La Réserve : Archives I. Krzywkowski, HDR, vol. 1. Du jardin à l'espace littéraire
Versailles, entre « haut lieu » et « non lieu » (L’imaginaire fin-de-siècle de l’histoire)
Initialement paru dans : Versailles, vie artistiques, littéraire et mondaine, 1889-1939, Paris, Versailles, Somogy, Musée Lambinet, 2003, p. 17-24. Première partie d’un ensemble préparé en collaboration avec Véronique Léonard-Roques et Anne-Sophie Monglon sous le titre « Aspects de l’imaginaire de Versailles fin-de-siècle », p. 15-37
Texte intégral
-
1 Louis Bertrand, préface à Les Chants séculaires de Joachim Gasquet, Paris, ...
-
2 L’expression est empruntée au livre que Lucien Corpéchot consacre à la gloi...
1La notion de « lieu de mémoire », telle qu’elle est définie par Pierre Nora, paraît parfaitement correspondre à Versailles, considéré comme le symbole de l’apogée de la monarchie absolue et du classicisme français : c’est dans cet esprit nationaliste que le tournant du xixe et du xxe siècles s’intéresse au Domaine, « pomœrium de la Patrie »1, incarnation de cette « intelligence »2 qui caractériserait l’esprit français.
-
3 Maurice Barrès, « Sur la décomposition », Du sang, de la volupté et de la m...
-
4 Fernand Gregh, « Château royal », L’Or des minutes, Paris, Fasquelle, 1905,...
-
5 Maurice Lobre est l’un des rares peintres à s’être intéressé à l’intérieur ...
-
6 Henri de Régnier, Le Passé vivant, Mercure de France, 1905, p. 57.
-
7 Id., « Salut à Versailles », La Cité des eaux, Paris, Mercure de France, 19...
2Paradoxalement, c’est pourtant ce « haut lieu » qui s’efface d’abord chez la plupart des artistes de la fin du xixe siècle : les peintres, comme les écrivains fin-de-siècle proposent peu de représentation du « château sans cœur »3 et les perspectives du Grand Canal ne sont plus le lieu de prédilection dans le parc. On lui préfère un Versailles plus intime, celui d’une vie plus quotidienne où l’« on sent que l’histoire est humaine »4. Pour des raisons esthétiques aussi, c’est aux espaces de l’intimité que l’on s’intéresse, les petits salons (comme chez Giovanni Boldini ou Maurice Lobre5) ou les bosquets où l’on se retire et s’isole, dans cette attitude de repli hautain qui est une des postures de la fin du siècle. Cette approche intimiste de l’histoire, qui s’invente avec les Goncourt et que le virage nationaliste remettra en cause, s’accorde mal avec le palais « souverain, grandiose et triste »6 : Régnier, qui se débarrasse du château en un sonnet pour se concentrer sur les jardins, ne cache pas d’ailleurs son peu de goût pour cette histoire glorieuse : « … ce n’est pas ta splendeur et ta gloire / Que visitent mes pas et que veulent mes yeux »7. La prédilection que l’époque porte au jardin s’explique d’ailleurs en partie par cette tentative de réappropriation qui passe par le refus de l’histoire officielle : ce n’est plus le « haut lieu » qui fait naître l’émotion.
-
8 On ne trouve que peu d’œuvres relevant du « réalisme bourgeois » : une toil...
-
9 Voir par exemple les commentaires acerbes de Montesquiou dans « Appartement...
3C’est donc rarement le Versailles des fêtes qui inspire les œuvres, même si nombreux sont ceux qui redécouvrent le Domaine grâce aux soirées de Montesquiou ; ce n’est pas plus le Versailles des promenades en famille8, car cet embourgeoisement est vécu comme la manifestation de la déchéance du lieu9 : si la foule redécouvre le « haut lieu », l’artiste, lui, doit s’en tenir à l’écart, pour préserver, comme l’explique Régnier dans le poème liminaire de La Cité des eaux, la qualité d’émotion que le Domaine fait naître.
-
10 H. de Régnier, « Le Bouquet », La Cité des eaux, op. cit., p. 36.
-
11 Albert Samain, « Versailles » [4 sonnets], Le Chariot d’or, Paris, Mercure...
-
12 « Solitude » est par exemple le titre du sonnet ix des Perles rouges, op. ...
-
13 Pierre de Nolhac, Les Jardins de Versailles, Paris, Mauzi, Joyant et Cie, ...
4Il y a donc un art de visiter Versailles, qui passe d’abord, les écrivains comme les peintres en témoignent, par l’expérience de la solitude, car elle « parle à [ceux] qui arrivent »10. Aussi le Versailles qu’on nous donne à voir, « solitaire et royal », « allégorie de cette solitude imaginaire qu’il faut qu’à certaines heures nous ayons en nous »11, est-il presque toujours désert : les séries de travaux que Le Sidaner, Lobre, Lévy-Dhurmer, et même Helleu ou Benois consacrent à Versailles, frappent par l’absence de figures humaines : on peint Versailles comme un paysage. Lorsqu’il y a des personnages, ils sont presque toujours écrasés par les proportions des statues, des arbres, des bâtiments : Paul Helleu (L’Allée des Marmousets, s.d.) et Alexandre Benois (La Pièce d’eau des Suisses, 1906) montrent des enfants perdus au milieu du vide ; Le Sidaner, de dérisoires figures au milieu de gigantesques escaliers (Les Marches du palais, s.d. ; Les Grands Degrés de Versailles) ; chez Boldini (L’Allée des rois à Versailles, 1875 ; Conversazione a Versailles, 1875) et Helleu (Versailles, trois femmes dans le parc, v. 1908), elles deviennent informes, parfois plus transparentes que des ombres. Les écrivains, de même, privilégient les moments où les visiteurs sont absents12, et jusque dans un guide très officiel, Pierre de Nolhac explique que, pour que l’imagination soit saisie, pour que « l’impression soit complète et ineffaçable, on devrait choisir, pour cette visite, un jour de solitude »13. Il recommande aussi, pour les mêmes raisons, de préférer « la fin de l’automne, quand, dans les allées désertes, les pas soulèvent avec les feuilles mortes une jonchée de souvenirs » :
14 Ibid., p. 2.
Au déclin de la saison, la maison de nos rois, alors abandonnée des foules, reprend sa signification souveraine, et les coulées d’or et de cuivre qui chamarrent les hauts feuillages s’accordent à rappeler les splendeurs d’autrefois. L’âme la moins ornée, la pensée la moins vive est émue par la puissance d’un tel décor de tristesse et de beauté.14
-
15 A. Samain, « Versailles », I, op. cit, p. 7. Versailles est, d’ailleurs, u...
-
16 M. Barrès, « Sur la Décomposition », op. cit., p. 459.
-
17 Respectivement de V. Margueritte, op. cit., p. 229 ; André Foulon de Vaulx...
-
18 R. de Montesquiou, préface à Les Perles rouges, op. cit., p. xl.
5Nombreux sont les artistes qui pensent que la beauté de Versailles est « plus touchante au déclin de l’année15 » et qui vont, comme Barrès, « voir l’automne à Versailles »16. C’est un motif récurrent des peintres comme des écrivains : « Un soir d’automne », « Automne dans le parc », « Paysage d’automne », « Versailles d’automne », etc.17, les titres confirment cette prédilection pour le parc automnal ; de même, presque toutes les toiles de Le Sidaner, d’Helleu (dont Proust admirera le Versailles en automne) s’attachent aux frondaisons rousses et aux feuilles mortes, qui prennent chez certains un caractère inquiétant (Georges de La Touche peint des incendies d’orange, Giovanni Boldini montre, dans Statuo nel Parco di Versailles, 1895, une statue menacée par de gigantesques feuilles volantes). « C’est avec de tels artistes », explique Montesquiou à propos d’Helleu, de Lobre et de Boldini, « qu’il fait bon s’entretenir des maux du vieux Parc, des blessures du vieux Palais, et de les regarder tous deux, en Automne, agoniser avec grâce et grandeur, auprès de la Nature qui leur en donne l’exemple. »18
6On le voit, l’émotion esthétique qui est en jeu dans la contemplation de Versailles ne peut être séparée du rapport que le lieu entretient à l’histoire : il est la manifestation exemplaire de la décadence des civilisations. Si l’automne convient à Versailles, c’est donc aussi parce que, lieu du déclin, il doit être éprouvé aux moments où l’on sent au mieux son expression dans la nature : « L’ère du décès des choses fraternise heureusement avec l’époque du déclin des heures », explique par exemple Montesquiou19. Les instants privilégiés pour visiter Versailles seront alors ces moments où la vie semble s’éteindre et, dans le même champ symbolique que l’automne, le crépuscule convient à cette perception mélancolique – le terme est très souvent associé au Domaine – de « la vie et la mort des choses »20 :
21 H. de Régnier, « Salut à Versailles », La Cité des eaux, op. cit., p. 6.
Ce qu’il veut, c’est le calme et c’est la solitude,
[…] La grandeur taciturne et la paix monotone
De ce mélancolique et suprême séjour,
Et ce parfum de soir et cette odeur d’automne
Qui s’exhalent de l’ombre avec la fin du jour.21
-
22 V. Margueritte en particulier consacre plusieurs textes au « morose sortil...
7Le motif de l’hiver22, presque aussi important que celui de l’automne, radicalise cette impression macabre, mais peut-être aussi la purifie de ce qu’elle a de décadent. Le parc figé dans la glace (chez Victor Margueritte par exemple) ou noyé dans la brume (chez Lévy-Dhurmer ) devient l’image d’un lieu où la vie s’est arrêtée et où peut-être l’histoire s’achève :
23 H. de Régnier, L’Amphisbène, op. cit., p. 26 et 29.
… rien ne vaut peut-être la solitude hivernale du parc, quand les derniers rayons du soleil caressent les statues refroidies. Et le Palais, comme il devient léger en sa pierre frigide et comme cassante ! Les grandes vitres des fenêtres émettent de la lumière gelée. […] L’hiver y avait je ne sais quoi de définitif. Les arbres semblaient nus à jamais, les bassins gelés pour toujours.23
-
24 Sur la comparaison avec la nécropole, voir les Goncourt, R. de Montesquiou...
8Le Domaine, du reste, est régulièrement comparé à une nécropole, où la blessure de la Révolution et, plus généralement, la fatalité de la décadence des civilisations transforment les statues en ossuaire et les eaux en marécage24.
-
25 H. de Régnier, « Le Socle », La Cité des eaux, op. cit., p. 25. Voir aussi...
-
26 La figure du « terme » (buste sur un haut pilastre, nommé ainsi sur le mod...
-
27 En particulier les illustrations qu’il avait prévues pour La Cité des eaux...
-
28 R. de Montesquiou, préface à Les Perles rouges, op. cit., p. x.
9Dans ce contexte, les statues sont les seules figures et elles ont cette même fonction d’exprimer « le tombeau / Du songe, du silence et de la solitude »25. Poètes et peintres les déclinent en listes entêtantes ; leur identification compte moins que leur présence blanche ; elles sont, remplaçant les perspectives monumentales, les « termes »26 qui reconstruisent l’espace. Toujours inquiétantes, chez Helleu27 et Boldini, elles sont plus vivantes que les êtres humains, douées de regard et de mouvement ; chez Le Sidaner, elles participent au contraire au figement du lieu ; chez Alexandre Benois, elles prennent des allures de fantômes. Chez les poètes, elles participent d’une nouvelle esthétique de la ruine : aux fiers vestiges gothiques des Romantiques se substitue une « merveille ruineuse »28 minée par l’usure quotidienne qui ronge les marbres :
29 H. de Régnier, « Le Repos », La Cité des eaux, op. cit., p. 29. Voir aussi...
Le bronze jaune et vert qui souffre et qui suppure,
Dont s’aigrit la patine et suinte la coulure,
Sculpte de ton repos un cadavre éternel ;
Et la matière où tu survis te décompose ;29
-
30 E. Raynaud, « Versailles », iii et vii, op. cit, p. 98 et 105 ; V. Marguer...
-
31 R. de Montesquiou, « Présage », Les Perles rouges, op. cit., p. 20. Le mot...
10La statue mutilée (c’est le titre d’un recueil d’André Foulon de Vaux et d’une œuvre d’Helleu, et Le Sidaner peint une statue décapitée dont le cou semble une chair blessée), « écornée », « écaillée »30 et lépreuse31 entraîne ainsi la rêverie vers la morbidité : la pensée de la décadence, associée à l’expérience de la dégradation, voire de la dégénérescence, est assurément l’une des lignes qui traverse la poétique des recueils consacrés à Versailles, comme Montesquiou l’a remarquablement suggéré dans sa préface aux Perles rouges.
-
32 V. Margueritte, « L’Âme éparse », op. cit., p. 212. Dans « Le Parterre d’e...
11Le rapport à l’histoire, ainsi dramatisé, devient une réflexion sur la mort des civilisations : relégué au rang de « vague paysage »32, le Domaine n’est plus que le « décor pompeux » et « fugace », le cadre vidé de sens et de substance d’une civilisation disparue.
-
33 R. de Montesquiou, « Pot-Pourri », Les Perles rouges, op. cit., p. 89.
-
34 « Et l’importune nuit, hâtant l’œuvre du lierre, / Des eaux venue, efface,...
12Versailles est donc appelé à disparaître : « Tes phases, ô Palais, sont toutes accomplies »33. Les peintres cherchent les procédés pour montrer ce lieu qui « s’efface »34. Le motif de la brume, évoquée de manière récurrente dans les textes (en particulier chez Victor Margueritte), permet aux peintres de donner du Domaine une image fantomatique : chez Lévy-Dhurmer, le pavillon du Belvédère et les arbres qui l’entourent disparaissent dans une atmosphère brumeuse (L’Hiver) ; les effets de flou (Les Glycines de Lévy-Dhurmer, La Fontana del Nettuno a Versailles de Boldini), les jeux de reflets (chez Lobre et Le Sidaner en particulier) rendent les limites insaisissables et brouillent tout repère. À peindre Versailles, bien des peintres touchent à l’informe : les eaux vaporeuses de Lévy-Dhurmer (Feux de Bengale ou Les Grandes Eaux à Versailles), la décomposition pointilliste des jets d’eau de Le Sidaner, les effets d’anéantissement que permet la technique du lavis chez Jean-Louis Forain (Le Grand Trianon, v. 1925) ou Lévy-Dhurmer (Vue du bassin de Neptune à Versailles, s.d.), la touche fulgurante et désordonnée de Boldini, tout en mettant en scène la disparition du lieu, servent, comme Les Nymphéas de Monet, le cheminement vers l’abstraction.
13Paradoxalement, c’est par le retour à la froideur classique du sonnet que les poètes toucheront au mieux cet évanouissement de Versailles. Le goût pour les longues séquences (onze sonnets chez Ernest Raynaud, trente et un poèmes chez Victor Margueritte, vingt-sept sonnets et deux poèmes de clôture chez Régnier, quatre-vingt-quinze sonnets chez Montesquiou), comme la multiplication des scènes (une centaine d’œuvres chez Le Sidaner par exemple), en cherchant sans doute à épuiser le lieu, le noient également dans la monotonie de la répétition.
-
35 Voir en particulier H. de Régnier, « Salut à Versailles », « Le Bassin ros...
-
36 V. Margueritte, « Fleur noire », op. cit., p. 257.
-
37 Ibid., « Bassin des enfants », p. 242.
-
38 H. de Régnier, « Salut à Versailles », La Cité des eaux, op. cit., p. 6. S...
14À cet effacement par le vide (ou par le trop plein) répond aussi en poésie le motif du silence : dans Versailles désert, les seules voix sont celles qu’on invoque du passé, mais plus souvent tout se tait, même les eaux35 : des vases ne jaillit plus que « la monstrueuse fleur d’un éternel silence »36 et « … dans le ciel ouaté s’éteignent tous les bruits. / […] Le Parc rêve, muet… »37. Ce mutisme est la condition de la parole poétique, qui n’a de cesse de le cerner (le mot même de « silence » revient une vingtaine de fois dans le recueil d’Henri de Régnier et presque autant chez Victor Margueritte) ou de le peupler de sa rêverie fantomatique : c’est bien parce que Versailles est un lieu qui s’est tu que l’on peut, comme y invite Régnier, aller « vivre [s]on songe en la Cité des Eaux »38.
-
39 R. de Montesquiou, « Pot-Pourri », Les Perles rouges, op. cit., p. 89.
15Par là même, l’effacement devient la condition d’une nouvelle reconnaissance de Versailles, qui passe par cette recomposition imaginaire : c’est parce qu’il n’est plus, ou presque plus, que l’on peut tenter de redonner à Versailles la valeur mythique du « haut lieu ». La présence des statues qui renvoient à une mythologie désuète (bien que la sensualité du panthéisme attire parfois les artistes fin-de-siècle, en témoigne le motif du faune ou de la nymphe), la terminologie religieuse, l’esprit presque mystique avec lequel on se promène en silence dans ce nouveau désert habité par des ombres, et la sérénité qu’il permet d’atteindre, la démesure des lieux dont témoigne en particulier la peinture constituent Versailles en espace du sacré, même si ce « temple »39 ne s’éprouve plus que sur le mode fantomatique :
40 Ibid., préface, p. xii.
C’est que les feuilles mortes, en pareil lieu, ne sont pas seulement le linceul fulgurant de la terre ; elles se révèlent comme le suaire métallique d’un Olympe foudroyé, dont les débris survivent et duquel les Spectres reviennent.40
-
41 Ibid., « Hic Jacet », « Solitude », p. 87 et 11. Voir aussi M. Barrès, « S...
-
42 V. Margueritte, « L’Âme éparse », op. cit., p. 211.
16Versailles, « Vatican d’un Roi qui fut Papal », « église sans fidèles », « grande cathédrale effeuillée »41, avec ses statues mutilées ou grotesques, témoigne d’une religiosité dégradée et vidée de son sens ; il n’en regagne pas moins, par sa disparition même, le statut d’un lieu mythique : Versailles, désormais intériorisé, est « hors de l’heure et du lieu »42.
17D’une certaine manière, après des décennies de mépris et d’abandon, il s’agit bien de « re-sacraliser » Versailles. Mais, pour une époque qui éprouve que les civilisations peuvent disparaître, la tentation est moins de travailler à sa renaissance – ce sera l’enjeu du néoclassicisme – que de contempler son déclin. Versailles, pour rester un « haut lieu », doit en quelque sorte devenir un « non-lieu » ; c’est son effacement progressif qui le consacre.
-
43 R. de Montesquiou, « Les Pierres qui meurent » [1907], Assemblée de notabl...
-
44 Id., Préface à Les Perles rouges, op. cit., p. xiv.
-
45 Ibid., « Hic Jacet », p. 87.
18C’est pour cette raison, esthétique et historique, que Montesquiou dénigre, dans trois de ses essais sur Versailles, la campagne de réhabilitation commencée à la fin du siècle : il faut laisser le lieu mourir « noblement », plutôt que le ressusciter par de « nuisibles et maladroites restaurations », pour préserver « cet aspect ruineux qui précisément nous le rend cher »43, cette « vétusté » qui le caractérise44 et desquels naît l’inspiration : « Paix au Passé ! Paix au Péché ! Paix au Martyre ! »45.
-
46 Régnier rappelle qu’à Versailles « … le Temps […] survit à ce qu’il a été....
-
47 R. de Montesquiou, préface à Les Perles rouges, op. cit., p. xii.
-
48 H. de Régnier, « L’Abandon », La Cité des eaux, op. cit., p. 33.
19Cette conception mélancolique de l’histoire, où les uns invoquent les fantômes, quand la frange la plus radicale parle de pourrissement, les poètes la dresseront comme un nouvel art poétique : entre poésie de l’effacement46 et poésie de la « soumission au passé », voire de la muséification, il y a, comme le souligne Montesquiou, « plusieurs façons d’écrire l’histoire » : Versailles devient le « palimpseste »47 à travers lequel lire la mémoire de siècles achevés, il est placé sous le double signe de « La Solitude assise et [du] Passé qui rôde. »48
-
49 Sur cet aspect, voir Anne-Sophie Monglon et Isabelle Krzywkowski, « Versai...
20L’expérience du vide permet donc de faire l’expérience du temps : en équilibre précaire entre une histoire achevée et sa disparition définitive, Versailles est moins un lieu de mémoire, qu’un lieu où l’on éprouve la mémoire et l’histoire. L’expérience de la solitude est donc moins à Versailles celle d’un retour sur soi, que celle d’une méditation sur l’humain ; c’est moins ce qui permet l’évocation des « ombres » du passé49, qu’une rêverie désabusée sur l’histoire :
50 R. de Montesquiou, préface à Les Perles rouges, op. cit., p. xx.
Et maintenant, nous avons entendu la leçon que nous donnent, dans Versailles agonisant, la Nature et l’Histoire unies : la première, avec son feuillage en proie aux ouragans ; la seconde, avec ses événements, en butte aux orages.50
Notes
1 Louis Bertrand, préface à Les Chants séculaires de Joachim Gasquet, Paris, Ollendorff, 1903, p. xl. Le pomœrium /pomérium/ était un espace consacré en dehors des murs de Rome et qui symbolisait la limite ; en fait, il n’était pas permis d’y bâtir. Louis Bertrand est un des principaux représentants de la « Renaissance classique », dont le chef de file est Charles Maurras en poésie et dont Maurice Barrès est proche.
2 L’expression est empruntée au livre que Lucien Corpéchot consacre à la gloire du jardin à la française (réhabilité après un siècle de jardin paysager), Les Jardins de l’intelligence, Paris, Émile-Paul, 1912.
3 Maurice Barrès, « Sur la décomposition », Du sang, de la volupté et de la mort, Paris, Charpentier-Fasquelle, 1894, cité dans Romans et voyages, Paris, Laffont, coll. « Bouquins », 1994, p. 459.
4 Fernand Gregh, « Château royal », L’Or des minutes, Paris, Fasquelle, 1905, p. 247.
5 Maurice Lobre est l’un des rares peintres à s’être intéressé à l’intérieur du château ; sa peinture presque documentaire, mais travaillant subtilement le reflet, est troublante par sa froideur même. Giovanni Boldini propose, avec Interno a Versailles (1875) et Suonatrice di lira (1875), un étonnant diptyque (dont le premier pourrait aussi être l’ébauche du second), montrant tour à tour une enfilade de pièces vides et délabrées, puis meublées et habitées.
6 Henri de Régnier, Le Passé vivant, Mercure de France, 1905, p. 57.
7 Id., « Salut à Versailles », La Cité des eaux, Paris, Mercure de France, 1902, rééd. 1922, p. 11.
8 On ne trouve que peu d’œuvres relevant du « réalisme bourgeois » : une toile d’Henri-Michel Lévy, par exemple (Le Bassin de Cérès à Versailles, v. 1887) ou, en littérature, la tentative de Léon Hennique dans Les Héros modernes. L’Accident de Monsieur Hébert, Paris, Charpentier et Cie, 1884. Quelques rares poèmes montrent les activités des promeneurs. L’évocation des fêtes est elle aussi assez rare : Lucien Lévy-Dhurmer offre avec Les Grandes Eaux à Versailles (s.d.) une belle toile d’inspiration symboliste où il joue des effets lumineux sur l’eau ; Victor Margueritte (« La Fête de l’eau » et « Les Trois Fontaines », dans « Le Parc enchanté », Au Fil de l’heure, Paris, E. Plon, Nourrit et Cie, 1898, éd. augmentée, Paris, Flammarion, 1929, p. 248 et 249) ou Henri de Régnier (« Fête d’eau », La Cité des eaux, op. cit., p. 27) mentionnent les Grandes Eaux de Versailles, mais ce n’est pas leur sujet privilégié.
9 Voir par exemple les commentaires acerbes de Montesquiou dans « Appartements verts » : « À Versailles, ce n’est que le petit rentier, ayant exercé en temps et lieu quelque éphémère royauté, dont la prétentieuse nostalgie se démesure à la gourme du paysage dénaturé, à la pompe des architectures. Le Roi-Soleil est mort ; mais la royauté reste ; et chacun de ces roitelets qui se la décerne, l’envahit par droit de conquête. » (Altesses Sérénissimes, Paris, Juven, 1907, p. 258-259). Barrès lui fait écho : « Je vais à Versailles, à huit heures, quand il n’y a plus qu’un bourgeois dans le parc. » (Mes Cahiers, 13 vol. , Paris, Plon, 1929-1950, 1er mai 1896).
10 H. de Régnier, « Le Bouquet », La Cité des eaux, op. cit., p. 36.
11 Albert Samain, « Versailles » [4 sonnets], Le Chariot d’or, Paris, Mercure de France, 1901, p. 12 ; H. de Régnier, « Le Bosquet de Psyché », Bruxelles, Paul Lacomblez, 1894, repris dans Figures et Caractères, Paris, Société du Mercure de France, 1901, p. 290.
12 « Solitude » est par exemple le titre du sonnet ix des Perles rouges, op. cit., p. 11, « L’Abandon » celui d’un sonnet d’H. de Régnier (La Cité des eaux, op. cit., p. 33).
13 Pierre de Nolhac, Les Jardins de Versailles, Paris, Mauzi, Joyant et Cie, 1906, rééd. 1913, p. 1.
14 Ibid., p. 2.
15 A. Samain, « Versailles », I, op. cit, p. 7. Versailles est, d’ailleurs, un « parc d’éternel automne » (Marcel Batilliat, La Beauté, Paris, Société du Mercure de France, 1900, p. 123).
16 M. Barrès, « Sur la Décomposition », op. cit., p. 459.
17 Respectivement de V. Margueritte, op. cit., p. 229 ; André Foulon de Vaulx, L’Allée du Silence, Paris, A. Lemerre, 1904, repris dans Œuvres, Paris, Lemerre, 1925, p. 31 ; Gabriel Volland, Le Parc enchanté, Paris, Société du Mercure de France, 1908, p. 26 ; F. Gregh, op. cit. (le titre semble attribué par M. Batilliat dans L’Interprétation de Versailles dans la littérature contemporaine (xixe et xxe siècles), Versailles, Dubois, 1921). Jean Lorrain évoque aussi un « Versailles en miniature », « morne paysage aulique, paysage de théâtre et de convention » (« Frère et sœur », Âmes d’automne, Paris, Fasquelle, 1898, p. 57 et 59). Les toiles représentant Versailles en automne sont si nombreuses qu’on ne saurait en faire ici un état détaillé.
18 R. de Montesquiou, préface à Les Perles rouges, op. cit., p. xl.
19 Ibid., p. xiv.
20 Paul et Victor Margueritte, Le Jardin du Roi, Paris, Plon-Nourrit, 1902, Paris, Flammarion, 1928, p. 237.
21 H. de Régnier, « Salut à Versailles », La Cité des eaux, op. cit., p. 6.
22 V. Margueritte en particulier consacre plusieurs textes au « morose sortilège » du parc hivernal : « Bassin des enfants » (op. cit., p. 141-142), « Un Soir d’hiver » (id., p. 244-245), « Sur la glace » (id., p. 258). Voir aussi Ernest Raynaud, « Versailles », V, Le Signe, Paris, L. Vanier, 1887, éd. augmentée, Paris, Bibliothèque artistique et littéraire, 1897, p. 101-102 ; A. Foulon de Vaulx, « L’Hiver », L’Allée du silence, op. cit., p. 54-55 ; H. de Régnier, « Hommage », « La Neige », La Cité des Eaux, op. cit., p. 279 et 280, ainsi que L’Amphisbène (Paris, Mercure de France, 1912, p. 24-31). Parmi les représentations picturales, on notera L’Hiver de Lévy-Dhurmer (1929) et Effet de neige de Le Sidaner.
23 H. de Régnier, L’Amphisbène, op. cit., p. 26 et 29.
24 Sur la comparaison avec la nécropole, voir les Goncourt, R. de Montesquiou, V. Margueritte ou encore Émile Zola. Montesquiou consacre par ailleurs dans Les Perles rouges quatre sonnets au motif des funérailles (xiii à xvi). Pour l'ossuaire, voir par exemple R. de Montesquiou, « Dépouilles », Les Perles rouges, op. cit., p. 17 et V. Margueritte, « La Tunique de Nessus », op. cit., p. 253. Pour le marécage, voir par exemple E. Raynaud, « Versailles », iv, op. cit, p. 99 ; H. de Régnier, La Cité des Eaux, op. cit., p. 7, 277, etc. ; A. Samain, « Versailles », iii, op. cit, p. 12 ; M. Barrès, « Sur la Décomposition », op. cit., p. 201 ; V. Margueritte, « La Ménagerie », op. cit, p. 250 ; F. Gregh, « Deux Sonnets sur Versailles », ii, op. cit, p. 240.
25 H. de Régnier, « Le Socle », La Cité des eaux, op. cit., p. 25. Voir aussi « Latone », p. 26.
26 La figure du « terme » (buste sur un haut pilastre, nommé ainsi sur le modèle des bornes qui représentaient le dieu Terme /Terminus/ et délimitaient les lieux) est le sujet inquiétant d’Alexandre Benois (Versailles. Le Terme d’Isocrate ; Le Grand Canal vu du bassin d’Apollon) et de Henri Le Sidaner (Le Buste. Automne. Versailles, 1933). Voir aussi A. Foulon de Vaulx, « Nostalgie de Versailles » et « Le Parterre d’eau », La Statue mutilée, Paris, A. Lemerre, 1907, repris dans Œuvres, op. cit., p. 116 et 118.
27 En particulier les illustrations qu’il avait prévues pour La Cité des eaux : le recueil de Régnier, malgré son titre, consacre une quinzaine de poèmes aux statues. Les deux hommes ne parvinrent finalement pas à s’entendre.
28 R. de Montesquiou, préface à Les Perles rouges, op. cit., p. x.
29 H. de Régnier, « Le Repos », La Cité des eaux, op. cit., p. 29. Voir aussi « Le Bassin vert » (p. 20), « Le Socle » (p. 25) ; ou chez R. de Montesquiou, « Versailles » (Les Perles rouges, op. cit., p. 9), « Amor » (p. 13) ou « Présage » (p. 20) ; ou encore chez V. Margueritte, « Les violons chantaient », op. cit, p. 264.
30 E. Raynaud, « Versailles », iii et vii, op. cit, p. 98 et 105 ; V. Margueritte, « La Ménagerie », op. cit, p. 250. Voir aussi R. de Montesquiou, « Versailles », « Le Soixante-septième » ou « Amor », Les Perles rouges, op. cit., p. 5, 8, 13 ; H. de Régnier, « Le Bassin rose » ou « Le Bassin vert », La Cité des Eaux, op. cit., p. 259 et 260, etc.
31 R. de Montesquiou, « Présage », Les Perles rouges, op. cit., p. 20. Le motif de la lèpre se retrouve dans « Peintre du Roy », « Présage », ou « Comparses » (Ibid., p. 6, 20 et 31) et chez E. Raynaud, « Versailles », iii, op. cit, p. 97 ; François de Nion, Les Derniers Trianons, Roman d’une Amie de Marie-Antoinette, Paris, Éd. de la Revue blanche, 1900, p. 14 ; P. et V. Margueritte, op. cit, p. 237. Celui de la moisissure et de la pourriture chez M. Barrès, op. cit, p. 461 ; A. Samain, « Versailles », I, op. cit, p. 8, etc..
32 V. Margueritte, « L’Âme éparse », op. cit., p. 212. Dans « Le Parterre d’eau », il parle aussi de « grand paysage » (p. 246). Pour la référence suivante, voir ibid., p. 213 et 255. [Cette dimension théâtrale est précisée dans la partie écrite par Anne-Sophie Monglon, « Le Passé vivant », p. 36 du volume où cet article a été publié].
33 R. de Montesquiou, « Pot-Pourri », Les Perles rouges, op. cit., p. 89.
34 « Et l’importune nuit, hâtant l’œuvre du lierre, / Des eaux venue, efface, en montant sur la pierre, / L’image de la Grâce et le nom des héros » (E. Raynaud, « Versailles », I, op. cit, p. 94).
35 Voir en particulier H. de Régnier, « Salut à Versailles », « Le Bassin rose », p. 7 et 259. Quelques rares textes évoquent une promenade à deux, mais il s’agit justement de venir « muets » y écouter le silence (V. Margueritte, « Jet d’ombre », op. cit., p. 221).
36 V. Margueritte, « Fleur noire », op. cit., p. 257.
37 Ibid., « Bassin des enfants », p. 242.
38 H. de Régnier, « Salut à Versailles », La Cité des eaux, op. cit., p. 6. Sur cet aspect, voir Véronique Léonard-Roques, « Versailles déserté, Versailles intime », in Mélanges offerts à Daniel Madelénat, Presses Universitaires de Clermont-Ferrand, 2003.
39 R. de Montesquiou, « Pot-Pourri », Les Perles rouges, op. cit., p. 89.
40 Ibid., préface, p. xii.
41 Ibid., « Hic Jacet », « Solitude », p. 87 et 11. Voir aussi M. Barrès, « Sur la décomposition », op. cit., p. 461. Le parallèle du parc avec une église est également assez fréquent (voir par exemple A. Foulon de Vaulx, « La Fontaine de Diane », La Fontaine de Diane, Paris, Lemerre, 1910, repris dans Œuvres, op. cit., p. 217). Le compte rendu de Lucie Delarue-Mardrus sur La Cité des eaux de Régnier note que les écrivains contemporains, avec leur passion pour Versailles, ont « reconstitué la plus dévote des Cours de France » (in : La Revue blanche, novembre 1902, vol. 29, p. 474).
42 V. Margueritte, « L’Âme éparse », op. cit., p. 211.
43 R. de Montesquiou, « Les Pierres qui meurent » [1907], Assemblée de notables, Paris, F. Juven, 1908, rééd., 1909, p. 63. Ce texte reprend pour partie (dont les passages cités) le texte « Apollon aux Lanternes » écrit en 1898 et publié dans Autels privilégiés, Paris, E. Fasquelle, 1898 (éd. complétée de celle de 1894).
44 Id., Préface à Les Perles rouges, op. cit., p. xiv.
45 Ibid., « Hic Jacet », p. 87.
46 Régnier rappelle qu’à Versailles « … le Temps […] survit à ce qu’il a été. » (« Le Bassin rose », La Cité des eaux, op. cit., p. 19) et V. Margueritte est lui aussi frappé par cet effacement fatal qui devient le mode même d’aperception de l’histoire : « Car l’avenir déjà présent, c’est du passé ! » (« Les Violons chantaient », op. cit., p. 265). Voir aussi leur commun refus des héros, partagé par exemple par E. Raynaud (voir n. 37).
47 R. de Montesquiou, préface à Les Perles rouges, op. cit., p. xii.
48 H. de Régnier, « L’Abandon », La Cité des eaux, op. cit., p. 33.
49 Sur cet aspect, voir Anne-Sophie Monglon et Isabelle Krzywkowski, « Versailles fin-de-siècle. Miroir de la décadence, miroir de l’intériorité : une nouvelle esthétique de l’histoire », in Mémoire et imaginaire de Versailles dans la littérature (xixe et xxe siècles), Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2005.
50 R. de Montesquiou, préface à Les Perles rouges, op. cit., p. xx.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Isabelle Krzywkowski
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – ISA