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L’unité de Protée : sur l’œuvre de Tabourot des Accords
Initialement paru sous le titre « Conclusion : l’unité de Protée » dans : Réforme, Humanisme, Renaissance (RHR), n° 51-52, déc. 2000-juin 2001, p. 231-246 (conclusion des Actes du colloque Tabourot de Lyon, 1999)
Texte intégral
1Il faut tout d’abord commencer par remercier, et très vivement, les organisateurs de ce beau colloque. Le Groupe Renaissance de Lyon-II avait fort bien fait les choses, et en dépit du mauvais temps et de la grève des transports, une bonne humeur s’est installée. Tabourot n’est pas Rabelais, mais tout de même, entre obscénité et simple cocasserie, il a le don certain de répandre une sorte d’euphorie. Selon sa devise « à tous accords », les linguistes et les littéraires présents se sont accordés. Nombre d’échos d’une communication à l’autre ont montré qu’il s’est passé là quelque chose, qu’une réflexion commune s’est mise en place. Bref, nous avons eu droit à un véritable colloque, ce qui a participé aussi, sur le fond, de la bonne humeur. L’objet Tabourot s’y prête d’autant plus que son œuvre, en plus d’être rabelaisienne, est également encyclopédique, ou pour le moins ouverte à tous les vents, à la pluralité des discours. Elle est sans doute d’un auteur mineur, mais qui sait se placer au carrefour de bien des questions. Tabourot est instructif comme les girouettes, qui savent si bien nous parler du vent.
2Or, le vent dominant aujourd’hui, c’est la question de l’unité de toute œuvre, au sein même de sa prodigieuse diversité. Les seiziémistes se posent de nouveau le problème de l’« overall design », comme dirait Edwin Duval : dessein de Rabelais, de l’Heptaméron, des Essais. C’est la question de Protée, de l’unité de Protée. Voilà ce qui donne tout son intérêt au cas particulier Tabourot, apparemment bien mince. Protéiforme, oui : mais encore ?
3Lors du premier colloque tabourotique, en 1988, la question de l’unité avait été résolue par l’unité de lieu. Tenu à Dijon, sa ville natale, ce colloque-là avait imposé tout naturellement un point de vue dijonnais. Tabourot comme personnage est un notable dans une famille de notables. L’unité des Tabourot est qu’ils sont liés à la célébration de Dijon comme Urbs. C’est ce que montrait fort bien François Moureau dans la conclusion de ce colloque. Dignité de la ville de Dijon, vitalité bourguignonne : les Tabourot sont de ceux qui œuvrent à faire de Dijon un centre culturel. Selon le premier mot de son anagramme par Dorat, Tabourot est donc pleinement urbanus, « urbain » à tous les sens du latin, et d’une urbanité qui n’est pas « scurrile », bouffonne (Cicéron rappelé ici par Barbara Bowen). La famille des Tabourot compte un maire de Dijon – au début du XVIe siècle –, elle goûte architecture et musique, publie le premier dictionnaire de rimes du français, ainsi que le premier traité de ballet ou Orchésographie. Cette famille est touche-à-tout, certes, mais par inscription dans sa ville. Elle est protéiforme parce qu’elle est centrée. Sa diversité renvoie donc à une unité très forte. On comprend mieux que, comme personnage historique, Tabourot ait été ligueur, et même à la tête de la chasse aux protestants. Le protéiforme centré, c’est aussi une bonne description du catholicisme.
4Tenu à Lyon, ce deuxième colloque sur Tabourot ne pouvait pas résoudre la question de l’unité par le lieu, par l’enracinement dijonnais. De façon symptomatique, nous n’avons pas parlé ici du ligueur, ou alors seulement de façon latérale. Ce qui nous a retenus ne furent pas des problèmes d’historiens. « Stephanus Taburotus, Urbanus tu, et sophista » : dans l’anagramme de Dorat, notre intérêt s’est évidemment porté sur le second terme. Gabriel Pérouse a résumé en ouverture les deux versions du sophiste, qui correspondent aux deux sortes d’intérêt qu’annonçait le programme du colloque. D’un côté la question des genres, de l’autre la question de la langue. Cette dichotomie renvoyait aux deux corporations présentes. Les littéraires ont en effet beaucoup traité la question des genres, en doublant Tabourot par une espèce de colloque fantôme, une shadow conference sur Montaigne, toujours présent en arrière-plan des discussions, et presque au premier plan chez Sophie Peytavin. Les linguistes du CELL ou de l’INalLF, eux, se sont penchés sur les particularités du lexique tabourotique, ses hapax et ses régionalismes. Mais dès les deux premières communications, celle de Marie-Luce Demonet et de Jean-Michel Messiaen, nous avons pu apprécier l’entrecroisement des problématiques, ou, pour reprendre l’un des termes fétiches de Tabourot, leur bigarrure.
5Pour Demonet, la conscience de la pluralité des codes et des usages chez Tabourot fait que celui-ci n’est « pas très normatif ». Pour Messiaen, la très grande variété formelle se réfère à une norme qui n’est pas le parler parisien : au fond, la norme c’est le français écrit, lequel se voit affecter un statut de métalangage – mais un français écrit qui n’est le français de personne. Tabourot est-il ou n’est-il pas normatif ? C’est d’emblée la question de l’unité, de l’Un face au Multiple. Le goût de Tabourot pour le multiple des codes et des usages n’implique pas qu’il soit radicalement hors norme. Son goût affiché pour la uarietas et le bigarré n’empêche pas non plus la revendication d’un ordre. Mais c’est un ordre paradoxal, et du reste exhibé comme tel dans la préface des Bigarrures : un « ordre sans ordre », formule à laquelle fait écho la norme « pas très normative » de Demonet. Ordre, ou absence d’ordre ? Norme ou pas norme ? Le problème est de revenir sur ce que nous prêtons implicitement à de telles notions, dont les présupposés au XVIe siècle ne sont pas nécessairement les nôtres. Nous voyons aisément ordre et norme comme sinistrement autoritaires. Le XVIe les imaginait plus souples, par exemple dans les termes alors développés par la problématique de l’usage. Celle-ci à son tour peut prendre sens dans deux configurations politiques bien distinctes, qui seront les deux parties que je traiterai : d’un côté la vision centralisatrice de la monarchie absolue, de l’autre la sorte de décentralisation dont rêvent juristes et parlementaires d’avant Henri IV.
1. Une vision centralisatrice de la norme
6Parler de norme évoque facilement, à nous modernes, quelques mauvais souvenirs, dont en dernier lieu la sinistre « normalisation » soviétique. C’est bien pour cela que Protée nous a naguère tant charmés, avec par excellence le livre si séducteur de Terence Cave sur la copia. Le protéiforme soulignerait l’opposition entre le centre et la périphérie, entre le point « centrique » et le côté littéralement excentrique, ou encore entre la loi et la fantaisie. Non seulement nous voyons là des couples d’opposés, mais nous valorisons toujours le second terme, l’excentrique ou la fantaisie. Law and order : la loi et l’ordre ne sont décidément pas au programme des modernes, qui laissent cela aux réactionnaires de tout poil. Ainsi Emmanuel Naya préfère-t-il ce qu’il a fort justement nommé le plaisir de plusieurs, face au plus haut sens qui empêcherait ce même plaisir de plusieurs. Ainsi Noël Dazord oppose-t-il la démesure d’un côté et la mesure de l’autre. Puisque Tabourot aime la uarietas de Protée, il nous est a priori sympathique, à l’instar d’un Montaigne vantant lui aussi la « bigarrure » : plutôt les grotesques que le centre du tableau, plus les petits délires que le grand ordre romain, plus les marges et les marginaux que la norme et les normaux. L’ennui est que ce sympathique Tabourot est aussi, dans la vraie vie, le chef zélé d’une chasse aux protestants fort antipathique. C’est un Rabelais sans l’évangélisme, un Montaigne sans la tolérance. Ce Protée cache un policier, et ce joyeux drille un « sale réac ». De ce point de vue, sa formule de « l’ordre sans ordre » trahirait plutôt une contradiction insurmontable, ou serait un lapsus significatif en faveur de l’ordre. Grattez un peu la plage aimable du drolatique et de la bigarrure, et vous retrouvez les froids pavés de la normalité.
7La solution pour continuer à trouver Tabourot sympathique a été précisément celle du colloque de Lyon : oublier le ligueur, l’homme historique. Mais ce n’est pas une solution sur le fond. Michel Simonin nous a rappelé avec force ce qu’impliquait un genre scatologique comme celui des Escraignes. Le peuple chez Tabourot est un bon peuple enfermé dans ses pets et sa paix, et dans sa hutte, calfeutré au milieu même de la place publique, comme s’il ne se passait rien dehors – les guerres de religion, par exemple. Tout cela est drôle, si l’on veut. Mais ainsi décrit, Tabourot prend un air désagréablement pétainiste. Stercus suum bene olet : cela ne sent bon que pour ceux qui sont dedans. La lecture de Simonin permet de soupçonner Tabourot de voir la bigarrure du monde comme il voit le bon peuple, par en haut, de façon condescendante. Il n’est pas bégueule, au contraire, et se délecte de « bas » rabelaisien. Mais il n’est pas peuple comme sait l’être Rabelais. Il se penche sur le bas, le collectionne en ethnologue, mais n’en est pas. Tabourot écrivain est à l’intérieur de la hutte de terre nommée escraigne ; Tabourot échevin en vote l’interdiction pour atteinte à l’ordre public. Les désordres du « bas » carnavalesque confortent la loi et l’ordre, bien loin de jamais la menacer sérieusement. Amusez-vous bien, braves gens, pétez, foutez, et laissez-nous mener la chose publique.
8Pour décrire le rapport au peuple de façon un peu plus positive, il suffit de passer par la problématique de l’usage, en posant qu’il s’agit d’une problématique royale. Le point essentiel y était ceci. Une fois que l’accord est passé, la loi est inviolable. Une fois que Gaston de Foix a imposé des surnoms à ses serviteurs, ces noms imposés à son plaisir, par son bon plaisir, deviennent des surnoms inviolables. Il en va de même pour les Songes Drolatiques. L’idée de base y est bien de forger des noms « à plaisir », avec un plaisir évident, pas simplement un plaisir royal. Mais en même temps, une fois que la loi est forgée, elle est la loi. Autrement dit, le point capital est qu’il n’y a pas opposition entre loi et fantaisie, entre norme et absurde, entre ordre et désordre. Ce n’est pas une opposition, mais une alliance entre les deux. Voilà ce qui est pour nous, aujourd’hui, difficile à comprendre.
9Un des moyens d’y parvenir est de rappeler la question de la réforme de l’orthographe, soulevée de façon virulente au milieu du XVIe siècle. Par rapport à la problématique générale de la loi, l’orthographe n’est qu’un cas particulier. Mais ce cas a l’avantage d’avoir été fortement discuté et théorisé, sous la pression de la polémique. Dans ce contexte, l’usage est la réponse d’une sorte de parti du juste milieu, qui ne veut ni la révolution ni l’immobilisme, ni trop ni trop peu de rationalisation. C’est la position des Du Bellay et Ronsard : oui en théorie à Meigret, à une orthographe modernisée et simplifiée ; mais en pratique, machine arrière devant un public qui ne suit pas. C’est aussi la position de Tabourot, qui récuse tous les réformateurs, se moque en bloc de ces « noveaos écriturs ». Du Bellay et Ronsard veulent suivre l’usage, mais un usage judicieusement rénové. Dans les termes royaux du bon plaisir, l’usage désigne précisément l’alliance de la loi et de la fantaisie. En d’autres termes encore, l’usage est alliance de la nature et de l’art, du naïf et de l’artifice, de la natura et de l’ars.
10Du côté de la natura se trouvent le naïf, le naturel, le simple, le populaire, le bas rabelaisien, tous ces côtés natifs que nous avons vus constamment lors du colloque. Du côté de l’ars, de l’artifice, ce sont la noblesse, les courtisans, tous ceux qui dominent la situation. Tabourot récuse tous ceux qui raisonnent en opposition et non en alliance. Tous ceux qui opposent sont par lui moqués. Il se moque des courtisans coupés de la base, et inversement, il se moque aussi de la base coupée de la noblesse. Les faux nobles et le mauvais peuple sont deux écueils à éviter, deux extrêmes par rapport à un juste milieu. Gilles Pollizi a rappelé ce passage de la préface du Gaulard raillant « tous ceux qui veulent contrefaire les sévères et appliquer contre leur naturel leurs esprits à rechercher cinq pierres en un mouton ». Or l’idée de l’usage n’est pas d’aller contre son naturel, contre la nature, mais bien de poursuivre l’œuvre de la nature. Non pas détruire l’œuvre de la nature, non pas imposer, opprimer, exploiter la nature, mais la poursuivre.
11Marc Fumaroli a brillamment montré, ailleurs, à quel point cette problématique de l’usage était une problématique royale. Dans Les Femmes Savantes, l’usage désigne l’alliance du maître et de la servante, contre les faux savants que sont les femmes savantes, qui veulent chasser la servante pour la punir de ses solécismes. La servante, c’est le peuple, la natura. Le maître de la maison, c’est le roi. Il y a deux normes, deux « arts ». La norme grammairienne est la fausse norme des savants, c’est elle qui est imposée de l’extérieur, d’en haut, de façon radicalement arbitraire, dans un délire de rationalisation à outrance. La fausse norme des savants est le signe du mauvais maître, du mauvais roi : dans la langue d’Ancien Régime, elle est donc tyrannique, et dans la nôtre, soviétique ou fasciste. Non pas unité, mais unification ; non pas raison, mais mise au pas. La fausse norme ne laisse pas vivre le multiple. La norme royale, elle, est le bel usage : la belle langue du XVIIe siècle, la langue idéale de la Cour. Le bel usage est la langue mesurée. La mesure désigne à la fois le réglé et le savoureux, le savant et le populaire. Bien parler est poursuivre l’œuvre du peuple, la parachever et non l’écraser. Ceux qui savent bien parler ne parlent pas contre le peuple, ils poursuivent le sens de la langue qu’a déjà le peuple. L’illustration en est, ajoute Fumaroli, le conte du prince qui épouse la belle paysanne, dont tous les mots sont perles et diamants. Leur mariage dit bien l’alliance entre peuple et roi, et non l’opposition. Non pas oppression des dominés par les dominants, mais entente harmonieuse entre la tête et les membres, entre le haut et le bas, etc.
12De Du Bellay à Fumaroli, la problématique royale de l’usage a ainsi quelques garants prestigieux. Elle remonte d’ailleurs à l’Orator de Cicéron, qui le premier critique vigoureusement les grammairiens trop rationalistes de son époque. Le vrai orateur est lui aussi royal, il est celui qui satisfait les oreilles de tout le monde, des bons grammairiens comme du peuple : il ne s’agit pas pour l’orateur de tyranniser la langue, ni même son orthographe. Avons-nous pour autant répondu au soupçon de pétainisme ? La description de Fumaroli étant ancrée dans le monde de Louis XIV, elle laisse subsister un doute, au minimum de paternalisme. Dire que le bon roi se vivait comme le père de son bon peuple n’a pas de quoi enthousiasmer les modernes. L’arbitraire était peut-être moins rude, mais il reste à nos yeux un arbitraire. Certes, l’histoire de Gaston de Foix donnant des surnoms à ses serviteurs est plus sympathique que celle des fausses grammairiennes chassant leur servante. Mais enfin, c’est toujours le fait du prince. Le rebaptiser son bon plaisir ne suffit pas à nous le rendre plaisant.
2. Une vision décentralisatrice de la norme
13Pour continuer l’enquête sur la norme, il faut donc remonter pour ainsi dire en deçà de la monarchie absolue, en allant au fond du XVIIe au XVIe siècle. Car la problématique royale de l’usage peut être renvoyée à deux conceptions de la royauté. Aux tenants de l’absolutisme s’opposent comme on sait les parlementaires, qui luttent pour une forme ou une autre de monarchie mixte, constitutionnelle. L’idéal ultime d’un La Boétie, et de son ami Montaigne, c’est l’oligarchie vénitienne, où la figure du prince est réduite comme le Doge à faire de la figuration. Dans ce contexte, l’idée de norme et d’usage ne disparaissent pas, mais elles laissent plus de place à l’expression de la diversité.
14Lorsque Messiaen a souligné que la très grande variété formelle présente chez Tabourot se réfère à une norme qui n’est pas le parler parisien, il a mis le doigt sur ce distinguo impératif entre absolutisme et parlementarisme. Répétons en effet les résultats de notre collègue : la norme est le français écrit, lequel se voit affecter un statut de métalangage ; mais ce français écrit n’est le français de personne. Appliquées à la question de la langue, ces formules paraissent étranges. Leur justesse profonde apparaît dès qu’on les applique au domaine juridique. La norme est la loi écrite, qui n’est la loi de personne. Voilà du moins le point de vue des juristes, des parlementaires. Toute leur lutte est d’éviter l’appropriation de la loi, son incarnation dans la personne du prince. Pour le retransposer dans les termes de la langue, l’absolutisme est pour eux le fait que le français de Paris, ou de Versailles, devienne le français de tout le monde : que le fait du prince devienne la loi du royaume. L’oppression commence quand la loi, ou le français écrit, perd son statut de métalangage idéal, idéalement abstrait. Du point de vue des parlementaires, la norme incarnée est tyrannie. Leur horizon est clairement jurisprudentiel ou juridique. Avocat de formation, Tabourot est évidemment des leurs.
15Si l’on prolonge l’intuition de Messiaen à propos de Bigarrures, IV, 1, il semble donc que Tabourot fasse table rase de la langue maternelle et que seule compte la maîtrise de l’écrit, ce qui revient à la formule, « la norme c’est l’écrit ». Messiaen montre aussi que l’oral est le règne de l’équivoque, dont il a bien souligné à quel point c’était une équivoque d’emploi, et non de type moderne (surréaliste, absurde, etc.). Inversement, l’écrit est le règne de l’univoque, de l’unité. Dès lors, « bigarrure » signifie fondamentalement une bipartition. Dans l’équivoque ou l’amphibologie, chacune des deux parties entend ce qu’elle veut, ce qui l’arrange. Chacun voit midi à sa porte, parle français à son clocher. Les débats ont rappelé un autre mot qu’emploie Tabourot pour dire la même chose, celui de « rencontre ». Il désigne un rapprochement heureux, par surprise, entre deux mondes, deux contextes. La bigarrure ou la rencontre disent le choc de toutes les cultures : choc évidemment du « bas » carnavalesque et du « haut » élitiste, mais aussi choc de la langue des courtisans par rapport au français de tout le monde. Le choc est partout, dans la langue populaire, dans celle des courtisans. Le français de la Cour n’a donc pas le privilège qu’il aura sous Louis XIV. Tout est soumis à bigarrure, à la possibilité d’un choc entre deux mondes, que ce soit entre deux éléments culturels ou entre deux éléments oraux. Le goût de Tabourot pour l’obscène peut facilement y être rapporté, si l’obscénité n’a de sens que par rapport à une scène bien définie. C’est la « rencontre » entre le hors scène et la scène qui fait l’obscénité.
16Voilà donc l’intuition : tout comme l’oral est du côté de l’équivoque, la bigarrure est du côté du monde. Ne disons pas du monde réel, mais simplement de tout monde défini par le choc des cultures. Au-delà de l’obscénité, ce qu’on aperçoit alors est le Tabourot sociologue évoqué à la fois par Michèle Clément et Marie-Luce Demonet. Ce sociologue savoure et décrit le monde tel qu’il est, c’est-à-dire tel qu’il n’est pas unifié. L’unité, il faut en revanche la chercher du côté du seul écrit. En ce cas, le problème de l’unité de l’œuvre est aussi le problème de l’unité de la langue : unité des langues, du langage, des cultures, des sous-cultures, des infinies sous-cultures, du langage régional, du langage de la Franche-Comté bourguignote, c’est-à-dire des Espagnols bisontins à Besançon, etc. Tabourot est avocat, le choc des cultures au fond c’est son métier, c’est-à-dire de faire se « rencontrer » ces deux parties qui ne s’entendent pas.
17En passant ainsi de la figure moderne du sociologue à celle ancienne de l’avocat, il faut maintenant rappeler à quel point la question de l’unité est un problème classique précisément pour les juristes du XVIe siècle, tel Cujas. C’est le problème du Digeste. Ce recueil de décisions des jurisconsultes romains est ainsi nommé parce qu’il est « digéré » c’est-à-dire ventilé par grandes rubriques. Or, il est à la fois ordonné et désordonné. André Tournon a bien démontré cela en marge de son Montaigne, la glose et l’essai. Le Digeste est à peu près classé par ses grandes rubriques ou têtes de chapitre, mais chacune d’elles relève largement du méli-mélo. Le problème est donc d’organiser cet ensemble en un tout cohérent mais pas forcément homogène : de le rationaliser, mais autant que faire se peut. Le défi est bien du même type que celui de l’usage à propos de l’orthographe française. Il s’agit de trouver une rationalité et un ordre, sans que cela devienne une mise au pas, une normalisation au sens soviétique du mot. Trop d’ordre tue l’orthographe du français autant que trop peu d’ordre. Trop d’ordre de même tuerait la compréhension du recueil romain, autant que le méli-mélo actuel, donné comme une « nature » c’est-à-dire donné à parfaire. Entre ces deux extrêmes, le mot grec d’orthos dans orthographe renvoie très précisément au juste milieu aristotélicien. Au juge en général de déterminer précisément où dans chaque cas se situe le juste milieu. Dans le cas particulier du Digeste, le juriste se doit, de façon éminente, de faire preuve d’un tel jugement droit, en grec orthos, en latin rectus. La rectitude du jugement permet de rectifier le donné : de corriger la nature, non de la casser ou démolir – réformer, amender, non révolutionner ni rationaliser à toute force.
18On ne soulignera jamais assez combien ce problème très classique pour les juristes est paradigmatique pour les autres sciences du XVIe siècle. Or c’est à ce problème et à sa solution que renvoie « l’ordre sans ordre » de la préface des Bigarrures. L’ordre y est à la fois ordre et absence d’ordre : une unité du multiple, mais une unité qui n’unifie pas complètement. Unité impossible, instable, et qui est désirée pourtant de façon absolument vitale. Mettre de l’ordre dans le vrac du Digeste serait comme mettre de l’ordre dans le royaume déchiré entre protestants et catholiques, ou encore dans le français éparpillé entre divers dialectes. La tête de rubrique ou « lieu commun » permet ainsi d’organiser, même si ce n’est pas un ordre absolu. Le Gaulard est explicitement, dit sa préface, un « lieu commun de bêtise » ; de même, les Bigarrures ont autant de lieux communs que de chapitres. La rubrique ou lieu commun donne, par l’effet de liste, un premier semblant d’organisation au multiple. Et la rubrique est précisément tout ce à quoi se réduit l’organisation du Digeste. Tabourot sociologue ou avocat met le monde en listes, donc dans un ordre relatif, un « ordre sans ordre », premier pas nécessaire avant l’ordre… avec ordre. Le multiple de Protée est de même une unité sans unité, mais avec l’unité pour horizon.
19Dès les deux premières communications, nous avons ainsi vu se défaire cette espèce de credo des historiens et au fond de tout le monde, à savoir que l’unité du royaume de France devait passer par l’identité entre le Roi et Paris (ou Versailles). D’un point de vue de juristes et de parlementaires cette identité ne va absolument pas de soi. Le roi n’appartient pas plus à une ville particulière que le français écrit ne serait celui d’une partie de la population. Identifier l’unification du royaume à la centralisation française est une vision rétrospective, d’après Louis XIV. Il ne s’agit évidemment pas de nier qu’il y a eu, après le XVIe siècle, centralisation puis parisianisme. Il s’agit de se replacer par la pensée avant, dans ce moment où la France est encore une circonférence infinie dont le centre n’est nulle part. L’illustration en est bien donnée par les cartes de régionalismes de Volker Mecking. Toutes les attestations citées tournent autour de Paris comme si Paris même n’existait pas, rayée de la carte. La langue des Parisiens ou des courtisans est ridiculisée par Tabourot au même titre que celle des Bisontins. Notre auteur n’est pas un provincial aigri, mais un juriste pour qui le centre – la loi – ne saurait être incarné.
20Ce mode de pensée, juriste et d’abord aristotélicien, permet de rendre compte des apparentes contradictions de Tabourot. D’un côté en effet il manifeste un goût très vif pour la natura et le bas rabelaisien. Il a un goût très sociologique, un goût de l’enquête, de la liste, du dépouillement, une connaissance et un goût de l’obscène aussi. De l’autre côté, il semble qu’il fasse table rase de la langue maternelle, et érige l’écrit, l’ars en seul salut. Mais tout cela n’est contradictoire que pour nous modernes, parce que nous avons l’habitude de raisonner en termes d’opposition, à la Bakhtine : le bas contre le haut, le peuple contre les bourgeois (ou, en l’espèce, les nobles). L’alliance que pratique ou rêve Tabourot est incompréhensible dans les termes de nos années d’après mai 68, qui voient partout des systèmes d’oppression, donc d’opposition.
21L’alliance rêvée nous ramène évidemment à une vision paternaliste des choses. Le paternalisme s’est simplement déplacé. Dans l’idéologie royale, absolutiste, le bon roi est le père de son bon peuple. Dans l’idéologie des parlementaires, ce sont eux les bons pères. Ces gardiens de la loi se vivent en héritiers du Sénat romain, donc en Pères eux aussi, les patriciens ou pères conscrits. D’un côté Versailles, de l’autre Venise. Le paternalisme ainsi décalé d’un cran permet de rendre compte du pétainisme des pets. Le bon peuple est maintenant prié de se confier à plusieurs plutôt qu’à un seul.
22Vu depuis Sirius – depuis notre monde démocratique –, pareille différence est minime. Versailles ou Venise, un ou plusieurs pères, ce qui nous frappe surtout est que le peuple n’a de toute façon guère droit à l’expression politique. Mais vu in situ, la différence est cruciale. Parce que leur horizon est une oligarchie, les sénateurs français savent fort bien dénoncer comme tyrannie tout pouvoir de l’Un, et n’ont pas de mal à reprendre à leur compte Tacite, relais de la propagande du Sénat contre l’idée même d’empereur. Pour eux, l’oppression du bas par le haut, c’est celle que le mauvais roi fait subir à ses fidèles magistrats. Et c’est bien parce qu’ils sont allergiques à l’Un qu’ils se font les chantres admirables du Multiple. De leur point de vue, le Multiple, c’est d’abord eux. Son égalitarisme et son individualisme sont ceux de pairs entre eux, c’est un égalitarisme d’aristocrates.
23À ces conditions, le règne du multiple sera les riches chatoiements de Protée. Une bonne image en est précisément les fastes et les richesses de Venise à sa grande époque. Autant d’individus, autant de palais et de fêtes, autant de Ca’ d’Oro. L’ordre sans ordre selon les parlementaires est celui d’un Grand Canal exubérant, et non la régularité d’une façade unique comme à Versailles. Assurément, dans tous les cas le bon peuple est prié ou d’applaudir ou de rester dans ses huttes. Cela n’empêche pas la séduction, et que soit charmeuse la cornucopia érasmienne. Bien plus que l’absolutisme, le parlementarisme a su faire sien le beau thème de la concordia discors, qui chante à la fois l’Un et le Multiple, l’ordre « concordant » et le divers « discordant ». Vanter le charme du divers est souligner à quel point il est souhaitable que l’Un ne s’incarne pas dans un monarque trop accaparant.
24Concordia / discors : on retrouve avec cette formule en diptyque le tandem de l’ordre / sans ordre. On retrouve aussi un thème tabourotique par excellence. C’est celui de la devise familiale « à tous accords », sous l’image d’un tambour. Elle veut dire « je m’accorde avec tout le monde », puisque le tambour et en général les percussions peuvent s’accorder avec tous les instruments. La devise est attestée pour le grand-père d’Estienne Tabourot, parce qu’il fut élu maire de Dijon à une sorte de suffrage censitaire. L’anagramme d’Estienne par lui-même redit à peu près la même chose : « entier et bon à tous ». Entier avec tout le monde, c’est toujours cette idée de totalité diverse de la société. La formule est encore reprise pour le personnage de Gaulard, « entier et rond dedans comme dehors ». On devine sur ces bases que la préface des Songes Drolatiques ne peut pas ne pas évoquer à Tabourot ses problèmes fondamentaux. Contenter tout le monde, tous les esprits, transformer les mélancoliques en ludiques, c’est le bonheur « vénitien » tel que le voient les parlementaires.
25Il y a une utopie tabourotique récurrente : ce sera le jour où tout le monde sera content. En attendant, la concordia discors est l’harmonie toujours provisoire des contraires. Le normatif de l’usage est du normatif souple, « pas trop normatif », tout comme l’ordre de Tabourot est un ordre « sans ordre ». L’harmonie n’est pas l’écrasement des périphéries par le centre, ou des marges par la norme, ou des provinces par Paris. Nous sommes décidément trop Français, alors qu’il nous faudrait ici être Italiens pour comprendre de l’intérieur ce modèle décentralisé, à l’image de l’Italie actuelle où chaque région a su rester une Urbs, une cité-état avec sa dignité, tout comme le Dijon de Tabourot. Dans l’harmonie des contraires, pluralité et unité peuvent se conjuguer, par exemple selon la formule de Naya vers la fin de son exposé : « La libre participation de tous, c’est le plaisir de chacun. » Au bon plaisir du prince succède le bon plaisir de tous – au moins de nous tous les parlementaires. Si Gaston de Foix dans son royaume peut donner des surnoms à son plaisir, rien ne « nous » interdit d’en faire autant.
26Que ce type d’utopie relève de l’idéologie, c’est évident. Que les parlementaires soient le plus souvent insupportables de suffisance, aussi, avec leur façon d’appeler tyrannie des broutilles, au prix de ce que le XXe siècle a connu. Pourtant ils sont une part essentielle de notre héritage. Ne nous moquons pas trop vite de leur idéologie. Car c’est celle-là même de notre « État de droit ». Pour qu’au bon plaisir du prince succède, et euphoriquement, le bon plaisir de chacun, il faut bien que la loi soit la même pour tous et n’appartienne à personne, tout comme le français écrit. Aujourd’hui comme hier, l’équivocité du monde, sa diversité sont impossibles à conjurer. Il ne saurait y avoir de communication univoque entre les gens, directement – sinon par voie de tyrannie, quand l’une des parties impose sa langue et ses vues aux autres. Parvenir ainsi à la communication directe est aussi impossible que d’échapper à la finitude humaine, ou alors cela se fait sous le signe du plus grand malheur. La communication sera indirecte, ou elle sera malheureuse : voilà l’idéologie de l’État de droit, qui en vaut bien une autre. Il faut passer par un intermédiaire abstrait, un intermédiaire qui est la loi. Quels que soient leurs rapports condescendants avec le bon peuple, nous pouvons donc remercier les parlementaires d’avoir, en magistrats, en gardiens de la loi, tenté de contenir les menées de l’absolutisme royal. Nous pouvons trouver un peu moins ridicules les Quatrains de Pibrac, robin parmi les robins, Pibrac mis au pinacle par Montaigne. Son vers alors célébrissime est encore, au fond, notre credo démocratique : « Je hais ces mots de puissance absolue. »
27Au bout du compte, l’ordre sans ordre, c’est en termes juridiques le paradoxe de la loi et de la liberté. Loin de s’opposer, les deux mots s’allient pour désigner une coexistence réglée, mesurée, juste. Il nous faut penser, contre toutes nos habitudes, la coexistence de la loi inviolable et de la fantaisie, du centre et des marges, du normatif et du « pas trop normatif ». Protée l’excentrique rêve aussi, secrètement, de « point centrique », pour reprendre le mot de Le Fèvre de La Boderie à la même époque. Protée sait seulement que le centre absolu est inaccessible en ce bas monde. Il sait encore que le bonheur accessible ne passe pas par la dévalorisation radicale de l’un ou l’autre des deux termes. Valoriser les seules marges mène autant à l’impasse que valoriser le seul centre. Penser l’unité avec un avocat comme Tabourot, c’est pour nous Français penser sans Paris, mais, par exemple, avec Venise. Le Grand Canal est beau par la multiplicité de ses riches façades, il est beau aussi par l’unité serpentine et majestueuse de sa ligne. Sa vraie grandeur n’est pas de jouer la ligne contre les façades – la structure contre les ornements –, ou l’inverse. Elle est de les combiner en un tout harmonieux. On y va de surprise en surprise, mais selon une progression ménagée. Toute rue de vieille et grande ville a une telle unité discors, « maniériste », qui n’est ni uniformité ni désordre. Voilà une image, parmi bien d’autres, de l’ordre sans ordre des Bigarrures. C’est là un modèle de rationalité qui vaut bien celui de la rationalisation autoritaire de type cartésien, qui peut-être même lui est supérieur. C’est, tout simplement, la rationalité aristotélicienne du juste milieu.
28Dans un monde non cartésien, la figure de Protée est aussi la figure de la copia, évoquée ici à de nombreuses reprises. Ubi uber, ibi tuber : il y a un vertige de la copia, vertige toujours possible avec Tabourot – et pas seulement parce qu’il est mort d’un cancer ou tuber du foie. Protée donne le vertige et le tournis. L’une des modalités en est qu’il est insaisissable. Michel Simonin a mis le doigt dessus en disant qu’à « ce diable de Tabourot », « peut-être qu’on lui donne trop ». On ne prête qu’aux riches, et peut-être en effet lui avons-nous prêté trop d’intelligence, et trop de profondeur philosophique dans le scepticisme. Peut-être avons-nous été piégés. Nous étions là à nous demander vaguement si nous n’étions pas les couillons d’une farce que ce diable avait montée pour nous. Le pis même n’est pas le sentiment du piège. Le piège suprême est, peut-être, qu’il n’y a jamais eu de piège. Le Gaulard pour Christophe Clavel est ainsi comme un trou noir d’anti-matière, où tous ses repères de lecteur se brouillent, vertigineusement. Mais derechef, toutes ces questions et impressions sont des questions de Protée, qui nous joue plus d’un tour. Pour faire un emblème de l’histoire racontée par Marthe Paquant, Protée est une éternelle anguille, qui nous échappe. Il est l’emblème d’une œuvre qui échappe et qui fuit, insaisissable et saisissante, où tel est pris qui croyait prendre.
29Pour attraper ce fuyant de façon non cartésienne, nous ne pouvions et ne pourrons guère nous fier qu’à notre intuition. Dans ce colloque de Lyon l’unité de l’œuvre tabourotique a été effectivement saisie, c’est-à-dire : intuitivement, par tous les moyens du bord à notre disposition. Tabourot est lui-même une sorte de point central sinon centrique, même s’il n’est pas Montaigne – peut-être justement parce qu’il n’est pas Montaigne, qui nous écrase. Et peut-être même s’il est presque rien. Même rien, Tabourot est cette girouette de peu qui fait travailler notre intuition. Il faudra bien sûr une édition vraiment complète de ses œuvres pour y voir plus clair, édition que prépare justement le Groupe Renaissance de Lyon-II. En attendant, nous pouvons provisoirement conclure en citant le tout début des œuvres effectivement rassemblées par Tabourot lui-même, c’est-à-dire le tout début des Bigarrures de 1586.
30Les vers français qui les ouvrent parlent en effet de perspective. Or, Hope Glidden a souligné ici l’intérêt de l’épopée de Migrelin, ce petit qui se croit grand, où tout se réduit donc à une question de perspective. De même, Michèle Clément a montré comment le scepticisme passait lui aussi par la notion de perspective – de jugement –, puisque la cheminée vue de face ou de côté renvoie directement au cinquième trope de Sextus Empiricus. De façon très générale, l’idée même de perspective renvoie au problème de l’unité du divers. Le petit, vu dans la bonne perspective, a sa place dans le monde des grands. Le scurrile ou bouffon a de même sa place dans l’urbanitas, dans l’urbs, comme l’a rappelé Barbara Bowen. Ce qui est essentiel ici est le principe du point de perspective, c’est-à-dire ce point unique où il faut se placer pour que tout trouve sa place, s’organise sous le regard. Tant que vous n’y êtes pas, vous avez le sentiment d’un multiple insurmontable, d’un fouillis, de membra disiecta. Ce même fouillis ne change pas de nature au moment où vous avez trouvé le point d’où le regarder. La natura reste la natura, le donné ; le multiple reste le multiple. Ils trouvent pourtant une forme ou une autre d’organisation. On peut dresser une perspective en coupant des sommités pour ne voir qu’une tête, de façon autoritaire et cartésienne, ou versaillaise. On peut aussi prendre le temps de se déplacer soi-même, de convertir son regard, sans toucher à rien de ce qui est donné.
31A Versailles et ses arbres étêtés par Le Nôtre s’oppose ainsi la diversité du paysage dans le fond des tableaux du XVIe siècle, tableaux italiens ou, pour Tabourot, flamands. C’est précisément ce que disent les premiers vers en français en tête de l’œuvre, signés probablement du fils même de l’auteur, « Theodecte T. » :
Des Accords tes Bigarrures
Ressemblent les pourtraictures
Des paysages plaisans
Que font les peintres Flamans,
Dans lesquels d’un traict fertile,
Là ils peignent une ville,
Là un champ, là un desert,
Une forest, un champ verd,
Des rivieres, des fontaines,
Et des montagnes lointaines,
Cà & là de grands troupeaux
Et d’hommes & d’animaux : […]
32Ce portrait « plaisant » de la copia heureuse est apparemment un tableau du divers irréductible. Mais le vrai plaisir vient d’avoir trouvé son unité, son point de perspective :
Le tout par Mathematique,
Bien reduit selon l’Optique
Au subiect d’un petit poinct,
Qui les fait paroistre loing ;
Se monstrant à nostre veue,
Comme si dans une nue,
Nous regardions dés là haut
Ce grand terrestre eschaffaut :
Qui fait que l’œil se contente
De varieté plaisante,
En chasque endroit retreuvant
Tousiours du contentement.
Ton livre est du tout semblable […]
33La variété n’est pas plaisante en soi. Elle l’est dès lors que placée dans la bonne perspective. Comme chez Le Fèvre de La Boderie, le point « centrique » est bien une expérience mystique, qui nous rend participants de la divinité – ce qu’annonçait d’ailleurs le prénom même de Théodecte, équivalent de Dieudonné. Le donné est de Dieu : à nous de trouver le point juste, le juste milieu d’où il convient de le contempler. Protée n’est qu’apparemment girouette ou caméléon. Son goût du divers est sa façon à lui d’accéder au divin. Ce n’est pas trop prêter à la girouette : c’est lui prêter le vent, celui de l’Esprit, évidemment – qui ne nie pas celui du bas corporel.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Francis Goyet
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – RARE Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution