La Réserve : Livraison du 17 novembre 2015
Austerlitz : la prose fictionnelle de W. G. Sebald au miroir du roman de Balzac
Initialement paru dans : Insignis (revue en ligne), “Lectures : fiction et imaginaire. Hommage à Joëlle Gleize”, numéro spécial, 2011
Texte intégral
1 Actes sud, 2002, pour la traduction française de Patrick Charbonneau. Ce se...
Nous tous, […] nous ne faisons qu’utiliser des éléments de décor que d’autres avant nous ont déjà plus d’une fois disposés ici ou là sur la scène.
W. G. Sebald, Austerlitz1
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2 Les principales d’entre elles sont rappelées par Martine Carré, dans l’intr...
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3 Universitaire, Sebald a, par ailleurs, consacré sa thèse de doctorat à Döbl...
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4 « […] le lecteur de Sebald suit les traces d'une mémoire lisante qui est le...
1L’œuvre de W.G. Sebald est de toute évidence celle d’un lecteur. Sa prose fictionnelle se signale par une riche intertextualité dont l’importance et le rôle, dans la poétique des textes, voire dans leur architecture d’ensemble, ont fait l’objet de diverses études2. F. Kafka, R. Walser, Th. Browne, J. Conrad, J. L. Borges, W. Benjamin, C. Ransmayr, Cl. Simon, J. Améry, P. Lévi, G. Pérec, sont au nombre des écrivains auxquels l’œuvre sebaldienne3 multiplie les références, explicites ou implicites. Cette œuvre est ainsi produite par une « mémoire lisante4 », attachée à découvrir, entre des écrivains parfois éloignés dans le temps et dans l’espace, des affinités, et à construire entre eux des systèmes d’échos – la prose sebaldienne participant, elle-même, de ces jeux de miroirs et d’échanges. Dans cette bibliothèque personnelle, le XIXe siècle français occupe une place notable : Stendhal (Vertiges), Flaubert, Chateaubriand (Les Anneaux de Saturne), Balzac (Austerlitz), sont, tour à tour, invoqués dans les récits de l’auteur allemand. La relation, avec eux, n’est pas seulement d’empathie : l’écriture sebaldienne – ce sera l’objet de mon attention – trouve, dans leurs œuvres, un véritable ancrage, et met en scène, à diverses reprises, la manière dont elle s’origine en elles.
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5 W. G. Sebald, né en 1944, a émigré en Angleterre à l’âge de vingt-et-un ans...
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6 Sebald refuse de considérer ses œuvres en prose – y compris Austerlitz, œuv...
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7 La trilogie ouverte, selon M. Carré, par Vertiges, et dont Les Émigrants es...
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8 Le passage du Grand Saint-Bernard a lieu à la mi-mai de 1800, à l’aube même...
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9 De 1967 (A., p. 13) à 1997 (A., p. 196 et 300).
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10 Ce nom renverra aussi, à la fin du roman, à la gare d’Austerlitz d’où, sel...
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11 Reviennent, par exemple, dans le récit du professeur d’histoire, les temps...
2C’est ainsi en suivant, de façon quasi-littérale, les traces de Stendhal que Sebald s’engage, en 1990, dans l’écriture littéraire5 : sur les pas d’Henri Beyle est franchi, dans le chapitre inaugural de Vertiges, sa première œuvre en prose6, un col du Grand Saint-Bernard évidemment métaphorique7. Ce sont, de nouveau, l’orée du XIXe siècle8 et l’épopée napoléonienne qu’évoque immédiatement le nom d’Austerlitz, titre de la dernière œuvre achevée de l’écrivain. Et si la bataille de 1805 n’est pas le thème du récit – ce nom est le patronyme du personnage biographié, dont le témoignage est recueilli, tout au long de trente années9, par un narrateur anonyme – le « petit village morave » (A., p. 85), théâtre du fameux combat, prend place dans un jeu complexe d’indices suscité par ce titre laconique10. Dans ce jeu, il joue même un rôle, à la lettre, primordial : il marque le premier temps de la quête identitaire menée par ce personnage privé de la connaissance de son passé qu’est Jacques Austerlitz, temps qui est celui de la restitution de son nom (A., p. 85-90) par le directeur de l’internat dans lequel l’a placé sa famille nourricière (enfant d’un couple juif de Prague, il a été envoyé en Grande-Bretagne à l’époque nazie et adopté par la famille d’un pasteur gallois). Cette restitution est immédiatement suivie de l’évocation, par un professeur d’histoire, de l’ère napoléonienne, et pour l’adolescent qui, dès lors, s’approprie ce patronyme d’abord étrange, surgit l’image d’une aube : « ce nom […] se transformait en un point lumineux flottant devant moi, aussi prometteur que le soleil d’Austerlitz se levant au-dessus des brumes de décembre » (A., p. 90). Comme dans Vertiges, l’orée du XIXe siècle – et singulièrement du XIXe siècle français – est ici une image de l’origine. Comme dans Vertiges, néanmoins, cette image est ambivalente, « glorieuse et terrible » (A., p. 86) à la fois : car les batailles napoléoniennes inaugurent aussi, et emblématisent, une « histoire de l’Europe » (A., p. 85) marquée par des dévastations liées aux « concepts d’empire et de nation » (A., p. 90). Ainsi, comme dans le recueil de 1990, auquel il est fait, de nombreuses fois, écho11, le récit désigne son inscription dans un espace-temps qu’il construit – même si ses références littéraires excèdent cette période et cette aire géographique – comme bi-séculaire (moderne) et européen.
« Cinquante-cinq petits volumes rouge carmin »
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12 Discrètement couplé, comme dans Vertiges, à celui de Kafka (voir A., p. 85...
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13 Deux temps rythment, ainsi que l’observe Muriel Pic, toute la prose de Seb...
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14 Joëlle Gleize, Le Double Miroir. Le Livre dans les livres de Stendhal à Pr...
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15 Gallimard, « Folio », 2001 pour la traduction française de P. Charbonneau,...
3C’est l’héritage de Balzac12, qui, dans cette dernière œuvre de Sebald, se trouve revendiqué. La Comédie humaine joue un rôle déterminant dans l’enquête que mène Jacques Austerlitz sur ses origines oubliées : elle intervient à ce moment crucial qu’est, pour le personnage, le recouvrement progressif de sa mémoire, après une très longue période d’occultation, de « censure » (A., p. 169), du souvenir. Dans une salle d’attente désaffectée de la Liverpool Street Station, où l’ont conduit ses longues marches nocturnes dans Londres, il a, soudainement, la vision du pasteur et de sa femme, et celle du petit garçon qu’il était au moment de son arrivée, par un train d’enfants, en Angleterre (A., p. 165). D’autres lambeaux de souvenirs, à présent libérés, le mènent à Prague. Commence, alors, l’enquête proprement dite13, qui va lui permettre de retrouver rapidement l’adresse d’Agáta Austerlitzová – sa mère, disparue, comme il va l’apprendre, en 1944, après sa déportation vers l’est depuis le ghetto de Theresienstadt. L’appartement est à présent occupé par une amie d’Agáta, Věra, qui fut sa nurse. C’est dans ce lieu de son enfance, où se rencontre d’abord une « bibliothèque vitrée où s’alignaient les cinquante-cinq petits volumes rouge carmin de La Comédie humaine » (A., p. 185), que Jacques Austerlitz va entreprendre de rentrer, à travers le témoignage de Věra, en possession de sa propre histoire. Il n’est nullement anecdotique que La Comédie humaine, « objet-signe », actant14, mais aussi texte, occupe ainsi – comme le faisait, dans Vertiges, une bibliothèque remplie d’œuvres littéraires du XIXe siècle15 – le lieu même de l’origine : car elle joue un rôle clé dans la double quête de filiation que nous donne à lire le livre.
4Ce sont deux photographies retrouvées « par hasard la veille » (A., p. 216) – hasard objectif ! – par Věra, dans l’un des cinquante-cinq volumes de Balzac, qui vont lancer Jacques Austerlitz sur les traces de sa mère, à Terezín [Theresienstadt]. L’une représente la scène d’un théâtre de province où avait pu (étant comédienne) se produire Agáta, l’autre met le personnage face à une image ignorée de lui-même, puisqu’elle le représente, âgé de quatre ans, six mois environ avant son départ de Prague. Elles ont vraisemblablement été glissées entre les pages du Colonel Chabert par Agáta elle-même, lorsqu’elle habitait encore l’appartement pragois, et jouent, par-delà le temps, le rôle d’un signe adressé par la mère à son fils. C’est Chabert, qui, de nouveau, va se présenter à Austerlitz à la fin du livre, alors que ce dernier enquête, cette fois, sur son père, dont les traces se perdent à Paris :
5j’ai pour un temps mis mes recherches de côté, et un matin, comme je songeais, je ne sais pour quelle raison, aux cinquante-cinq volumes rouge carmin de la bibliothèque de la Šporkova, j’ai entamé la lecture des romans de Balzac, qui m’étaient inconnus jusqu’alors, en commençant par l’histoire de ce colonel Chabert évoqué par Věra, un homme dont la carrière glorieuse au service de l’empereur s’interrompt brutalement sur le champ de bataille d’Eylau lorsqu’un coup de sabre le désarçonne et qu’il tombe à terre inconscient. Des années plus tard, après une longue errance à travers l’Allemagne, le colonel en quelque sorte ressuscité d’entre les morts revient à Paris pour faire valoir ses droits sur ses biens, sur son épouse entre-temps remariée, la comtesse Ferraud, et sur son propre patronyme (A., p. 332).
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16 Art. cité, p. 599.
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17 Martine Carré a mis au jour le « schéma commun » sur lequel reposent les e...
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18 « J’ai été enterré sous des morts, mais maintenant je suis enterré sous de...
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19 « […] j’ai toujours eu le sentiment de ne pas avoir de place dans la réali...
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20 La neige qui recouvre, chez Sebald, le sol où l’écureuil – emblème du trav...
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21 Le récit de Chabert s’adresse à Derville, celui d’Austerlitz au narrateur ...
6Entre le personnage et ce livre qui s’est imposé à lui se révèle alors tout un réseau de correspondances. À la bataille d’Austerlitz vient faire écho celle d’Eylau, ce qui d’emblée établit la parenté des deux protagonistes : leurs histoires sont très proches, en effet, au point, même, que tout se passe, ainsi que l’observe justement M. Carré, comme si « Le Colonel Chabert avait servi de modèle à Sebald pour construire Austerlitz16 ». Enfants sans famille, l’un et l’autre, sont, à la suite d’un traumatisme – coup de sabre qui le laisse pour mort pour le premier, fuite forcée des persécutions nazies pour l’autre – en quête d’une identité perdue17. Rescapé de la « fosse des soldats » d’Eylau, le colonel et comte d’Empire Chabert se trouve privé de toute existence juridique, et de ses biens, dans la société de la Restauration : il doit, contre les obstacles qui lui sont opposés18, y reconquérir son nom, et y retrouver une place. « Rejeté et effacé de la vie » (A., p. 273) par son arrachement à son enfance pragoise, Austerlitz doit percer le secret de son nom, apprendre, en affaiblissant la « résistance » qu’il oppose à la « montée du souvenir » (A., p. 254) à s’insérer dans une histoire collective qu’il a toujours voulu ignorer, et – il n’est pas pour rien passionné de topographie – trouver, lui aussi, sa « place » dans la réalité19. Comme Chabert, Austerlitz vit en un monde qui voue à l’oubli son passé proche, et s’emploie à en effacer les traces. Comme lui, il doit « déterr[er] » (A., p. 243) ce qui a été enfoui20 (en l’occurrence ses souvenirs) et, dans sa lutte contre l’oubli, il est, comme son quasi-double balzacien, menacé par la folie. Chez tous deux, la reconquête de soi passe par une parole adressée à un autre21…
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22 Les destins des deux personnages divergent toutefois, comme le montre M. C...
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23 La déshumanisation du personnage, le fait que son parcours le mène, comme ...
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24 Effet que la traduction française ne fait, évidemment, qu’accentuer…
7Le résumé que fait Austerlitz du roman de Balzac met l’accent sur certaines de ces similitudes22, entre autres sur cette « longue errance à travers l’Allemagne » qui fut aussi la sienne, à son retour de Prague, ressuscitant en lui les images du voyage de l’exil (A., p. 262-270). La fosse des morts, dans ce récit, prend le nom de « charnier » (A., p. 332) : Le Colonel Chabert raconte ainsi, obliquement, Auschwitz (en d’autres termes, la Shoah)23. C’est, d’ailleurs, comme on croit le comprendre, à la Bibliothèque nationale de France, à Tolbiac, que Jacques s’est mis à lire cette « histoire d’une grande injustice » (A., p. 217) – autrement dit à l’emplacement même des Galeries d’Austerlitz, ces entrepôts où, pendant l’occupation nazie, furent entassés les biens usurpés aux Juifs (A., p. 338-339). Austerlitz finit par citer « de mémoire » (et à la lettre) le texte de Balzac, mais la citation se trouve en italiques et sans guillemets, de sorte que les deux énonciations, et les deux récits, qui convergent à ce moment, en viennent à se confondre24 :
J’entendis, ou crus entendre, cita de mémoire Austerlitz en regardant par la vitre de la brasserie l’agitation sur le boulevard Bianqui (sic), des gémissements poussés par le monde des cadavres au milieu duquel je gisais. Et quoique la mémoire de ces moments soit bien ténébreuse, quoique mes souvenirs soient bien confus, malgré les impressions de souffrance encore plus profondes que je devais éprouver et qui ont brouillé mes idées, il y a des nuits où je crois encore entendre ces soupirs étouffés (A., p. 332-333 ; cf. CoC, CH, III, p. 325).
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25 Le récit d'Austerlitz « lui permet de rappeler, sans les imposer au lecteu...
8Il est clair alors qu’à travers l’histoire de Chabert peut se dire l’indicible de celle d’Austerlitz25 : par là, Le Colonel Chabert, destinateur et adjuvant de la quête généalogique de Jacques, excède le simple rôle de livre-protagoniste (J. Gleize, op. cit., p. 26)…
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26 Dans Chabert, cet événement historique est l'Empire (J. Gleize, « Re-const...
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27 Ibid., respectivement p. 224, 227.
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28 Ibid, p. 226, 227.
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29 Voir M. Pic, « Le bricoleur insensé : mettre le temps hors de ses gonds »,...
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30 Pour reprendre le terme de J. Gleize.
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31 Claude Simon est l'un des modèles convoqués dans cette entreprise.
9C’est doublement, notons-le, que Chabert se prête à une telle réécriture. Par sa thématique, comme nous venons de le voir (ce court roman de Balzac raconte, selon les termes de Joëlle Gleize, qui en a mené l’étude de manière à en éclairer les réceptions, « l’histoire de celui qui était interdit d’histoire », l’histoire d’un « déni d’existence » qui vaut pour le « déni d’un événement historique26 »). Mais aussi par sa façon de « faire de l’histoire », bien éloignée de l’historiographie : il s’agit, pour la fiction balzacienne, de produire l’histoire et de la penser – et notamment de « penser le temps27 ». Le temps est pensé, en l’occurrence, comme « principe de mort et de passage » : le roman montre que les valeurs du passé révolutionnaire et impérial n’ont plus « lieu d’être » – elles surgissent, avec le revenant Chabert, en un lieu « qui n’est plus le leur28 ». La prose d’Austerlitz met en œuvre, de même, une pensée du temps, bien différente de celle de Balzac en ce que, justement, elle n’admet pas l’idée de sa « régularité linéaire » (A., p. 124), de son écoulement ; mais, postulant que « tous les moments existent simultanément » (A., ibid.), elle favorise, elle aussi, la résurgence du passé, et le phénomène de la hantise29 ; l’histoire, sous sa forme historiographique qui privilégie la chronologie, ne peut « rien » raconter de « vrai » (A., ibid.), et c’est également à sa « re-construction30 » que procède la prose littéraire31.
Le roman de la mémoire : Chabert et… Lambert
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32 Le récit jouait notamment avec les formes stendhaliennes de l'autofiction ...
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33 Art. cité, p. 599.
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34 Sur ce point, voir M. Pic, op. cit., p. 107.
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35 On doit à Mireille Labouret d’avoir mis en évidence l’intérêt de Balzac po...
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36 « Ces variations de la mémoire inscrivent le romanesque dans une réflexion...
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37 Louis Lambert, XI, p. 593 (désormais en abrégé LL).
10Ainsi (comme c’était le cas, dans Vertiges, avec Stendhal32), une poétique s’élabore à la faveur de ce jeu intertextuel. À partir d’éléments empruntés à Chabert, Sebald construit, comme l’a montré M. Carré – de sorte que je n’insisterai pas longuement sur ce point – un « roman de la mémoire33 » : le récit se confond avec une longue anamnèse, et l’expérience mémorielle se trouve mobilisée dans ses diverses formes : mémoire affective (A., p. 196), sensible (A., p. 181), volontaire, mémoire « de substitution, de compensation » (A., p. 169), mémoire inconsciente34, mémoire des autres, et même mémoire du lecteur… En choisissant de se référer à cette Scène de la vie privée, Sebald met l’accent sur un trait souvent méconnu de La Comédie humaine : le rôle que son auteur accorde aux processus mnésiques35, qu’il s’agisse de tisser des liens internes à l’œuvre, de signifier le temps écoulé, ou de prendre pour objet d’observation la mémoire fictive des personnages. Attentif aux « variations36 » de la mémoire, Balzac observe, dans Chabert, un cas extrême, celui d’un homme frappé, un temps, d’amnésie, et dont le retour des souvenirs ne fait que redoubler le malheur. Sebald est manifestement sensible à cet aspect de l’œuvre de Balzac, au point de laisser se profiler, dans son propre récit, la silhouette d’un autre personnage – jamais nommé – qui, dans La Comédie humaine, fait contrepoint au « colonel mort à Eylau » (CoC, p. 322) (il en est, en quelque sorte, l’antithèse) : il s’agit de Louis Lambert, lequel, autre cas extrême, possède « toutes les mémoires : celle des lieux, des noms, des mots, des choses et des figures37 ». Alliée à l’imagination, cette mémoire qui excède celle d’un individu singulier prend des allures de don de seconde vue. Tout lecteur familier de La Comédie humaine a en tête l’illustration de cette faculté prodigieuse : il ne s’agit de rien d’autre que de l’évocation, par le jeune Lambert, de la manière dont celui-ci parvient à se « souvenir » de… la bataille d’Austerlitz :
« En lisant le récit de la bataille d’Austerlitz, me dit-il un jour, j’en ai vu tous les incidents. Les volées de canon, les cris des combattants retentissaient à mes oreilles et m’agitaient les entrailles ; je sentais la poudre, j’entendais le bruit des chevaux et la voix des hommes ; j’admirais la plaine où se heurtaient des nations armées, comme si j’eusse été sur la hauteur du Santon. Ce spectacle me semblait effrayant comme une page de l’Apocalypse. » (LL, XI, p. 594).
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38 « Il ne me semble pas que nous connaissions les règles qui président au re...
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39 Et très souvent à l’aide de ce medium privilégié qu’est la photographie.
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40 « Voilà pourquoi les descriptions de la remémoration sont indissociables c...
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41 Non plus que Claude Simon, évidemment.
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42 Ainsi de l’image capitale de son arrivée, enfant, à Londres (« […] je vis ...
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43 « J’ai imaginé, dit Austerlitz, que je le [son père, Maximilian] voyais se...
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44 Au début du livre (dans une scène à laquelle fera écho la vision qui s’off...
11Un récit semblable est justement fait, dans Austerlitz, par le professeur d’histoire de l’internat de Stower Grange qui, « allongé par terre sur le dos », raconte, avec force détails et comme s’il y assistait lui-même, la fameuse bataille (A., p. 87-88). Par l’intermédiaire de ce double, sebaldien, de Louis Lambert est mise en scène – de manière fort spectaculaire – l’aptitude à la vision, aptitude que cultivera, par ailleurs, le personnage éponyme. Bien évidemment, Jacques Austerlitz n’a pas le don des visions fulgurantes du jeune génie balzacien – ni de son professeur d’histoire – et l’on vient de voir que la conception sebaldienne du temps était sans nul doute bien éloignée de celle de l’auteur de La Comédie humaine38. Mais, dans sa quête du passé enfoui, l’expérience du regard est essentielle : c’est par la vision39 qu’il parvient à y accéder, celle-ci permettant, selon l’analyse de Muriel Pic, de « comprendre le sens de ce qui a été depuis le présent40 ». L’imagination, la faculté imaginante – Baudelaire n’est pas loin non plus41 – joue, dans ce mode de remémoration, un rôle capital : tout au long du récit, il s’agit, littéralement, de retrouver42, produire43, lire des images : celles, par exemple, du film de propagande tourné par les nazis à Theresienstadt, dont la copie au ralenti « rend visibles [aux yeux de Jacques] des choses et des personnes qui jusque-là [lui] avaient été cachées » (A., p. 293) : dans leur succession lente, ces images d’un monde idyllique révèlent, en effet, à l’observateur qui les scrute, la vérité qu’elles devaient travestir : paupières s’abaissant lentement, pieds qui ne touchent plus le sol, silhouettes floues et perdant leurs contours, polka enjouée devenue marche funèbre (A., p. 293-294). Cette faculté d’imaginer (le terme revient sans cesse sous la plume de Sebald), que partage d’ailleurs le narrateur du livre, fort semblable à Austerlitz44, est, comme dans l’expérience visionnaire de Louis Lambert, le moyen de lire l’histoire collective, en l’inscrivant dans la mémoire individuelle : c’est ce qui se produit, par exemple, lorsque les ossements, vestiges d’un ancien cimetière, découverts à proximité de Liverpool Street Station prennent l’apparence d’un peuple de revenants (A., p. 161), ou que la vue inquiétante du hall de la gare d’Austerlitz « impos[e] » à Jacques l’idée qu’il se trouve « sur les lieux d’un crime inexpié » (A., p. 343)
Un récit herméneutique
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45 Ce n’est pas, à mon sens, avec la forme policière du récit d’énigme que jo...
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46 Par récit herméneutique, on peut désigner – en reprenant une expression de...
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47 Op. cit., p. 32 sq.
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48 « […] je me voyais constamment cerné de mystères et de signes » (A., p. 257).
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49 « Elias avait détruit toute trace de mes origines » (A., p. 92).
12Ce « roman de la mémoire » prend appui sur une forme narrative qui, elle aussi, inscrit l’œuvre dans une filiation balzacienne45 : Austerlitz repose sur un récit herméneutique46 : le personnage éponyme est affronté à sa propre énigme – énigme qu’il pose également au narrateur, témoin de l’avancée de ses interrogations et de sa recherche de soi, et, à travers lui, au lecteur du livre. Les enquêtes qu’il mène pour élucider les mystères de sa propre histoire impliquent une attention portée aux traces, une lecture des indices – l’enquête littéraire de Sebald, ainsi que l’affirme M. Pic, relève du « paradigme de l’indice47 » – un déchiffrement des signes48. Traces, indices, signes sont le mode de présence d’une histoire perdue, et que le récit s’efforce de recomposer. Une histoire, comme on l’a dit, doublement oblitérée : par la censure que le personnage a élevée contre ses souvenirs, par le tabou qui, dans le monde d’après-guerre, et principalement en Allemagne, affecte l’Histoire récente – la conjonction de ces deux formes de censure rend Austerlitz « coupable d’ignorance » (A., p. 236). La marche de ce récit qui en cherche un autre est progressive et régressive à la fois : pour résoudre l’énigme, il y a lieu de « remonter » vers des causes inconnues – en-deçà, pour ce qui concerne Austerlitz, du geste destructeur du pasteur Elias49. Ce type de récit, récurrent dans La Comédie humaine, et que celle-ci contribue très largement à « inventer » – entendons par là qu’elle le développe à partir de formes plus rudimentaires et en explore sciemment les possibles – sous-tend, justement, Le Colonel Chabert…
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50 « C’était toujours comme si toutes les traces se perdaient dans le sable »...
13Certes, le traitement de l’énigme présente, chez Sebald, des différences sensibles par rapport à un « prototype » balzacien. La lecture sémiologique des indices y est concurrencée par l’activité divinatoire (ainsi, contemplant les illustrations d’une Bible galloise, Jacques « sa[it] que sa place [est] au milieu des minuscules personnages » du camp des Hébreux, A., p. 69) ; les signes à interpréter sont souvent offerts par des coïncidences (par exemple la présence des ossements tout à côté de Liverpool Street Station). C’est une logique associative (et non inductive) que mobilise ici le paradigme indiciaire – d’ailleurs les traces, le plus souvent, ont disparu (le thème de leur effacement est un leitmotiv dans le livre50) : on la voit à l’œuvre lorsqu’aux premières évocations du patronyme d’« Austerlitz » vient s’associer un bruit incessant de trains (A., p. 84)…
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51 Voir supra, note 31.
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52 Ibid., p. 58. Montage d’images, collectées et épinglées, selon une métapho...
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53 Ainsi, sur la vitre du bazar de Terezín, Austerlitz voit s’inscrire « l’om...
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54 Elle se substitue à la logique réaliste « qui imite le temps des horloges ...
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55 M. Pic, op. cit., p. 42.
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56 Ibid.
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57 Ibid., p. 64-65.
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58 Dans le contexte d’une modification des rapports du vrai et du fictif par ...
14S’il s’agit bien de redonner existence à un récit perdu – celui, en l’occurrence, des premières années de la biographie de Jacques Austerlitz, mais aussi celui des événements historiques qui en fournissent l’arrière-plan – la narration obéit, pour ce faire, à sa logique propre, qui est celle d’une mémoire en proie au déni, et qui arrache ses souvenirs au refoulement. M. Pic a mis en évidence cette logique discursive qui met le temps « hors de ses gonds51 », ainsi que le rôle du montage52, dans ce type d’enquête qui s’appuie essentiellement sur la ressemblance, l’association d’idées, la superposition53 : le processus de résolution de l’énigme obéit ainsi à une « logique structurale », qui est celle de l’ordre narratif lui-même54. Une autre caractéristique du récit herméneutique sebaldien tient aux rapports qu’il tisse entre fiction et vérité : les documents, les traces du passé historique ne livrent leur signification qu’au moyen de la « fiction herméneutique55 » qui se construit à partir d’eux. Cette fiction, loin d’avoir sa fin en elle-même – Austerlitz n’est pas un « roman » –, se met au service d’une quête de connaissance, elle a pour rôle d’« envisager un possible dont l’énoncé est situé dans le pacte de facticité de l’énonciation littéraire56 ». Une telle démarche, qui implique la subjectivité57 dans la quête de vérité, marque, comme le note M. Pic, ses distances vis-à-vis du positivisme historique (et de son « objectivité » dans le déchiffrement des traces) : elle engage une relation à l’Histoire. Elle ne relève pas non plus du réalisme herméneutique qui se développe au XIXe siècle, notamment dans le roman balzacien : c’est d’une tout autre manière que celui-ci entendait délivrer un savoir vrai par la fiction58. Cette fiction productrice de vérité absorbe néanmoins, ici, la fiction balzacienne, à laquelle elle confère un rôle déterminant – puisque cette dernière, s’intégrant comme on l’a vu au dispositif herméneutique, contribue de manière décisive à donner lisibilité et signification à un ensemble de faits qui, sans sa médiation, persisterait à relever de l’énigme pure, à se dérober à toute compréhension.
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59 W. G. Sebald, Franz Loquai dir., dans Fußnoten zur Literatur, n° 31, 1995,...
15La fonction du fictionnel, dans la prose sebaldienne, est alors, comme l’observe M. Carré, d’informer le référentiel : « la composante fictive », dit lui-même l’écrivain, « c’est la coupe du vêtement » – les « matériaux » devant être, quant à eux, « les plus exacts, les plus authentiques possibles59 ». Le récit herméneutique est, dans le cas d’Austerlitz, la forme, fictionnelle, qui assure ce façonnage.
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60 Nécessaire : par un effet de structure, elle est celle que pose toujours l...
16Il se déploie ainsi, chez Sebald, dans un contexte qui modifie profondément, depuis le XIXe siècle, les rapports de la fiction au réel, et de la fiction au vrai ; il n’en garde pas moins sa valeur de modèle. Malgré le travail dont il est l’objet, il se présente, dans Austerlitz, avec des caractéristiques qui lui sont essentielles, depuis son émergence dans la fiction narrative du dix-neuvième siècle – et singulièrement balzacienne : c’est l’un des paradoxes de la prose sebaldienne, qui manifeste de diverses manières son refus de la narrativité, que de s’approprier, fût-ce au prix de quelques transformations, une forme appartenant spécifiquement aux genres narratifs. L’une des fonctions du récit herméneutique sebaldien est ainsi de rassembler – à l’instar de ce que nous observons dans son modèle balzacien – le fragmentaire, le discontinu, dans une structure unifiante. Récit de la quête d’une histoire disparue, et qui fait, de la découverte de causes ignorées, son point d’aboutissement, il joue toujours, ici, le rôle que lui a conféré, en le développant et le promouvant, l’ère post-révolutionnaire : celui d’une « forme-sens » chargée de poser, par le biais de multiples énigmes circonstancielles, la question, nécessaire60, de l’origine dans un monde qui s’interroge sur ses propres fondements. Née avec l’ère moderne, cette forme aura partie liée avec toute son histoire – histoire dans laquelle s’inscrit sciemment, encore une fois, par le biais de cette reprise, la prose de W.G. Sebald.
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61 La question est martelée par le texte : « Avec le recul que j’ai aujourd’h...
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62 Il s’agit d’un ouvrage de Dan Jacobson (Heshel’s Kingdom), qui retrace l’e...
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63 Le jeu des réminiscences balzaciennes nous renvoie-t-il ici à la situation...
17Cette quête des origines est, bien évidemment, celle d’Austerlitz61. C’est également celle que mène, à travers lui, le narrateur anonyme qui recueille son récit, et qui, à bien des égards (il est de nationalité allemande, universitaire, exilé en Angleterre), se présente comme son alter ego : ce dernier prend part à son questionnement (ses séjours en Belgique, où il fait la rencontre de Jacques, tiennent à des « motivations que lui-même ne saisit pas très bien », A., p. 9), et suit un itinéraire qui double le sien : ainsi, lors de sa visite du fort de Breendonk, au début du récit, ce narrateur manifeste la même cécité volontaire que Jacques : « le souvenir des quatorze stations que le visiteur de Breendonk parcourt entre le portail et sa sortie […] s’était obscurci le jour même où je visitais la forteresse, soit que je n’aie pas voulu voir ce qu’il y avait à voir, soit que […] les contours des choses se soient estompés ou perdus » (A. p. 32). À la fin du récit, ayant quitté Austerlitz à Paris, le narrateur se rend, seul à nouveau, en Belgique, et, comme trente ans auparavant, prend le chemin de la forteresse de Breendonk. Il n’entre pas, cette fois, dans l’obscure bâtisse, mais grâce à la succession des récits de Jacques, grâce, également, à un livre dont ce dernier lui a jadis fait don, et qui présente le récit d’une « enquête62 » (A., p. 347) semblable à la sienne, il parvient à voir, assis au bord des douves63, ce qui autrefois s’était dérobé à son regard : les prisonniers qui, pendant la seconde guerre mondiale, peuplaient la forteresse. La quête, par Jacques, de ses origines s’élargit, par le biais de cette appropriation de sa démarche herméneutique par un alter ego non juif, pour devenir celle de la société européenne (et d’abord allemande) contemporaine, aveugle à son propre passé.
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64 Inachèvement dont Le Colonel Chabert, justement, nous donne un exemple ; c...
18Comme dans le modèle balzacien, cette origine recherchée reste finalement hors d’atteinte. Le « passé enfoui » (A. p. 348), les dernières pages nous le disent, ne pourra être intégralement restitué par la quête herméneutique. L’enquête de Jacques lui-même est inachevée au moment où le narrateur se sépare de lui, à proximité de la gare d’Austerlitz : cet instant annonce la fin du texte – l’accomplissement du programme annoncé par son titre. Le récit, alors, se boucle sur lui-même : repartant pour l’Angleterre, le narrateur s’arrête à Anvers pour y revoir le Nocturama, dont l’évocation ouvre le récit, et faire, comme on vient de le voir, une nouvelle excursion à Breendonk (A., p. 345). Mais le parcours herméneutique n’a pas épuisé les mystères, et le lieu (textuel) de son aboutissement n’est autre qu’une figure de l’énigme (en l’occurrence la gare d’Austerlitz, qui, ainsi que le confie Jacques au narrateur, a toujours été pour lui « la plus énigmatique de la capitale », A., p. 342). L’exemple balzacien nous avait enseigné que, dans un récit de ce type, la question excédait forcément la réponse ; que la « solution » apportée à l’énigme venait davantage interrompre le questionnement que le clore ; et que l’un des traits essentiels de cette forme esthétique était son inachèvement64, plus ou moins masqué. De ce point de vue, la distance du récit sebaldien à son modèle balzacien n’est pas si grande : s’y accentuent, simplement, des caractéristiques que possédait déjà celui-ci.
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65 Op. cit., p. 24.
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66 Le récit « à mystères » de la tradition gothique est l'une des formes à pa...
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67 Voir également M. Pic, ibid.
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68 Non plus que l’immense dédale du palais de justice de Bruxelles (A., p. 39).
19Un trait, encore, signale leur parenté. Lorsqu’elle se développe, au début du XIXe siècle, la forme du récit à énigme permet souvent l’expression d’une vision mélancolique : archè et telos du récit, l’origine y est, en effet, une présence-absence, l’enquête s’en approche tout prenant acte de son irrévocable disparition. Ainsi, rien, dans Austerlitz, ne réparera intégralement la destruction des « traces » de « l’origine » (A., p. 92) de Jacques par le pasteur Elias, et la quête du personnage est potentiellement infinie… Sous cet aspect, le récit à énigme concourt à l’élaboration, dans la prose d’Austerlitz, d’une poétique de la mélancolie : il vient s’associer, chez l’auteur des Anneaux de Saturne, aux « chromatismes gris », aux « paysages en ruines », au » goût pour l’érudition et le savoir » qui sont, comme le rappelle M. Pic, autant de symptômes littéraires de ce mal appartenant à la tradition anglo-saxonne65. Ne conserve-t-il pas, d’ailleurs, des aspects de sa forme pré-balzacienne d’existence, dans le roman gothique66, qui offre à cette tradition l’un de ses ancrages forts67 ? La sinistre forteresse de Breendonk, la place forte de Terezín, les gares de Liverpool Street Station et d’Austerlitz, lieux de crimes à mettre au jour et à élucider, ou l’hôpital de la Salpêtrière, où le narrateur se voit « errer dans un écheveau de couloirs infinis, de voûtes, de galeries et de grottes » (A., p. 317) ne manquent pas de nous apparaître comme des avatars du château hanté68 de la fiction walpolienne ou radclifienne...
20Mais, par le biais même du récit herméneutique, le regard mélancolique de Sebald se fait actif ; car la posture mélancolique qu’affecte et revendique l’écrivain n’est pas celle de l’affliction, de la complaisance dans la « désespérance » :
69 Die Beschreibung des Unglűcks [La Description du malheur], zur österreichi...
La mélancolie, la méditation sur le malheur tel qu’il se déroule, n’a rien à voir avec la fascination pour la mort. Elle est une forme de résistance. Et, dans l’art, sa fonction est, en outre, tout autre que simplement réactionnelle ou réactionnaire. Lorsque, sidérée, elle [la mélancolie] réexamine comment les choses ont pu en arriver là, la dynamique de la désespérance et celle de l’entendement apparaissent comme des forces identiques. La Description du malheur contient, intrinsèquement, la possibilité de le dépasser69.
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70 Voir, sur ce point, le développement de M. Carré sur cette mélancolie qui ...
21Tourné, certes, vers le passé – et, en l’occurrence, vecteur du regard mélancolique – le récit à énigme est aussi, dans Austerlitz, par le biais de la collection et de la lecture des traces, le moyen de la saisie des « choses » et de leur « réexamen », le moteur de la « dynamique de l’entendement » que Sebald s’emploie à opposer à l’attitude de fascination pure et simple70.
Sous l’égide de Marie de Verneuil
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71 Cité par Gloria Origgi, « Mémoire narrative, mémoire épisodique : la mémoi...
22Si le colonel Chabert joue – comme livre, comme personnage – un rôle déterminant dans la quête herméneutique de Jacques Austerlitz, celle-ci reçoit comme adjuvant un autre personnage balzacien, une surprenante Marie de Verneuil. Rien n’est a priori plus improbable, en effet, que la référence, dans l’austère prose sebaldienne attachée à questionner l’Histoire récente, à l’héroïne des Chouans : c’est là un autre paradoxe de cette écriture qui entend refuser le « grincement des rouages71 » du romanesque. Cette Marie de Verneuil, dont Austerlitz a fait la rencontre, comme nous l’apprendrons tout à la fin du livre, à Paris, au département des manuscrits de la Bibliothèque nationale (A., p. 309), appartient, certes, à son univers (et à celui du narrateur) : comme lui, elle mène des recherches sur l’histoire de l’architecture (A., p. 245). Néanmoins, c’est dans un décor de brume montante tout droit issu du roman de Balzac qu’elle surgit, vers le milieu du livre, dans un « lambeau de souvenir » (A., p. 164) :
72 Pareille brume envahit, chez Balzac, le paysage qui s’offre aux yeux de Ma...
À l’extérieur [de l’église de Salle, Norfolk], la brume blanche avait monté des prairies et en silence nous la regardions tous deux ramper sous le seuil du portail, nuée qui roulait ses volutes au ras du sol, recouvrait peu à peu toutes les dalles de pierre, s’épaississait et gonflait tellement que nous n’en émergions plus qu’à demi [...]72 (A., p. 164).
23Et c’est, de même, « en un endroit où la brume blanche montait déjà des prairies » (A., p. 257) qu’elle disparaît à la fin du séjour à Marienbad, qui marque, dans la chronologie des événements, sa sortie de scène.
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73 Pour le défaire de sa tristesse, Marie de Verneuil a invité Jacques Auster...
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74 Voir, dans Les Chouans, la description par Merle d’un relief similaire (Ch...
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75 La Marie sebaldienne ne se laisse pas intimider par ce « corso d’honneur »...
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76 De tels fantômes traversent la prose de Sebald, comme on le voit, par exem...
24Sebald s’amuse à réécrire, dans l’intervalle, certaines scènes des Chouans : l’arrivée de Marie et d’Austerlitz à Marienbad73 fait écho au voyage qui, au chapitre II du roman de 1829, mène l’héroïne balzacienne à Alençon : la « vieille malle » (Ch., VIII, p. 963) est remplacée par une « énorme limousine Tatra » (A., p. 245), et la protection de Fouché par celle d’un cousin attaché d’ambassade (ibid.). Le véhicule roule... vers l’ouest, sur « de longues portions de routes rectilignes, tantôt descendant dans des fonds de vallées ondulées tantôt remontant sur de vastes plateaux74 » (A., p. 245-246). Deux motocyclistes en uniforme, avatars de l’escorte républicaine qui accompagne Marie sur les routes normandes, le suit, « toujours à égale distance », depuis Prague75 (ibid.)… Leur silhouette dessinée à contre-jour fait d’eux des « fantômes » (ibid.) – fantômes survenant, pour hanter le texte sebaldien, d’une œuvre autre76 ? Ils annoncent un phénomène « saugrenu », qui se manifeste, dans la scène suivante, dans l’hôtel où se sont installés Marie et Austerlitz : dans leur chambre, le secrétaire (et lui seul) semble ne pas avoir été essuyé depuis des années : « Ce secrétaire serait-il la place des fantômes ? » (A., p. 249). De fait, Jacques Austerlitz apprendra, de Věra, qu’il a fait un premier séjour à Marienbad, en compagnie de ses parents, en 1938, et ces fantômes pressentis – le séjour en Bohême avec Marie est marqué par un inexplicable sentiment de désarroi – sont, à n’en pas douter, ceux de son propre passé. Mais, dans ce contexte, ils sont également ceux de personnages ayant, dans une autre fiction, occupé un décor semblable…
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77 Faut-il rappeler que la « scène de l’auberge », dans le roman de Balzac, e...
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78 Austerlitz, chez qui s’est affaiblie, dans cet épisode, la « résistance co...
25Le Palace Hotel de Marienbad avoue ainsi son insolite parenté avec l’auberge des Trois-Maures, où se joue l’une des scènes majeures des Chouans. Mais celle dont il est le cadre inverse, ostensiblement, les données de l’hypotexte : tout romanesque en a été banni ; les lieux sont vides, silencieux ; les employés sont des silhouettes grises, leurs gestes d’une incroyable lenteur77. Enfin, alors que l’auberge est, chez Balzac, le lieu de la rencontre entre Marie et Montauran, et des débuts de l’intrigue amoureuse, elle est dans Austerlitz, celui de la désunion du couple (« Marie, que bientôt je perdis irrémédiablement par ma faute78 […] », A., p. 257).
26C’est à Věra qu’il revient de nous livrer, dans le passage qui précède immédiatement ce récit du voyage en Bohême, les raisons de cette reprise, mais en teintes sombres, et comme en négatif, de ces scènes fameuses : « il n’y avait guère que par les livres du siècle dernier et du siècle précédent qu’elle [Věra] avait cru parfois se faire une vague idée de ce que pouvait signifier être en vie » (A., p. 244). De nouveau, les livres du passé apparaissent comme le moyen d’informer le réel – ici, des années « vides de sens » (A., p. 243), pour Věra, mais tout autant pour Austerlitz, et qui, sans ce soutènement littéraire, seraient, tout simplement, et littéralement, inénarrables. De nouveau, c’est par la référence aux origines, par la construction d’une généalogie, qu’est permise l’appréhension du présent.
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79 Les Chouans sont le premier roman signé Honoré de Balzac – ce qu'un lecteu...
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80 « Tout ce que depuis lors Marie me fit comprendre, dit Austerlitz, était d...
27Selon toute vraisemblance, c’est la place inaugurale des Chouans dans La Comédie humaine79 qui vaut à leur héroïne d’être invitée dans la prose sebaldienne. C’est ce que semblent nous dire, en tout cas, les transformations que subit, dans cette migration, ce personnage. Dès sa première rencontre avec Jacques, dans Austerlitz, Marie de Verneuil lui livre son « âme80 » à travers une histoire qui frappe son esprit :
[…] elle me parla d’un moulin à papier sur la Charente qu’elle avait récemment visité avec un sien cousin et qui, dit-elle, dit Austerlitz, comptait au nombre des lieux les plus mystérieux qu’il lui avait jamais été donné de voir. L’énorme bâtiment construit en lambourdes de chêne et gémissant parfois sous son propre poids est à moitié dissimulé sous les arbres et les fourrés dans la boucle d’une rivière vert sombre, dit Marie. Deux frères qui maîtrisent parfaitement chaque geste de leur métier, et dont l’un louche d’un œil tandis que l’autre a une épaule plus haute que l’autre, s’affairent à l’intérieur pour transformer la pâte mouillée d’une mixture de chiffons et de vieux papiers en feuilles propres et vierges qu’ils mettent ensuite à sécher dans une grande aire située à l’étage au-dessus. Là-bas, dit Marie, on est entouré d’une pénombre silencieuse, on voit au travers des fentes des volets la lumière du jour, on entend l’eau buire à voix basse en passant la retenue, la roue qui tourne lentement, et l’on en vient à ne plus se souhaiter que de jouir d’une paix éternelle (A., p. 310).
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81 Cette allusion probable au lieu où Lucien de Rubempré songe à se jeter à l...
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82 Natacha Rimasson-Fertin, que je remercie, me signale une complémentarité i...
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83 C'est ce que dit, beaucoup plus clairement, le texte allemand (« [...] die...
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84 Le livre, tiré de la bibliothèque de son grand-père, qu’elle offre à Jacqu...
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85 « […] guidé par les questions patientes de Marie » (A., p. 316).
28Cette allégorie d’un univers mental harmonieux et paisible (le bâtiment métaphorique, bien que mystérieux, est à l’opposé des inquiétantes forteresses gothiques qui hantent l’esprit d’Austerlitz) puise ses éléments, en les mêlant à ceux d’un conte (sans doute des frères Grimm), dans un autre roman de Balzac encore, Illusions perdues : moulin à papier sur la Charente, frères, eau verte et sombre de la rivière81... Le roman se trouve cependant condensé et réduit à l’idylle de son premier chapitre (« Les deux poètes ») : aucune désunion entre les deux frères en amitié que sont David Séchard et Lucien de Rubempré, ici figurés par des frères véritables, parfaitement complémentaires82 – au point de se trouver déformés par la répétition de leurs gestes respectifs83 – et totalement accordés dans l’accomplissement de leurs tâches. Marie de Verneuil se trouve en effet, dans Austerlitz, dépourvue d’opacité, ainsi que des ambiguïtés, des discordances, qui constituaient l’énigme de son homologue balzacienne. Ce n’est pas elle, ici, qui se donne à déchiffrer – elle vient en aide à Austerlitz dans son entreprise d’auto-déchiffrement. Il n’est, à aucun moment, question d’interroger, comme en 1829, son origine sociale (A., p. 309) ; et, alors que l’on se demande si son aïeule balzacienne est « ange ou démon » (Ch., p. 1005), il est clair que Sebald prend le parti de la faire exclusivement ange – cet ange dût-il prendre, au besoin, vis-à-vis d’Austerlitz, la forme quelque peu ironique d’une dame de charité84... Alors que l’héroïne des Chouans – une espionne – avait pour mission de perdre son amant, son avatar sebaldien joue, à l’égard de Jacques, un rôle salvateur : elle est, pour lui, un guide85, et même la gardienne du passage vers sa vérité : c’est elle qui lui fait percevoir, à Marienbad, l’existence du « seuil » qu’il n’ose pas franchir (A., p. 257), et c’est son image (A., p. 165) qui se présente à Jacques juste avant qu’il ne se décide à passer « derrière [le] grand mur » (A., p. 161) dissimulant la salle d’attente désaffectée de la Liverpool Street Station...
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86 Des « reflets déformés ou brouillés » dans les « vitres anciennes » provoq...
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87 En ce sens, les brumes dont elle émerge au milieu du roman sont autant les...
29C’est en tant que figure d’origine que Marie de Verneuil est ainsi promue ange tutélaire de la quête mémorielle de Jacques, quête dont elle se fait, à partir de son entrée en scène à la Bibliothèque nationale, où elle est alertée par un étrange accès de tristesse du personnage – de fait, une émotion suscitée par une fugitive ébauche de souvenir86 – l’accompagnatrice souvent empathique. Elle est d’ailleurs liée à cette autre image de l’origine qu’est, dans le livre, le « soleil » d’Austerlitz87. C’est sous ce signe qu’est placée la première conversation du couple, dans un café près du Palais-Royal : près d’eux, une vitrine où « étaient exposés des centaines et des centaines de soldats de plomb en uniformes chamarrés de l’armée napoléonienne, disposés en ordre de marche et en formations pour la bataille » (A., p. 309) ; avec l’entrée en scène de Marie, en effet, commence véritablement le combat de Jacques pour la conquête de lui-même.
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88 A., p. 319. C'est au 6, que, pour mémoire, habitait Hugo... Austerlitz, qu...
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89 Il suscite, chez Austerlitz, la prise de conscience des efforts qu’il a ju...
30Les dernières pages du livre, qui évoquent cette première rencontre, en nous transportant loin en arrière, à l’époque du premier séjour parisien de Jacques (à la fin des années cinquante) insistent sur le fort ancrage symbolique de ce personnage dans le XIXe siècle (« M. de V. » habite, par exemple, au 7, place des Vosges !88). C’est, toutefois, sous son égide qu’Austerlitz, qui a trouvé refuge dans un XIXe siècle dont il refuse de franchir les limites (« Pour moi, le monde se terminait à la fin du XIXe siècle », A., p. 168), va se résoudre à s’aventurer dans le XXe, et à s’insérer dans son Histoire. Le passage « derrière [le] mur » a, sur ce plan aussi, valeur initiatique89. C’est ainsi depuis le passé, depuis ce moment de l’Histoire, et de l’histoire littéraire, désigné comme initial, que se tracent dans la fiction d’Austerlitz les voies de la lecture du présent...
31Cette fois, cependant, la présence du jeu intertextuel reste implicite : rien, dans le récit, n’indique cet emprunt au roman de Balzac. Cet effet de palimpseste plutôt discret ne nous renvoie pas, pour autant, à la conception livresque d’un univers-bibliothèque dégagé de ses liens avec le réel. Il nous montre plutôt la perméabilité de ces deux univers : personnage de la fiction d’Austerlitz, Marie de Verneuil est issue d’une fiction antérieure ; mais, en cela, elle appartient au réel – un réel qui inclut ses représentations, représentations elles-mêmes susceptibles de venir tisser (pour reprendre la métaphore sebaldienne) le matériau de nouvelles fictions. Venue d’un en-deçà de l’œuvre, elle poursuit son existence au-delà. C’est ce que nous indique (dans un langage qui, certes, est celui de la fiction...) la fin du livre : lorsque, prenant congé du narrateur, Austerlitz fait sa sortie d’un récit devenu « conte » (A., p. 345), c’est, hors de l’espace textuel, Marie de Verneuil qu’il se promet de retrouver...
Conclusion
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90 Claude Simon, de la sorte, se trouve une fois de plus à l'arrière-plan de ...
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91 Par les soins de la mère, francophile, d'Austerlitz...
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92 W .G. Sebald, Séjours à la campagne, traduction de Patrick Charbonneau, Ar...
32Re-construire l’histoire dont il est – à l’instar du personnage dont il recompose la biographie – issu, c’est donc aussi, pour le narrateur d’Austerlitz, si proche de Sebald lui-même, reconstruire une histoire littéraire, et proposer, comme dans Vertiges, un récit de filiation90. De Vertiges à Austerlitz, la forme prise par ce récit de filiation change : dans le recueil de 1990, la fiction biographique placée en tête de l’ouvrage et consacrée à Stendhal, offrait (comme celle, qui, dans le troisième chapitre, était dévolue à Kafka) un miroir dans lequel venait se refléter l’autofiction développée dans les deux autres parties. Dans Austerlitz, la recherche de filiation prend la forme d’un récit herméneutique dans lequel Balzac est objet de quête, mais adresse aussi, depuis le lieu de l’origine où le découvre l’enquête, un signe de reconnaissance au personnage fictionnel, et, à travers lui, à l’écrivain : c’est91 un volume de La Comédie humaine qui abrite les photographies dans lesquelles Jacques retrouve sa propre image, perdue… « C’est une chose, écrit Sebald dans Séjours à la campagne, de faire signe à un collègue qui s’en est allé, et c’en est une autre d’avoir le sentiment que l’on vous en a adressé un, depuis l’autre rive92 ». Austerlitz semble répondre à un appel de cet ordre ; tout autant que la recherche d’une filiation balzacienne, le livre met en scène la reconnaissance, par l’œuvre balzacienne, de celle de Sebald.
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93 Il ne me semble pas abusif, au vu de l'entreprise sebaldienne, d'exporter ...
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94 Dominique Viart, « Filiations littéraires », dans Ecritures contemporaines...
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95 Voir supra, note 6.
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96 Cette prose se déploie ainsi – c'est également l'un des traits des récits ...
33Le récit de filiation93, on le sait, s’invente à une époque (les années quatre-vingts) marquée par le désarroi et la perte de références et de repères qui font suite aux grandes fractures historiques du XXe siècle, et aux « effondrements idéologiques94 » . Tentant de réparer cette rupture de la transmission, il s’efforce à la saisie d’un héritage, notamment littéraire. Il permet ainsi de retrouver des figures de l’ascendance naguère révoquées par la modernité : ici ressurgit Balzac, identifié comme grand ancêtre – mais auquel il n’est évidemment pas question de faire retour. C’est, comme dans les récits de filiation de l’aire française, un dialogue qui se trouve engagé avec cet héritage. Le roman, on l’a rappelé, n’est pas le medium95 de Sebald ; mais il est placé, par le biais de la référence à un romancier reconnu comme majeur, aux origines imaginaires de sa prose96. Celle-ci plonge dans la mémoire du genre narratif pour lui emprunter des éléments de sa propre structuration et informer la représentation qu’elle cherche à donner du réel, tout en affichant sa défiance vis-à-vis de ses pouvoirs de séduction : ainsi de ces scènes des Chouans qui s’étirent, vidées de leur romanesque... L’écriture, par le biais de ces emprunts qui s’inscrivent dans une démarche critique, offre une interrogation en acte sur le narrable. Ainsi, la forme, si balzacienne, du récit à énigme, elle aussi dépouillée du romanesque qu’elle peut favoriser, fournit à la prose d’Austerlitz un schème narratif (qu’elle réinvente selon ses logiques spécifiques) en même temps qu’un moyen (lui aussi réinventé) d’appréhension et d’intellection du réel.
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97 « Le récit contemporain investit mélancoliquement le temps des origines »,...
34Elle lui permet aussi – et cela éclaire ici la superposition des époques, la fin du XXe siècle élisant, pour dialoguer avec lui, le début du XIXe – cet investissement mélancolique du temps des origines97 qui caractérise, selon Laurent Demanze, le récit contemporain. Investissement qui se nourrit, en l’occurrence, du jeu d’écho ainsi ménagé : car l’individu du XIXe siècle, après la déchirure que les événements révolutionnaires ont produite dans l’Histoire, s’est lui-même perçu, à sa manière, comme un héritier problématique ; et c’est notamment pour dire son rapport incertain à l’origine que ce siècle a inventé le récit à énigme...
Notes
1 Actes sud, 2002, pour la traduction française de Patrick Charbonneau. Ce sera mon édition de référence (édition originale : Carl Hanser Verlag, 2001).
2 Les principales d’entre elles sont rappelées par Martine Carré, dans l’introduction à son livre W. G. Sebald : le retour de l’auteur, Presses Universitaires de Lyon, 2008, p. 15-17. L’ouvrage de M. Carré lui-même (voir notamment sa IIe partie) est une référence sur cette question.
3 Universitaire, Sebald a, par ailleurs, consacré sa thèse de doctorat à Döblin, et publié quatre essais dont deux portent sur la littérature autrichienne. Divers écrivains figurent comme personnages dans ses livres : V. Nabokov (Les Emigrants), J. Conrad, R. Casement, A. Swinburne, E. FitzGerald (Les Anneaux de Saturne), Kafka, Henri Beyle (Vertiges)…
4 « […] le lecteur de Sebald suit les traces d'une mémoire lisante qui est le centre de gravité autour duquel se meuvent différents auteurs » (Muriel Pic, W.G. Sebald - L’image-papillon, Les Presses du réel, 2009, p. 31).
5 W. G. Sebald, né en 1944, a émigré en Angleterre à l’âge de vingt-et-un ans. Il y a enseigné la littérature allemande à l’université d’East Anglia de Norwitch de 1970 jusqu’à sa mort, en 2001. Sa première œuvre non universitaire (1988) est un long texte mêlant narration et photographie qu’il appelle « poème élémentaire » (Elementargedicht), Nach der Natur (« D’après nature »).
6 Sebald refuse de considérer ses œuvres en prose – y compris Austerlitz, œuvre entièrement fictionnelle – comme des romans (« La prose est mon medium, pas le roman » – cité par M. Carré, op. cit., p. 17).
7 La trilogie ouverte, selon M. Carré, par Vertiges, et dont Les Émigrants est le texte central, se clôt dans Les Anneaux de Saturne, et par l’évocation (ch. IX) d’une autre figure du XIXe siècle français : Chateaubriand. À ces deux écrivains, Sebald emprunte (l’analyse ne peut être développée ici) les éléments d’une poétique. Voir M. Carré, op. cit., p. 135 sq.
8 Le passage du Grand Saint-Bernard a lieu à la mi-mai de 1800, à l’aube même du XIXe siècle…
9 De 1967 (A., p. 13) à 1997 (A., p. 196 et 300).
10 Ce nom renverra aussi, à la fin du roman, à la gare d’Austerlitz d’où, selon l’enquête menée par le personnage, son père serait parti en 1942 pour le camp de Gurs, dans les Pyrénées (A., p. 341-342). Et, comme le note M. Carré, on y lit, en filigrane (Aus… itz), un autre nom, celui d’Auschwitz (« Sebald, Austerlitz et le « roman d’énigme », Etudes germaniques, Didier Erudition, juillet-septembre 2009, n°3, p. 597) – nom que désigne indirectement, aussi, celui d’Auschowitz, lieu des sources de Marienbad, en Bohême (A., p. 249, 256).
11 Reviennent, par exemple, dans le récit du professeur d’histoire, les temps forts stendhaliens du « franchissement du Grand Saint Bernard » et de « Marengo » (A., p. 86). Et le récit de la bataille de Waterloo se met, dans sa confusion, à ressembler étonnamment à celui qu’en fait Stendhal dans La Chartreuse de Parme…
12 Discrètement couplé, comme dans Vertiges, à celui de Kafka (voir A., p. 85). Claude Simon est certes, dans l'œuvre, une référence majeure, mais la quête généalogique ne trouve pas en lui un terminus a quo.
13 Deux temps rythment, ainsi que l’observe Muriel Pic, toute la prose de Sebald : « Présents dans tous les récits de Sebald sous des formes diverses, [des symptômes] apparaissent dès les premières pages [...], précurseurs d’une enquête sur le passé dont la vocation est d’éradiquer la douleur en retrouvant la mémoire » (op. cit., p. 21).
14 Joëlle Gleize, Le Double Miroir. Le Livre dans les livres de Stendhal à Proust, Hachette supérieur, 1992, p. 25 et 26.
15 Gallimard, « Folio », 2001 pour la traduction française de P. Charbonneau, p. 228 (édition originale : Schwindel. Gefühle, Eichborn Verlag, Francfort-sur-le-Main, 1990).
16 Art. cité, p. 599.
17 Martine Carré a mis au jour le « schéma commun » sur lequel reposent les existences des deux personnages, en analysant leurs parallélismes de manière plus détaillée que je ne le fais ici (art. cité, p. 598-600).
18 « J’ai été enterré sous des morts, mais maintenant je suis enterré sous des vivants, sous des actes, sous des faits, sous la société tout entière, qui veut me faire rentrer sous terre » (Le Colonel Chabert, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, édition publiée sous la direction de P. G. Castex, 1976, vol. III, p. 328 – désormais, en abrégé, CoC. Ce sera mon édition de référence pour les textes de la Comédie humaine cités dans cette étude.
19 « […] j’ai toujours eu le sentiment de ne pas avoir de place dans la réalité » (A., p. 221).
20 La neige qui recouvre, chez Sebald, le sol où l’écureuil – emblème du travail de la mémoire – doit retrouver, en hiver, ses provisions cachées (A., p. 243) n’est pas sans faire écho à celle dont le soldat balzacien doit traverser l’épaisseur pour se délivrer enfin de la fosse dans laquelle il a été enseveli… La métaphore de l’enfouissement (voir, par exemple, A., p. 316) est récurrente dans l’œuvre.
21 Le récit de Chabert s’adresse à Derville, celui d’Austerlitz au narrateur anonyme qui le relaie.
22 Les destins des deux personnages divergent toutefois, comme le montre M. Carré : je renvoie à son analyse (art. cit., p. 600).
23 La déshumanisation du personnage, le fait que son parcours le mène, comme le note Aude Déruelle, « du nom au numéro » (« Je ne suis plus un homme », dit-il à Derville qui vient lui rendre visite à Bicêtre, je suis le numéro 164 », CoC, III, p. 372) participe sans aucun doute du système d'échos entre les deux œuvres (voir A. Déruelle, Le Colonel Chabert d'Honoré de Balzac, Gallimard, Foliothèque, 2007, « Si c'est un homme », p. 69).
24 Effet que la traduction française ne fait, évidemment, qu’accentuer…
25 Le récit d'Austerlitz « lui permet de rappeler, sans les imposer au lecteur, des images insoutenables dont on a dit qu'en sidérant le spectateur, elles ont plus servi le refoulement que la prise de conscience » (M. Carré, art. cité, p. 599). De fait, il n'y aura jamais, dans le livre, de référence directe à la Shoah.
26 Dans Chabert, cet événement historique est l'Empire (J. Gleize, « Re-construire l'histoire : Le Colonel Chabert », dans Balzac dans l'Histoire, études réunies et présentées par Nicole Mozet et Paule Petitier, SEDES, « Collection du bicentenaire », 2001, p. 225 et 228-229).
27 Ibid., respectivement p. 224, 227.
28 Ibid, p. 226, 227.
29 Voir M. Pic, « Le bricoleur insensé : mettre le temps hors de ses gonds », op. cit., p. 49-65.
30 Pour reprendre le terme de J. Gleize.
31 Claude Simon est l'un des modèles convoqués dans cette entreprise.
32 Le récit jouait notamment avec les formes stendhaliennes de l'autofiction et du récit de voyage.
33 Art. cité, p. 599.
34 Sur ce point, voir M. Pic, op. cit., p. 107.
35 On doit à Mireille Labouret d’avoir mis en évidence l’intérêt de Balzac pour cette composante de la pensée, et le rôle de celle-ci dans l’œuvre de l’écrivain (Romanesque et répétition. Essai sur les structures reparaissantes dans La Comédie humaine, Dossier présenté en vue de l’habilitation à diriger des recherches, Université Paris-Sorbonne, 2008, p. 29 sq).
36 « Ces variations de la mémoire inscrivent le romanesque dans une réflexion continue sur le temps et le pouvoir de la pensée », Mireille Labouret, ibid., p. 40.
37 Louis Lambert, XI, p. 593 (désormais en abrégé LL).
38 « Il ne me semble pas que nous connaissions les règles qui président au retour du passé, mais j’ai de plus en plus l’impression que le temps n’existe absolument pas, qu’au contraire il n’y a que des espaces imbriqués les uns dans les autres selon les lois d’une stéréométrie supérieure […] », A. p. 221.
39 Et très souvent à l’aide de ce medium privilégié qu’est la photographie.
40 « Voilà pourquoi les descriptions de la remémoration sont indissociables chez Sebald d’une expérience d’apparition, c’est-à-dire d’une expérience au présent » (M. Pic, op. cit., p. 123).
41 Non plus que Claude Simon, évidemment.
42 Ainsi de l’image capitale de son arrivée, enfant, à Londres (« […] je vis […] dans la pénombre de la salle deux personnes entre deux âges vêtues dans le style des années trente […] je vis […] aussi le petit garçon qu'ils étaient venus chercher », A., p. 165).
43 « J’ai imaginé, dit Austerlitz, que je le [son père, Maximilian] voyais se pencher par la fenêtre du compartiment au moment du départ » (A., p. 342).
44 Au début du livre (dans une scène à laquelle fera écho la vision qui s’offre à Jacques dans la gare d’Austerlitz), la salle des pas perdus de la Centraal Station d’Anvers lui apparaît, par un « effet de surimpression » (A., p. 13) comme un second Nocturama [zoo d’oiseaux de nuit], et les voyageurs comme « les derniers représentants d’un peuple de taille réduite, disparu ou chassé de la terre » (ibid.).
45 Ce n’est pas, à mon sens, avec la forme policière du récit d’énigme que joue ici la prose d’Austerlitz, même si Sebald affirme que ses narrations (celle des Anneaux de Saturne, par exemple) relèvent de ce type de fiction, parce qu'elles présentent des « crimes non résolus » (L’Archéologue de la mémoire. Conversations avec W.G. Sebald, dir. L.S. Schwartz, trad. D. Chartier et P. Charbonneau, Arles, Actes Sud, 2009, p. 104, cité par M. Pic, op. cit., p. 24) : mon analyse diverge ainsi quelque peu de celle de M. Carré (art. cité, p. 591, 601).
46 Par récit herméneutique, on peut désigner – en reprenant une expression de Jacques Dubois – la forme élaborée du récit à énigme, caractérisée par sa forte indicialité (Chantal Massol, Une poétique de l’énigme. Le récit herméneutique balzacien, Genève, Droz, 2006).
47 Op. cit., p. 32 sq.
48 « […] je me voyais constamment cerné de mystères et de signes » (A., p. 257).
49 « Elias avait détruit toute trace de mes origines » (A., p. 92).
50 « C’était toujours comme si toutes les traces se perdaient dans le sable » (A., p. 243) ; « j’ai tenté en vain de retrouver des traces de ce film » (A., p. 290) ; « mon père […] avant de disparaître sans laisser de trace » (A., p. 302) (voir également, ci-dessus, note 51...).
51 Voir supra, note 31.
52 Ibid., p. 58. Montage d’images, collectées et épinglées, selon une métaphore chère à l’auteur (A., p. 103, 111, 114 sq, 197…), comme des papillons.
53 Ainsi, sur la vitre du bazar de Terezín, Austerlitz voit s’inscrire « l’ombre en reflet de [s]a propre image » (A., p. 234).
54 Elle se substitue à la logique réaliste « qui imite le temps des horloges » (M. Pic, op. cit., p. 55).
55 M. Pic, op. cit., p. 42.
56 Ibid.
57 Ibid., p. 64-65.
58 Dans le contexte d’une modification des rapports du vrai et du fictif par rapport à l’époque classique, la fiction s'affirmait alors capable de délivrer des savoirs inédits.
59 W. G. Sebald, Franz Loquai dir., dans Fußnoten zur Literatur, n° 31, 1995, p. 133, cité par M. Carré, op. cit., p. 17.
60 Nécessaire : par un effet de structure, elle est celle que pose toujours le récit à énigme.
61 La question est martelée par le texte : « Avec le recul que j’ai aujourd’hui, je vois bien sûr que mon nom à lui seul […] aurait dû me conduire sur la trace de mes origines […] », A., p. 57 ; « Mes parents nourriciers […] lui avaient fait part de leur intention de me dévoiler en temps utile […] mes origines […] », A., p. 83 ; « […] en raison de diverses circonstances mes origines m’étaient restées cachées […] » (p. 177) ; « […] Věra me parla […] de mes parents, de leurs origines […] », A., p. 199 ; « […] alors que je connais seulement depuis peu mes origines […] », A., p. 306 (etc.).
62 Il s’agit d’un ouvrage de Dan Jacobson (Heshel’s Kingdom), qui retrace l’enquête menée par l’auteur pour retrouver son grand-père, le rabbin Heshel.
63 Le jeu des réminiscences balzaciennes nous renvoie-t-il ici à la situation de Bianchon résolvant, sans y entrer, l'énigme de cette autre bâtisse mystérieuse qu'est la « Grande Bretèche » (Autre étude de femme, III, p. 710 sq) ?
64 Inachèvement dont Le Colonel Chabert, justement, nous donne un exemple ; comme l'a montré A. Déruelle, le roman laisse des questions en suspens, notamment celle de la raison du personnage, et ne clôt pas véritablement son énigme (op. cit., p. 48 à 53).
65 Op. cit., p. 24.
66 Le récit « à mystères » de la tradition gothique est l'une des formes à partir desquelles s'élabore celle du récit à énigme.
67 Voir également M. Pic, ibid.
68 Non plus que l’immense dédale du palais de justice de Bruxelles (A., p. 39).
69 Die Beschreibung des Unglűcks [La Description du malheur], zur österreichichen Literatur von Adalbert Stifter bis Peter Handke, Frankfort-sur-le Main, Fischer Taschenbuch Verlag, 1985, passage cité et traduit par M. Carré, op. cit., p. 166-167.
70 Voir, sur ce point, le développement de M. Carré sur cette mélancolie qui ne correspond pas au schéma freudien. Elle s'oppose, en effet, « en tous points au désespoir que peut entraîner la fixation sur l'objet perdu » (op. cit., p. 166-167).
71 Cité par Gloria Origgi, « Mémoire narrative, mémoire épisodique : la mémoire selon W.G. Sebald », Fabula LHT n° 1, publié le 1er février 2006, p. 6 (http://www.fabula.org/lht/1/Origgi/html).
72 Pareille brume envahit, chez Balzac, le paysage qui s’offre aux yeux de Marie depuis les hauteurs de Fougères : « […] par un phénomène assez fréquent dans ces fraîches contrées, des vapeurs s’étendirent en nappes, comblèrent les vallées, montèrent jusqu’aux plus hautes collines, ensevelirent ce riche bassin sous un manteau de neige » (Les Chouans, VIII, p. 1093 ; désormais, en abrégé, Ch.).
73 Pour le défaire de sa tristesse, Marie de Verneuil a invité Jacques Austerlitz à l’accompagner dans un voyage en Bohême.
74 Voir, dans Les Chouans, la description par Merle d’un relief similaire (Ch.,VIII, p. 1021).
75 La Marie sebaldienne ne se laisse pas intimider par ce « corso d’honneur » (A.,p. 246) et ne fait qu’en rire ; son homonyme balzacienne avouait « aimer [le] renaissant péril qui l’environn[ait] » (Ch., VIII, p. 968)...
76 De tels fantômes traversent la prose de Sebald, comme on le voit, par exemple, dans Vertiges, où revient, d'une partie à l'autre, le catafalque du chasseur Gracchus, issu de La Muraille de Chine de Kafka.
77 Faut-il rappeler que la « scène de l’auberge », dans le roman de Balzac, est marquée par le nombre de protagonistes qu’elle rassemble, la succession des péripéties, la rapidité des actions, la couleur ?
78 Austerlitz, chez qui s’est affaiblie, dans cet épisode, la « résistance contre la montée du souvenir » (A., p. 244), trouve un abri dans l’« absence » et la « solitude » (A., p. 257).
79 Les Chouans sont le premier roman signé Honoré de Balzac – ce qu'un lecteur assidu de l'œuvre balzacienne, comme l'est manifestement Sebald, a toutes les chances de savoir.
80 « Tout ce que depuis lors Marie me fit comprendre, dit Austerlitz, était déjà contenu dans cette histoire de moulin à papier, par laquelle elle me livrait son âme sans parler de soi » (A, p. 310).
81 Cette allusion probable au lieu où Lucien de Rubempré songe à se jeter à l'eau (voir Illusions perdues, V, p. 689) interroge néanmoins, de façon sous-jacente, ce que cette représentation idyllique pourrait avoir de trop naïf.
82 Natacha Rimasson-Fertin, que je remercie, me signale une complémentarité identique entre les sœurs du conte « Les trois fileuses » : ces trois personnages présentent des défauts physiques (respectivement une lèvre inférieure qui pend, un énorme pouce, un large pied plat) directement causés par la spécialisation de leurs tâches, dans leur métier commun (Contes pour les enfants et la maison, collectés par les Frères Grimm, édités et traduits par Natacha Rimasson-Fertin, José Corti, 2009, t ; I, p. 92-95). Des personnages masculins du conte « Menterie de Diethmarsch » présentent la même complémentarité dans leurs défauts... mais dans le contexte d'une énumération de mensonges (ibid., t. II, p. 306-307).
83 C'est ce que dit, beaucoup plus clairement, le texte allemand (« [...] die einen jeden ihrer Handgriffe vollendet beherrschen »). Merci, cette fois, à François Genton de m'avoir indiqué cette inexactitude (qui brouille le sens du passage) dans une traduction par ailleurs de grande qualité.
84 Le livre, tiré de la bibliothèque de son grand-père, qu’elle offre à Jacques, hospitalisé à la Salpêtrière, permet de l’identifier aux « pieuses et charitables dames de la bonne société » interpellées dans l’adresse de l’imprimeur, et auxquelles ce dernier rappelle « qu’elles ont été élues par l’instance suprême qui préside à nos destinées pour être les instruments de la miséricorde divine » (A., p. 319).
85 « […] guidé par les questions patientes de Marie » (A., p. 316).
86 Des « reflets déformés ou brouillés » dans les « vitres anciennes » provoquent, pour une raison qu’il ignore, les larmes de Jacques (A., p. 309). Le lecteur, à ce moment du récit, identifie une vague réminiscence de la coupole de la gare Wilson de Prague (A., p. 260-261), et donc du départ de la capitale tchécoslovaque.
87 En ce sens, les brumes dont elle émerge au milieu du roman sont autant les brumes balzaciennes des Chouans que celles de la bataille de 1805 : « À sept heures du matin, dit Austerlitz, reprenant le récit de Hilary, les hauteurs les plus élevées étaient sorties du brouillard comme des îles surgissant de la mer et tandis que la clarté peu à peu gagnait les sommets, la brume laiteuse au fond des vallées s'épaississait à vue d'œil » (A., p. 87).
88 A., p. 319. C'est au 6, que, pour mémoire, habitait Hugo... Austerlitz, quant à lui, habite au « 6, rue Emile-Zola » (A., p. 301).
89 Il suscite, chez Austerlitz, la prise de conscience des efforts qu’il a jusque-là déployés pour ignorer l’histoire de son propre temps (A. p. 168).
90 Claude Simon, de la sorte, se trouve une fois de plus à l'arrière-plan de l'oeuvre.
91 Par les soins de la mère, francophile, d'Austerlitz...
92 W .G. Sebald, Séjours à la campagne, traduction de Patrick Charbonneau, Arles, Actes sud, 2006, p. 132 (cité par M. Pic, op. cit., p. 38).
93 Il ne me semble pas abusif, au vu de l'entreprise sebaldienne, d'exporter cette notion hors du champ littéraire français.
94 Dominique Viart, « Filiations littéraires », dans Ecritures contemporaines 2. Etats du roman contemporain, textes réunis par J.Baetens et D. Viart, Lettres modernes Minard, 1999, p. 120.
95 Voir supra, note 6.
96 Cette prose se déploie ainsi – c'est également l'un des traits des récits de filiation – « à l'ombre du roman », selon la formule de Laurent Demanze (citant D. Rabaté), prologue à Encres orphelines, Corti, 2008, p. 23.
97 « Le récit contemporain investit mélancoliquement le temps des origines », L. Demanze, op. cit. , p. 9. L'ouvrage contient des développements éclairants sur l'attraction qu'exercent, sur les récits de filiation du domaine français, les écrivains du XIXe siècle.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Chantal Massol
Université Grenoble Alpes / U.M.R. Litt&Arts – Charnières
En 2011, Chantal Massol était membre de l’E.A. 3748 – Traverses 19-21.