aux mythes : c’est un procédé analogique, qui repose sur le syncrétisme.

22Le système ainsi constitué permet donc au topos de fonctionner :

  • soit sur le mode métonymique : évoquer les Hespérides ou l’Éden, c’est induire immédiatement toutes les données précédemment étudiées. Un espace-type, exemplaire, vaut donc pour tous les autres, et repose sur une mémoire collective où cet espace est modélisé.

  • soit de manière métaphorique : un détail (l’éternité, par exemple, ou la présence du serpent, voire d’un chemin ou d’un cours d’eau qui ondulent) suffit à renvoyer au mythe, qui renvoie lui-même à l’ensemble du système.

23Ces procédés « économiques » et rhétoriques sont la preuve que le topos du jardin fonctionne comme un système, puisque chaque élément renvoie immédiatement à l’ensemble.

24Vient corroborer cette analyse le fait que le jardin puisse être tout entier métaphorique :

25 il représente d’une part un espace idéal, lié au divin, dans lequel l’homme peut tenter de retrouver un état de bonheur originel : c’est cet ensemble qui donnera lieu à toute l’utilisation du jardin comme modèle utopique, tel qu’on le trouvera par exemple à l’œuvre au XVIIIe siècle. Lieu parfait esthétiquement, à l’écart et atemporel, le jardin s’affirme comme le microcosme où mener une vie idéale, en rupture avec la société, voire avec le progrès ; c’est un lieu de refuge et de refus où la pureté est préservée, où l’on ne souffre pas et où toutes les relations sont privilégiées, en somme un monde originel où règne l’innocence, comme en témoigne cette réflexion de Poe :

26... a nature which is not God, nor an emanation from God, but which still is nature in the sense of the handiwork of the angels that hover between man and God.

  • 15 Edgar Allan Poe, « The Domain of Arnheim », repris dans Poetry and Tales, ...

27[une nature qui n’est pas Dieu, ni une émanation de Dieu, mais la nature telle qu’elle serait si elle sortait des mains des anges qui planent entre l’homme et Dieu.]15

  • 16 Matteo Maria Boïardo, Orlando innamorato, 1494 ; Ludovico Ariosto, Orlando...

28 À l’opposé, le jardin reste le lieu d’une transgression, celle du péché originel pour le christianisme ou, dans la mythologie grecque, le vol des pommes, au sens assez obscur, qui place le jardin dans l’ordre de la tentation, et donc du malfaisant, du prométhéen ou du démoniaque : c’est la tradition dont relèvent par exemple les jardins du roman italien de la Renaissance, qui, depuis la Falerina de Boïardo, à l’Armide du Tasse, en passant par l’Alcine de l’Arioste16, sont tous le fruit d’une démiurgie explicitement démoniaque (explicitement, puisque ces jardins sont créés par magie et disparaissent instantanément dès que le pouvoir magique est pris en défaut, ne laissant plus place qu’à ruines et désert). Le jardin représente alors un espace interdit et dangereux, dont la clôture à elle seule fait déjà office d’objet tentateur et qui conduit irrémédiablement à la faute. C’est un lieu de corruption, que ce soit par la tentation de la connaissance ou par celle de la sensualité.

29 Mais dans tous les cas, trace peut-être de son origine mythique, le jardin apparaît comme un espace initiatique qui mène à la révélation de soi. C’est sans doute ce qui explique que la plupart des œuvres préservent le rituel du passage, voire celui de l’oubli, directement venu des grands mythes du royaume des morts.

30Il est remarquable que les utilisations du topos du jardin mettent tour à tour en avant l’un ou l’autre des invariants que nous avons analysés, sans pour autant en abandonner aucun : l’évolution du système repose essentiellement sur un choix d’éclairage, qui correspond aux préoccupations de chaque époque. Le système ainsi entendu fonctionne selon deux axes : d’un côté, le syncrétisme tend à faire fusionner les motifs ; de l’autre émerge un modèle double et ambivalent, qui oppose sans tout à fait les conjuguer les lignes de force déjà présentes dans les mythes du jardin (un jardin « blanc » et un jardin « noir », en quelque sorte). L’étude de la symbolique du jardin montre donc clairement comment s’organise un système ambigu et antinomique, démoniaque ou angélique, qui redistribue, en les radicalisant, les sources mythologiques auxquelles la nature même de cet espace particulier avait par ailleurs donnée naissance.

31Je voudrais pour finir m’attarder sur une certaine lecture de ce système, car elle est la plus méconnue et peut apparaître comme la dernière étape de cette évolution trop rapidement brossée : la fin du XIXe siècle, qui se passionne pour les mythologies européennes ou extra-occidentales, reprend à son compte tous les invariants du motif du jardin, mais en propose une utilisation et surtout une relecture tout à fait particulières qui, étant donné le goût marqué de l’époque pour le syncrétisme, peuvent être envisagées – du moins l’ont été comme tel par les contemporains – comme un aboutissement de l’évolution du système, mené à son terme par un retournement systématique de tous les éléments que nous avons vus jusqu’à présent à l’œuvre. C’est sur ce dernier cas de figure, le « retournement », que je voudrais m’arrêter pour finir.

32Pour la fin du XIXe siècle, il ne s’agit plus de créer à proprement parler, mais de reprendre tout ce qui existe en l’inversant, comme l’illustre fort bien et de manière particulièrement radicale « Le Jardin maudit » de Maurice Magre, poème liminaire de La Montée aux Enfers :

  • 17 Maurice Magre, « Le Jardin maudit », La Montée aux Enfers, Paris, Charpent...

Dans le jardin maudit je suis venu, moi, l’homme,
Ayant pour conducteur l’être aux yeux de serpent.
Là, la terre est pourrie et les poisons embaument,
Là, les oiseaux du ciel ne vivent qu’en rampant...
[...] Un printemps écœurant d’une chaleur mouillée
Baignait l’arbre de chair et la plante de sang.
La nature par la souffrance travaillée
Créait avec ardeur mille êtres repoussants.
[...] Un soleil déformé, jaunâtre, bas, énorme
Se reflétait sur des marais de désespoir...
Et les plantes sans nom et les humains difformes
Se mêlaient dans l’éclat du fantastique soir...17

33Je coupe, faute de place, la description du jardin proprement dit, où les fleurs ressemblent à un « cœur arraché » ou à des « mains coupées ».

34Ce paysage morbide et infernal n’est pas un enfer, mais un Éden : le dernier texte, qui fait pendant à celui-ci et en constitue l’aboutissement, l’indique par un titre explicite, « La Descente au Paradis » (qui fait écho à l’oxymore du titre du recueil) ; c’est, plus justement sans doute, un « Contre-Éden », qui reprend point par point tous les éléments du topos (la clôture, le temps figé, etc.), mais en en renversant systématiquement les attributs ou les effets pour donner le jour à une création à rebours. À la fois retournement et détournement, ce travail me semble marquer le stade ultime de l’évolution du système mythologique – non qu’il marque la mort du mythe, mais ce que l’on peut considérer comme une forme d’épuisement : d’un point de vue symbolique, on est allé aussi loin que l’évolution du système le permettait.

35En d’autres termes, le système mythologique disposerait peut-être d’une combinatoire limitée, puisque contrainte par la non-dénaturation du système d’origine.

36Le jardin représente donc un espace particulier, en ce que sa nature propre induit un certain nombre de caractéristiques, qu’on retrouve, explicites ou implicites, dans les œuvres qui l’utilisent. Ces caractéristiques sont, pour certaines, inhérentes à la nature du jardin, et ce par quoi on parvient à le définir ; cet espace est donc un système en soi, avant de devenir un système mythologique. D’autre part, le jardin dispose d’une puissance de synthèse qu’on peut envisager d’un point de vue syncrétique : c’est en ce second sens qu’on peut considérer qu’il constitue un système mythique, c’est-à-dire réunissant, en les faisant le plus souvent fusionner, des origines mythologiques variées, qui permettent de mieux comprendre la complexité et l’apparente contradiction du motif, ainsi que l’évolution du système littéraire. Les mythes liés au jardin reprennent tous ses caractéristiques, sur un mode symbolique, donnant ainsi naissance à un topos qui ne fonctionne (c’est-à-dire ne fait sens) qu’à l’intérieur d’un système de références et qui peut arriver à épuisement sans pour autant perdre sa vitalité.

  • 18 Ernst Cassirer, Philosophie der symbolischen Formen, Bd. 2, Das mythische ...

37Ainsi, le jardin peut-il être considéré comme un espace dont la réalité vient en quelque sorte contraindre la manifestation du point de vue de l’imaginaire, ou, pour reprendre l’analyse de Ernst Cassirer, qui définit l’espace mythique comme un espace structurel : « L’espace agit comme un schème par l’application duquel des éléments très différents et, au premier regard, parfaitement incomparables, peuvent se rapporter l’un à l’autre18 ».

Notes

1 « Un système d’idées est constitué par une constellation de concepts associés de façon solidaire, dont l’agencement est établi par des liens logiques (ou apparemment tels), en vertu d’axiomes, postulats et principes d’organisations sous-jacents » (Edgar Morin, La Méthode, IV, 2e partie, Paris, Seuil, 1991, p. 129).

2 Étant donné la longueur de ce parcours, qui prétend couvrir l’évolution du motif du jardin des origines à nos jours, ou presque, on me pardonnera de sélectionner les moments ou les œuvres qui m’ont semblé les plus signifiants, en particulier la fin du XIXe siècle pour des raisons que j’éclaircirai plus loin.

3 On pourrait, bien sûr, réfléchir sur un système interne au jardin, qui obligerait à prendre en compte ses variantes dans l’ordre de la réalisation et dont témoignent aussi bien les tentatives de typologies que la variété des qualificatifs, parc, bois, jardin, verger, potager, dont le nombre et la définition varient quelque peu selon les langues (on en trouve un aperçu pour le latin dans la thèse de Pierre Grimal, Le Jardin romain, Paris, P.U.F., 1969).

4 Paul Larivaille, « Paysages de la Jérusalem délivrée », in Le Paysage à la Renaissance, Paris, SEGES, 1988.

5 Chez les Hyperboréens, en Mauritanie, aux frontières de l’Afrique, à la pointe occidentale des Syrtes ou, plus simplement, au-delà des Océans... Sur ces variantes, voir Robert Graves, Greek Myths, London, Cassel & C°, 1958.

6 Ceci n’est pas sans évoquer le Royaume des Morts celtique, séparé du monde par une « barrière humide », pour reprendre les termes de Jean Frappier, Chrétien de Troyes, l’homme et l’œuvre, Paris, Hatier, 1957 (cité par Danièle Alexandre-Gras, « Le Jardin enchanté dans le roman chevaleresque italien », in Le Paysage à la Renaissance, ed. cit.). Ce rapprochement confirme le lien que le jardin peut également entretenir avec les Enfers, qui ne sont pas à proprement parler un jardin, mais présentent avec lui plusieurs analogies, dont la présence d’une clôture liquide ; par contamination inverse, de nombreux textes utilisent, pour marquer l’entrée au jardin, un motif analogue à celui du passage du Léthé.

7 Ézéchiel ou saint Jean transportent l’Éden sur une montagne, et il apparaît parfois, comme dans la cosmogonie de Cosmas Indicopleustès (VIe siècle) sur une île au-delà des mers. Sur cet point et le suivant, voir le remarquable travail de Jean Delumeau, Une histoire du Paradis, Paris, Fayard, 1992, auquel nous empruntons ici.

8 Ernst Robert Curtius, Europaïsche Literatur und lateinische Mittelalter, Berne, Francke, 1948.

9 Ézéchiel, 28, 13-14 et 47, 12.

10 Genèse, II, 8-14.

11 Malgré la version la plus courante, le mythe est complexe et varié, comme le rappelle Robert Graves dans Les Mythes grecs, ed. cit. Il faut également se souvenir (cela est indépendant du système, mais témoigne de son extrême vitalité à syncrétiser toutes les données, même historiques) que l’origine de l’art des jardins est vraisemblablement religieuse et que les premiers jardins, mésopotamiens et égyptiens, avaient peut-être pour fonction de reproduire au sol une cosmogonie (sur cette question, voir entre autres Marguerite Charageat, L’Art des jardins, Paris, PUF, 1962 et Pierre Grimal, L’Art des jardins, Paris, PUF, coll. « Que sais-je », 1974).

12 Jacques Brosse, Mythologie des arbres, Paris, Plon, 1989.

13 Le tableau de Georges Desvallières, Hercule au Jardin des Hespérides (1907. Paris, Musée d’Orsay), qui présente Hercule appuyé sur sa massue, en tension vers les branches de l’arbre, donne un bon aperçu de cette lecture.

14 Sur l’importance de la tradition littéraire dans l’évolution de l’art des jardins, voir la thèse de Pierre Grimal, Les Jardins romains, ed. cit. C’est avec Homère que l’on va passer du plan mythologique au topos. Le jardin d’Alkinoos, dans l’île des Phéaciens (Odyssée, VII – passage qui, d’après Victor Bérard, est une interpolation), reprend le motif du verger clos et hors du temps ; cependant, si le jardin reste le signe de l’alliance passée entre les dieux et le roi de Phéacie, les références religieuses ont disparu du texte : on quitte le mythe, pour entrer dans la rhétorique.

15 Edgar Allan Poe, « The Domain of Arnheim », repris dans Poetry and Tales, The Library of America, 1984, p. 864-865 ; pour la traduction française de Charles Baudelaire : « Le domaine d’Arnheim », citée dans Contes - Essais - Poèmes, Paris, Laffont, coll. » Bouquins », 1989, p. 911.

16 Matteo Maria Boïardo, Orlando innamorato, 1494 ; Ludovico Ariosto, Orlando furioso, 1516 ; Torquato Tasso, La Gerusalemme liberata, 1581.

17 Maurice Magre, « Le Jardin maudit », La Montée aux Enfers, Paris, Charpentier-Fasquelle, 1918, p. 3-6. C’est le poème liminaire.

18 Ernst Cassirer, Philosophie der symbolischen Formen, Bd. 2, Das mythische Denken, Berlin, Cassirer, 1925 ; traduction française de Jean Lacoste : Philosophie des Formes symboliques, t. 2, La Pensée mythique, Paris, Minuit, 1972, p. 111.

Pour citer ce document

Isabelle Krzywkowski, «Le Jardin : genèse et évolution d’un espace paradigmatique», La Réserve [En ligne], La Réserve, Archives I. Krzywkowski, HDR, vol. 1. Du jardin à l'espace littéraire, Poétique du lieu, mis à jour le : 16/11/2015, URL : http://ouvroir.ramure.net/revues/reserve/218-le-jardin-genese-et-evolution-d-un-espace-paradigmatique.

Quelques mots à propos de :  Isabelle  Krzywkowski

Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – ISA

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